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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MOKRANI v. FRANCE - 52206/99 (French text) [2003] ECHR 362 (15 October 2003)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2003/362.html
Cite as: 40 EHRR 5, (2005) 40 EHRR 5, [2003] ECHR 362

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QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE MOKRANI c. FRANCE

 

(Requête no 52206/99)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

15 juillet 2003

 

DÉFINITIF

 

15/10/2003

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Mokrani c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

          Sir     Nicolas Bratza, président,
          M.     J.-P. Costa,
          Mmes  E. Palm,
                   V. Strážnická,
          MM.  M. Fischbach,
                   J. Casadevall,
                   R. Maruste, juges,
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 novembre 2002 et 24 juin 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 52206/99) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, Boubaker Mokrani (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 juillet 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me M. Bruschi, avocat à Marseille. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier que, compte tenu de ses attaches familiales et sociales avec la France, la mesure d'expulsion prise à son égard par le ministre de l'Intérieur constitue une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision du 12 novembre 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8.  Le requérant est né en 1962 à Marseille et résidait dans cette ville au moment de l'introduction de la requête. Il est de nationalité algérienne.

9.  Le requérant a vécu en France depuis sa naissance et y a suivi l'intégralité de sa scolarité. Ses parents et ses six frères et sœurs dont cinq ont la nationalité française, vivent également en France. Le requérant aurait été l'auteur de divers actes de délinquance entre 1980 et 1985 (vol, tentative de vol et vol de voiture), mais n'apparaît pas avoir été condamné pour ces faits, sauf en ce qui concerne une condamnation à trois mois d'emprisonnement avec sursis que le requérant reconnaît s'être vu infliger « il y a une vingtaine d'années » pour s'être trouvé dans une voiture volée.

10.  Le requérant explique avoir « depuis fort longtemps » une union stable avec une citoyenne française, A., avec laquelle il s'est marié le 18 août 2001. Il produit des attestations rédigées par cette personne le 18 mai 1995 et le 11 mars 1998 faisant état d'une relation stable et sérieuse dans le but de fonder une famille. Un enfant est né de cette union le 20 juin 1999.

11.  Renvoyé devant le tribunal de grande instance de Marseille pour trafic de stupéfiants en compagnie de onze personnes dont son père et un de ses frères, le requérant fut condamné, par jugement du 9 juillet 1992, à une peine d'emprisonnement de quatre ans, dont un an avec sursis, pour détention, offre ou cession de stupéfiants (héroïne). Son frère cadet fut condamné à la même peine, de même qu'un autre prévenu, qui ne bénéficia pas du sursis. Deux prévenus furent condamnés à deux ans et six autres, dont son père, à dix-huit mois, la plupart avec sursis. Le dernier fut relaxé au bénéfice du doute.

12.  Une procédure d'expulsion ayant été initiée à son encontre, le requérant, qui avait été remis en liberté en mars 1994, fut convoqué le 25 mars 1994 devant la commission d'expulsion du département des Bouches-du-Rhône. Il comparut le 28 juin 1994, assisté d'un avocat. Selon le compte rendu de la séance, il y aurait déclaré que ses parents étaient partis en Tunisie où vivait sa sœur et que seule sa grand-mère résidait en France. Par décision du même jour, la commission d'expulsion rendit un avis favorable à l'expulsion, estimant que celle-ci constituait une nécessité impérieuse pour la sécurité publique en raison notamment de la menace grave que constituait le trafic d'héroïne.

13.  Le 14 mars 1995, le ministre de l'Intérieur prit un arrêté d'expulsion à l'encontre du requérant. Se fondant sur les faits de trafic de stupéfiants ayant donné lieu au jugement de condamnation du 9 juillet 1992, il considéra qu'eu égard au comportement du requérant, son expulsion constituait une « nécessité impérieuse pour la sécurité publique ».

14.  Le requérant déposa, avec l'assistance de son conseil, une requête en annulation de cet arrêté devant le tribunal administratif de Marseille qui la rejeta par jugement du 28 novembre 1995, au motif que le requérant n'était pas fondé à soutenir que l'arrêté d'expulsion aurait porté une atteinte au respect de sa vie familiale disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise. Relevant que le requérant s'était rendu coupable de vols et de trafic de stupéfiants et qu'il avait été condamné à quatre ans d'emprisonnement pour les derniers faits, les juges conclurent que le ministre de l'Intérieur avait pu légalement estimer qu'une expulsion s'imposait compte tenu de la nature et de la gravité de ces faits.

15.  Le requérant, toujours assisté de son conseil, saisit la cour administrative d'appel de Lyon qui rejeta son appel par arrêt du 2 avril 1998, constatant notamment qu'il avait participé de manière directe à un trafic d'héroïne organisé dans un cadre familial. La cour fut d'avis que la nature et la gravité de ces faits justifiaient la mesure d'expulsion, même si le requérant, célibataire et sans enfants, exposait qu'il était né en France, y avait toujours vécu, que ses parents y résidaient régulièrement, que cinq de ses six frères et sœurs avaient la nationalité française et qu'il entretenait une relation stable avec une ressortissante française.

16.  Faisant valoir ses liens particuliers avec la France et déposant parmi d'autres pièces deux propositions d'embauche comme « plaquiste », le requérant déposa un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel qui fut rejeté en date du 15 janvier 1999 par le Conseil d'Etat qui considéra qu'aucun des moyens présentés par son (ou ses) conseil(s) n'était de nature à permettre l'admission du pourvoi.

17.  La mesure d'expulsion prise à l'égard du requérant n'a pas, à ce jour, été exécutée.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

18.  L'article 23 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, se lit ainsi qu'il suit :

« Sous réserve des dispositions de l'article 25, l'expulsion peut être prononcée par arrêté du ministre de l'intérieur si la présence sur le territoire français d'un étranger constitue une menace grave pour l'ordre public. (...) »

L'article 25 de la même ordonnance dispose ce qui suit :

« Ne peuvent faire l'objet d'un arrêté d'expulsion en application de l'article 23 :

(...)

2o L'étranger qui justifie par tous moyens, résider en France habituellement depuis qu'il a atteint au plus l'âge de six ans . »

L'article 26 de l'ordonnance en question prévoit cependant une exception à l'article 25 :

« L'expulsion peut être prononcée :

(...)

b) lorsqu'elle constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique, par dérogation à l'article 25. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

19.  Selon M. Mokrani, l'arrêté d'expulsion pris à son encontre porte atteinte à sa vie privée et familiale et viole l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A.  Thèses des parties

20.  Le Gouvernement reconnaît que la mesure d'expulsion prise à l'encontre du requérant constitue une ingérence dans son droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention dans la mesure où il est né en France, qu'il y a toujours vécu et que plusieurs membres de sa famille y résident. Il considère cependant que la mesure litigieuse était justifiée compte tenu de la gravité des infractions que le requérant avait commises.

21.  S'il reconnaît l'existence d'une ingérence, le Gouvernement soutient que les autorités ont dûment pesé les intérêts en jeu avant de prendre la mesure litigieuse. Quant à la situation familiale du requérant, le Gouvernement relève que son père, sa mère et le frère qui a toujours la nationalité algérienne bénéficient tous trois d'un certificat de résidence. Si le requérant soutient devant la Cour que l'essentiel de sa famille vit en France, il a toutefois déclaré le 28 juin 1994 que seule sa grand-mère résidait dans ce pays. Il ajoute que le requérant ne saurait réclamer en l'espèce la préservation de ses liens familiaux, dans la mesure où cette cellule familiale constituait le point d'appui, voire le centre, de son commerce d'héroïne. En outre, si le requérant a vécu toute sa vie en France, il ne prétend nullement avoir rompu tout lien avec son pays d'origine. Le départ de ses parents vers la Tunisie semblerait au contraire exclure la thèse de l'exclusivité des liens avec la France. Le Gouvernement constate par ailleurs que, le 30 mai 1995, un des frères du requérant a certifié sur l'honneur que ce dernier résidait à son domicile depuis le 24 mars 1994, date de sa sortie de prison. S'il existe une vie de couple effective depuis 1994, sa concubine ne pouvait ignorer la condamnation et l'existence d'une procédure d'expulsion (Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001‑IX). En outre, la naissance d'un enfant issu de cette relation ne saurait être prise en considération, puisqu'elle a eu lieu alors que la décision était devenue définitive et que « pour examiner la question de savoir si le requérant avait une vie familiale au sens de l'article 8, la Cour se place à l'époque à laquelle la mesure [d'expulsion] est devenue définitive » (arrêts Bouchelkia c. France du 29 janvier 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 63, § 41, El Boujaïdi c. France du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1990, § 33 et Baghli c. France, no 34374/97, CEDH 1999‑VIII, § 36). Enfin, si l'enfant a été conçu avant cette date, c'est à un moment où ses parents avaient une parfaite connaissance de la précarité de la situation du requérant (Boultif c. Suisse, op. cit.,).

Le Gouvernement soutient enfin que la gravité de l'infraction, un important trafic d'héroïne, ne fait aucun doute, d'autant que le requérant avait déjà été l'auteur de divers actes de délinquance entre 1980 et 1985 (vol, tentative de vol et vol de voiture).

22.  Le requérant réplique qu'il est né en France, qu'il y a toujours vécu, qu'il y a obtenu ses diplômes scolaires et qu'il y a exercé des activités professionnelles. Il réfute l'argument du Gouvernement selon lequel ses parents seraient allés vivre en Tunisie et explique à cet égard que le compte rendu de la séance de la commission d'expulsion du 28 juin 1994 n'a rien d'un relevé intégral des débats tenus devant cette instance. Ses parents, qui ont des titres de séjour valables jusqu'au 9 novembre 2002, pour son père et au 18 octobre 2010 pour sa mère, vivent toujours à Marseille. Tous ses frères et sœurs sont de nationalité française, à l'exception du frère qui a été condamné en même temps que lui. Ce dernier, comme d'ailleurs son père, n'a pas fait l'objet d'un arrêté d'expulsion et il vit toujours en France. Le requérant affirme aussi la réalité de sa vie de couple depuis une dizaine d'années avec sa femme actuelle, qui a produit des témoignages à ce propos dès 1995 et fait part de leur intention de fonder une famille et de se marier, ce qu'ils ont fait respectivement en 1999 et 2001. Il relève que son épouse ne peut envisager de vivre en Algérie, puisqu'elle n'a aucune attache avec ce pays.

En ce qui concerne la condamnation pénale qui a fondé la mesure d'expulsion, le requérant souligne que si le Gouvernement fait état de faits commis entre 1980 et 1985, il ne fait pas référence à des condamnations qui auraient suivi ces infractions, même s'il reconnaît s'être vu infliger une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis « il y a une vingtaine d'années pour s'être trouvé dans une voiture qui s'est avérée être volée ». Il relève qu'il n'a été condamné que pour offre et cession de stupéfiants et non pour fabrication et importation de telles substances et ajoute qu'il n'était pas un délinquant habituel dans ce domaine.

1.  Existence d'une ingérence

23.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit, comme tel, aucun droit pour un étranger d'entrer ou de résider sur le territoire d'un pays déterminé. Toutefois, exclure une personne d'un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, tel que protégé par l'article 8 § 1 de la Convention (Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 18, § 36). La Cour considère, comme le Gouvernement, que la mesure d'expulsion prise à l'encontre du requérant en l'espèce, constitue une ingérence dans son droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention.

2.  Justification de l'ingérence

24.  Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 8. Il faut donc rechercher si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».

a)  « Prévue par la loi »

25.  Il n'est pas contesté que l'arrêté d'expulsion litigieux se fondait sur les articles 23 et suivants de l'ordonnance du 2 novembre 1945 telle que modifiée, relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France.

b)  « But légitime »

26.  Il n'est pas davantage controversé que l'ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir « la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales ».

 

c)  « Nécessaire », « dans une société démocratique »

27.  La Cour rappelle qu'il incombe aux Etats contractants d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôler, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des non-nationaux. A ce titre, ils ont la faculté d'expulser les délinquants parmi ceux-ci. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l'article 8, doivent se révéler nécessaires, dans une société démocratique, c'est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (Amrollahi c. Danemark, no 56811/00, 11 juillet 2002, § 33, Boultif précité, § 46, Adam c. Allemagne (déc.), no 43359/98, 4 octobre 2001).

28.  Aussi la tâche de la Cour consiste-t-elle à déterminer si la mesure d'expulsion prise à l'égard du requérant en l'espèce a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d'une part, le droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale, et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales.

29.  En ce qui concerne la situation privée et familiale du requérant, la Cour constate que le requérant est un immigré dit de la « deuxième génération ». En effet, il est né en France, y a vécu l'essentiel de son existence et y a suivi toute sa scolarité.

30.  La Cour rappelle que, dans son arrêt Boultif précité, elle a défini comme suit les principes directeurs devant guider son appréciation en cas de mesure d'éloignement prise par un Etat contractant à l'égard d'un étranger arrivé adulte sur son territoire :

- la nature et la gravité de l'infraction commise par le requérant ;

- la durée de son séjour dans le pays d'où il va être expulsé ;

- la période qui s'est écoulée entre la perpétration de l'infraction et la mesure litigieuse, ainsi que la conduite de l'intéressé durant cette période ;

- la nationalité des diverses personnes concernées ;

- la situation familiale du requérant, par exemple la durée de son mariage, et d'autres éléments dénotant le caractère effectif de la vie familiale d'un couple ;

- le point de savoir si le conjoint était au courant de l'infraction au début de la relation familiale ;

- la naissance d'enfants et, le cas échéant, leur âge ;

- la gravité des difficultés que risque de connaître le conjoint dans le pays d'origine de son époux ou épouse.

31.  Les mêmes critères doivent à plus forte raison être utilisés pour les immigrés de la seconde génération ou des étrangers arrivés dans leur prime jeunesse, pour autant que ceux-ci aient fondé une famille dans leur pays d'accueil. Si tel n'est pas le cas, la Cour n'aura égard qu'aux trois premiers d'entre eux. S'ajoutent toutefois à ces différents critères, les liens particuliers que ces immigrés ont tissés avec le pays d'accueil où ils ont passé l'essentiel de leur existence. Ils y ont reçu leur éducation, y ont noué la plupart de leurs attaches sociales et y ont donc développé leur identité propre. Nés ou arrivés dans le pays d'accueil du fait de l'émigration de leurs parents, ils y ont le plus souvent leurs principales attaches familiales. Certains de ces immigrés n'ont même conservé avec leurs pays natal que le seul lien de la nationalité (arrêts Mehemi c. France du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1971, § 36 et Boujlifa c. France du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2264, § 44 et, a contrario, arrêts Bouchelkia et Baghli précités, respectivement § 50 et § 48 ; voir aussi : Recommandation 1504 (2001) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe relative à la non-expulsion des immigrés de longue durée).

32.  Pour ce qui est de la gravité des infractions commises par le requérant, la Cour note que la première condamnation, prononcée alors que le requérant était relativement jeune, ne porte que sur une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis et qu'il n'apparaît pas que le ministre y ait eu égard pour prendre sa décision d'expulsion. Elle relève par contre que cette mesure est fondée sur la condamnation de 1992 pour des délits de stupéfiants, en l'occurrence de l'héroïne, un domaine où la Cour conçoit que les Etats contractants fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau (arrêts C. c. Belgique du 7 août 1996, Recueil 1996-III, p. 924, § 35, Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 92, § 54, Baghli précité, § 48 in fine, et Jankov c. Allemagne (déc.), no 35112/97, 13 janvier 2000). La peine de quatre ans d'emprisonnement, dont un avec sursis, prononcée contre lui atteste de la gravité des faits reprochés. Reste à déterminer si une mesure aussi radicale que l'expulsion était proportionnée au but poursuivi, compte tenu des attaches du requérant avec la France.

33.  Le requérant, immigré de la deuxième génération, est né en France, y a toujours séjourné et a l'essentiel de ses attaches sociales dans ce pays (voir supra). Le Gouvernement reconnaît qu'il y a aussi de nombreuses attaches familiales, même s'il aurait déclaré lors de sa comparution devant la commission d'expulsion en 1994 que ses parents étaient partis en Tunisie où vivait sa sœur et que seule sa grand-mère résidait en France. A cet égard, la Cour rappelle que les rapports entre adultes ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l'article 8 de la Convention sans que soit démontrée l'existence d'éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001, § 34, et Kwakie-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000, non publiés). Enfin, il n'y a pas d'attaches avérées du requérant en Algérie.

34.  Le requérant se prévaut aussi de sa relation avec A, de nationalité française, qui aurait débuté « depuis fort longtemps » et est attestée depuis le 18 mai 1995. Lorsque le requérant a noué sa relation avec A, la procédure d'expulsion avait déjà été engagée. Partant, il ne pouvait ignorer la relative précarité de sa situation (voir, mutatis mutandis, Baghli c. France, no 34374/97, § 48, 30 septembre 1999). La Cour rappelle cependant que pour examiner la question de savoir si le requérant avait une vie familiale au sens de l'article 8, elle se place à l'époque à laquelle la mesure critiquée est devenue définitive (arrêts Bouchelkia et El Boujaïdi précités, respectivement § 41 et § 33), soit en l'espèce à la date de l'arrêt du Conseil d'Etat du 15 janvier 1999. A ce moment, la relation durait depuis plus de quatre ans. On ne saurait faire grief au requérant d'avoir contesté la décision d'expulsion du 14 mars 1995, ni lui reprocher ou lui imputer la durée de la procédure de recours contre cette décision.

La Cour a examiné ensuite la possibilité pour le requérant et son épouse d'établir une vie familiale ailleurs. Outre l'absence de liens avérés avec d'autres pays que la France et l'Algérie et les difficultés d'intégration en résultant, il est peu probable qu'ils obtiennent la possibilité de s'installer dans un pays tiers, eu égard à la nature de l'infraction perpétrée. Quant à l'établissement du ménage en Algérie, il paraît difficilement concevable d'attendre de l'épouse, une ressortissante française n'ayant jamais vécu en Algérie et n'ayant pas de liens avec ce pays, qu'elle suive le requérant en Algérie. En outre, rien n'indique que cet Etat serait tenu d'autoriser l'entrée et l'installation de l'épouse, de nationalité étrangère, sur son territoire.

35.  Ces éléments et surtout l'intensité des liens personnels du requérant avec la France suffisent à la Cour pour conclure que ladite mesure, si elle recevait exécution, ne serait pas proportionnée aux buts poursuivis (arrêts Beldjoudi c. France du 26 mars 1992, série A no 234-A, et Mehemi c. France du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI).

36.  Il y aurait donc, en cas de mise à exécution de la décision d'expulser M. Mokrani, violation de l'article 8 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

37.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

38.  Le requérant sollicite 150 000 euros (EUR) pour dommage matériel du fait de l'impossibilité de travailler depuis l'arrêté d'expulsion, alors qu'il avait pu justifier d'un travail ultérieurement. Marié et père de famille, il a en conséquence rencontré de ce fait de grandes difficultés économiques.

39.  Le Gouvernement relève que le requérant ne justifie ni une quelconque « impossibilité » de travailler ni un lien entre une éventuelle impossibilité de travail et l'arrêté d'expulsion.

40.  La Cour ne constate aucun lien de causalité entre la violation de l'article 8 de la Convention constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc les prétentions du requérant à ce titre (voir, par exemple, Demir et autres c. Turquie, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, p. 2660, § 63, Caillot c. France, no 36932/97, § 29, 4 juin 1999, non publié, et H.L. c. France, no 42189/98, § 30, 4 février 2002, non publié).

B.  Dommage moral

41.  Le requérant réclame 30 000 EUR pour dommage moral. Il explique que ce dommage est d'autant plus important qu'il a dû assumer une vie de famille dans des conditions d'extrême angoisse.

42.  Le Gouvernement estime que si le préjudice moral pourrait être indemnisé, la somme réclamée est tout à fait excessive et soutient que le somme allouée à ce titre ne devrait pas excéder 2 500 EUR.

43.  La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral certain en relation directe avec la violation de l'article 8 de la Convention qu'elle a constaté. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle lui octroie la somme de 2 500 EUR à ce titre.

C.  Frais et dépens

44.  Le requérant réclame un total de 3 970 EUR pour les frais et dépens exposés pour faire corriger la violation alléguée. Cette somme comprend 2 500 EUR pour les frais et honoraires pour l'avocat qui l'a assisté depuis le début de la procédure devant le tribunal administratif de Marseille et 1 400 EUR de frais et d'honoraires pour l'avocat aux Conseils qui est intervenu dans la procédure devant le Conseil d'Etat.

45.  Le Gouvernement se déclarant prêt à verser le montant réclamé, la Cour juge approprié d'allouer la somme de 3 970 EUR.

C.  Intérêts moratoires

46.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y aurait, si la décision d'expulser M. Mokrani recevait exécution, violation de l'article 8 de la Convention ;

 

2.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour dommage moral et 3 970 EUR (trois mille neuf cent soixante-dix euros) pour frais et dépens ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juillet 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'Boyle                                                                   Nicolas Bratza
        Greffier                                                                                 Président


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