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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PETRUS IACOB v. ROMANIA - 13524/05 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 2010 (04 December 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/2010.html
Cite as: [2012] ECHR 2010

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

    AFFAIRE PETRUŞ IACOB c. ROUMANIE

     

    (Requête no 13524/05)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    4 décembre 2012

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Petruş Iacob c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Alvina Gyulumyan,
              Ján Šikuta,
              Luis López Guerra,
              Nona Tsotsoria,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis, juges,

    et de Santiago Quesada, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 13524/05) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Petruş Iacob (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 mars 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

  3. .  Le requérant allègue qu’il a été soumis à des mauvais traitements par des policiers et que l’enquête qui a suivi n’a pas été effective.

  4. .  Le 27 janvier 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

  5. .  A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
  6. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  Le requérant est né en 1954 et réside à Brăila.
  8. A.  L’incident du 14 août 2001


  9. .  Le 14 août 2001, la brigade financière du ministère des Finances (Garda Financiară) opéra un contrôle dans un marché de Brăila où le requérant vendait des pommes de terre. L’officier en chef et deux autres officiers demandèrent au requérant de présenter le certificat qui attestait qu’il était le producteur de la marchandise.

  10. .  Les officiers de la brigade financière dressèrent un procès-verbal de contravention contre le requérant, au motif qu’il n’avait pas présenté le certificat de producteur et voulurent procéder à la confiscation de la marchandise. Le requérant protesta à haute voix contre cette mesure.

  11. .  Estimant que le comportement du requérant était agressif, l’officier en chef de la brigade financière demanda par téléphone l’aide de la police. Une équipe d’intervention rapide formée de trois policiers, dont deux étaient cagoulés, arriva sur place.

  12. .  Les officiers de la brigade financière demandèrent au requérant de conduire son camion contenant la marchandise à un endroit où elle puisse être pesée. Le requérant refusa de conduire le camion au motif qu’il avait déjà bu deux bières. En signe de protestation contre la confiscation de sa marchandise, il s’accrocha à une clôture et se mit à crier.

  13. .  Pour immobiliser le requérant, les policiers cagoulés firent usage à deux reprises d’un spray irritant en direction de son visage et le menottèrent. Ensuite, ils le traînèrent jusqu’à la voiture de police.

  14. .  Le 16 août 2001, requérant consulta un médecin légiste et le 19 août 2001, il obtint un certificat médico-légal. Selon le médecin légiste, le requérant présentait :
  15. « -  une zone d’hyperémie non-homogène entre les sourcils et sous le sourcil droit d’environ 3,5 cm sur 1 cm ayant l’aspect d’une brûlure au premier degré ;

    -  une zone d’un aspect similaire à la racine du nez d’environ 3,5 cm sur 1,5 cm ;

    -  une zone irritée et rouge sur le menton et la partie droite du visage d’environ 6,5 cm sur 4 cm ayant l’aspect d’une brûlure aux deuxième et troisième degrés... »


  16. .  Le médecin légiste conclut que les lésions pouvaient dater du 14 août 2001 et qu’elles nécessitaient de 15 à 17 jours de soins médicaux.
  17. B.  L’enquête concernant l’incident du 14 août 2001


  18. .  Le 6 novembre 2001, le requérant déposa au parquet une plainte pénale contre les trois policiers et les trois officiers de la brigade financière qu’il accusait de lui avoir infligé des mauvais traitements.

  19. .  En avril et mai 2002, le parquet entendit plusieurs témoins, dont les officiers de la brigade financière ainsi que des personnes qui étaient présentes lors de l’incident. Tous confirmèrent que le requérant avait été menotté et que les policiers avaient visé son visage avec le spray irritant. Toutefois, leurs dépositions étaient divergentes quant au comportement du requérant : certains, dont sa compagne, déclarèrent que le requérant était calme, alors que d’autres déclarèrent qu’il était récalcitrant et avait vociféré.

  20. .  Par une ordonnance du 31 juillet 2003, le parquet près le tribunal départemental de Brăila rendit un non-lieu en faveur des policiers et des officiers de la brigade financière, au motif qu’ils avaient agi en conformité avec les dispositions légales.

  21. .  Plus précisément, le parquet fit référence au règlement no 112/2000 du ministre de l’Intérieur qui autorisait les policiers à recourir à la force physique et à leur équipement, dont les menottes et les sprays à substance irritante ou lacrymogène, contre les individus qui menacent, frappent ou commettent des actes de violence à leur encontre.

  22. .  Les plaintes du requérant contre l’ordonnance de non-lieu furent rejetées par le procureur en chef du parquet près le tribunal départemental de Brăila et par le parquet près la cour d’appel de Brăila.

  23. .  Le requérant forma une plainte contre les ordonnances du parquet devant le tribunal départemental de Brăila, en alléguant avoir subi des mauvais traitements et en exigeant une enquête effective. Après un renvoi fondé sur des questions procédurales, par un jugement du 18 janvier 2005, le tribunal départemental rejeta sa plainte. Le tribunal n’entendit pas les témoins et reprit les déclarations qu’ils avaient faites devant le parquet. Ainsi, le tribunal écarta les dépositions des témoins qui avaient déclaré que le requérant n’avait pas été violent, en estimant que ces témoins avaient donné des versions différentes des faits sans relever quelles étaient ces différences. Se fondant sur les déclarations des autres témoins, le tribunal départemental nota que le requérant avait été brutal, avait crié et eu des gestes et des mouvements incontrôlés, ce qui avait rendu nécessaire l’intervention de la police. Le tribunal conclut que :
  24. « L’usage par les agents de police de leur équipement dont le spray irritant et les menottes doit être analysé par rapport aux dispositions de l’article 1 § 1 du règlement no 112/2000 du Ministre de l’Intérieur sur l’usage de la force et de l’équipement (...)

    Vu qu’il résulte sans doute aucun des preuves analysées en l’espèce qu’après l’arrivée des officiers de la brigade financière, le plaignant Iacob Petruş est devenu récalcitrant et s’est manifesté violemment en donnant des coups des pieds au hasard, il s’ensuit que les policiers ont agi selon les dispositions des articles 1 et 16 du règlement no 112/2000 du Ministre de l’Intérieur et que ces actions ne constituent pas des infractions ».


  25. .  Par un arrêt du 27 avril 2005, la cour d’appel de Galaţi rejeta le pourvoi en recours du requérant et confirma le jugement du 18 janvier 2005.
  26. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONALES PERTINENTS


  27. .  Les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale sont ainsi libellées :
  28. Article 2781 - Contestation devant le juge contre

    les ordonnances de non lieu du parquet

    « (...) (7)  Le tribunal, pour décider de la contestation, vérifie l’ordonnance critiquée sur la base des éléments du dossier de l’affaire et de toute nouvelle pièce écrite.

    (8)  Le tribunal rend une des décisions suivantes (...) :

    b)  fait droit à la contestation, par un jugement, infirme l’ordonnance et renvoie l’affaire au parquet en vue de l’ouverture ou de la réouverture de la poursuite pénale. Le tribunal doit préciser les motifs pour lesquelles il a renvoyé l’affaire au parquet, en indiquant en même temps les faits et les circonstances qui doivent être vérifiés et par quel élément de preuve (...) »


  29. .  L’article 1er du règlement no 112/2000 du Ministre de l’Intérieur tel que cité par les tribunaux internes était ainsi libellé :
  30. « Pour imposer le respect de l’ordre public, arrêter et paralyser les actions violentes des individus turbulents ou qui s’opposent aux mesures légales décidées par les forces de l’ordre, les policiers peuvent utiliser, dans les conditions de la loi, la force physique et leur équipement. »


  31. .  L’article 16 du même règlement, tel que cité par les tribunaux internes, autorisait les policiers à faire usage du spray irritant contre les individus qui les menacent, les frappent ou commettent des actes de violence à leur encontre.

  32. .  Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT »), dans ses rapports présentés à la suite des visites dans les Etats membres, a fait les constats suivants concernant l’usage du spray au poivre :
  33. « Il ne saurait y avoir de justification au recours au spray au poivre contre un détenu, seul, en cellule. Le spray au poivre est potentiellement dangereux et ne devrait pas être utilisé dans les espaces confinés. En outre, s’il se révèle exceptionnellement nécessaire de recourir à cette mesure en extérieur, des garanties clairement définies devraient être en place. Par exemple, les détenus exposés au spray au poivre devraient pouvoir consulter immédiatement un médecin et se voir offrir un antidote. Le spray au poivre ne devrait jamais être utilisé contre un détenu déjà maîtrisé. De plus, le spray au poivre ne devrait pas faire partie de l’équipement standard d’un fonctionnaire pénitentiaire. » (voir, entre autres CPT/Inf (2009) 25)


  34. .  Le CPT a également recommandé aux autorités nationales d’adopter des règles claires sur l’usage du spray au poivre qui comprennent au minimum :
  35.  

     

    « des instructions précises sur les conditions de recours à l’emploi du spray au poivre et interdire explicitement cet emploi dans les espaces confinés ;

    -  le droit, pour tout détenu exposé au spray au poivre, de consulter immédiatement un médecin et de se voir proposer un antidote ;

    -  des informations quant aux qualifications, la formation et les compétences du personnel autorisé à utiliser le spray au poivre ;

    -  un mécanisme de contrôle et d’inspection adéquat quant à l’utilisation du spray au poivre. » (voir, entre autres, CPT/Inf (2009) 8) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION


  36. .  Le requérant expose que, le 14 août 2001, trois policiers ont fait usage d’un spray irritant à son encontre, lui causant des brûlures graves au niveau du visage. Il se plaint également du manque d’effectivité de l’enquête menée par le parquet à la suite de ses allégations de mauvais traitements. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
  37. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité


  38. .  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
  39. B.  Sur le fond

    1.  Sur le volet matériel du grief tiré de l’article 3 de la Convention


  40. .  Le requérant réitère son grief et nie avoir eu un comportement agressif ou violent. Il précise que les policiers ont fait usage du spray irritant à 15-20 cm de son visage, affectant ainsi sa vue et ses voies respiratoires.

  41. .  Le Gouvernement ne conteste pas le traitement subi par le requérant de la part des trois policiers, mais estime que ces derniers ont agi conformément à la loi afin de calmer le requérant, qui avait un comportement provocateur et agressif.

  42. .  La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 et, aux termes de l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], n25803/94, CEDH 1999-V, § 95).

  43. .  Par ailleurs, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques et/ou mentaux ainsi que parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336 et Tekin c. Turquie, 9 juin 1998, §§ 52-53, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).

  44. .  En l’espèce, la question qui se pose est celle de l’usage qu’ont fait les policiers du « spray irritant » ou « spray au poivre » en direction du visage du requérant en lui causant des brûlures qui ont nécessité entre 15 et 17 jours de soins médicaux.

  45. .  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner la question de l’utilisation du « gaz lacrymogène » ou du « spray au poivre » dans un contexte d’ordre public et a admis que l’utilisation d’un tel spray peut produire des effets tels que : problèmes respiratoires, nausées, vomissements, irritations des voies respiratoires, irritations des canaux lacrymaux et des yeux, spasmes, douleurs de la poitrine, dermatite et allergies. En quantités importantes, il peut causer la nécrose des tissus des voies respiratoires ou digestives, des œdèmes pulmonaires ou des hémorragies internes (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, §§ 17-18, CEDH 2006-XIII ; et Ali Güneş c. Turquie, no 9829/07, § 37, 10 avril 2012). En outre, la Cour a entériné les recommandations faites par le CPT quant à l’usage du spray au poivre (Ali Güneş, précité, § 40).

  46.   En l’occurrence, les parties ne contestent pas que, le 14 août 2001, le requérant a subi des brûlures au niveau du visage à la suite de l’utilisation d’un spray irritant par des policiers et que ces brûlures ont nécessité entre 15 et 17 jours de soins médicaux. La Cour n’aperçoit pas de circonstances susceptibles de l’amener à douter de l’origine de ces brûlures, qui peuvent donc être considérées comme consécutives à l’utilisation du spray irritant par les policiers (R.L. et M.­J.D. c. France, no 44568/98, § 67, 19 mai 2004 et Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, § 62, 26 avril 2007). Elle est donc d’avis que le traitement infligé au requérant a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.

  47. .  Il incombe, dès lors, à la Cour de rechercher si l’usage qu’ont fait les policiers du spray irritant pour immobiliser le requérant était nécessaire et proportionné. A cet égard, elle attache une importance particulière aux blessures qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (Dumitru Popescu (no 1), précité, § 63).

  48. .  En l’occurrence, la Cour observe que le contexte dans lequel les policiers ont fait usage de la force physique et de leur équipement pour immobiliser le requérant n’avait pas de caractère pénal selon le droit interne, s’agissant d’une contravention purement administrative (a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72-77, CEDH 2000-XII, et Dumitru Popescu (no 1), précité, § 34). L’affaire ne concerne pas une arrestation régulière, car le requérant n’était pas soupçonné d’avoir commis une infraction et aucun mandat d’arrêt n’avait été délivré à son encontre. Les policiers sont intervenus en vue de restaurer l’ordre public lors d’un incident banal dans un marché public.

  49. .  La Cour observe que les parties sont en désaccord quant au comportement du requérant qui aurait rendu nécessaire le recours à une équipe d’intervention rapide de la police. Le requérant nie avoir eu un comportement agressif ou violent, alors que le Gouvernement soutient le contraire, en se fondant sur les décisions des tribunaux internes, qui ont retenu que le requérant avait été violent, avait crié et eu des gestes et des mouvements incontrôlés (paragraphe 19 ci-dessus). Même à supposer qu’elle accepte cette dernière thèse, la Cour note que le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi le comportement du requérant posait un risque grave et sérieux pour l’ordre public ou pour l’intégrité physique des policiers ou des tierces personnes qui aurait pu justifier l’usage qui a été fait du spray irritant à son encontre (Borbála Kiss c. Hongrie, no 59214/11, § 36, 26 juin 2012, R.L. et M.-J.D. c. France, précité, § 70, et Roşioru c. Roumanie, no 37554/06, § 63, 10 janvier 2012).

  50. .  Par ailleurs, la Cour note que, à la suite de l’incident du 14 août 2001, aucune poursuite pénale ou procédure administrative n’a été déclenchée contre le requérant pour outrage à l’autorité ou pour trouble à l’ordre public (voir, a contrario, Borbála Kiss, précité, §§ 13-17).

  51. .  S’agissant de la manière dans laquelle les policiers sont intervenus pour contrôler le requérant, la Cour rappelle que, en règle générale, l’intervention des forces de l’ordre pour rétablir l’ordre public ne saurait suffire en soi pour expliquer la gravité de coups portés au corps, au visage ou à la tête des personnes visées (mutatis mutandis, Güler c. Turquie, no 49391/99, § 46, 10 janvier 2006, et Zülcihan Şahin et autres c. Turquie, no 53147/99, § 54, 3 février 2005). Or, en l’espèce, il n’est pas contesté que les policiers ont visé directement le visage du requérant.

  52. .  De plus, la Cour prend note du fait que les policiers impliqués dans l’incident surpassaient en nombre le requérant. En effet, il était seul face à trois policiers (mutatis mutandis, Borbála Kiss, précité, § 36, et Roşioru, précité, § 63). La Cour est donc d’avis que la force employée par les policiers et notamment l’usage du spray irritant ont été excessifs et injustifiés au vu des circonstances.

  53. .  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le traitement qu’a subi le requérant s’analyse en un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention (Ali Güneş, précité, § 43, et Borbála Kiss, précité, § 35).

  54. .  Partant, il y a eu violation de l’article 3 sous son volet matériel.
  55. 2.  Sur le volet procédural du grief tiré de l’article 3 de la Convention


  56. .  Le requérant soutient que les déclarations retenues par les juridictions nationales étaient fausses. Il envoie une déclaration faite, le 25 août 2011, devant un notaire public par un témoin oculaire et qui confirmait sa version des faits. Il conclut que l’enquête a eu comme seul but d’exonérer les responsables de leur responsabilité pénale.

  57. .  Le Gouvernement estime que l’enquête menée en l’espèce a été adéquate et effective. Plus précisément, il fait référence aux témoins entendus qui ont déclaré que le requérant avait eu un comportement agressif. Le Gouvernement estime que les autorités nationales ont à juste titre estimé, lors d’une enquête sérieuse et approfondie, que les agents de l’Etat étaient intervenus conformément aux dispositions légales pour l’immobiliser.

  58. .  La Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière « défendable » que des agents de l’Etat lui ont fait subir un traitement contraire à l’article 3, les autorités compétentes se doivent de conduire une « enquête officielle et effective », propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables (Slimani c. France, no 57671/00, §§ 30 et 31, CEDH 2004-IX (extraits), Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998-VIII et Türkmen c. Turquie, no 43124/98, § 51, 19 décembre 2006).

  59. .  La Cour note qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère « effectif ».  A cet égard, elle rappelle qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter (Damian-Burueană et Damian c. Roumanie, no 6773/02, §§ 80-81, 26 mai 2009 ; et Roşioru, précité, § 73).

  60. .  La Cour relève que bien que le requérant ait déposé au parquet, le 6 novembre 2001, une plainte pénale contre les trois policiers et les trois officiers de la brigade financière, ce n’est que plus de cinq mois après, en avril et mai 2002, que le parquet a procédé à l’audition des témoins oculaires. Or, le Gouvernement n’a fourni aucune justification convaincante pour ce retard. A cet égard, la Cour rappelle que l’audition immédiate des témoins, avant que leurs souvenirs ne perdent de leur fraîcheur, est nécessaire pour l’établissement de la situation de fait (mutatis mutandis, Assenov et autres, précité, § 103).

  61.   La Cour constate ensuite que les tribunaux internes n’ont pas entendu directement les témoins et se sont limités à reprendre les déclarations faites devant le parquet alors même qu’il y avait divergence entre les témoins. Ils ont essentiellement fondé leurs décisions sur les dépositions de certains témoins sans expliquer les raisons pour lesquelles certaines déclarations étaient plus crédibles que d’autres. En outre, même si, en application des normes de procédure pénale alors applicables, ils ne pouvaient pas procéder à une nouvelle audition des témoins, la Cour relève que les tribunaux internes avaient la possibilité légale de renvoyer l’affaire au parquet en lui indiquant précisément les faits et les éléments de preuve à vérifier (paragraphe 21 ci-dessus).

  62. .  Qui plus est, les tribunaux internes ont retenu que des policiers avaient effectivement fait usage du spray irritant à l’encontre du requérant, mais qu’ils avaient agi selon les normes légales. Or, dans leur analyse, les juridictions ont fait une application automatique du texte des normes légales, mais ils n’ont nullement vérifié la question de la proportionnalité de l’usage de la force par les policiers (Borbála Kiss, précité, § 37).

  63. .  La Cour estime que l’analyse de la proportionnalité de l’usage de la force par les policiers était d’autant plus importante que le cadre juridique tel qu’invoqué par les tribunaux internes permettait de telles interventions dans un grand nombre de cas (mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 99, CEDH 2005-VII). En effet, les tribunaux ont fondé leur analyse sur le règlement no 112/2000 du Ministre de l’Intérieur dont le caractère public ne ressort pas des documents fournis par les parties, mais dont elles ont cité les dispositions dans leurs décisions. Or, la Cour constate que selon la citation qui en a été faite, ce règlement autorisait les policiers à faire usage de la force physique et de leur équipement, dont le spray au poivre, sans pour autant préciser de manière suffisante les conditions dans lesquelles ils pouvaient y faire recours (voir les recommandations du CPT au paragraphes 24-25).

  64. .  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’en l’espèce, l’enquête déployée par les autorités internes n’a pas eu l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention.

  65.   Partant, il y a eu violation de l’article 3 sous son volet procédural.
  66. II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  67. .  Le requérant se plaint en outre que la procédure devant les juridictions nationales n’a pas été équitable comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention et conteste l’interprétation des faits et des preuves.

  68. .  Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par cet article de la Convention et considère que ce grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1, 3 (a) et 4 de la Convention.
  69. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    55.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  70. .  Le requérant réclame 22 000 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il estime que sa vie a été mise en danger du fait de l’utilisation du spray irritant à son encontre et fait valoir qu’après l’incident du 14 août 2001, il a perdu temporairement la vue de l’œil gauche. Il envoie des documents médicaux récents qui attestent qu’il souffre de glaucome aux deux yeux.

  71. .  Le Gouvernement estime que le requérant n’a subi aucune violation de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention et invite la Cour à rejeter ses demandes de satisfaction équitable. Il estime à titre subsidiaire qu’un constat éventuel de violation pourrait constituer, par lui-même, une réparation satisfaisante de ce préjudice et qu’en tout état de cause, la somme sollicitée n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour en la matière.

  72. .  La Cour note que le requérant n’a pas étayé le lien de causalité entre les violations constatées et son état de santé actuel. Elle estime cependant que le requérant a subi un tort moral indéniable compte tenu des violations constatées par elle. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR pour préjudice moral.
  73. B.  Frais et dépens


  74. .  Le requérant demande également, pour les frais et dépens engagés devant la Cour, les sommes suivantes :
  75.  

    -  1 000 EUR pour honoraires d’avocat ;

    -  1 650 EUR de frais de voyage pour s’être rendu, les 18-22 mai 2008, à Strasbourg en compagnie de son avocat ;

    -  270 EUR pour divers frais (taxes postales ou notariales, photocopies, traduction et rédaction de documents).

    Il produit une copie du contrat d’assistance judiciaire qu’il a conclu avec un avocat en vue de l’accompagner lors de son déplacement à Strasbourg. Il fait valoir qu’il a perdu le reçu et que l’avocat refuse de lui en donner une copie. Il envoie également une attestation du Bureau du courrier de la Cour qui certifie qu’il a déposé des documents à l’accueil de la Cour le 20 juin 2008. Il envoie enfin des justificatifs pour les frais divers.


  76. .  Le Gouvernement estime que les demandes du requérant son excessives car le requérant n’a pas ventilé les sommes et n’a pas fourni de justificatifs. Il invite la Cour à rejeter ses demandes.

  77. .  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle rembourse uniquement les frais et dépens dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité pour faire redresser ou pour prévenir le problème jugé constitutif d’une violation de la Convention, et qu’il sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, Stašaitis c. Lituanie, no 47679/99, §§ 102-103, 21 mars 2002).

  78.   Quant aux honoraires d’avocat et aux frais de déplacement du requérant et de son avocat à Strasbourg, la Cour note que le contrat conclu par le requérant avec ce dernier concernait uniquement le déplacement du requérant à la Cour en vue de consulter sur place son dossier. Le requérant a rédigé lui-même le formulaire de Requête et ses observations, sans l’assistance de l’avocat. Dès lors, la Cour estime qu’il n’est pas établi que les frais réclamés au titre du déplacement du requérant et de son avocat à Strasbourg et des honoraires de ce dernier aient été « nécessairement » exposés (Mirailles c. France, no 63156/00, § 44, 9 mars 2004). Il n’y a donc pas lieu d’en ordonner le remboursement.

  79. .  Concernant les divers frais encourus dans le dossier, la Cour estime qu’il convient d’allouer au requérant la somme demandée, soit 270 EUR.
  80. C.  Intérêts moratoires


  81. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  82. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral et 270 EUR (deux cent soixante-dix euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Santiago Quesada                                                                Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président

     


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