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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HALIL YUKSEL AKINCI AND OTHERS v. TURKEY - 39125/04 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 2062 (11 December 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/2062.html
Cite as: [2012] ECHR 2062

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE HALİL YÜKSEL AKINCI ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 39125/04)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     


  1. décembre 2012
  2.  

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Halil Yüksel Akıncı et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Dragoljub Popović,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  3. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39125/04) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet Etat, MM. Halil Yüksel Akıncı, Yücel Akıncı, Ufuk Akıncı, Oğuz Akıncı et Gökhan Emre Akıncı et Mme Hatice Akıncı (« les requérants »), ont saisi la Cour le 23 juin 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  4. .  Les requérants ont été représentés par Me B. İlgü, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  5. .  Le 12 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  6. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  Les requérants sont nés respectivement en 1945, 1944, 1968, 1970, 1973 et 1981 et résident à Muğla.

  8. .  M. Halil Yüksel Akıncı est le père de Lütfi Volkan Akıncı (« Lütfi Volkan »), né le 22 juillet 1979 et décédé le 6 juin 2002 alors qu’il accomplissait son service militaire obligatoire. Mme Hatice Akıncı est sa mère. Les autres requérants sont ses frères.

  9. .  Le recensement du contingent dont le proche des requérants faisait partie eut lieu en 2001.

  10. .  Le jeune homme se fit inscrire au bureau des appelés et fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical, comprenant entre autres un examen psychologique, avant de commencer son entraînement militaire.

  11. .  Il fut considéré par les médecins comme apte à accomplir son service militaire.

  12. .  Selon le formulaire de renseignements, Lütfi Volkan n’avait informé les autorités d’aucun problème particulier.

  13. .  Le 23 novembre 2001, le jeune homme débuta sa formation militaire à Samsun.

  14. .  Le 26 février 2002, il rejoignit le 23e régiment du commandement de l’armée de terre à Istanbul.

  15. .  Lors de la consultation médicale du 26 avril 2002, il affirma ne souffrir d’aucun problème particulier, mais se plaignit de s’ennuyer dans la caserne.

  16. .  Le 28 avril 2002, Lütfi Volkan déserta son poste.

  17. .  Le 3 mai 2002, il retourna de son plein gré à la caserne.

  18. .  Devant le commandant, il reconnut les faits de désertion. Il indiqua avoir déserté son poste en raison de difficultés d’adaptation à la vie militaire qui auraient été dues à des problèmes psychologiques.

  19. .  Le 8 mai 2002, il fut examiné par le médecin de la caserne. Celui-ci diagnostiqua « une phobie sociale et un trouble d’adaptation [à la vie militaire] ».

  20. .  Le même jour, Lütfi Volkan fut examiné au service de psychiatrie de l’hôpital GATA Haydarpaşa par un psychiatre, qui diagnostiqua des « troubles d’anxiété circonstancielle » et lui prescrivit un traitement médical.

  21. .  Le 27 mai 2002, Lütfi Volkan fut promu au grade de caporal.

  22. .  Le 6 juin 2002, vers 19 h 15, il fut découvert seul dans une chambre, gravement blessé. Il fut immédiatement transporté à l’hôpital, où son décès fut constaté par les médecins.

  23. .  Deux instructions, l’une pénale et l’autre administrative, furent ouvertes aussitôt.

  24. .  Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé.

  25. .  Un croquis de l’état des lieux fut réalisé.

  26. .  Des clichés du lieu de l’incident furent pris.

  27. .  Un fusil de type MP-5 appartenant à Lütfi Volkan, une douille de balle et un chargeur furent recueillis sur les lieux de l’incident.

  28. .  Un examen externe du corps fut effectué en présence du procureur. Il fut constaté que Lütfi Volkan était décédé d’une balle tirée dans la tête.

  29. .  Une autopsie classique fut également pratiquée à l’institut médicolégal de Cerrahpaşa-Istanbul.

  30. .  L’autopsie permit de conclure que Lütfi Volkan était décédé d’une balle tirée à bout touchant, dont l’orifice d’entrée était situé sur le sourcil gauche. Les médecins légistes mentionnèrent comme résidus de tirs des traces d’ions de nitrite et de nitrate retrouvées sur la main gauche du défunt. Ils ne décelèrent aucune trace de violence sur le corps de Lütfi Volkan.

  31. .  Une expertise balistique fut réalisée. Les experts examinèrent le fusil MP-5 ayant causé la mort de Lütfi Volkan et conclurent que l’arme en question était en bon état de fonctionnement. Ils notèrent l’absence d’empreintes digitales exploitables sur le fusil. Selon le rapport d’expertise, les relevés effectués sur les mains du défunt n’indiquaient la présence d’aucun résidu de tir, étant entendu que la probabilité de trouver de tels résidus après un tir avec une arme à canon long était très faible.

  32. .  Les témoignages des soldats furent recueillis. Les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :
  33. U.G. : « Lütfi Volkan était très introverti. Il avait une personnalité anxieuse. Il était toujours soucieux. Comme c’était quelqu’un de réservé, il n’avait pas beaucoup d’amis proches. (...) Il n’était pas comme d’habitude le jour de l’incident. Normalement, il me demandait toujours de mettre de côté son repas, car il mangeait toujours plus tard, mais, ce jour-là, il ne me l’a pas demandé. Il m’a également dit que, à partir de ce jour-là, c’est moi qui irais chez le tailleur chercher les habits de notre commandant. Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi il me disait cela. »

    M.C. : « J’ai vu Lütfi Volkan le jour de l’incident. Je lui ai proposé de manger ensemble. Il ne m’a même pas répondu. Il avait l’air très pensif ce jour-là. De toute façon, c’était quelqu’un de très introverti. »

    E.K. : « J’ai vu Lütfi Volkan le jour de l’incident. Dans la matinée, il m’avait proposé d’aller ensemble aux bains. Vers 19 heures, lorsque je l’ai revu, il avait l’air très préoccupé. Il avait le regard vide. Il a demandé à U.G. d’aller chercher à sa place les habits de notre commandant chez le tailleur alors que c’était normalement à lui de le faire. (...) Il ne m’a jamais dit pourquoi il avait déserté son poste. (...) Je sais qu’il avait été transféré au service de psychiatrie et qu’on lui avait prodigué un traitement médical. »

    K.E. : « Je connaissais bien Lütfi Volkan. Il était timide et introverti. Il s’ennuyait tout le temps. Quand on lui demandait ce qui n’allait pas, il ne répondait pas, il préférait garder ça pour lui. Il ne partageait pas ses problèmes avec nous. »

    M.K. : « Lütfi Volkan était mon estafette. C’était un bon soldat. Nous étions très contents de lui. Nous lui avions même proposé d’être l’estafette du commandant du régiment, mais il avait refusé, disant qu’il était content d’être ici, avec nous. (...) Lütfi Volkan ne m’avait pas fait part de ses problèmes. Il me parlait de temps à autre de sa relation avec sa copine. Il avait déserté son poste une fois pour aller la voir. Il avait été poursuivi pour cet acte d’indiscipline. (...) Son frère m’avait dit que sa famille ne voulait pas de cette fille. Par ailleurs, son père lui mettait la pression pour qu’il réussisse le concours de la fonction publique, mais Lütfi Volkan n’avait pas le niveau requis pour réussir. »

    Y.A. : « Mon frère n’avait pas de problème particulier. Il n’y avait aucune raison pour qu’il se suicide. Cependant, il est vrai que Lütfi Volkan n’était pas du genre à partager ses problèmes avec nous. Il avait tendance à tout intérioriser. »

    H.Y.A. : « J’ai eu mon fils au téléphone le 2 juin 2002. Il allait bien. Il ne m’avait fait part d’aucun problème. Mon fils ne souffrait d’aucune maladie. »


  34. .  Le procureur saisit également une lettre rédigée par Lütfi Volkan en date du 4 juin 2002 et destinée à ses parents :
  35. « Chers tous, j’espère que vous allez bien. Moi, je vais très bien, ne vous inquiétez pas. J’ai commencé à m’habituer à la vie militaire. Mes compatriotes m’aident beaucoup. J’ai le grade de caporal. Mon confort ici est très bon. Je ne participe pas aux rassemblements. Je ne fais pas de sport. Je reste au quartier général toute la journée. Je ne tiens que la garde du dortoir. Bientôt je ne vais plus la tenir non plus. Vous me manquez tous beaucoup. Je vous embrasse. Je vous aime. Votre fils »


  36. .  La petite amie de Lütfi Volkan écrivit au commandement de l’armée de terre à Istanbul. Elle affirma qu’elle avait parlé avec Lütfi Volkan par téléphone le soir du 5 juin 2002 et qu’il avait bon moral. Elle ajouta que, le 2 juin 2002, il lui avait envoyé une photo de lui sur laquelle il avait marqué qu’il l’aimait beaucoup et qu’elle lui manquait.

  37. .  Elle fut entendue par le procureur. Elle fit notamment les déclarations suivantes :
  38. « J’ai eu Lütfi Volkan au téléphone le 5 juin 2002 vers 21 h 30. Comme c’était plutôt sérieux entre nous, nous avons parlé de mariage. Nous ne nous sommes pas disputés lors de cette conversation téléphonique. Il m’avait dit qu’il était fatigué parce qu’il n’avait pas beaucoup dormi la veille. A ma connaissance, Lütfi Volkan ne souffrait d’aucune maladie, ni physique ni psychologique. Il était en bonne santé. En ce qui concerne le service militaire, il avait eu du mal à s’adapter à la vie militaire au début, il se plaignait tout le temps. Puis il a fini par s’habituer. Il me disait même qu’il avait fini par aimer le service militaire. Selon moi, il ne s’est pas suicidé. C’est sans doute un accident malheureux à la suite d’un mauvais geste lors de la manipulation de son arme. »


  39. .  Le 13 juin 2002, à l’issue de l’instruction administrative, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne et conclut au suicide. Ce rapport se lit comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
  40. « (...) La cause de l’événement

    Causes directes :

    Le soldat Lütfi Volkan se sentait sous pression à cause de son père qui voulait absolument que son fils réussisse le concours de la fonction publique.

    Le fait que sa famille était opposée à son mariage avec sa petite amie actuelle lui posait également problème.

    Causes indirectes :

    Le soldat Lütfi Volkan avait des réactions exagérées et disproportionnées dans les situations défavorables. Il avait déserté son poste pour ces raisons.

    Causes supplémentaires :

    Le soldat Lütfi Volkan ne confiait pas ses problèmes à ses supérieurs. Il avait tendance à tout intérioriser.

    Conseils pour prévenir ce type d’événements

    Certains soldats sont discrets et ne parlent pas de leurs problèmes. Ce qui est arrivé montre à quel point il est nécessaire d’entrer en contact avec la famille des appelés dès le début du service militaire. Il faut faire en sorte que les familles participent aussi aux enquêtes de la troupe afin de repérer avec précision les soldats qui ont des problèmes psychologiques.

    La création d’unités de soutien psychologique dans les casernes doit également être accélérée. »


  41. .  A l’issue de l’instruction pénale, le 19 juin 2002, le procureur militaire, concluant au suicide de Lütfi Volkan avec l’arme qui lui avait été confiée et considérant qu’aucune négligence n’était attribuable aux autorités militaires, rendit un non-lieu.

  42. .  Cette décision fut notifiée aux requérants, qui firent opposition à cette ordonnance de non-lieu par l’intermédiaire de leur avocat.

  43. .  Par ailleurs, le 25 septembre 2002, la fondation Mehmetçik (fondation qui a pour but d’aider les familles des soldats blessés et des soldats décédés pendant leur service militaire) octroya une aide d’un montant de 4 407 750 000 anciennes livres turques (soit environ 2 715 euros (EUR) à l’époque des faits) à la famille de Lütfi Volkan.

  44. .  Le 4 octobre 2002, le tribunal militaire de Kasımpaşa-Istanbul ordonna un complément d’information judiciaire.

  45. .  Se conformant à la décision du tribunal, le procureur procéda à une nouvelle reconstitution des faits en utilisant notamment un mannequin.

  46. .  Il recueillit en outre une nouvelle fois les dépositions de plusieurs soldats de la caserne.

  47. .  En réponse aux questions du procureur, toutes ces personnes affirmèrent n’avoir connaissance d’aucun événement ou animosité de la part d’un tiers qui eût pu pousser Lütfi Volkan au suicide.

  48. .  Les parents de Lütfi Volkan affirmèrent également que, à leur connaissance, leur proche n’avait aucun problème particulier. Ils insistèrent sur l’hypothèse de l’homicide ou de l’accident comme cause éventuelle de décès.

  49. .  Le 29 octobre 2002, une autre expertise fut réalisée par un expert en balistique. L’expert estima notamment que la trajectoire de la balle était conforme à l’angle de tir.

  50. .  Le 17 décembre 2002, l’institut médicolégal confirma que les traces d’ions de nitrite et de nitrate retrouvées sur la main gauche du défunt étaient des résidus de tirs.

  51. .  Le 30 décembre 2002, au terme de son enquête, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu.

  52. .  Il conclut, à la lumière des éléments du dossier, que le jeune homme était « dans un état d’esprit très confus » le jour de l’incident et qu’il s’était donné la mort avec l’arme qui lui avait été confiée. Le procureur estima que personne n’était responsable de ce suicide. En effet, Lütfi Volkan aurait été dans un « état de crise psychologique » en raison de difficultés d’adaptation à la vie militaire, d’une relation difficile avec sa petite amie et de la pression exercée par son père au sujet de la réussite du concours de la fonction publique.

  53. .  Le procureur se fonda notamment sur le rapport d’investigation du lieu de l’incident, le croquis et les clichés de l’état des lieux, les rapports médicaux, le rapport d’autopsie, les rapports d’expertises balistiques et les dépositions des témoins.

  54. .  Les requérants ne firent pas opposition à cette ordonnance de non-lieu.

  55. .  Le 28 avril 2003, les intéressés saisirent, par l’intermédiaire de leur avocat, la Haute Cour administrative militaire d’une action en dommages et intérêts contre le ministère de la Défense.

  56. .  Le 3 décembre 2003, la Haute Cour administrative militaire débouta les requérants de leur demande. Elle considéra que le suicide de Lütfi Volkan n’était pas imputable aux autorités militaires. De l’avis des juges, aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre le suicide de Lütfi Volkan et une quelconque action ou négligence de l’administration militaire.

  57. .  Le 11 février 2004, la Haute Cour administrative militaire rejeta le recours en rectification de l’arrêt interjeté par les requérants.
  58. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


  59. .  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont développés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32 et 35-39, 17 juin 2008) et Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008).
  60. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  61. .  Invoquant l’article 6, combiné avec l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent :
  62. -  du décès de Lütfi Volkan alors qu’il aurait été sous la responsabilité des autorités militaires ; selon eux, celles-ci auraient dû, au vu des troubles psychologiques de l’intéressé, le dispenser du service dans les forces armées ;

    -  d’une insuffisance de l’enquête conduite au sujet du décès de Lütfi Volkan. A ce titre, ils affirment que cette enquête ne permet pas de dissiper les doutes quant à l’hypothèse d’un homicide volontaire.


  63. .  Le Gouvernement combat ces thèses.

  64. .  La Cour estime qu’il convient d’examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :
  65. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

    A.  Sur la recevabilité


  66. .  Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

  67. .  La Cour constate que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
  68. B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties


  69. .  Les requérants se plaignent des circonstances dans lesquelles leur proche a trouvé la mort durant son service militaire obligatoire, ainsi que d’une ineffectivité de l’enquête pénale menée à ce sujet.

  70. .  Le Gouvernement combat la thèse des requérants et nie toute responsabilité des autorités dans le suicide de Lütfi Volkan. A cet égard, il indique que le mécanisme prévu pour la protection de l’intégrité physique et psychique des appelés se présente comme suit.

  71. .  Avant l’appel d’un contingent, des mesures sont prises pour identifier les appelés qui risquent de présenter des problèmes médicaux. Dans les grandes villes, les bureaux de recrutement des appelés disposent d’un psychiatre qui intervient lors des examens d’aptitude. En milieu rural, les maires des villages sont tenus d’informer les autorités des antécédents et du caractère des appelés et de chercher à déterminer si ceux-ci souffrent de problèmes particuliers. En vertu d’un protocole existant entre le ministère de la Défense et celui de la Santé, les établissements hospitaliers doivent signaler aux bureaux de recrutement des appelés les personnes ayant un dossier d’antécédents médicaux. Les appelés qui se disent victimes de problèmes psychologiques ou qui présentent un certificat médical dans ce sens sont envoyés dans les hôpitaux militaires pour passer des examens psychiatriques.
  72. Après leur arrivée dans les centres de formation, le quinzième jour, les appelés subissent un test d’analyse comportementale ; ceux qui présentent des troubles sont transférés dans des centres médicaux et leur évolution est suivie. Les contacts des appelés avec l’extérieur sont encouragés et des moyens de communication sont offerts. Les problèmes familiaux et personnels rencontrés sont continuellement évalués et les facteurs environnementaux y afférents améliorés au cas par cas. Lorsque les appelés sont chargés d’une mission, ils sont placés sous le contrôle de personnes capables d’anticiper leur état psychologique.

    Après l’intégration dans le corps de l’armée, un système de consultations médicales et de contrôles psychologiques réguliers est mis en place, et tout appelé a le droit de demander à voir un médecin ; les personnes qui, avant de rejoindre l’armée, se trouvaient rétablies d’une schizophrénie, d’une dépression ou d’une dépendance aux drogues sont surveillées de près et périodiquement, tout comme les personnes exposées à une pression due au lourd fardeau des missions. Si besoin est, ces dernières sont envoyées dans des centres de réhabilitation psychologique pendant leur mission ou au terme de celle-ci. Les personnes atteintes de problèmes psychologiques avérés sont assistées dans la réalisation de leurs tâches. Le cas échéant, il est fait appel aux proches de l’appelé afin de déterminer l’aptitude psychique de l’intéressé à l’accomplissement de son service.

    Les officiers et les sous-officiers de profession sont dûment formés en matière de prévention des accidents et incidents divers. Les commandants se doivent de connaître les caractéristiques de leur effectif d’appelés et d’assurer un encadrement adéquat. Le dialogue et la coopération sont encouragés au sein du personnel et des mesures sont prises pour accroître le moral et la discipline des troupes, y compris par des récompenses. Des congés sont prévus et des activités récréatives sont offertes ; des efforts sont déployés afin que les appelés établissent des relations sociales. Il est interdit d’insulter et de maltraiter le personnel, et les agissements dans ce sens sont punis.


  73. .  Revenant à la présente affaire, le Gouvernement indique que Lütfi Volkan avait été examiné à de nombreuses reprises par plusieurs médecins et que ceux-ci n’avaient pas relevé chez lui de problème psychologique sérieux pouvant conduire au suicide.

  74. .  Il considère que, s’il est vrai que l’intéressé avait manifesté à certains moments un mal-être, son comportement ne laissait pas pour autant présager un tel acte. Il ajoute que les médecins qui l’avaient examiné n’avaient pas indiqué dans leurs rapports qu’il fallait prendre des précautions particulières à son égard. Or, selon le Gouvernement, dans la pratique, en cas de non-aptitude d’un soldat à effectuer des tâches liées aux armes, les médecins l’indiquent expressément dans leurs rapports. En tout état de cause, la promotion de Lütfi Volkan au grade de caporal montrerait que l’appelé était apte à et avait souhaité poursuivre son service militaire.

  75. .  En conclusion, les autorités militaires auraient fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour protéger la vie du proche des requérants. De l’avis du Gouvernement, reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir prévu le suicide de Lütfi Volkan et de ne pas avoir fait davantage pour prévenir l’incident reviendrait à imposer à celles-ci un fardeau excessif eu égard aux éléments du dossier et à leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

  76. .  Le Gouvernement évoque aussi les enquêtes pénales et administratives, selon lui minutieuses, menées en droit interne et soutient que l’effectivité de celles-ci ne prête le flanc à aucune critique.
  77. 2.  Appréciation de la Cour

    a)  Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention


  78. .  En ce qui concerne le volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que cet article met à la charge de l’Etat l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni [GC], 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII) ou même par ses propres agissements lorsque cette personne est à la charge des autorités (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001-III).

  79. .  Elle rappelle ensuite que cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire, implique pour les Etats le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace contre les atteintes à la vie (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001, et Abdullah Yılmaz, précité, §§ 55-58).

  80. .  Elle réitère en outre que, dans le domaine spécifique du service militaire obligatoire, le cadre législatif et administratif doit être renforcé et qu’il doit comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie tant du fait de la nature des activités et missions militaires qu’en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un Etat décide d’appeler sous les drapeaux ses citoyens (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

  81. .  Dans la présente espèce, s’agissant d’abord de l’obligation de protéger la vie de Lütfi Volkan contre les agissements d’autrui, la Cour estime, eu égard aux circonstances du décès, aux éléments recueillis et à l’ensemble des données ayant entouré l’affaire, que rien ne permet de supposer que la vie de Lütfi Volkan eût été menacée par les agissements d’autrui. Toute affirmation selon laquelle l’appelé a été victime d’un homicide relèverait donc de la spéculation. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause la thèse du suicide retenue par les autorités nationales.

  82. .  S’agissant ensuite de l’obligation de protéger la vie de Lütfi Volkan contre lui-même tant qu’il était placé sous le contrôle des autorités militaires, la Cour doit vérifier si ces autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que Lütfi Volkan se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, Kılınç et autres, précité, § 43, et Keenan, précité, §§ 93 et 132).

  83. .  A cet égard, au vu des éléments dont elle dispose, la Cour observe d’abord que Lütfi Volkan avait été soumis à la procédure habituelle d’examen médical avant de commencer son entraînement militaire. Il ne présentait aucun trouble du comportement appelant une attention particulière à son égard (paragraphes 7 et 8 ci-dessus).

  84. .  La Cour note ensuite que Lütfi Volkan n’a fait l’objet d’aucun traitement avilissant de la part d’autres soldats ou de ses supérieurs hiérarchiques (comparer avec Abdullah Yılmaz, précité).

  85. .  La Cour constate enfin que le jeune homme souffrait en réalité d’« une phobie sociale et [d’]un trouble d’adaptation à la vie militaire ». Il souffrait également d’un « trouble d’anxiété circonstancielle », contre lequel le psychiatre de l’hôpital GATA Haydarpaşa lui avait prescrit, le 8 mai 2002, un traitement médical (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).

  86. .  De plus, la lettre que Lütfi Volkan avait écrite à ses parents le 4 juin 2002 permet de comprendre que l’intéressé avait été dispensé de la plupart de ses tâches militaires obligatoires. Il ne participait pas aux rassemblements, il ne tenait pas la garde et il ne faisait pas de sport non plus (paragraphe 30 ci-dessus).

  87. .  La Cour en conclut que les autorités militaires étaient conscientes des problèmes psychologiques de Lütfi Volkan et qu’elles ont pris un certain nombre de mesures, par exemple celle de le dispenser de certaines tâches.

  88. .  Au surplus, il ressort des explications du Gouvernement (paragraphe 61 ci-dessus) qu’en principe, lorsqu’un soldat n’est pas apte à effectuer des tâches liées aux armes, les médecins l’indiquent expressément dans leurs rapports.

  89. .  Or, en l’espèce, c’est justement ce point qui a posé problème. En effet, soit ce système a été défaillant soit cet aspect de l’affaire n’a pas été examiné en profondeur par les autorités, lesquelles sont restées inactives. Dans les deux cas, même si elles ont assuré une certaine surveillance de Lütfi Volkan, les autorités militaires n’ont pas su fournir la protection requise. Elles auraient dû, parallèlement au suivi psychologique et médical qu’elles ont fourni à l’appelé, le dispenser de tâches liées au maniement des armes, voire l’empêcher d’avoir un quelconque accès à celles-ci (Acet et autres c. Turquie, no 22427/06, § 58, 18 octobre 2011, et Lütfi Demirci et autres, précité, § 35).

  90. .  En effet, à la lumière de l’obligation positive de l’Etat de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger tout individu dont la vie est menacée, on peut attendre de l’Etat dans lequel est institué un service militaire obligatoire - impliquant normalement le port ou le maniement d’armes - qu’il fasse preuve d’une diligence particulière et prévoie des mesures adaptées, y compris un traitement médical adéquat, aux conditions militaires pour les soldats présentant des troubles d’ordre psychologique. Dans les circonstances de la cause, pareils troubles ayant été décelés au cours du service militaire, le système mis en place par l’Etat en vue d’éviter les suicides pendant le service militaire n’a pas abouti à la prise de mesures concrètes telles que l’on pouvait raisonnablement en attendre des autorités pour empêcher l’intéressé d’avoir accès à des armes mortelles (Acet et autres, précité, § 59, Lütfi Demirci et autres, précité, § 35, et Ataman c. Turquie, no 46252/99, § 61, 27 avril 2006 ; comparer avec Ömer Aydın c. Turquie, no 34813/02, §§ 6-32 et 51-59, 25 novembre 2008, et Salgın c. Turquie, no 46748/99, §§ 11-50 et 79-84, 20 février 2007).

  91. .  Il y a donc eu violation de l’article 2 sous son volet matériel, quant à l’obligation positive de l’Etat de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger Lütfi Volkan contre ses propres agissements.
  92. b)  Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention


  93. .  S’agissant ensuite du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que, dans les affaires similaires à la présente espèce, la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d’enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à établir les responsabilités (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005). En l’espèce, la Cour observe qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le jour même du décès de Lütfi Volkan et qu’elle a été complétée par une enquête administrative. Au regard des éléments du dossier, la Cour estime que rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances d’enquête d’élucider les faits. Elle considère que les enquêtes diligentées à la suite du décès du proche des requérants ont permis de déterminer avec exactitude les circonstances du décès de Lütfi Volkan. On ne saurait sérieusement leur reprocher d’avoir été insuffisantes ou contradictoires. Aux yeux de la Cour, il n’y a eu aucun manquement susceptible d’avoir eu une incidence sur le caractère sérieux et approfondi de l’enquête et des procédures menées quant au décès de l’appelé. Compte tenu de la reconstitution des faits, l’absence d’empreintes digitales exploitables sur l’arme ayant servi au suicide ne peut être considérée dans les circonstances de la cause comme un élément réduisant l’effectivité de l’ensemble du mécanisme d’investigation (Recep Kurt c. Turquie, no 23164/09, § 67, 22 novembre 2011, et Kasım Dalar c. Turquie (déc.), § 50, 21 février 2012). Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la conclusion à laquelle elles sont parvenues.

  94.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
  95. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION


  96. .  Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent également de n’avoir pas pu obtenir des dommages et intérêts devant la Haute Cour administrative militaire. Ils dénoncent à cet égard un manque d’impartialité et d’indépendance objective de cette juridiction, dont les décisions ne seraient pas susceptibles d’appel.

  97. .  La Cour a examiné ces griefs tels qu’ils ont été présentés par les requérants. A la lumière de son examen ci-dessus et en l’absence d’autres éléments particuliers, elle estime que ces griefs sont manifestement mal fondés (Yavuz c. Turquie (déc.), no 29870/96, 25 mai 2000, Serdar Yiğit et autres c. Turquie, no 20245/05, §§ 53 et 54, 9 novembre 2010, Servet Gündüz et autres c. Turquie, no 4611/05, §§ 85-87, 11 janvier 2011, et Zeki Köşebaşı et Alav c. Turquie (déc.), no 56433/08, 27 septembre 2011) et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  98. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    82.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


  99. .  Les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
  100. PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président

     

     

     

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Danutė Jočienė et András Sajó.

     

     

    G.RA.

    S.H.N.


     

     

    OPINION DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ ET JOČIENÉ

    (Traduction)

    Nous regrettons de devoir en l’espèce exprimer notre désaccord quant au constat de violation de l’article 2 sous son volet matériel. Il n’est pas contesté que Lütfi Volkan s’est donné la mort alors qu’il était à l’armée. Rien dans le dossier n’indique qu’il aurait pu être incorporé d’une manière indiquant une violation systémique de l’obligation de protéger la vie des personnes effectuant le service militaire obligatoire. Les autorités avaient décelé ses problèmes psychologiques, lui avaient fourni un traitement médical et accordé des conditions de service visant à la prise en compte de ses difficultés. La responsabilité de l’Etat dépend de la prévisibilité du risque de suicide (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, CEDH 2001-III) ; or rien dans le dossier ni dans l’arrêt n’indique une telle prévisibilité ni un quelconque élément spécifique montrant l’absence de diligence particulière. De plus, ces points ont été examinés lors de l’enquête interne et ont été confirmés par la Haute Cour administrative militaire. Il a été jugé par la Cour que les procédures nationales avaient satisfait aux conditions définies par la Cour européenne des droits de l’homme, et en conséquence nous ne voyons aucune raison de nous écarter des exigences liées à la subsidiarité.

     


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