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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YAVUZ AND YAYLALI v. TURKEY - 12606/11 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 1300 (17 December 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1300.html
Cite as: [2013] ECHR 1300

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE YAVUZ ET YAYLALI c. TURQUIE

     

    (Requête no 12606/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    17 décembre 2013

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Yavuz et Yaylalı c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              Peer Lorenzen,
              Dragoljub Popović,
              András Sajó,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 novembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 12606/11) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants, Mme Merve Yavuz et M. İbrahim Yaylalı (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 janvier 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Les requérants sont représentés par Me M. Hanbayat, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

  3. .  Les requérants allèguent en particulier une violation de leur liberté d’expression telle que prévue par l’article 10 de la Convention.

  4. .  Le 28 novembre 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Les requérants, Mme Merve Yavuz et M. İbrahim Yaylalı, sont nés respectivement en 1984 et 1974 et résident à Samsun.

  7. .  Le 17 juin 2005, dix-sept personnes appartenant au Parti communiste maoïste - Armée de libération du peuple (MKP/HKO), une organisation illégale armée, décédèrent lors d’un affrontement avec les forces de sécurité à Ovacık.

  8. .  Le 21 juin 2005, les requérants participèrent à une manifestation organisée à Samsun, localité située à environ 650 km d’Ovacık, pour protester contre le décès de ces dix-sept personnes. Lors de cette manifestation, une déclaration à la presse fut lue, dans laquelle les manifestants reprochaient aux agents publics impliqués dans l’affrontement d’avoir tué ces personnes en violation de la loi, et d’avoir mutilé les cadavres. Ils concluaient que l’État ne respectait pas la prééminence du droit et qu’il était loin d’être un État démocratique. Les slogans suivants furent scandés : « l’État assassin va devoir rendre des comptes » (katil devlet hesap verecek), « les martyrs de la révolution sont immortels » (devrim şehitleri ölümsüzdür), « vive la solidarité révolutionnaire » (yaşasın devrimci dayanışma), « nous avons payé le prix, nous allons le faire payer » (bedel ödedik, bedel ödeteceğiz).

  9. .  Le 25 juin 2005, les requérants, soupçonnés de propagande en faveur d’une organisation terroriste, furent arrêtés et placés en garde vue.

  10. .  Le 27 juin 2005, ils furent d’abord entendus par le procureur de la République de Samsun puis traduits devant le juge de paix de Samsun, lequel ordonna leur mise en détention provisoire.

  11. .  À une date non précisée, les requérants firent opposition à l’ordonnance de mise en détention provisoire et demandèrent à être libérés. Le 5 juillet 2005, les requérants furent mis en liberté provisoire.

  12. .  Le 7 juillet 2005, le procureur de la République de Samsun se déclara incompétent et renvoya le dossier des requérants devant le procureur de la République d’Ankara près les cours d’assises spécialisées, au motif que les requérants étaient soupçonnés d’avoir commis l’infraction prévue à l’article 7 § 2 de la loi n3713 sur la lutte contre le terrorisme.

  13. .  Le 8 juillet 2005, la requérante, Merve Yavuz, participa à une autre manifestation pour protester contre le décès des dix-sept personnes et contre les mises en détention provisoire. Lors de cette manifestation, la requérante lut une déclaration à la presse dans laquelle elle affirma qu’ils avaient été mis en détention provisoire pour avoir exprimé leurs opinions par voie de presse. Le même jour, les slogans suivants furent criés : « les détentions, les provocations, les pressions ne peuvent pas nous décourager » (tutuklamalar, provakasyonlar, baskılar bizi yıldıramaz), « nous allons gagner en résistant » (direne direne kazanacağız), « nous avons payé le prix, nous allons le faire payer ».

  14. .  Par un acte d’accusation du 21 février 2007, le procureur de la République d’Ankara (« le procureur ») requit la condamnation des requérants, ainsi que de vingt et une autres personnes, en vertu de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme, réprimant la propagande en faveur d’une organisation terroriste. Le procureur soutenait que les requérants avaient participé à des manifestations et lancé des slogans en faveur de ladite organisation. En outre, d’après le procureur, les critiques des requérants concernant la force utilisée par les forces de sécurité contre les membres d’une organisation illégale armée se confondaient avec la propagande de cette organisation.

  15. .  Dans sa déposition du 13 avril 2007 recueillie par commission rogatoire, le requérant, İbrahim Yaylalı, rejeta les accusations. Réitérant ses dépositions faites devant le parquet et le juge d’instruction, il affirma qu’il avait participé à la manifestation du 21 juin 2005 et qu’il avait scandé le slogan « les martyrs de la révolution sont immortels » pour protester la mort insouciamment infligée à dix-sept personnes sans nécessité.

  16. .  Dans sa déposition du 30 mai 2007, recueillie par commission rogatoire, la requérante, Merve Yavuz, rejeta les accusations. Elle déclara s’être bornée à participer aux manifestations du 21 juin 2005 et du 8 juillet 2005 pour exprimer une réaction contre l’assassinat de dix-sept personnes à Ovacık par les forces de sécurité, ainsi que celui d’une autre personne à Ankara. Elle nia toute appartenance ou lien avec une organisation illégale.

  17. .  Lors de l’audience du 1er avril 2008 devant la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »), le procureur rendit son avis sur le fond de l’affaire, dans lequel il requit la condamnation du requérant, İbrahim Yaylalı, pour propagande en faveur d’une organisation terroriste. Il requit de même une double condamnation de la requérante, Merve Yavuz, en vertu de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme au motif qu’elle avait participé à deux manifestations pendant lesquelles elle avait scandé des slogans en faveur de l’organisation précitée.

  18. .  Par un jugement du 6 mars 2009 rendu par la cour d’assises, le requérant, İbrahim Yaylalı, fut condamné à dix mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme et la requérante, Merve Yavuz, au total à vingt mois d’emprisonnement en vertu de la même disposition. Dans ses motifs, la cour d’assises réaffirma l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, mais considéra qu’aucun État ne pouvait rester neutre devant l’apologie des organisations terroristes dont le but est de porter atteinte à l’unité nationale. D’après elle, la source du problème était l’existence des organisations terroristes et de leurs membres. Le fait que les requérants n’avaient pas condamné l’usage de la violence par l’organisation illégale en question, tout comme leurs propos apparentés à ceux de l’organisation elle-même, tombaient sous le coup de l’interdiction de toute action de propagande en faveur de telles organisations.
  19. 18.  À une date non précisée, les requérants se pourvurent en cassation.


  20. .  Par un arrêt du 8 juillet 2010, la Cour de cassation confirma le jugement rendu en première instance.
  21. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  22. .  La première phrase de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, prévoit :
  23. « Quiconque fait la propagande d’une organisation terroriste sera condamné à une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans. (...) »


  24. .  La première phrase de l’article 7 § 2 de la nouvelle loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 30 avril 2013, prévoit :
  25. « Quiconque fait la propagande d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant de l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de telles organisations ou incite à l’utilisation de ces méthodes sera condamné à une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans. (...) »

    III.  LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

    22. Dans le préambule de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (« Convention pour la prévention du terrorisme »), on peut lire ce qui suit :

    « (...)

    Reconnaissant que la présente Convention ne porte pas atteinte aux principes établis concernant la liberté d’expression et la liberté d’association.

    (...) »


  26. .  L’article 1 de la Convention pour la prévention du terrorisme est libellé comme suit :
  27. « Article 1 - Terminologie

    1.  Aux fins de la présente Convention, on entend par « infraction terroriste » l’une quelconque des infractions entrant dans le champ d’application et telles que définies dans l’un des traités énumérés en annexe.

    (...) »


  28. .  L’article 5 de la Convention pour la prévention du terrorisme se lit ainsi :
  29. « Article 5 - Provocation publique à commettre une infraction terroriste

    1.  Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.

    2.  Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »


  30. .  L’article 12 de la Convention pour la prévention du terrorisme est libellé comme suit :
  31. « Article 12 - Conditions et sauvegardes

    1.  Chaque Partie doit s’assurer que l’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 à 7 et 9 de la présente Convention soient réalisés en respectant les obligations relatives aux droits de l’homme lui incombant, notamment la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de religion, telles qu’établies dans la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et d’autres obligations découlant du droit international, lorsqu’ils lui sont applicables.

    2.  L’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 à 7 et 9 de la présente Convention devraient en outre être subordonnés au principe de proportionnalité eu égard aux buts légitimes poursuivis et à leur nécessité dans une société démocratique, et devraient exclure toute forme d’arbitraire, de traitement discriminatoire ou raciste. »


  32. .  Aux termes du Rapport explicatif de la Convention pour la prévention du terrorisme, l’article 5 de la cette Convention définit, au paragraphe 1, la provocation publique à commettre une infraction terroriste comme « la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises. » Lorsqu’il a rédigé cette disposition, le Comité d’experts sur le terrorisme a tenu compte des avis de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Avis 255(2005), paragraphes 3. vii et ss.) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (document BcommDH (2005) 1, paragraphe 30 in fine), qui ont suggéré que cette disposition couvre « la dissémination de messages d’éloge de l’auteur d’un attentat, le dénigrement des victimes, l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires », qui pourraient constituer des actes d’incitation indirecte à la violence terroriste.
  33. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


  34. .  Les requérants se plaignent d’avoir été sévèrement condamnés au pénal pour avoir exprimé leurs opinions. À cet égard, ils invoquent l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
  35. « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »


  36. .  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
  37. A.  Sur la recevabilité


  38. .  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
  39. B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    30.  Le Gouvernement convient de l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique. Cependant, il soutient qu’en l’espèce les requérants n’ont pas été condamnés en raison de leurs opinions ou critiques. Selon lui, les slogans scandés par les requérants étaient de nature à inciter à la violence envers les membres des forces de sécurité et leurs familles et constituaient par conséquent une action de propagande en faveur d’une organisation illégale. Le Gouvernement affirme qu’en l’occurrence, l’ingérence dont se plaignent les requérants était raisonnable, ayant pour but d’empêcher le désordre ou le crime.

    31.  Les requérants combattent les thèses du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils répètent qu’ils n’ont pas fait de la propagande au profit d’une organisation terroriste ni incité à la violence ou à la terreur. D’après eux, le décès des dix-sept personnes était contraire au droit à la vie et le contenu des déclarations et des slogans étaient des critiques concernant cet évènement. Ils allèguent qu’ils avaient pour but d’attirer l’attention du public sur cette situation.

    2.  Appréciation de la Cour

    32.  Pour la Cour, il apparaît clairement que la condamnation des requérants à une peine d’emprisonnement, en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté d’expression. Elle note que cela n’est contesté par aucune des parties.

    33.  Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera ces conditions une à une.

    a)  « Prévue par la loi »

    34.  Selon le Gouvernement, l’ingérence en cause en l’espèce est fondée sur l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

    35.  Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.


  40. .  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord une base en droit interne de la mesure incriminée, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 45, série A no 202).

  41. .  En l’espèce, il ne prête pas à controverse que la condamnation des requérants trouvait sa base légale dans l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Cet article énonçait notamment que « quiconque fait la propagande d’une organisation terroriste sera condamné à une peine d’emprisonnement de un à cinq ans (...) ».

  42. .  La Cour relève que la question de l’accessibilité de la loi ne semble pas poser de problème. En revanche, elle note que les requérants ont été reconnus coupables d’avoir, notamment par les slogans scandés, fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. Eu égard au libellé de l’article 7 § 2 de la loi susmentionnée et à la manière dont la cour d’assises et la Cour de cassation ont interprété cette disposition pour condamner les requérants du chef de propagande, la Cour estime que de sérieux doutes se posent quant à la prévisibilité de son application (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001-VIII). Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 55 ci-dessous), elle juge inutile de trancher cette question (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 44, 6 juillet 2010).
  43. b)  But légitime

    39.  Le Gouvernement expose que l’ingérence avait pour but la « défense de l’ordre et la prévention du crime » ainsi que la protection de la « sécurité nationale ».

    40.  Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.

    41.  Pour la Cour, l’ingérence poursuivait sans aucun doute l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2, à savoir la « défense de l’ordre et la prévention du crime » ou bien la protection de la « sécurité nationale ».

    c)  « Nécessaire dans une société démocratique »


  44. .  La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, cette liberté est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV).

  45. .  La Cour rappelle ensuite que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

  46. .  La Cour réaffirme en outre qu’elle a pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » (voir, parmi beaucoup d’autres, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996-II). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur les faits pertinents et suffisants (voir, parmi beaucoup d’autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, et Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV).

  47. .  Dans ce contexte et eu égard aux faits de l’espèce, la Cour rappelle que les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 s’appliquent également à des mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en vue d’assurer la sécurité nationale et la sûreté publique.

  48. .  La Cour observe qu’en l’espèce les requérants s’étaient exprimés à l’occasion d’un rassemblement de protestation en réaction au décès de dix-sept personnes lors d’un affrontement avec les forces de sécurité, pour manifester leur opinion selon laquelle ces décès révélaient une absence de respect pour le droit à la vie de la part de l’État. À cette occasion, ils avaient scandé des slogans cités dans les paragraphes 7 et 12 ci-dessus.

  49. .  La Cour note qu’à l’issue de la procédure pénale, le requérant a été condamné à dix mois d’emprisonnement et la requérante à vingt mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation illégale en application de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme.

  50. .  La Cour rappelle qu’il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes. En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin, précité, § 63). À cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil 1997-VII, Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 51, CEDH 1999-IV, Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 39, 5 décembre 2002 et İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 60, 10 octobre 2000). Sous ce rapport, la Cour souligne que la notion du terrorisme doit être soigneusement précisée par les autorités nationales afin d’éviter de tomber sous le coup d’une accusation de crimes liés au terrorisme dans les affaires où il s’agit d’une simple critique envers la politique du gouvernement.

  51. .  En l’occurrence, la Cour constate que l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits ne précisait pas la notion de propagande terroriste. Cette lacune pourrait être progressivement comblée par la jurisprudence des juridictions nationales. Néanmoins, le Gouvernement n’a pas fourni une jurisprudence qui satisferait les exigences de la Convention. En particulier, il n’a pas indiqué les motifs pour lesquels une expression pourrait être considérée comme propagande terroriste.

  52. .  La Cour prend note de la modification de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme lequel est entré en vigueur le 30 avril 2013. La nouvelle version de cette disposition prévoit la condamnation de toute propagande susceptible de légitimer ou de glorifier ou d’inciter aux méthodes de contrainte, de violence ou de menace des organisations terroristes.

  53. .  La Cour relève que la propagande est souvent conçue comme une diffusion déterminée des informations à sens unique influençant la perception publique des événements, des personnes ou des enjeux. Le fait que les informations sont à sens unique n’est pas per se une raison pour limiter la liberté d’expression. Une restriction peut être prévue notamment pour empêcher l’endoctrinement terroriste des personnes et/ou des groupes susceptibles d’être influencés dont le but est de les faire agir et penser d’une manière voulue. Ainsi, la Cour accepte que certaines formes d’identification avec une organisation terroriste et surtout la glorification de cette dernière peuvent être considérées comme un soutient du terrorisme et incitation à la violence et la haine. De même, la Cour admet que la dissémination de messages d’éloge de l’auteur d’un attentat, le dénigrement des victimes, l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires peuvent constituer des actes d’incitation à la violence terroriste (voir paragraphes 24 et 26 ci-dessus). Dans ces circonstances, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction. Cependant, une telle restriction sera soumise à un examen le plus scrupuleux de la Cour (voir, mutatis mutandis, Association Ekin, précité, § 56).

  54. .  La Cour constate ensuite qu’en l’occurrence, il ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’assises, confirmé par la Cour de cassation, que pour condamner les requérants, les juridictions nationales ont souligné que les intéressés n’avaient pas condamné l’usage de la violence par les membres de l’organisation illégale et devaient par conséquent être considérés comme ayant fait de la propagande en faveur de celle-ci. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Elle souligne de surcroît que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier (voir, mutatis mutandis, Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 58, CEDH 2002-II). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En l’espèce, la Cour note que la réaction des requérants à la suite des décès susmentionnés s’analysait en une critique des actes commis par les autorités officielles mais n’incitait ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée ni au soulèvement (Savgın c. Turquie, no 13304/03, § 45, 2 février 2010 et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999) et ne constituait pas non plus un discours de haine. À cet égard, la Cour souligne que la réaction des requérants n’était pas non plus susceptible de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées, notamment les membres des forces de sécurité et leurs familles (voir, a contrario, Sürek, précité, § 62). Au vu de ses constatations quant au contenu des critiques et des slogans en cause, la Cour ne peut pas suivre l’appréciation des juridictions nationales ayant abouti à la condamnation des requérants pour propagande au profit d’une organisation terroriste. Aux yeux de la Cour, les faits sur lesquels les juridictions nationales ont condamné les requérants ne sont pas suffisants pour justifier une telle condamnation.

  55. .  Il s’ensuit que la condamnation pénale des requérants ne répondait pas à un « besoin social impérieux ».

  56. .  Pour la Cour, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, parmi beaucoup d’autres, Ceylan, précité, § 37, et Mehdi Zana c. Turquie (no 2), no 26982/95, § 36, 6 avril 2004). En l’espèce, la Cour souligne la sévérité de la peine infligée aux requérants - une peine d’emprisonnement de dix mois et une peine d’emprisonnement de vingt mois. À cet égard, la Cour rappelle que la position dominante qu’occupe le gouvernement lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires (Karataş, précité, § 50). En effet, les autorités d’un État démocratique doivent tolérer la critique des actes commis par les autorités officielles, d’autant qu’en l’espèce les déclarations avaient trait au droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention.

  57. .  En conclusion, à la lumière de ces considérations, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
  58. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION


  59. .  En ce qui concerne la procédure pénale ayant abouti à leur condamnation, les requérants allèguent que leur cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

  60. .  Le Gouvernement combat cette thèse.
  61. A.  Sur la recevabilité


  62. .  La Cour fait observer qu’un nouveau recours indemnitaire pour les griefs relatifs à la durée des procédures a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a estimé que celui-ci était à prendre en compte aux fins de l’épuisement des voies de recours internes. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement en la matière.

  63. .  La Cour rappelle également que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé notamment qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des Requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce d’exception tirée de l’existence de ce nouveau recours.

  64. .  A lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente Requête. Toutefois, elle rappelle que cette conclusion ne préjuge en rien l’examen d’une exception semblable qui viendrait à être soulevée par le Gouvernement dans le cadre d’autres Requêtes communiquées.

  65. .  Constatant que le grief tiré de l’article 6 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
  66. B.  Sur le fond


  67. .  Le Gouvernement soutient que la durée de la procédure litigieuse ne peut pas être considérée comme déraisonnable compte tenu de la complexité de l’affaire. Il ajoute qu’aucun manque de diligence ne peut être reproché aux instances nationales dans le déroulement de la procédure en question.

  68. .  Les requérants combattent les arguments du Gouvernement.

  69. .  La Cour note que la période à considérer a débuté le 25 juin 2005 et a pris fin le 8 juillet 2010. La procédure devant les juridictions pénales a donc duré près de cinq ans pour deux degrés de juridiction.

  70. .  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire ainsi que le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II)

  71. .  La Cour rappelle également avoir conclu, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Daneshpayeh c. Turquie, n21086/04, 16 juillet 2009). Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure pénale litigieuse a été excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

  72. .  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
  73. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    68.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  74. .  La requérante réclame 25 000 euros (EUR) et le requérant 15 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

  75. .  Le Gouvernement conteste ces montants.

  76. .  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer 13 750 EUR à chacun des requérants au titre du préjudice moral.
  77. B.  Frais et dépens


  78. .  Les requérants demandent également 7 316 livres turques (environ 3 150 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Ils réclament 270 livres turques (environ 115 EUR) pour frais de traduction, de poste et de secrétariat. À titre justificatif, ils fournirent des copies des quittances d’honoraires.

  79. .  Le Gouvernement conteste ces montants.

  80. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 265 EUR pour les frais et dépens et l’accorde conjointement aux requérants.
  81. C.  Intérêts moratoires


  82. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  83. PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

    i)  13 750 EUR (treize mille sept cent cinquante euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  3 265 EUR (trois mille deux cent soixante-cinq euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                       Guido Raimondi
            Greffier                                                                     Président


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