DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE ENVER KAPLAN c. TURQUIE
(Requête
no 40343/08)
ARRÊT
STRASBOURG
25 juin
2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Enver Kaplan c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4
juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 40343/08) dirigée contre la
République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Enver
Kaplan (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 août 2008 en vertu
de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent.
. Le requérant
se plaint en particulier de la durée de sa détention provisoire et celle de la
procédure pénale engagée à son encontre.
. Le 11 mai 2009, la Requête a été communiquée au
Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre
été décidé que la
chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1970 et réside à Osmaniye.
. Le 10 octobre
1999, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue dans le cadre d’opérations
menées contre le Hizbullah, une organisation illégale armée.
. Le 14 octobre
1999, le requérant fut traduit devant la cour de sûreté de l’Etat d’Adana,
laquelle ordonna la mise en détention provisoire de l’intéressé.
. Par un acte d’accusation
du 22 octobre 1999, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat
(« le procureur de la République ») d’Adana inculpa le requérant pour
appartenance à une organisation illégale armée.
. Le 3 juillet
2000, le procureur de la République engagea une nouvelle procédure pénale à l’encontre
du requérant pour appartenance à une organisation illégale armée.
. A une date
non précisée, les procédures pénales diligentées à l’encontre du requérant
furent réunies.
. Le requérant fut jugé par la cour de sûreté de
l’État d’Adana jusqu’à ce que la loi no 5190, adoptée le 16 juin
2004, supprime les cours de sûreté de l’État du système judiciaire turc. A la
suite de l’abolition des cours en question, le dossier du requérant fut
transmis à la cour d’assises spéciale d’Adana (« la cour d’assises »).
. Par un
jugement du 18 octobre 2004, la cour d’assises condamna le requérant à la
réclusion criminelle à perpétuité.
. Par un arrêt
du 22 juin 2005, la Cour de cassation infirma ce jugement.
. Par un
jugement du 10 octobre 2007, la cour d’assises condamna le requérant à nouveau
à la réclusion criminelle à perpétuité pour tentative de renversement, par la
force, de l’ordre constitutionnel.
. Par un arrêt
rendu le 30 avril 2009, la Cour de cassation confirma ce jugement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 DE LA CONVENTION
. Le requérant se
plaint de la durée de sa détention provisoire et dénonce une violation de l’article
5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans
les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a
le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la
procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la
comparution de l’intéressé à l’audience. »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
. En l’espèce, la Cour relève que la
détention provisoire du requérant a pris fin le 10 octobre 2007 par le
jugement de la cour d’assises spéciale d’Adana, soit plus
de six mois
avant l’introduction de la présente Requête. Il s’ensuit que ce grief est
tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de
la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 DE LA CONVENTION
. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le
principe du « délai raisonnable ».
. Le
Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la
recevabilité
. La Cour fait
observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la
suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan
Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle
que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no
4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle Requête, faute pour
les requérants d’avoir épuisé les voies de recours interne, en l’occurrence le
nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau
recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des
perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée
de la procédure.
. La Cour
rappelle également que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, §
77) elle a précisé notamment qu’elle pourra poursuivre, par la voie de la
procédure normale, l’examen des Requêtes de ce type déjà
communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a
pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours.
. A la lumière
de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente
Requête. Toutefois, elle rappelle que cette conclusion ne préjuge en rien l’examen
d’une telle exception qui serait éventuellement soulevée par le Gouvernement
dans le cadre d’autres Requêtes communiquées.
. Constatant
que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas manifestement
mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
. La Cour constate que la période à considérer a débuté le 10
octobre 1999 par l’arrestation du requérant et s’est
terminée le 30 avril 2009 par l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré neuf ans, six mois et vingt jours devant les
juridictions pénales.
La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la
jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le
comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi
beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention (voir Daneshpayeh c. Turquie, no 21086/04, 16 juillet 2009).
Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa
jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la
procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « droit d’être
jugé dans un délai raisonnable ».
Partant, il
y a eu violation de l’article 6 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
30. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu’il aurait
subi.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. La Cour n’aperçoit
pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel
allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer
au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
quant au grief tiré de la durée de la procédure pénale et irrecevable pour le
surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois, 5 000 EUR (cinq mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 25 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Guido
Raimondi
Greffier Présidente