TROISIÈME
SECTION
AFFAIRE
BOBEŞ c. ROUMANIE
(Requête
no 29752/05)
ARRÊT
STRASBOURG
9
juillet 2013
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il
peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bobeş c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme
(troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18
juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 29752/05) dirigée contre la
Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Florentina
Bobeş (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 août 2005 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
. La requérante
a été représentée par Me M. Livescu, avocate à Bucarest. Le
gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère
des Affaires étrangères.
. La requérante
allègue une violation du principe de l’égalité des armes dans le procès pénal,
du fait qu’elle n’aurait pas été mise en mesure d’interroger la personne ayant
déposé la plainte pénale qui a été à l’origine de sa condamnation.
. Le 7 janvier
2009, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article
29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en
même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. La requérante
est née en 1953 et réside à Orleşti.
. Entre 1995 et
2001, la requérante a été la comptable d’une société commerciale dont l’administratrice
et l’actionnaire principale était une dénommée G.V. A partir du mois de novembre
2000 et pendant une année, la requérante fut mandatée pour administrer la
société en raison de l’état de santé de G.V., qui nécessitait des
hospitalisations répétées.
. En janvier
2002, G.V. porta plainte pénale devant le parquet pour escroquerie, faux en
écritures et gestion frauduleuse contre la requérante. Elle l’accusait d’avoir
soustrait plusieurs sommes d’argent de la comptabilité de la société, et causé
ainsi à cette dernière un préjudice d’environ 33 millions de lei (ROL), soit l’équivalent
d’environ 1 000 euros (EUR). Ultérieurement, G.V. fit deux nouvelles
déclarations au parquet indiquant que la requérante avait falsifié plusieurs
ordres de paiement et qu’elle avait soustrait l’argent ainsi obtenu. Elle
demanda une expertise comptable pour établir l’étendue du préjudice.
. La requérante
nia devant le parquet l’ensemble des accusations. Elle affirma qu’elle avait
remis l’argent provenant des ordres de paiement à G.V. au domicile de cette
dernière. Elle précisa qu’en raison des liens de confiance et d’amitié qui la
liaient à G.V. et compte tenu de son état de santé, elle ne lui avait pas
demandé de signer ces ordres. Elle ajouta qu’une partie de l’argent avait été
remise à G.I., l’époux de G.V. Enfin, elle demanda une nouvelle audition de
G.V., une confrontation avec elle et l’audition des parents de G.V. qui, selon
la requérante, avaient assisté plusieurs fois à la remise des sommes
litigieuses.
. L’expert-comptable
conclut qu’en établissant et en signant à la place de G.V. des ordres de
paiement, la requérante aurait causé à la société un préjudice d’environ 78
millions de ROL, soit l’équivalent d’environ 2 000 EUR.
. Par un
réquisitoire du 24 avril 2003, le parquet renvoya la requérante devant le
tribunal de première instance de Vâlcea des chefs d’escroquerie, de faux en
écritures et de gestion frauduleuse. Le parquet rejeta les demandes de la
requérante, estimant qu’au regard des pièces du dossier et des déclarations des
parties, la confrontation avec G.V., son audition et celle de ses parents
étaient inutiles. Il proposa l’audition d’un seul témoin, G.I., l’époux de G.V.
. A l’audience
du 25 juin 2003, G.I. fut interrogé en présence de la requérante et de son
avocat. Il confirma l’existence de relations d’amitié avec la requérante et le
fait que pendant la maladie de son épouse, la requérante lui avait plusieurs
fois remis des sommes d’argent provenant de la société. Il précisa que pour ces
sommes, il avait signé les ordres de paiement établis par la requérante,
laquelle s’était également rendue plusieurs fois à leur domicile pour remettre
des sommes d’argent à son épouse. G.V. fut présente à l’audience en qualité de
représentante de la société.
. Sur demande
de la requérante, une nouvelle expertise fut ordonnée. L’expert conclut que la
gestion de la société pendant l’absence de G.V. n’avait provoqué aucun
préjudice pour la société ni pour les associés.
. Une troisième
expertise ordonnée par le tribunal arriva à la conclusion que le préjudice s’élevait
à environ 73 millions de ROL, soit environ 1 900 EUR. Un des experts opina
que le préjudice était moindre, à savoir environ 30 millions de ROL, soit
environ 750 EUR.
. Le 9 juin
2004, la requérante demanda au tribunal l’audition de G.V. Elle exposa que les
conclusions des trois expertises étaient contradictoires et estima que la
convocation de G.V. était nécessaire afin d’éclaircir plusieurs éléments
factuels concernant la gestion de la société, dont les circonstances dans
lesquelles elle aurait porté au domicile de celle-ci l’argent manquant sur les
comptes de la société. Elle fit également état de plusieurs critiques à l’égard
des conclusions de la troisième expertise et demanda des explications quant à
la méthode de calcul du préjudice.
. Le tribunal
rejeta la demande d’audition de G.V. sans fournir aucun motif. Il rejeta
également la demande concernant la troisième expertise.
. Par
un jugement du 23 juin 2004, la requérante fut condamnée à des peines
de prison avec sursis comprises entre 8 mois et 2 ans des chefs d’escroquerie,
faux en écritures et gestion frauduleuse. Le tribunal confirma les accusations
portées par G.V. contre la requérante et jugea que cette dernière avait rempli
19 ordres de paiement pour un montant total de 78 millions de ROL, somme
qu’elle n’avait pas remise aux associés de la société et qu’elle s’était
appropriée. La requérante fut condamnée à rembourser cette somme à titre de
réparation du dommage matériel.
. La requérante
fit appel de ce jugement, alléguant en particulier qu’elle n’avait pas eu la
possibilité d’interroger G.V. pour démontrer qu’elle lui avait bien remis les
sommes litigieuses. Elle rappela que G.V. n’avait été entendue que par le
parquet en cela son absence, sans que le principe du contradictoire soit
respecté. Elle cita l’article 6 § 3 d) de la Convention
européenne des Droits de l’Homme à l’appui de cette demande.
. Le tribunal
départemental de Vâlcea, compétent pour statuer en appel, accueillit la demande
d’audition de G.V. Bien que régulièrement citée, celle-ci ne se présenta pas à
l’audience du 10 novembre 2004. Elle versa au dossier un certificat médical et
une lettre à l’attention du tribunal. Le certificat indiquait qu’elle suivait
un traitement hormonal pour les suites d’un cancer du sein et qu’elle s’était
vu recommander du repos. Dans la lettre, G.V. affirmait qu’elle était dans l’impossibilité
de comparaître en raison de son état de santé et accusait la requérante d’avoir
demandé son audition dans le seul but de nuire à sa santé et de chicaner. La
requérante insista auprès du tribunal pour que G.V. soit entendue, en
fournissant une déclaration extrajudiciaire d’une tierce personne dont il
ressortait que G.V. avait été vue se déplaçant régulièrement à l’extérieur de
son domicile. Le tribunal renonça à entendre G.V. au motif qu’elle était dans l’impossibilité
de se présenter à l’audience.
. Par
un arrêt du 24 novembre 2004, le tribunal maintint la condamnation,
mais diminua la durée de la peine appliquée à la requérante. Il rappela que l’audition
de G.V. n’avait pas été possible en raison de son état de santé, mais estima
que ses allégations devant le parquet étaient corroborées par les autres pièces
du dossier et en particulier par la première expertise comptable.
. La requérante
forma un pourvoi en recours contre cet arrêt, invoquant à nouveau la
méconnaissance du principe de l’égalité des armes garanti par l’article précité
de la Convention du fait de l’impossibilité pour elle d’obtenir la convocation
de G.V.
. Par un arrêt
définitif du 15 février 2005, la cour d’appel de Piteşti rejeta
le pourvoi. Elle estima qu’au vu des pièces du dossier « il n’y avait
aucun doute que la requérante avait commis les faits pour lesquels elle a été
condamnée ». Aucune mention ne figurait dans les motifs de l’arrêt
quant à l’argument soulevé par la requérante relatif à la méconnaissance
alléguée de l’article 6 § 3 d) de la Convention.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. L’article 63
du code de procédure pénale (CPP) n’attribue aucune valeur probante
particulière aux éléments de preuve versés au dossier d’une enquête. Les
tribunaux apprécient librement la valeur de chacun des éléments de preuve selon
leur intime conviction et leur conscience, à la lumière de l’ensemble des
preuves du dossier.
. Les articles
86 et 327 du CPP prévoient que le tribunal procède à l’audition des témoins
après avoir entendu l’accusé et les autres participants à la procédure. Chaque
témoin est invité à dire tout ce qu’il sait sur les faits qui font l’objet de l’affaire,
ensuite le président et les autres membres de la formation de jugement, suivis
par le procureur, peuvent lui poser des questions. Lorsqu’ils n’ont plus de
questions à lui adresser, la partie qui a proposé de l’entendre et tous les
autres participants à la procédure peuvent lui poser des questions. Si l’interrogatoire
d’un témoin n’est pas possible, le tribunal ordonne que sa déclaration
recueillie pendant les poursuites pénales soit lue en audience publique ;
le tribunal peut en tenir compte pour déterminer l’issue de la cause.
. L’article 74
du CPP prévoit que si le témoin ne peut pas comparaitre en personne à l’audience,
le tribunal peut décider de l’interroger à son domicile. Les participants à la
procédure ou leurs représentants ont droit d’y assister et de poser des
questions.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION
. La requérante
dénonce une violation de son droit à un procès équitable, en invoquant l’impossibilité
pour elle de faire interroger le témoin G.V., alors que la plainte et les
déclarations de cette dernière étaient à la base de sa condamnation. Elle
invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui se lit ainsi dans sa
partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit à ce
que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera
(...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment
à :(...)
d) interroger ou faire interroger les
témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à
décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;(...) »
. Le
Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. Le
Gouvernement exprime des doutes quant à la volonté de la requérante de saisir
la Cour. Il expose que le formulaire de Requête a été signé seulement par sa
représentante.
. La requérante
répond qu’elle avait donné pouvoir à Me M. Livescu pour introduire
sa Requête devant la Cour.
. La Cour note
que la requérante l’a saisie le 10 août 2005 par l’intermédiaire de sa
représentante, laquelle avait été mandatée à cette fin par deux pouvoirs datés
des 7 et 10 août 2005.
. Dans ces
conditions, la Cour estime que la volonté de la requérante d’agir devant elle
ne fait pas de doute. Elle constate également que la Requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle
relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il
convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
. La requérante
soutient que la plainte de G.V. et ses déclarations faites lors des poursuites
pénales - selon lesquelles la requérante aurait omis de lui remettre certaines
sommes qu’elle aurait encaissées - auraient été prises en compte par les
juridictions nationales et auraient été déterminantes pour fonder sa
condamnation. Elle souligne qu’elle n’a jamais eu la possibilité de faire
interroger de manière contradictoire ce témoin pour éclaircir les circonstances
dans lesquelles la société était gérée en l’absence de G.V.
. Elle fait
observer qu’au début du procès, G.V. a été présente à une audience en qualité
de représentante de la société, mais que par la suite elle aurait refusé de se
rendre aux audiences. Or, l’audition de G.V. aurait été d’autant plus
nécessaire que les conclusions des expertises comptables apparaissaient
contradictoires quant à l’existence d’un préjudice et à la manière dont il
aurait été causé. Affirmant d’une part qu’il n’a pas été prouvé que G.V. était
dans l’impossibilité absolue de témoigner, la requérante critique en outre le
fait que le tribunal n’ait pas envisagé de solutions alternatives, comme par
exemple, le report de l’audience à une date qui aurait permis à G.V. d’être
entendue.
. Le
Gouvernement souligne que le tribunal départemental a accueilli la demande de
la requérante visant la convocation de G.V. et que c’est uniquement après avoir
constaté l’impossibilité pour cette dernière de comparaître pour des raisons de
santé qu’il aurait décidé de ne plus la faire interroger. En outre, le
Gouvernement fait observer que la requérante n’avait pas demandé l’audition de
G.V. à l’audience à laquelle celle-ci était présente.
. En tout état
de cause, le Gouvernement soutient que les déclarations de G.V. n’étaient pas
déterminantes pour la condamnation de la requérante. Il estime que les
juridictions internes ont procédé à un examen approfondi de l’ensemble des
preuves, dont les déclarations des parties, les expertises et les écrits versés
au dossier. Elles auraient dûment motivé leurs décisions en s’appuyant sur des
preuves qui corroboraient la thèse de la culpabilité de la requérante.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
. Dans le
jugement rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Al-Khawaja et
Tahery c. Royaume-Uni (nos 26766/05
et 22228/06,
§ 118, CEDH 2011), la Cour a précisé les critères d’appréciation des
griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la Convention en ce qui
concerne l’absence des témoins à l’audience. Ainsi, elle a rappelé que les
exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers
du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette
disposition, dont il faut tenir compte pour apprécier l’équité de la procédure.
De plus, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit
essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable (voir, parmi
les arrêts récents, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84,
16 novembre 2010, avec les références qui y sont citées). Pour ce faire, elle
envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des
droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que
les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05,
§ 175, CEDH 2010) et, si nécessaire, des droits des
témoins (voir, parmi bien d’autres arrêts, Doorson c.
Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des
arrêts et décisions 1996-II). La Cour rappelle
également dans ce contexte que la recevabilité des preuves relève des règles du
droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à
déterminer si la procédure a été équitable (Gäfgen, précité, § 162, avec
les références qui y sont citées).
. L’article 6 §
3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré
coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant
lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions,
mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en
règle générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une
possibilité adéquate et suffisante de contester les
témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur
déposition, soit à un stade ultérieur (voir les arrêts Lucà
c. Italie, no 33354/96, § 39, CEDH 2001-II
et Solakov c. « l’ex-République
yougoslave de Macédoine », no 47023/99,
§ 57, CEDH 2001-X).
. De ce
principe général découlent, selon la jurisprudence de la Cour, deux exigences : premièrement, l’absence
d’un témoin doit être justifiée par un motif sérieux ; deuxièmement,
lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur
des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire
interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats,
les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière
incompatible avec les garanties de l’article 6 (règle de la preuve
« unique ou déterminante ») (Al-Khawaja et
Tahery [GC], précité § 119).
. Dans chaque
affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une
déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir s’il existe des éléments
suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle
preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de
celle-ci. L’examen de cette question permet de ne prononcer une condamnation que
si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son
importance dans la cause (Al-Khawaja et Tahery [GC], précité, § 147).
b) Application en l’espèce
. La Cour
constate que dans la présente affaire, G.V. avait porté plainte contre la
requérante et qu’elle avait été interrogée par le parquet en l’absence de la
requérante ou de son avocat. Bien que la requérante eût sollicité un nouvel
interrogatoire, le parquet et les juridictions internes ont rejeté sa demande par des arguments lapidaires, alors que la requérante avait
détaillé les raisons et l’utilité de cette mesure d’administration de la
preuve. La Cour estime qu’il ne saurait être reproché à la requérante de
ne pas avoir demandé l’audition de G.V. au cours de l’audience du 25 juin 2003,
étant donné qu’à cette audience, G.V. était présente comme représentante de la
société et non pas comme témoin. Le tribunal départemental, seule juridiction à
avoir envisagé l’audition de G.V., est revenu sur sa décision en raison de l’état
de santé du témoin. Eu égard au certificat médical fourni par l’intéressée la
Cour est prête à admettre que l’état de santé du témoin constituait une
justification suffisante pour son absence devant le tribunal et pour l’admission
de ses dépositions.
. La Cour note
toutefois que les juridictions nationales n’ont nullement envisagé la
possibilité d’interroger G.V. ailleurs que dans les locaux du tribunal. Or, le
code de procédure pénale autorisait les magistrats à interroger G.V. à son
domicile si elle était dans l’impossibilité de comparaitre devant le tribunal.
. La Cour note
ensuite que les juridictions nationales, pour fonder le constat de culpabilité
de la requérante, se sont appuyées de manière déterminante sur les dépositions
de G.V. devant les organes d’enquête accusant la requérante d’avoir falsifié
plusieurs ordres de paiement et soustrait l’argent ainsi obtenu (voir
paragraphes 16 et 19 ci-dessus).
. Il convient
donc d’examiner si l’admission de ces dépositions a été contrebalancée par des
garanties procédurales solides pour assurer l’équité de la procédure.
. La Cour
observe que du fait du rejet de ses demandes, une partie déterminante de la défense de la requérante - qui reposait principalement sur l’interrogation
contradictoire de G.V., aux fins de prouver qu’elle lui avait remis
personnellement les sommes d’argent litigieuses et qu’elle avait simplement
omis de lui réclamer la signature de ces ordres en raison de leurs liens d’amitié
et de l’état de santé de G.V. - s’est trouvé compromise (voir, mutatis
mutandis, Vaturi c. France, no 75699/01, § 58, 13 avril 2006). Le fait que la
requérante ait réitéré tout au long de la procédure la demande d’audition de
G.V. prouve l’importance qu’elle attachait à cet élément de sa défense.
S’il est
vrai que la requérante a pu interroger G.I., l’époux de G.V., toujours est-il
que ce témoin, qui du reste a bien confirmé que la requérante leur remettait
régulièrement des sommes d’argent provenant de la société, ne s’est pas
prononcé quant aux circonstances dans lesquelles une partie de ces sommes
aurait été remise à son épouse.
En outre, la
réalisation de trois expertises comptables ne pouvait pas suppléer l’absence d’audition
de G.V. dès lors que leur objectif consistait seulement à chiffrer l’éventuel
préjudice pour la société et non pas à se prononcer sur la responsabilité
pénale de la requérante. Qui plus est, les conclusions de ces expertises
étaient contradictoires et la requérante avait demandé l’audition de G.V. en
expliquant que le témoignage de cette dernière était nécessaire pour éclaircir
plusieurs aspects concernant la gestion de la société et l’origine du prétendu
préjudice.
Enfin, la
Cour constate que les juridictions internes ont accordé aux dépositions de G.V.
le même poids qu’à une déclaration faite devant un tribunal sans s’y référer au
risque qu’il y avait à se fier à un témoignage livré par une personne n’ayant
pas été contre-interrogée (voir, a contrario Mariana Marinescu c. Roumanie, no
36110/03, § 79, 2 février 2010 et mutatis mutandis, Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 157 et 164)
. En conséquence, au vu du caractère déterminant des dépositions de G.V.
et en l’absence d’éléments aptes à les corroborer, la Cour estime que les
autorités internes n’ont pas fourni à la requérante des éléments de nature à
compenser les inconvénients liés à l’admission des dépositions de G.V. Partant,
considérant l’équité du procès dans son ensemble, la Cour conclut il y a eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 d).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. La requérante
allègue avoir subi un dommage matériel qu’elle évalue à 4 577,36 euros (EUR),
représentant les sommes qu’elle a été condamnée à verser à la société, ainsi
que les frais de recouvrement. Elle affirme également avoir subi un préjudice
moral considérable, avec des conséquences négatives sur sa santé et sa vie
professionnelle, pour la réparation duquel elle demande 15 000 EUR.
. Pour ce qui
est du dommage matériel allégué, le Gouvernement soutient que celui-ci ne
présente pas de lien de causalité avec la violation en cause. En ce qui
concerne le dommage moral invoqué, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas non
plus de lien de causalité clair avec la violation alléguée, et que le montant
sollicité est excessif. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que le
constat d’une violation vaudrait en soi satisfaction équitable. Enfin, le
Gouvernement considère que la réouverture du procès pénal en vertu de l’article
4081 du CPP représente un moyen approprié de redresser l’éventuelle
violation constatée.
. La Cour
relève que le seul fondement à retenir pour l’octroi d’une satisfaction
équitable réside en l’espèce dans le fait que la requérante n’a pas bénéficié d’un
procès équitable. La Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue
du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que
l’intéressée a subi une perte de chance réelle dans ledit procès (Pélissier et Sassi c. France
[GC], no 25444/94, § 80, CEDH 1999-II).
. Dès lors,
statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour alloue au
requérant la somme de 2 500 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
. La requérante
demande également 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les
juridictions internes et 260 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Elle fournit
des justificatifs pour les frais engagés pour la traduction de ses observations
devant la Cour. La requérante ne réclame pas le remboursement des frais
encourus par sa représentation devant la Cour et précise que l’assistance
juridique a été assurée pro bono.
. Le
Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des frais encourus, à condition
qu’ils soient prouvés, nécessaires et raisonnables.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable de lui accorder la somme de 500 EUR au
titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare
la Requête recevable ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;
3. Dit
a) que
l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du
jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat
défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i) 2 500
EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,
pour dommage moral ;
ii) 500 EUR (cinq cents euros), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 9 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago
Quesada Josep Casadevall
Greffier Président