En l’affaire Roduit c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en une Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9
juillet 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 6586/06) dirigée contre la Confédération
suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. Roger Roduit
(« le requérant »), a saisi la Cour le 20 janvier 2006 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me S. Riand, avocat à Sion. Le gouvernement suisse
(« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Frank Schürmann, chef de l’unité Droit européen et protection internationale
des droits de l’homme à l’Office fédéral de la Justice.
. Comme le permet l’article
29 § 1 de la Convention, il a été décidé le 3 septembre 2008 que la Chambre se prononcerait en
même temps sur la recevabilité et le fond. Le 3 septembre 2008, la requête a
été communiquée au Gouvernement.
. Le 1er
février 2011, les sections de la Cour ont été remaniées. La requête a été
attribuée à la deuxième section (articles 25 § 1 et 52 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant,
M. Roger Roduit, est un ressortissant suisse, né en 1946 et résidant à Vétroz
(canton du Valais).
. Le requérant
exerçait la fonction de contrôleur permanent à la Banque cantonale du Valais
(ci-après « BCV » ou « la banque ») depuis le mois de
janvier 1985. Le 12 décembre 1990, il en fut également nommé
sous-directeur par le Conseil d’Etat du canton du Valais (ci-après « le
Conseil d’Etat »).
. Par décisions
du 30 octobre 1991 et du 17 juin 1992, le Conseil d’Etat, intervenant
en tant qu’autorité de surveillance, suspendit, puis révoqua le requérant de
ses fonctions de contrôleur permanent et de sous-directeur, sans indemnité. En
ce qui concerne sa révocation, le Conseil d’Etat retint en bref que l’intéressé
avait failli à sa tâche de contrôleur et de réviseur.
. Après son
annulation par le Tribunal fédéral pour des motifs d’ordre formel, la
révocation fut confirmée par le Conseil d’Etat le 28 mai 1997. Le
recours du requérant auprès du Tribunal fédéral fut rejeté par arrêt du
2 septembre 1998.
. Le 22 février
1999, le requérant introduisit une requête devant la Cour (no 47526/99),
pour violation des articles 6, 8 et 14 de la Convention. Le
13 décembre 2001, la requête fut déclarée irrecevable par un comité
de trois juges.
. Parallèlement,
le 2 juillet 1992, le requérant engagea auprès du tribunal du
district de Sion une action civile contre la banque, à laquelle il réclamait le
versement de son salaire mensuel jusqu’au terme du contrat de travail le liant
à cet établissement, soit jusqu’au 31 mai 1993.
. Le 16 février
1993, le juge compétent dudit tribunal déclara l’action irrecevable, au motif
que les rapports de travail en cause relevaient du droit public.
. Sur recours
du requérant, par jugement du 10 mai 1994, la deuxième cour civile du tribunal
cantonal confirma cette décision, et ordonna que le dossier soit transmis à la cour
de droit public du tribunal cantonal (ci-après « le tribunal cantonal »),
pour examen de sa compétence et, le cas échéant, reprise de la procédure sous
son autorité. Le recours de droit public formé par le requérant devant le
Tribunal fédéral contre cette décision fut rejeté le 18 novembre 1994.
. Le 18 janvier 1995,
le dossier fut transmis au tribunal cantonal.
. Par
ordonnance du 17 février 1995, ce dernier suspendit l’affaire jusqu’à l’issue
de la procédure relative aux décisions du Conseil d’Etat du
30 octobre 1991 et du 17 juin 1992 (voir ci-dessus).
. Le 31 août
2001, le tribunal cantonal demanda au requérant s’il entendait maintenir son
action. Le 14 septembre 2001, celui-ci sollicita le maintien de la
suspension de l’affaire jusqu’à ce que la Cour européenne se soit prononcée sur
la requête introduite devant elle. Les 28 novembre 2003 et 25 mars 2004,
le requérant requit à nouveau la prolongation de la suspension de la cause, en
vue de trouver une solution négociée avec la banque.
. Le 21
septembre 2004, le requérant demanda la reprise de la procédure. Il annonça
également qu’il déposerait une écriture complémentaire fondée notamment sur une
convention-transaction acceptée par lui-même et par des représentants du
conseil d’administration de la banque.
. Le 27
septembre 2004, le tribunal cantonal invita les parties à se déterminer sur sa
compétence. Dans ses observations du 14 octobre 2004, la banque admit la
compétence du tribunal cantonal.
. Par arrêt du
18 mars 2005, le tribunal cantonal se déclara incompétent pour traiter du
litige. Il considéra que sa compétence était réglée par la loi sur la procédure
et la juridiction administrative du 6 octobre 1976 (LPJA), dans sa
version modifiée, entrée en vigueur le 1er janvier 1993 (voir
paragraphe 23 ci-dessous). Le 2 juillet 1992, lors de l’ouverture de
l’action du requérant, le seul moyen de droit à disposition était l’action
directe devant le tribunal administratif, prévue par l’article 83 chiffre 3 de
l’ancienne LPJA (voir paragraphe 23 ci-dessous). La nouvelle loi du
16 mai 1991, entrée en vigueur le 1er janvier 1993, avait
supprimé, d’une part, le tribunal administratif, qui était devenu une cour du
tribunal cantonal et, d’autre part, l’action directe pour les contestations de
nature patrimoniale découlant des rapports de service (voir paragraphe 24
ci-dessous). Le 18 janvier 1995, date à laquelle les dossiers avaient été
transmis au tribunal cantonal, celui-ci n’était donc pas compétent pour se
saisir par la voie de l’action des prétentions formulées par le requérant. Dès
lors, les prétentions en indemnité du requérant auraient dû être articulées
par la voie du recours. Par ailleurs, le tribunal cantonal releva que la
question du droit à une indemnité pour licenciement injustifié avait été
définitivement tranchée par l’arrêt du Tribunal fédéral du
2 septembre 1998. La cause n’avait donc pas à faire l’objet d’un plus
ample examen. Les frais de justice, d’un montant de 1200 francs suisses (CHF)
(environ 980 euros (EUR)), furent mis à la charge du requérant.
. Le requérant
forma contre cet arrêt un recours de droit public auprès du Tribunal fédéral.
Il y fit valoir un déni de justice et la violation du principe de célérité de
la procédure ainsi que la violation des principes de la protection contre l’arbitraire
et de la protection de la bonne foi. Il invoqua notamment l’existence d’une
convention-transaction entre lui-même et la banque, qui constituait un nouveau
fondement à sa réclamation, distinct des rapports de service ayant fait l’objet
de la procédure contre le Conseil d’Etat.
. Le Tribunal
fédéral rejeta le recours de droit public, par arrêt du 12 août 2005.
Il estima que le grief tiré de la violation du principe de la bonne foi était
bien fondé, la cour de droit public du tribunal cantonal ne pouvant pas, onze
ans après que la cause lui ait été transmise, se déclarer subitement
incompétente. L’on pouvait certes admettre que le tribunal cantonal avait des
motifs suffisants pour suspendre l’instruction du dossier au fond. Toutefois,
conformément au principe de la bonne foi, elle aurait dû statuer plus tôt sur
sa compétence, surtout si elle avait des doutes à ce sujet. Il considéra
cependant que le deuxième motif d’irrecevabilité, à savoir le fait que les
prétentions au fond avaient déjà fait l’objet d’un jugement définitif, retenu
dans l’arrêt attaqué, n’était pas contraire aux droits constitutionnels du
requérant. Il nota que la banque n’avait pas participé formellement à la procédure
administrative ayant abouti à la révocation du requérant. Cependant, le
Tribunal fédéral avait déjà admis que le Conseil d’Etat avait valablement agi
en remplacement du conseil d’administration de la banque, en raison de la
nécessité d’intervenir rapidement à l’époque. Il n’était donc pas arbitraire de
considérer que les questions juridiques tranchées à l’occasion de la procédure
de révocation étaient opposables au requérant dans le cadre de la procédure
contre la banque. Par ailleurs, s’agissant de la convention-transaction
invoquée par le requérant, le Tribunal fédéral considéra que celui-ci ne l’avait
évoquée que dans un courrier au tribunal cantonal, mais ne l’avait pas produite
et n’avait apporté aucun détail sur son contenu. Elle représentait donc un
nouveau moyen, qui ne pouvait être soulevé à ce stade de la procédure.
. Par
conséquent, le Tribunal fédéral décida qu’un émolument judiciaire de 2 000
CHF (environ 1 634 EUR) fût mis à la charge du requérant. Ce dernier fut
également condamné à verser à la partie adverse des dépens d’un montant de 1 500
CHF (environ 1 225 EUR).
. Une procédure
pénale fut également ouverte contre le requérant pour plusieurs délits
économiques en relation avec ses activités au sein de la banque. Le requérant
fut acquitté de tous les chefs d’accusation.
II. LE DROIT INTERNE
PERTINENT
A. Loi sur la procédure et la
juridiction administratives du 6 octobre 1976 (LPJA)
. Lors du dépôt
du mémoire-demande du 2 juillet 1992 du requérant contre la BCV, était en
vigueur l’ancien droit, à teneur duquel l’action de droit administratif était
définie par une clause générale qui était illustrée par une série non
limitative d’exemples (art. 82 et 83 aLPJA). Le seul moyen envisageable pour
le requérant était l’article 83 chiffre 3 aLPJA, qui prévoyait l’action devant
le Tribunal administratif pour « les contestations de nature patrimoniale
découlant des rapports de service des agents de l’Etat ou des communes ». L’article
83 chiffre 3 aLPJA a été abrogé le 1er janvier 1993, lors
de l’entrée en vigueur de la nouvelle du 16 mai 1991 modifiant la LPJA.
. Le nouveau
texte de cette loi a en effet supprimé, d’une part, le Tribunal administratif
qui est devenu une cour du Tribunal cantonal (art. 65 al. 1 LPJA) et,
d’autre part, l’action directe pour les contestations de nature patrimoniale
découlant des rapports de service (art. 83 a contrario LPJA).
Article 65 - Juridiction de droit
administratif et droit des assurances sociales
« 1 Le
Tribunal administratif cantonal constitue une cour du Tribunal cantonal: la
Cour de droit public.
(...) »
Article 82 - Compétence : a)
recevabilité de l’action
« Le Tribunal cantonal connaît, comme
juridiction unique, des actions relatives à des prétentions de nature
patrimoniale, fondées sur le droit public, qui ne peuvent être l’objet d’une
décision (...) susceptibles d’un recours relevant de sa compétence. »
Article 83 - b) cas où l’action est ouverte
« L’action directe devant le Tribunal
cantonal est ouverte dans les cas de : a) contestation de nature
patrimoniale entre corporations de droit public ; b) contestation de
nature patrimoniale en relation avec des concessions ou des contrats
administratifs auxquels une corporation ou un établissement de droit public est
partie ; c) abrogé ; d) contestation concernant la fixation
des limites territoriales des communes sous réserve de la compétence du Grand
Conseil concernant l’attribution d’un territoire ; e) abrogé ; f)
abrogé ; g) autres affaires à trancher par le Tribunal cantonal, comme
instance unique, en vertu d’une loi cantonale ; h) autres contestations
de droit public pour lesquelles la loi fédérale prévoit une autorité judiciaire
cantonale en première instance. »
B. Loi sur la responsabilité des
collectivités publiques et de leurs agents du 10 mai 1978
Article 7 - Atteinte aux intérêts personnels
« Celui qui subit une atteinte dans ses
intérêts personnels peut réclamer une indemnité à titre de réparation morale
lorsque celle-ci est justifiée par la gravité particulière du préjudice subi et
de la faute de l’agent. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE
. Le requérant
allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai
raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
. La période à
considérer a débuté le 2 juillet 1992 et a pris fin avec l’arrêt du Tribunal
fédéral du 12 août 2005. Elle a donc duré plus de 13 ans en tout, ou
effectivement, déduction faite de la période de suspension de la procédure du
14 septembre 2001 au 21 septembre 2004, plus de 10 ans.
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 6 §
1 de la Convention
La Cour
considère comme opportun d’abord examiner si cet article est applicable au
présent litige.
. Force est de
constater que le requérant était employé par la BCV et que les instances
nationales ont jugé que les rapports de travail en question relevaient du droit
public. Par conséquent, l’application au cas d’espèce de l’article 6 § 1, dans
son volet civil, doit être examinée à la lumière de l’arrêt Eskelinen
et autres c. Finlande [GC], no 36235/00, 19 avril 2007.
. Selon cet
arrêt, pour que l’Etat défendeur puisse devant la Cour invoquer le statut de
fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par
l’article 6, deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, le droit
interne de l’Etat concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal
s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu,
cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’Etat.
Par ailleurs, il y a présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il
appartient à l’Etat défendeur de démontrer que ces deux conditions sont
remplies (Eskelinen et autres c. Finlande, précité, § 62).
. En l’espèce,
selon l’ancienne loi cantonale sur la procédure et la juridiction
administrative du 6 octobre 1976 (LPJA), en vigueur lors de l’ouverture de la
procédure par le requérant, la voie de l’action devant le tribunal administratif
était ouverte pour les contestations de nature patrimoniale découlant des
rapports de service des agents de l’Etat ou des communes. Selon la décision
rendue dans la présente affaire par la cour de droit public du tribunal
cantonal, en application de la version modifiée de la LPJA, entrée en vigueur
le 1er janvier 1993, les prétentions du requérant auraient cependant
dû être articulées par la voie du recours. Il ressort de la décision du
tribunal cantonal que c’est devant celui-ci que le recours aurait dû être
formé. Ainsi, dans les deux cas, l’accès à un tribunal n’était pas exclu par la
législation interne, de sorte que l’article 6 § 1 est applicable.
2. Sur la qualité de victime
a) Les thèses des parties
i. Le Gouvernement
. Le Gouvernement soutient que le
Tribunal fédéral avait dans son arrêt du 12 août 2005 constaté - du moins
implicitement - que la durée de la procédure cantonale était excessive. Cependant,
il avait également jugé que cette seule circonstance ne justifiait pas l’annulation
de l’arrêt entrepris, car celui-ci reposait sur un autre motif d’irrecevabilité
que celui tiré de la seule organisation judiciaire, à savoir le fait que les
prétentions élevées par le requérant avaient déjà fait l’objet d’un jugement définitif
dans une autre procédure.
. Par ailleurs, le Gouvernement ne
voit pas que la violation alléguée du principe de la célérité pût, en l’espèce,
avoir pour effet de fonder des prétentions salariales du requérant contre l’Etat
du Valais. Dans son recours de droit public, le requérant n’avait pris aucune
conclusion tendant à un dédommagement financier. Le requérant avait à sa
disposition une procédure tendant à l’obtention d’une réparation. Or,
nonobstant ces affirmations, il semble qu’il n’y eût aucunement entrepris une
telle action. En outre, la loi valaisanne sur la responsabilité des
collectivités publiques et de leurs agents prévoit en son article 7 la
possibilité d’obtenir une indemnité à titre de réparation morale. Il s’ensuit
que le requérant avait à sa disposition une action tendant à l’obtention d’une
réparation, action à laquelle il avait volontairement renoncé. Partant, le
requérant a perdu la qualité de « victime ».
ii. Le requérant
. Le requérant
rétorque dans sa détermination du 13 février 2009, en renvoyant partiellement à
sa requête du 20 janvier 2006, que selon l’arrêt du Tribunal fédéral le grief
tiré de la violation du principe de la bonne foi était bien fondé. Pourtant, le
Tribunal fédéral n’avait tiré aucune conséquence, même pas au niveau des frais
et dépens, de cette évidence. Dès lors, en conformité avec l’article 6 § 1 de
la Convention, il convient de constater une violation et de permettre au
requérant de faire valoir ses droits financiers et des dommages et intérêts à l’encontre
de la BCV.
. C’est à tort
que le Gouvernement suisse assimile l’Etat du Valais à la BCV, une société
anonyme, pour refuser toute indemnité au requérant qui était un employé de la
BCV soumis à un contrat de droit privé. L’engagement du requérant, à l’exemple
de tous les autres employés, a toujours revêtu une forme de droit privé et non
public.
. Le requérant
soutient qu’il ne s’agit pas simplement d’une absence de célérité, mais d’un
refus catégorique de statuer sur les requêtes en dommages et intérêts émanant d’un
justiciable acquitté de tous les chefs d’accusations retenues à son encontre. L’institution
judiciaire valaisanne et suisse a simplement refusé de se prononcer sur les
indemnités dues au requérant par la BCV en assimilant celle-ci à l’Etat du
Valais.
. Finalement,
le requérant souligne qu’il y n’y a aucun élément dans le dossier qui soutient
l’argumentation du Gouvernement que le requérant avait à sa disposition une
action tendant à l’obtention d’une réparation, action à laquelle il avait
volontairement renoncé, ce qui entraînait la perte de sa capacité de victime.
b) L’appréciation de la Cour
. Selon la
jurisprudence, un requérant ne peut plus se prétendre victime du non-respect du
« délai raisonnable » si les autorités nationales ont reconnu,
explicitement ou en substance, puis réparé la violation de cette disposition
(cf., à titre d’exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 178 et suiv. et § 193, CEDH 2006-V). Cela dépend,
notamment, de la nature du droit dont la violation est alléguée, de la
motivation de la décision (Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X) et de la persistance des conséquences
désavantageuses pour l’intéressé après cette décision (Freimanis
et Līdums c. Lettonie,
nos 73443/01 et 74860/01, § 68, 9 février 2006).
. En l’espèce,
le fait de savoir si le Tribunal fédéral a reconnu l’existence d’une violation
de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du dépassement du délai
raisonnable peut certes prêter à discussion. Par contre, nonobstant le fait que
la législation valaisanne sur la responsabilité des collectivités publiques et
de leurs agents prévoit la possibilité d’obtenir une indemnité à titre de
réparation morale, il est clair que le requérant n’a pas eu de réparation
adéquate d’un éventuel constat de violation. Il peut donc toujours se prétendre
« victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
. Au vu de ce
qui précède, la Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au
sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun
autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par
sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement
du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige
pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour
rappelle qu’une diligence particulière s’impose pour le contentieux du travail
(Ruotolo c. Italie, arrêt du 27 février 1992, § 17, série A no
230-D).
. La Cour a traité à
maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce
et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention (voir Frydlender précité).
. En l’espèce,
la procédure a été engagée par le requérant le 2 juillet 1992 et s’est
terminée par l’arrêt du Tribunal fédéral du 12 août 2005. Elle a donc
duré plus de 13 ans en tout. La suspension de la procédure du 14 septembre 2001
au 21 septembre 2004 peut être imputée au requérant. Il en va de même, en
partie, pour le rallongement de la procédure découlant de l’incompétence du
tribunal civil. Toutefois, même dans ces circonstances, la durée de la
procédure pendant plus de neuf ans n’apparaît pas raisonnable. En outre, si la
suspension de l’instance fut ordonnée le 10 mai 1994 dans l’attente de la
décision du Tribunal fédéral sur la résiliation du contrat de travail, ce n’est
que le 31 août 2001 que le tribunal cantonal a demandé au requérant s’il
maintenait son action, alors que le Tribunal fédéral s’était prononcé le 2
septembre 1998.
. La Cour note
que l’affaire n’était en soi pas dénuée de complexité. Cependant, l’instance
cantonale n’a fait que se prononcer sur sa compétence, sans juger du fond de l’affaire.
Enfin, s’agissant d’un contentieux relevant du droit du travail, la procédure
pouvait revêtir un enjeu important pour le requérant. Par conséquent, la Cour
est d’avis que la durée de la procédure engagée par le requérant était
excessive.
. Compte tenu
de tous les éléments qui lui ont été soumis et de sa jurisprudence en la
matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse
était excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai
raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
A. Sur le
principe de l’autorité de chose jugée
. Par ailleurs
le requérant considère comme arbitraire l’application par le tribunal cantonal du
principe de l’autorité de chose jugée car la première procédure l’opposait au
Conseil d’Etat, et non à la banque. Force est de rappeller qu’il n’appartient
pas à la Cour de vérifier l’application correcte du droit national par les
instances internes. Il s’agit là d’un grief de quatrième instance.
. Il en va de
même du grief concernant la convention-transaction. Dans la mesure où le
requérant entend se plaindre de la violation de son droit d’accès à un tribunal,
la Cour note que les juridictions nationales ont retenu, outre l’incompétence
de la cour cantonale, un deuxième motif d’irrecevabilité, à savoir l’autorité
de chose jugée. L’application de ce principe poursuit des buts légitimes, à
savoir l’économie de procédure et l’absence de jugements contradictoires. Le
fait de déclarer une action irrecevable pour ces raisons n’est pas contraire à
la Convention.
. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que ces griefs
doivent être rejetés pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35
§§ 3a) et 4 de la Convention.
B. Sur le grief portant sur la requête no
47526/99
. Enfin, le
requérant demande à la Cour de reconsidérer sa position émise dans sa décision
du 13 décembre 2001 (requête no 47526/99). La Cour constate qu’il s’agit
en l’espèce d’une affaire déclarée irrecevable par un comité de trois juges le
13 décembre 2001. Le requérant n’apporte aucun élément nouveau, mais se limite
à contester l’application de la jurisprudence de la Cour au cas d’espèce. Sur
ce point, la requête est donc essentiellement la même que la requête no
47526/99 précédemment examinée par la Cour.
. Partant, le grief doit être déclaré irrecevable en application de l’article
35 §§ 2 b) et 4 de la Convention.
III. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de
ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne
permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 5 399 902 francs suisses (CHF), soit environ 4 441 320 euros
(EUR), au titre du préjudice matériel. Il soutient en substance que si la
procédure avait suivi un cours régulier et si le requérant avait pu faire
valoir ses droits par devant une autorité judiciaire, sur le fond de la cause,
il eût immanquablement invoqué le fait que le contrat de travail conclu avec la
BCV n’a jamais été résilié, ni révoqué. Partant, le requérant aurait
nécessairement obtenu les indemnités suivantes pour tous les dommages matériels
subis : 1 091 633 CHF (salaire 1992-1997), 889 022 CHF
(salaire 1997-2000), 2 442 205 CHF (salaire 2000-2008), 558 552
CHF (caisse de retraite), 50 000 CHF (perte de conditions), 358 400
CHF (manque à gagner). Quant au préjudice moral subi, le requérant revendique
la somme de 2 090 000 CHF, soit environ 1 707 380 EUR. Il
soutient que la référence est le montant attribué à titre de tort moral à M.
Bernard Tapie, en France, durant la même période et pour des comportements
bancaires et étatiques largement comparables à ceux commis à l’encontre du
requérant.
. Le Gouvernement rappelle que le requérant a formulé plusieurs
griefs devant la Cour et que celle-ci les a toutefois tous écartés, à l’exception
du grief tiré de l’exigence du « délai raisonnable », au sens de l’article
6 § 1 de la Convention. En outre, le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces
prétentions, estimant qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation
dénoncée et le préjudice allégué. Quant au préjudice moral, le
Gouvernement estime que le constat de violation du droit à un procès équitable
constituerait une satisfaction équitable. Néanmoins, le Gouvernement suisse ne
s’opposerait pas à l’octroi d’une somme de 3 000 CHF (soit environ 2
404 EUR) à titre de tort moral.
. La Cour
rappelle qu’il n’appartient pas à cette dernière de
spéculer sur l’issue d’une procédure conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir l’arrêt
F.R. c. Suisse, no
37292/97, § 45, 28 juin 2001, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997,
§ 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Seul entre en ligne de compte le préjudice qu’aurait
entraîné le dépassement du délai raisonnable, soit la violation du principe de
célérité de la procédure. Il faut donc un lien de causalité entre la violation
alléguée et un hypothétique dommage matériel dûment étayé (cf, à titre d’exemple,
Munari c. Suisse, no
7957/02, § 39, 12 juillet 2005).
En l’espèce,
force est de constater que la présente requête ne porte pas sur la procédure
relative à la révocation, sans indemnité, du requérant. Elle ne porte que sur l’action
civile contre la BCV concluant au versement du salaire dû jusqu’au terme prévu
de son engagement. Dans ce contexte limité, le requérant peut uniquement
prétendre que, si la procédure avait été conforme aux exigences de l’article 6
§ 1 de la Convention, il aurait su avant le 18 mars 2005 (jugement du Tribunal
cantonal) s’il avait droit ou non au versement de la somme revendiquée pour la
période du 1er juillet 1992 au 31 mai 1993. Le moment
auquel le requérant a pris connaissance de l’issue de cette procédure est
toutefois sans influence aucune sur les possibilités d’exercer une activité
lucrative, suite à la révocation de ses fonctions en 1991. On ne saurait donc
admettre l’existence d’un quelconque lien de causalité entre la violation
alléguée et les hypothétiques revenus que le requérant prétend qu’il aurait
réalisés dans « tout autre établissement financier pour lequel il aurait
pu travailler si la procédure avait suivi un cours raisonnable ». Il en va
de même des montants qu’il fait valoir à titre de « caisse de
retraite », perte de conditions d’employé et de « manque à
gagner ». Finalement, comme le soutient le Gouvernement à juste titre, le
bordereau de pièces produit par le requérant contient une attestation d’une
entreprise, selon laquelle le requérant a été à son service à 100 % du 10 avril
2000 au 30 septembre 2008.
. Partant, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation
constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche,
la Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain. Statuant en
équité, elle lui accorde 6 000 EUR, soit environ 7 331 CHF, à ce titre.
B. Frais et dépens
. Le requérant
demande 450 000 CHF, soit environ 367 617 EUR pour les frais et dépens engagés
devant les juridictions internes et 60 000 CHF, soit environ 49 015 EUR, pour
ceux engagés devant la Cour. Il soutient que les frais et honoraires ont été
nécessairement accrus de par la longueur des procédures et des fausses voies de
recours indiquées dans diverses décisions.
. Le Gouvernement
conteste ces prétentions en rappelant qu’il ne ressort pas des documents
produits par le requérant quels sont ceux qui ont été encourus en raison de la
durée excessive. Le Gouvernement invite la Cour à verser une somme de 2 000
CHF (1 636 EUR) au requérant pour ces frais et dépens, comme ceci a déjà été le
cas dans d’autres affaires suisses.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction
équitable) [GC], no
31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession ainsi que de sa
jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2
000 EUR, soit environ 2 444 CHF, tous frais confondus et l’accorde au requérant
plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour
le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention par rapport au grief tiré de la durée
excessive de la procédure ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les
sommes suivantes :
i) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,
pour dommage moral ;
ii) 2 000 EUR (deux mille euros),
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le
requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 3 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Guido Raimondi
Greffier Président