DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE PENNINO c. ITALIE
(Requête
no 43892/04)
ARRÊT
STRASBOURG
24
septembre 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Pennino c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
Danutė Jočienė,
présidente,
Guido Raimondi,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3
septembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 43892/04) dirigée contre la
République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ciro Pennino
(« le requérant »), a saisi la Cour le 29 novembre 2004 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Mes G. Romano et A. Ferrara, avocats à
Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agente, Mme E. Spatafora, et par son co-agent,
M. N. Lettieri.
. Le requérant
allègue que l’état d’insolvabilité déclaré par son débiteur, la municipalité de
Bénévent, fait obstacle au recouvrement de sa créance.
. Le 29 août
2006, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article
29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se
prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1935 et réside à Bénévent.
. En décembre
1993, la municipalité de Bénévent se déclara insolvable (stato di dissesto)
conformément au décret législatif no 66 de 1989 (ensuite modifié par
la loi no 68 du 19 mars 1993, puis par les décrets législatifs no 77
du 25 février 1995 et no 267 du 18 août 2000). Le 19 janvier
1994, la gestion financière de la ville fut alors confiée à une commission extraordinaire
de liquidation (organo straordinario di liquidazione) (« l’OSL »),
chargée d’établir la liste des créances pouvant être déclarées admises dans le
cadre de la procédure d’apurement du passif.
. L’article 248
§ 2 du décret législatif no 267 du 18 août 2000 (loi sur
les collectivités locales en cessation de paiements - enti locali dissestati)
prévoyait qu’à partir de la déclaration d’insolvabilité (dissesto) et
jusqu’à l’approbation de la reddition des comptes (rendiconto), aucune
procédure d’exécution ne pouvait être entamée ou poursuivie relativement aux
créances figurant sur la liste établie par l’OSL. Aux termes du paragraphe 4 de
cette même disposition, pendant la période en question, la collectivité en état
d’insolvabilité ne pouvait se voir exiger sur ces créances des intérêts légaux
ou une compensation au titre de l’inflation.
. La
jurisprudence interne (voir la décision du Conseil d’Etat no 5778
du 30 octobre 2001) avait estimé que le décret législatif no 267
de 2000 ne s’appliquait pas aux créances sur une collectivité locale qui
étaient considérées comme certaines et exigibles par un jugement prononcé après
la déclaration d’insolvabilité, et ce même si ces créances étaient nées
antérieurement. Dès lors, on pouvait entamer une procédure d’exécution concernant
ces créances.
. Le 13 juin
2004 entra en vigueur la loi no 140 du 28 mai 2004. L’article 5
§ 2 de celle-ci prévoit que les dispositions relatives aux collectivités locales
en cessation de paiements s’appliquent dorénavant également aux créances nées
avant le 31 décembre de l’année précédant celle du bilan rééquilibré (bilancio
riequilibrato), et ce même lorsque ces créances ont été établies par une
décision de justice postérieure à une telle date. Le Conseil d’Etat a fait application
de cette disposition dans ses décisions no 3715 du 30 juillet 2004
et no 6438 du 21 novembre 2005.
. Le 15 janvier
1987, le requérant avait entamé une action en dommages-intérêts contre la
municipalité de Bénévent. Il alléguait que cette dernière, en tant que
locataire de son appartement, était responsable de dommages qui auraient été causés
à son bien.
. Par un
jugement du 21 juillet 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 17 décembre
2002, le tribunal de Bénévent avait accueilli le recours du requérant et
condamné la municipalité à lui verser des dommages-intérêts s’élevant à
6 197,48 euros (EUR), auxquels s’ajoutaient les intérêts légaux et une
somme à titre de compensation de l’inflation, calculés à compter d’avril 1986.
Cet arrêt, notifié à la municipalité le 20 février 2003, devint définitif le
22 mars 2003.
. Le
21 juillet 2003, le requérant sollicita la saisie (pignoramento) de
biens appartenant à la mairie. Le 23 janvier 2004, la mairie s’y opposa. Par la
suite, le requérant renonça à la saisie.
. Le 29 juillet
2004, le requérant saisit le tribunal administratif régional (TAR) de Campanie
d’un recours en exécution (ottemperanza) du jugement du 21
juillet 2002.
. Par un
jugement du 28 janvier 2005, le TAR déclara ce recours irrecevable en
application de l’article 5 de la loi no 140 de 2004 (paragraphe 9
ci-dessus).
. Par une
délibération no 4023 du 19 mai 2005, l’OSL, suivant une procédure
simplifiée adoptée dès 1998, reconnut l’existence d’une dette de la
municipalité à l’égard du requérant d’un montant de 24 261,46 EUR.
. Le 7 février
2006, l’OSL proposa au requérant un règlement amiable de l’affaire, lui offrant
le versement d’une somme correspondant à 80 % de sa créance (soit 19 409
EUR). Le requérant refusa cette offre.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
. Dans ses
observations, le Gouvernement a décrit comme suit la procédure de redressement
d’une collectivité locale. Le requérant a indiqué que cet aperçu était, pour l’essentiel,
exact.
. La
déclaration d’insolvabilité (stato di dissesto) d’une collectivité locale
et la procédure de redressement qui s’ensuit correspondent pour l’essentiel à
une procédure de faillite ordinaire et visent la satisfaction proportionnelle
et à égalité de conditions des droits des créanciers (par condicio
creditorum), ainsi que le redressement financier de la collectivité concernée.
Cependant, à la différence d’une entreprise privée, la collectivité locale en
cessation de paiements ne cesse pas d’exister et doit continuer à assumer ses
tâches institutionnelles. Elle doit donc disposer des ressources nécessaires. L’OSL
coexiste avec les organes ordinaires de la collectivité. Sa compétence est
limitée à la période antérieure à la déclaration d’insolvabilité (autrement
dit, aux créances antérieures au 31 décembre de l’année précédant la
déclaration d’insolvabilité) et ne s’étend pas aux opérations financières
postérieures.
. L’OSL a pour
tâche de vérifier l’ensemble des dettes de la collectivité locale relatives à
cette période et de déterminer l’actif disponible pour procéder à leur
paiement. La vérification des dettes de la collectivité locale se fait par la
voie administrative. Les créanciers doivent, dans un délai de soixante jours, déclarer
leur créance, fournir les éléments prouvant son existence et démontrant qu’elle
est certaine, liquide et exigible. En général, seules les dettes « hors
budget » (fuori bilancio) - autrement dit les dettes concernant des
opérations non inscrites au budget de la collectivité - nécessitent des
vérifications approfondies. Elles se divisent en deux catégories : a) les
dettes pour lesquelles les procédures comptables n’ont pas été respectées ou
qui ont été contractées en dehors de toute légitimité administrative ; b) les
dettes résultant d’une décision judiciaire et donc non prévisibles au moment de
l’établissement du budget). Les vérifications sont beaucoup plus simples dans
les cas figurant sous b).
. L’OSL doit faire
une distinction nette entre les dettes de la collectivité qui ont conduit à l’état
d’insolvabilité et les obligations qui relèvent de la nouvelle gestion. Afin de
garantir le principe par condicio creditorum, il est interdit, après la
déclaration d’insolvabilité, d’entamer ou de poursuivre toute action en
exécution visant au recouvrement de créances nées avant le début de la
procédure de redressement. Cependant, l’interdiction en question ne concerne
pas les actions en exécution se rapportant à des créances nées en dehors de la
période de compétence de l’OSL. L’exécution forcée par voie judiciaire
redevient possible dès lors qu’une créance a été définitivement rejetée du
passif (par exemple parce que l’OSL a établi qu’il s’agissait d’une dette non
liée au fonctionnement de la collectivité). Lorsque, en application de l’interdiction
décrite ci-dessus, l’OSL déclare l’extinction d’une procédure d’exécution, le
juge indique les montants de la créance, des intérêts, de la somme à titre de compensation
de l’inflation et des frais de justice, afin que ces montants soient inscrits
au passif de l’administration.
. Il ressort de
ce qui précède qu’une limite temporelle doit être tracée entre les dettes
« passées » (qui relèvent de la compétence de l’OSL), et les dettes
« présentes » ou « futures » (qui relèvent de la gestion
ordinaire). Or, selon le Gouvernement, cette limite ne peut être établie que par
rapport à la date à laquelle la créance est née, quel que soit le moment auquel
elle a été certifiée par une décision de justice. Toutes les créances nées
pendant la période de compétence de l’OSL sont donc traitées par celui-ci. Si
une décision de justice a reconnu l’existence d’une créance de la collectivité,
l’OSL ne peut pas ignorer une telle décision et doit inscrire la créance au
passif de la gestion extraordinaire.
. Le créancier
peut former contre toute décision de l’OSL un recours par voie hiérarchique (ricorso
gerarchico) auprès du ministère de l’Intérieur. La décision de ce dernier
peut être attaquée devant les juridictions administratives (TAR et Conseil d’Etat)
pour, entre autres, vice de motivation et abus ou détournement de pouvoir.
. La Cour
constitutionnelle (arrêt no 155 du 21 avril 1994) avait rejeté des
exceptions d’inconstitutionnalité de la discipline antérieure analogue,
estimant que, lorsqu’une procédure de redressement était en cours, il n’était
pas nécessaire d’offrir aux créanciers les garanties d’une procédure
juridictionnelle sous le contrôle d’un juge, le législateur étant libre de
prévoir que les dettes de l’organisme en cessation de paiements pussent être réglées
dans le cadre d’une procédure administrative. D’après elle, cela était d’autant
plus vrai lorsque, comme en l’espèce, des intérêts publics étaient en jeu et que
les dispositions législatives visaient à empêcher une détérioration encore plus
importante de la situation financière de la collectivité. De plus, toujours
selon elle, une fois la procédure de redressement entamée, on ne pouvait
imputer au débiteur la non-exécution de ses obligations, ce qui justifiait le
« blocage » (blocco) des intérêts légaux et de la somme à
titre de compensation de l’inflation. La Cour constitutionnelle a en outre
précisé que les actes de l’OSL n’étaient pas soustraits au contrôle des
juridictions judiciaires lorsqu’ils portaient préjudice à des droits subjectifs
parfaits (diritti soggettivi).
. L’OSL doit
déposer auprès du ministère de l’Intérieur la liste des créances admises au
passif. Après une vérification ministérielle, l’OSL peut demander un prêt à la
Caisse des dépôts et consignations. Le montant de ce prêt s’ajoute aux autres
ressources déjà versées à l’actif par l’OSL. L’OSL procède ensuite au paiement
d’acomptes aux créanciers dont les revendications ont été inscrites au
passif ; au fur et à mesure que des nouvelles ressources deviennent
disponibles, l’OSL paie de nouveaux acomptes, si possible jusqu’à l’extinction
complète des dettes inscrites au passif. La procédure se termine par le dépôt d’un
plan d’extinction des dettes qui doit être approuvé par le ministère sur avis d’une
commission spécialisée. Le ministère examine sur le fond les choix opérés par l’OSL
et peut lui demander des explications et des vérifications supplémentaires. Il
peut également refuser d’approuver le plan d’extinction.
. Afin d’accélérer
la procédure, l’OSL peut proposer aux créanciers un règlement amiable en
contrepartie d’une diminution du montant de leur créance. En cas d’acceptation
de cette proposition, la somme résultant de la transaction est immédiatement
payée au créancier qui, en même temps, renonce à toute prétention ultérieure à
ce titre. Si la proposition est refusée, l’OSL procédera à un paiement
proportionnel dans le respect du principe par condicio creditorum.
. Pendant la
procédure de redressement, l’application du taux des intérêts et de la
compensation de l’inflation est suspendue relativement aux créances inscrites au
passif. Les intérêts et la compensation de l’inflation peuvent être réclamés à
partir de la date de la clôture de la procédure de redressement.
III. LE DROIT COMPARÉ
. Il ressort des informations de droit comparé dont dispose la Cour
que vingt-cinq Etats
membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie,
Espagne, Estonie, France, Grèce, Lettonie, Luxembourg, ex-République yougoslave
de Macédoine, Moldova, Monténégro, Pologne, République tchèque, Roumanie,
Royaume-Uni, Russie, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie et
Ukraine) ne semblent pas admettre qu’une administration locale puisse être
déclarée insolvable (en Roumanie, une réglementation à cet égard avait été
adoptée, mais son application a été suspendue). En revanche, en Autriche, une
municipalité peut faire l’objet d’une procédure de faillite et, en Hongrie, la
législation prévoit six cas dans lesquels une municipalité en état d’insolvabilité
peut être soumise à une « procédure d’allégement de la dette
municipale ». Sans reconnaître l’insolvabilité de la municipalité, huit
Etats (Belgique, Estonie, ex-République yougoslave de Macédoine, Lettonie,
Monténégro, Russie, Slovaquie et Suisse) prévoient que celle-ci peut être
déclarée en situation de détresse financière, ce qui, en général, implique l’élaboration
d’un plan de redressement. En Suisse, les créanciers de la municipalité peuvent
être impliqués dans la procédure par le biais d’un concordat négocié avec la
municipalité.
. Dans les
Etats où il n’y a pas de déclaration d’insolvabilité ou de procédure de
détresse financière, le paiement des créances semble devoir passer par l’exécution
d’une décision judiciaire qui établit l’existence d’une somme due et exigible
(Allemagne, Azerbaïdjan, Bulgarie, Espagne, Grèce, Moldova, Pologne, République
tchèque, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie et Ukraine). Des garanties
procédurales en faveur des créanciers des municipalités sont prévues en
Espagne, en Grèce, en Roumanie, au Royaume-Uni et en France. Certains Etats
(Allemagne, Bulgarie, Monténégro, Royaume-Uni, Serbie, Slovénie et Suède)
prévoient la possibilité de saisir les biens municipaux, bien qu’il existe des
restrictions à cet égard telles que l’insaisissabilité des biens nécessaires à
la continuité des services publics.
. Les deux
Etats (Autriche et Hongrie) qui admettent la faillite d’une collectivité locale
ont mis en place certaines garanties en faveur des créanciers. En Autriche, les
fonctionnaires de la municipalité peuvent être tenus personnellement pour responsables
en cas de négligence ou de faute et les biens de la municipalité non
nécessaires au maintien des intérêts publics peuvent être saisis aux fins du paiement
des créances. En Hongrie, le tribunal régional peut procéder à une répartition
des biens municipaux tout en respectant un ordre de priorité des créanciers
prévu par la loi.
. Quant à la
possibilité que l’Etat intervienne pour payer les créanciers d’une
municipalité, elle est complètement exclue dans onze Etats (Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Espagne, Hongrie, Luxembourg, Pologne,
République tchèque, Suisse, Turquie et Ukraine) et admise
seulement dans des cas très particuliers (par exemple, si l’Etat s’est porté
garant) dans trois autres (Bulgarie, Moldova et Russie). L’Etat central peut
aider financièrement une municipalité en Allemagne, Estonie,
ex-République yougoslave de Macédoine et Serbie.
. Pour ce qui
concerne les Etats non européens, en Afrique du Sud une municipalité faisant
face à des problèmes financiers peut faire l’objet d’un plan de redressement et,
si elle est dans l’incapacité de payer ses dettes, elle peut demander à la
Haute Cour d’ordonner, pour une période n’excédant pas quatre-vingt-dix jours,
la suspension de toutes les procédures judiciaires engagées par des créanciers
et la suspension de tout ou partie de ses obligations financières. Si la Haute
Cour accepte la demande, un plan de règlement partiel des créances est établi.
Au Chili, lorsqu’un créancier engage une procédure civile contre une
municipalité, les biens de celle-ci non nécessaires à son fonctionnement
peuvent être saisis.
. Enfin, aux
Etats-Unis d’Amérique, si une municipalité est insolvable et si l’Etat fédéré l’autorise,
elle peut élaborer un plan pour faire face à ses dettes et demander à
bénéficier de la protection de la loi sur la faillite, qui généralement
consiste en une prolongation des échéances, une réduction du montant de la
dette ou de ses intérêts et une obtention de prêts. Une commission a compétence
pour examiner le plan de redressement, qui doit être non discriminatoire, juste
et équitable. Selon les règles de priorité, certains
créanciers doivent être payés en totalité, d’autres peuvent ne rien percevoir.
Pour obtenir le paiement de la somme qui lui est due, un créancier privilégié
bénéficie d’une garantie lui assurant une priorité de paiement en cas de
difficultés du débiteur. Il évite ainsi la concurrence avec les créanciers
chirographaires (créanciers simples, dépourvus d’une telle garantie). Les
paiements doivent avoir été effectués en totalité pour chaque niveau de
priorité pour que les créanciers du niveau suivant puissent commencer à être payés.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
. Le requérant affirme
qu’il lui est impossible d’obtenir l’exécution du jugement du tribunal de
Bénévent du 21 juillet 2002. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1
à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
. Le
Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Les exceptions du Gouvernement tirées
du caractère abusif de la Requête et de l’absence de la qualité de victime du
requérant
. Le
Gouvernement indique que la municipalité de Bénévent s’est déclarée insolvable
en décembre 1993 et que la gestion financière de la ville a été confiée à l’OSL
le 19 janvier 1994. En 1998, l’OSL aurait opté pour la procédure
simplifiée, permettant la conclusion d’accords à l’amiable avec les créanciers.
A la date des observations du Gouvernement (décembre 2006), la procédure de
redressement aurait toujours été pendante. Elle se serait prolongée en raison
de modifications législatives intervenues au fil du temps et de l’admission au
passif de nouvelles créances. Les 15 et 23 novembre 2005, la municipalité
de Bénévent aurait décidé de souscrire un prêt aux fins de régler la situation
de certains créanciers, ce qui lui aurait permis de proposer le versement de sommes
allant jusqu’à 80 % des créances.
. Selon le
Gouvernement, on ne saurait tenir compte de la période qui a précédé la
reconnaissance de la créance du requérant par un jugement devenu définitif. En
effet, selon lui, ce n’est qu’à partir de cette date que l’intéressé pouvait revendiquer
un droit auprès de l’OSL et/ou de la municipalité.
. Le
Gouvernement indique que la décision de justice reconnaissant la créance du
requérant n’est devenue définitive que le 22 mars 2003 (paragraphe 11
ci-dessus). Entre cette date et la date de la proposition de règlement amiable,
le 7 février 2006 (paragraphe 16 ci-dessus), deux ans et dix mois environ se
sont écoulés. Or, d’après le Gouvernement, le requérant n’a pas informé la Cour
des développements de la procédure et a ainsi tenté de tromper sa confiance. Le
Gouvernement estime dès lors que la Requête de l’intéressé est abusive. A titre
subsidiaire, il invite la Cour à refuser à celui-ci la qualité de victime
et à déclarer que sa Requête s’analyse en une actio popularis visant la
législation italienne en tant que telle.
2. Appréciation de la Cour
. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 47 § 6 de son règlement, les requérants doivent l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de
leur Requête, et qu’une Requête peut être rejetée comme étant abusive si elle a
été fondée sciemment sur des faits controuvés (Řehàk c. République
tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004, et Keretchashvili c. Géorgie
(déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le requérant a passé sous
silence des informations essentielles concernant les faits de l’affaire afin d’induire
la Cour en erreur (voir, entre autres, Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04,
19 juin 2006, et Basileo et autres c. Italie (déc.), no
11303/02, 23 août 2011). Elle rappelle ensuite que,
de même, si des développements importants surviennent au cours de la procédure
devant la Cour et si le requérant ne l’en informe pas, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause, sa
Requête peut être rejetée comme étant abusive (Bekauri c. Géorgie
(déc.), no 14102/02, §§ 21-23, 10 avril 2012, et Simonetti
c. Italie (déc.), nos 50914/11 et 58323/11, § 19, 10 juillet
2012).
. La Cour rappelle en outre avoir déjà affirmé que, « en principe, tout comportement du requérant manifestement contraire à la vocation du
droit de recours et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon
déroulement de la procédure devant elle peut être qualifié d’abusif » (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no
798/05, § 65, 15 septembre 2009), la notion d’abus, aux termes de l’article 35
§ 3 a) de la Convention, devant être comprise dans son
sens ordinaire retenu par la théorie générale du droit - à savoir le fait, par
le titulaire d’un droit, de mettre celui-ci en œuvre en dehors de sa finalité d’une
manière préjudiciable (Miroļubovs et autres,
précité, § 62, et Petrović c. Serbie (déc.), nos
56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).
. En l’espèce, la
Cour constate que le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir informé
la Cour de la proposition de règlement amiable formulée par l’OSL le 7 février
2006.
. Elle note que
la Requête a été introduite devant elle le 29 novembre 2004, lorsque l’OSL
n’avait pas encore formulé son offre, et que le requérant a mentionné la
proposition de règlement amiable de l’OSL dans ses observations en réplique présentées
en février 2007. L’intéressé ne peut donc se voir reprocher d’avoir tenté de passer
sous silence l’offre litigieuse. De plus, à supposer même qu’il soit
responsable d’un certain retard dans la communication de l’information en
question, la Cour ne saurait conclure que ce manque de diligence est de nature
à conférer à la Requête un caractère abusif ou que celle-ci se fondait
sciemment sur des faits controuvés.
. La Cour
rappelle également que la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager
une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus
dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se
plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble,
sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la
Convention (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH
2010-...). Les Requêtes doivent donc être introduites par ou au nom des
personnes se prétendant victimes d’une violation d’une ou de plusieurs
dispositions de la Convention. La notion de victime doit, en principe, être
interprétée de façon autonome et indépendamment de notions internes telles que
celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. Pour qu’un requérant
puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit pouvoir
démontrer qu’il a été directement affecté par la mesure incriminée (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH
2000-XI, et L.Z. c. Slovaquie (déc.), no 27753/06, § 71, 27 septembre 2011).
. La Cour
relève qu’en l’espèce le requérant, créancier de la municipalité de Bénévent, n’a
pas pu obtenir le recouvrement intégral de sa créance ou entamer une procédure
d’exécution, et ce en raison des dispositions en matière d’insolvabilité applicables
aux collectivités locales. L’intéressé a donc été personnellement et
directement affecté par la situation qu’il dénonce.
. Il s’ensuit
que les exceptions du Gouvernement tirées du caractère abusif de la Requête et
de l’absence de la qualité de victime du requérant doivent être rejetées.
. Constatant
que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a)
de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la
Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
. Le requérant
excipe tout d’abord de la tardiveté des observations du Gouvernement, qui
seraient parvenues au greffe le 5 décembre 2006, après l’expiration du délai (29
novembre 2006) qui aurait été fixé à cet effet.
. Il soutient
ensuite que l’entrée en vigueur de la loi no 140 de 2004, prévoyant selon
lui que les dispositions relatives aux collectivités locales en cessation de
paiements s’appliquent désormais également aux créances établies par un
jugement prononcé après la déclaration d’insolvabilité, l’a privé de la
possibilité d’obtenir le recouvrement de sa créance. Il précise qu’il ne
conteste pas la compatibilité avec la Convention des dispositions générales sur
les collectivités locales en cessation de paiements et que son grief porte sur
la loi no 140 de 2004, qui aurait rendu de facto non
exécutable le jugement du tribunal de Bénévent du 21 juillet 2002 et modifié la
jurisprudence antérieure (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).
. Le requérant
affirme ensuite qu’il y a eu ingérence dans l’exercice de son droit au respect
de ses biens, la loi incriminée ayant eu pour effet, à ses yeux, de reporter sine
die la possibilité de recouvrer sa créance. Il ajoute que cette ingérence n’était
pas « légale » au sens de l’article 1 du Protocole no
1 à la Convention, car elle aurait créé une situation d’incertitude et l’aurait
privé de toute possibilité de protection juridictionnelle. Il expose de plus
que la somme réclamée par lui a été inscrite au passif, et qu’il ne pourra ainsi
bénéficier ni des intérêts légaux ni de la somme à titre de compensation de l’inflation,
et ce jusqu’à la clôture de la procédure de liquidation.
. Il reconnaît,
comme l’aurait d’ailleurs souligné le Gouvernement, qu’il a la possibilité de
contester les actes de l’OSL devant les juridictions judiciaires ou
administratives. Il ajoute qu’il ne peut toutefois ni contrôler l’activité de l’OSL
ni solliciter le recouvrement de sa créance, et que seule la décision d’admettre
ou de ne pas admettre une créance au passif peut former l’objet d’un recours. A
la lumière de ce qui précède, il allègue qu’il a dû supporter une charge
excessive et exorbitante, et que l’Etat n’a pas su ménager un juste équilibre
entre les intérêts publics et privés concurrents.
b) Le Gouvernement
. Le
Gouvernement dit que la procédure de redressement consécutive à l’état d’insolvabilité
de la municipalité a précisément pour but de dégager les liquidités nécessaires
au paiement (en tout ou en partie) des créances. Il ne serait donc pas
question, en l’espèce, d’une impossibilité de recouvrer une créance ou d’une
méconnaissance de l’autorité de la chose jugée.
. Le
Gouvernement argue ensuite que dès lors que l’on permettrait à chaque créancier
d’agir individuellement pour recouvrer sa créance, cela conduirait
inexorablement la collectivité en cessation de paiements à la paralysie et à
une situation de désordre où seuls les créanciers les plus puissants ou les mieux
assistés pourraient recouvrer leur créance. D’après le Gouvernement, la
difficulté à recouvrer les créances ne serait pas due à l’action des autorités,
mais à une situation purement factuelle, indépendante de la volonté de l’Etat
et résultant de la débâcle financière de la collectivité locale. L’intervention
de l’Etat par le biais de la procédure de redressement viserait à garantir à
tous les créanciers l’égalité de traitement pour le recouvrement de leurs créances
et donc à satisfaire ses obligations positives.
. Le
Gouvernement précise ensuite que le requérant a refusé une proposition de
règlement amiable consistant à lui verser une somme correspondant à 80 % de sa
créance (paragraphe 16 ci-dessus). Il en déduit que c’est le requérant lui-même
qui a choisi de ne pas recouvrer sa créance, tandis que l’Etat, face à une
situation exceptionnelle d’insolvabilité de la municipalité, se serait efforcé
de protéger de manière rapide les droits des créanciers. Il renvoie à l’affaire
Bäck c. Finlande (no 37598/97, CEDH 2004-VII), dans laquelle la
Cour aurait conclu à la non-violation de l’article 1 du Protocole no
1 malgré l’annulation, sans indemnisation ou compensation, par une loi
rétroactive, d’une créance du requérant envers un particulier dans le cadre d’une
politique sociale. Il considère que, dans la présente espèce, la loi sur les
collectivités locales en cessation de paiements ne visait pas un litige
particulier, mais qu’elle s’imposait pour des raisons de nature budgétaire et
de politique économique et sociale, et que, comme elle aurait concerné une
municipalité et non un particulier, elle répondait à l’intérêt général. Il est
d’avis qu’il y a eu non pas atteinte à la substance même du droit du requérant,
mais légère réduction du montant de sa créance.
2. Appréciation de la Cour
. La Cour
estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur la question de savoir si les
observations du Gouvernement lui sont parvenues ou non en temps utile
(paragraphe 46 ci-dessus), les faits de la cause décelant, en tout état de
cause, une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la
Convention, pour les raisons exposées ci-dessous.
. La Cour
rappelle d’abord qu’une « créance » peut constituer un « bien »
au sens de l’article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment
établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis
c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B, et Bourdov
c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002-III).
. En l’espèce, elle
note que le requérant était titulaire d’une créance établie, liquide et
exigible en vertu du jugement du tribunal de Bénévent du 21 juillet 2002, qui
avait condamné la municipalité à lui verser des dommages-intérêts à hauteur de
6 197,48 EUR, auxquels s’ajoutaient les intérêts légaux et une somme à
titre de compensation de l’inflation. Cet arrêt est devenu définitif le
22 mars 2003 (paragraphe 11 ci-dessus).
. A la suite de
la déclaration d’insolvabilité de la municipalité de Bénévent, survenue en
décembre 1993 (paragraphe 6 ci-dessus), ainsi que de l’entrée en vigueur du
décret législatif no 267 du 18 août 2000 (paragraphe 7 ci-dessus) et
de la loi no 140 du 28 mai 2004 (paragraphe 9 ci-dessus), le
requérant s’est trouvé dans l’impossibilité d’entamer une procédure d’exécution
contre la municipalité de Bénévent. Par ailleurs, celle-ci n’a pas payé sa
dette, portant atteinte au droit du requérant au respect de ses biens, tel qu’énoncé
dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no
1 (voir, mutatis mutandis, Bourdov, précité, idem).
. En outre, en
n’exécutant pas le jugement du tribunal de Bénévent, les autorités nationales
ont empêché le requérant de percevoir l’argent qu’il pouvait raisonnablement s’attendre
à obtenir. Il est vrai que l’OSL a proposé au requérant un règlement amiable, grâce
auquel l’intéressé aurait pu se voir verser une somme correspondant à 80 % de
sa créance (paragraphe 16 ci-dessus) ; il n’en demeure pas moins qu’en
acceptant cette offre - ce qu’il n’a pas fait - le requérant aurait perdu 20 %
de sa créance, et aurait dû renoncer aux intérêts légaux et à la somme à titre
de compensation de l’inflation sur la somme qui lui était due, et ce à partir
de la date de la déclaration d’insolvabilité de la municipalité (paragraphe 7
ci-dessus).
. Le
Gouvernement a justifié cette ingérence dans la jouissance par le requérant de
son droit au respect de ses biens par l’insolvabilité de la municipalité et par
la volonté de garantir à tous les créanciers l’égalité de traitement pour le
recouvrement de leurs créances (paragraphes 51 et 52 ci-dessus). La Cour estime
que le manque de ressources d’une commune ne saurait justifier qu’elle omette d’honorer
les obligations découlant d’un jugement définitif rendu en sa défaveur (voir, mutatis
mutandis, Ambruosi c. Italie, no 31227/96, §§ 28-34,
19 octobre 2000, et Bourdov, précité, § 41).
. La Cour tient
à souligner qu’il s’agit en l’espèce de la dette d’une collectivité locale,
donc d’un organe de l’Etat, découlant de sa condamnation au paiement de
dommages-intérêts par une décision de justice. Cela permet de différencier la
présente affaire de l’affaire Bäck c. Finlande, évoquée par le
Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), où il s’agissait de l’aménagement d’une
créance sur un particulier, ainsi que de l’affaire Koufari et Adedy c. Grèce
((déc.), nos 57665/12 et 57657/12, §§ 31-50, 7
mai 2013), où il était question d’une politique sociale visant à réduire, à l’avenir,
les rémunérations et les pensions des fonctionnaires.
. Les
considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES
6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
. Le requérant soutient
que l’absence d’un recours permettant de remédier à l’impossibilité dont il se
plaint d’obtenir l’exécution du jugement du tribunal de Bénévent du 21 juillet
2002 a emporté violation des articles 6 et 13 de la Convention. Il se plaint également
de ce que la gestion de la faillite de la municipalité ait été confiée à un
organe administratif. Il dénonce enfin l’absence de voies de recours qui lui
auraient permis de demander un contrôle de l’activité de l’OSL et de la procédure
de redressement.
Dans leurs parties pertinentes en l’espèce, les
articles 6 § 1 et 13 de la Convention se lisent comme suit :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation
aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. »
. Le
Gouvernement combat les thèses du requérant.
. La Cour
relève que ce grief est lié à celui qui a été examiné ci-dessus et qu’il doit
donc lui aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. Le requérant
. Le requérant soutient
que l’article 248 du décret législatif no 267 de 2000 et l’article 5
de la loi no 140 de 2004 empêchent les créanciers d’une collectivité
locale en cessation de paiements d’entamer une procédure d’exécution pour
obtenir le recouvrement de leurs créances. En l’espèce, selon lui, l’Etat n’a
pas réglementé l’accès à la justice, mais a exclu la possibilité d’agir aux
fins de l’exécution, y compris devant le juge administratif. Cette interdiction
perdurerait jusqu’au rétablissement de la situation financière de la
municipalité, et donc jusqu’à une date imprévisible. Il s’agirait, par
conséquent, d’une limite temporelle vague.
. Le requérant soutient
enfin qu’il avait un grief « défendable » sous l’angle de l’article 1
du Protocole no 1 à la Convention, et que, par conséquent, aux
termes de l’article 13 de la Convention, il avait droit à un recours effectif
devant une instance nationale. Or il aurait été privé de ce droit par la loi no
140 de 2004. Il indique à cet égard que le jugement du tribunal de Bénévent du
21 juillet 2002 a été prononcé plus de quinze ans après l’introduction, le
15 janvier 1987, de son action en dommages-intérêts.
2. Le Gouvernement
. Le
Gouvernement soutient que l’article 13 de la Convention ne peut obliger l’Etat
à prévoir des mécanismes de suivi par un particulier de chaque étape
intermédiaire d’une procédure complexe, car, à ses yeux, cela empêcherait le
bon déroulement de la procédure et engendrerait des retards. Selon lui, cette
disposition n’est par conséquent pas applicable aux phases de la procédure qui
précèdent l’exclusion éventuelle d’une créance de la masse passive. Par ailleurs,
puisque sa créance aurait été inscrite au passif, le requérant n’aurait pas un
grief défendable sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
Quant au droit d’accès à un tribunal, protégé par l’article 6 § 1 de la
Convention, il s’agirait d’un droit non pas matériel mais procédural, qui ne
pourrait se superposer à celui garanti par l’article 13.
. Le
Gouvernement se réfère ensuite à son exposé du droit et de la pratique internes
pertinents (paragraphes 22-23 ci-dessus), et redit que les actes de l’OSL
peuvent être attaqués tant devant le ministère de l’Intérieur que devant les
juridictions administratives ou judiciaires. Il indique de plus que, en l’espèce,
le requérant, dont la créance aurait été inscrite au passif, n’avait aucun
grief contre l’OSL et que sa doléance tirée de l’article 13 est donc purement
théorique et s’analyse en une actio popularis.
. Enfin, le
Gouvernement explique que le requérant ne pouvait effectivement pas entamer ou
poursuivre une quelconque action individuelle en exécution. Il ajoute toutefois
que la possibilité d’agir individuellement aux fins du recouvrement d’une
créance en dehors de la procédure de redressement serait par définition
incompatible avec la finalité de cette dernière et aurait compromis, comme
expliqué plus haut, le principe par condicio creditorum.
B. Appréciation de la Cour
. La Cour
examinera les doléances du requérant d’abord sous l’angle de l’article 6 § 1 de
la Convention.
. Elle rappelle
que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès - à savoir le
droit de saisir un tribunal en matière civile - constitue un aspect, serait
illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une
décision judiciaire définitive et obligatoire restât inopérante au détriment d’une
partie. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit,
doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du
« procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars
1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, et Bourdov
c. Russie (no 2), no 33509/04, §
65, 15 janvier 2009).
. En l’espèce,
la Cour note qu’aux termes de l’article 248 § 2 du décret législatif no 267
de 2000, à partir de la déclaration d’insolvabilité et jusqu’à l’approbation de
la reddition des comptes, aucune procédure d’exécution ne pouvait être entamée
ou poursuivie relativement aux créances sur la municipalité rentrant dans la
compétence de l’OSL (paragraphe 7 ci-dessus). L’article 5 § 2 de la loi no 140
de 2004 a étendu cette règle également aux créances qui, comme celle du
requérant, avaient été établies par une décision de justice postérieure à la
déclaration d’insolvabilité. Le Conseil d’Etat a fait application de cette
disposition dans ses décisions no 3715 du 30 juillet 2004 et no
6438 du 21 novembre 2005 (paragraphe 9 ci-dessus).
. Le requérant
a donc subi une ingérence dans l’exercice de son droit d’accès à un tribunal.
. La Cour
rappelle que ce droit n’est pas absolu, mais qu’il peut donner lieu à des
limitations implicitement admises. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre
l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en
trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article
6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir,
parmi beaucoup d’autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, §§
35-36, CEDH 1999-IX, et Papon c. France, no 54210/00, §
90, 25 juillet 2002 ; voir également le rappel des principes pertinents
dans Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no
294-B).
. En l’espèce,
la Cour considère que la limitation incriminée poursuivait le but légitime d’assurer
l’égalité de traitement entre les créanciers, ce que le Gouvernement souligne à
juste titre (paragraphe 68 ci-dessus).
. Quant à la
proportionnalité de l’ingérence, la Cour relève que l’interdiction d’entamer ou
de poursuivre des procédures d’exécution contre la municipalité reste en
vigueur jusqu’à l’approbation par l’OSL de la reddition des comptes, et donc
jusqu’à une date future qui est fonction de l’activité d’une commission
administrative indépendante. La célérité de la procédure devant ce dernier
échappe donc complètement au contrôle du requérant.
. La
municipalité de Bénévent s’est déclarée en cessation de paiements en décembre
1993 (paragraphe 6 ci-dessus) et, à ce jour, la Cour n’a pas été informée d’une
approbation de la reddition des comptes par l’OSL. Le requérant, qui a obtenu la
reconnaissance de sa créance par un jugement prononcé en juillet 2002 et devenu
définitif le 22 mars 2003 (paragraphe 11 ci-dessus), a donc été privé de son
droit d’accès à un tribunal pendant une période excessivement longue. Aux yeux
de la Cour, cela a porté atteinte au rapport raisonnable de proportionnalité
devant exister, en la matière, entre les moyens employés et le but visé.
. Il y a donc
eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
. Eu égard aux
constats relatifs à l’article 1 du Protocole no 1 et à l’article 6
§ 1 de la Convention (paragraphes 60 et 77 ci-dessus), la Cour estime qu’il
n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 13
de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
79. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 34 042,93 EUR pour préjudice matériel. Il précise que cette somme représente
le montant de la créance reconnue par l’OSL (24 261,46 EUR), augmenté des
intérêts légaux et d’une somme au titre de la compensation de l’inflation. Le
requérant sollicite également 20 000 EUR pour dommage moral.
. Le
Gouvernement soutient que les droits patrimoniaux du requérant n’ont pas été
atteints et qu’aucun sentiment d’angoisse ou autre dommage moral n’a été
infligé à l’intéressé. Il est dès lors d’avis qu’aucune satisfaction équitable
ne doit être accordée à l’intéressé. Il indique par ailleurs que la somme
réclamée pour dommage matériel est supérieure au montant de la créance, et que celle
sollicitée pour préjudice moral est presque égale à cette dernière.
. La Cour
rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no
1 et de l’article 6 § 1 de la Convention à cause de l’impossibilité faite au
requérant d’obtenir le recouvrement de sa créance sur la municipalité de
Bénévent et de l’impossibilité d’entamer une procédure d’exécution contre celle-ci.
. Sous l’angle
de l’article 41 de la Convention, la Cour note que le requérant a subi un
préjudice matériel en ce qu’il n’a pas perçu le montant des dommages-intérêts
auxquels il avait droit. Comme elle l’a affirmé à maintes reprises, un arrêt
constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique
de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à
rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis
c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH
2000-XI). Elle estime qu’en l’espèce l’octroi d’une somme équivalente au
préjudice subi placerait le requérant dans la situation où il se serait trouvé
si la violation n’avait pas eu lieu (Plalam S.p.a. c. Italie
(satisfaction équitable), no 16021/02, § 23, 8 février 2011).
. La Cour
relève que, selon le jugement du tribunal de Bénévent du 21 juillet 2002,
la municipalité devait verser au requérant 6 187,48 EUR à titre de
dommages-intérêts. A cette somme s’ajoutaient les intérêts légaux et une somme à
titre de compensation de l’inflation calculés à compter d’avril 1986
(paragraphe 11 ci-dessus). Le 19 mai 2005, l’OSL avait calculé que la somme due
au requérant s’élevait à 24 261,46 EUR (paragraphe 15 ci-dessus).
. Etant donné
que le caractère adéquat d’un dédommagement risquerait de diminuer si le
paiement de celui-ci faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire
la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps très important (Raffineries
grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, § 82), ce montant devra être
actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il faudra aussi l’assortir
d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps
qui s’est écoulé depuis mai 2005. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent
correspondre à l’intérêt légal simple appliqué au capital progressivement
réévalué (Guiso-Gallisay c. Italie [GC], no 58858/00,
§ 105, 22 décembre 2009, et Plalam S.p.a. (satisfaction
équitable), précité, § 24).
. De plus, en l’espèce,
la violation des droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no
1 et l’article 6 § 1 de la Convention a dû causer à l’intéressé des
sentiments d’impuissance et de frustration. La Cour estime qu’il y a lieu de
réparer de manière adéquate ce préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Bourdov
(no 2), précité, §§ 151-157, Epiphaniou et autres c. Turquie
(satisfaction équitable), no 19900/92, § 45, 26 octobre 2010,
et Di Marco c. Italie (satisfaction équitable), no
32521/05, § 20, 10 janvier 2012).
. Compte tenu
de l’ensemble de ces éléments et statuant en équité, la Cour estime raisonnable
d’accorder au requérant une somme globale de 30 000 EUR, tous préjudices
confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
. Se fondant
sur une note relative aux frais de ses avocats, le requérant demande également 11 618,60
EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
. Le
Gouvernement affirme qu’un recours abusif ou mal fondé n’entraîne aucun
paiement de frais et dépens et que, en tout état de cause, la somme réclamée
par le requérant est excessive.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu
des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde
au requérant.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner
le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit
a) que
l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du
jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes suivantes :
i. 30 000 EUR (trente mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommages
matériel et moral,
ii. 5 000 EUR (cinq mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant,
pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
6. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 24 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Stanley
Naismith Danutė Jočienė
Greffier Présidente