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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HASSAN AND OTHERS v. FRANCE - 46695/10 54588/10 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1355 (04 December 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1355.html Cite as: [2014] ECHR 1355 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HASSAN ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 46695/10 et 54588/10)
ARRÊT
STRASBOURG
4 décembre 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hassan et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 46695/10 et 54588/10) dirigées contre la République française et dont des ressortissants somaliens (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement les 16 et 13 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Il s’agit de MM. Yacoub Mohammed Hassan et Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10), et de M. Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10), nés en 1983, 1979 et 1975 respectivement.
2. Les requérants Yacoub Mohammed Hassan et Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10) sont représentés par Me Antonin Levy, avocat à Paris. Le requérant Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10) est représenté par Me Florent Loyseau de Grandmaison, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement le 20 février 2013.
4. Le gouvernement grec s’est vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La genèse de l’affaire
5. Le 2 septembre 2008, trois hommes montèrent sur un voilier français, « le Carré d’As », qui se trouvait alors dans les eaux internationales au large de la Somalie. Ils obligèrent l’équipage, composé d’un couple de français, à se dérouter pour rejoindre d’autres embarcations. Une dizaine d’hommes prirent alors place à bord du voilier qui, le soir, atteignit les côtes de Somalie. Le couple fut dépouillé de ses biens et maintenu en otage en vue du versement d’une rançon de deux millions de dollars.
6. Le 5 septembre 2008, la frégate furtive « Courbet » de la marine nationale française, qui se trouvait en mission dans le golfe d’Aden, arriva sur place avec à son bord un effectif de commandos.
7. Le 15 septembre, vers 18 heures, alors que le Carré d’As était au mouillage dans les eaux territoriales somaliennes, à proximité de Xaafun, une opération - intitulée « Remora » - fut déclenchée par les forces militaires françaises afin de libérer les otages. Décidée par le président de la République française, elle était conduite par le chef d’état-major des armées et le centre de planification et de conduite des opérations.
8. L’assaut fut donné le 16 septembre 2008, à 0 heures 30. L’un des somaliens fut tué ; six autres, dont les requérants, furent arrêtés. Transportés vers 2 heures sur le Courbet, ils furent placés en soute puis dans une coursive, sous la surveillance de membres de la brigade de protection du bord. Les deux navires firent route en direction de Djibouti.
9. Le 21 septembre 2008, les autorités somaliennes adressèrent aux autorités françaises une note verbale indiquant qu’elles donnaient leur consentement à ce que les six personnes interpellées quittent le territoire somalien sous le contrôle des autorités militaires françaises (« (...) The Transitional Federal Government of Somalia gives its consent to that [sic] the 6 arrested persons leave Somalian territory under the guard of the French military authorities. (...) »).
10. Le même jour, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris saisit le directeur national de la gendarmerie national d’une enquête préliminaire pour détournement de navire, arrestation, et séquestration sans libération avant le septième jour aux fins de rançon, en bande organisée.
11. Les six suspects furent maintenus à bord du Courbet jusqu’au 22 septembre 2008, 13 heures 30. Ils furent ensuite conduits sur la base militaire française de Djibouti en vue de leur acheminement en France.
12. Le 23 septembre 2008, ils furent embarqués dans un avion militaire à destination de la France. Ils atterrirent en France le même jour, vers 16 heures (heure française) ; ils furent immédiatement remis à l’officier de police judiciaire chargé de l’enquête puis, à 17 heures, placés en garde à vue. Leurs droits leur furent notifiés à l’aide d’un interprète ; ils furent notamment informés de leur droit de s’entretenir avec un avocat à l’issue d’un délai de 48 heures. Ils furent ensuite examinés par un médecin. Ils furent entendus par le procureur de la République le 24 septembre, qui prolongea leur garde à vue de 24 heures. Ils bénéficièrent à nouveau d’un examen médical.
13. La garde à vue fut levée le 25 septembre à 14 heures 30 aux fins de présentation au Parquet.
14. Le 25 septembre 2008, une information fut ouverte contre les six suspects des chefs d’association de malfaiteurs, détournement de navire, arrestation et séquestration arbitraire de plusieurs personnes comme otages afin d’obtenir le versement d’une rançon sans libération avant le septième jour commise en bande organisé, et vols commis avec armes et en bande organisée.
15. Les requérants indiquent qu’ils furent présentés à un juge d’instruction le même jour, à 17 heures 54 s’agissant de M. Yacoub Mohammed Hassan (requête no 46695/10), à 19 heures 30 s’agissant de M. Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10), et à 20 heures 09 s’agissant de M. Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10). Ils furent mis en examen et placés en détention provisoire à l’issue de leurs interrogatoires de première comparution.
B. L’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 6 octobre 2009
16. Le 24 mars 2009, les six suspects saisirent la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris de requêtes en annulation des actes relatifs à leur privation de liberté entre les 16 et 25 septembre 2008, en particulier de leur garde à vue et des actes dont elle était le support, dont leur mise en examen. Invoquant notamment l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ils soutenaient que leur arrestation et leur détention n’avaient pas de fondement juridique et dénonçaient le délai entre leur arrestation et leur présentation au juge d’instruction.
17. La chambre de l’instruction rejeta les requêtes par un arrêt du 6 octobre 2009.
18. Elle releva tout d’abord qu’aux termes de l’article 113-3 du code pénal, la loi pénale française est applicable aux infractions commises à bord des navires battant pavillon français ou à l’encontre de tels navires, en quelque lieu qu’ils se trouvent. Elle considéra cependant que, si cette règle a pour effet de rendre applicable la loi pénale française et de donner compétence aux juridictions pénales françaises, son objet se limite « à la reconnaissance d’une compétence de la loi et des juridictions qualifiée de territoriale, laquelle peut, à la différence de la souveraineté territoriale, être concurrente avec celle d’un autre État ». Elle souligna ensuite que l’article 113-3 du code pénal, qui ne concerne que la loi pénale de fond, ne pouvait justifier l’application des dispositions du code de procédure pénale relatives aux enquêtes, préliminaires ou de flagrance, dans les eaux territoriales d’un État étranger. Elle estima qu’il en allait de même des articles 689-1 et 689-5 du code de procédure pénale, qui donnent, subsidiairement, compétence aux juridictions françaises pour connaître d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime définis par la Convention de Rome du 10 mars 1988. Elle conclut que les investigations judiciaires relatives à des infractions commises sur ou à l’encontre d’un navire battant pavillon français se trouvant dans les eaux territoriales d’un autre État étaient soumises aux dispositions de procédure pénale de cet État, qu’il ne pouvait en aller autrement que sur le fondement d’une convention internationale et qu’une convention bilatérale ayant un tel objet ne paraissait pas exister entre la France et la Somalie. Cela étant, elle retint ce qui suit :
« Considérant que les parties civiles, qui convoyaient un navire battant pavillon français, « le Carré d’As », ont été victimes d’un abordage alors que ledit navire se trouvait dans les eaux internationales ; que la loi pénale française est, selon les termes de l’article 113-3 du code pénal, applicable à une infraction ainsi commise à l’encontre d’un tel navire ; que si les infractions, objet de la poursuite, ont été initialement commises alors que le « Carré d’As » se trouvait dans les eaux internationales, elles se sont poursuivies dans les eaux territoriales somaliennes ; que c’est dans les eaux relevant de la souveraineté somalienne qu’a été conduite, par les forces armées françaises, une action de vive force destinée à mettre un terme aux actes de piraterie qui étaient toujours en cours de commission ; que les requérants ont, à l’occasion de cette opération militaire qui a permis la libération des deux victimes, été appréhendés dans les eaux territoriales somaliennes. »
19. La chambre de l’instruction constata ensuite que si l’abordage et la prise d’otage en cause étaient constitutifs d’actes de piraterie, au sens de l’article 101 de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer du 10 décembre 1982, cette convention ne pouvait constituer la base légale des mesures prises en l’espèce, dès lors que son article 105 ne donne compétence aux États pour saisir un navire pirate et appréhender les personnes se trouvant à son bord qu’en haute mer ou dans un autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État.
Elle releva cependant que la résolution 1816 adoptée le 2 juin 2008 par le Conseil de sécurité des Nations unies autorisait, pour une période de six mois, les États coopérant avec le gouvernement fédéral de transition (« GFT »)) de Somalie à la lutte contre la piraterie et les vols à main armée au large des côtes somaliennes, à entrer dans les eaux territoriales de Somalie afin de réprimer de tels actes, et à utiliser à cette fin « tous moyens nécessaires », « d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable ». D’autre part, cette résolution demandait à tous les États « de coopérer en vue de déterminer lequel aura[it] compétence et de prendre les mesures voulues d’enquête et de poursuite » à l’encontre des auteurs de tels actes commis au large des côtes somaliennes. La chambre de l’instruction considéra ensuite que, si la nature de ces moyens et de ces mesures d’enquête n’y était pas inscrite de façon exhaustive, la résolution, « sauf à vider de toute signification ses dispositions suffisamment précises », notamment en ce qu’elles prévoyaient expressément que des personnes puissent être « détenues dans le cadre d’opérations menées en vertu de la présente résolution », emportait pour le moins la possibilité de limiter la liberté d’aller et de venir des personnes appréhendées, voire de les priver temporairement de liberté. Enfin, elle constata que le code de la défense habilitait les commandants des bâtiments de l’État chargés de la surveillance en mer à exercer et à faire respecter les mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international et le droit interne, dont, au nom de l’État côtier, les mesures de contrôle et de coercition fixées en accord avec cet État (article L. 1521-2). Il les habilitait aussi à prendre les mesures de coercition nécessaires et adaptées en vue d’assurer la préservation du navire et la sécurité des personnes se trouvant à bord, pendant le transit consécutif au déroutement du navire ordonné en application (notamment) du droit international (article L. 1521-5), ainsi qu’à recourir à des « mesures de coercition comprenant, si nécessaire, l’emploi de la force » lorsque le capitaine refuse de faire connaître l’identité et la nationalité du navire, d’en admettre la visite ou de le dérouter.
20. Après s’être déclarée incompétente pour décider si les mesures prises en l’espèce par les autorités françaises avant l’arrivée des suspects en France étaient des « actes de gouvernement », la chambre de l’instruction constata que les moyens employés avaient été, aussi bien lors de « l’action de vive force » qu’à l’issue de celle-ci, adaptés à la situation, nécessaires et proportionnés. Elle jugea en particulier que « seules [avaient] été prises, à l’égard des personnes appréhendées, des mesures appropriées au regard, notamment, des finalités définies par la résolution 1816 », et qu’il en allait spécialement ainsi de la restriction apportée à leur liberté d’aller et de venir.
21. La chambre de l’instruction conclut que l’interpellation des suspects et leur rétention jusqu’à leur placement en garde à vue ne contrevenaient pas à l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. L’arrêt est à cet égard motivé comme il suit :
« Considérant (...) que la privation temporaire de liberté constatée s’inscrivait (...) expressément dans les limites du cas spécialement prévu par l’article 5 § 1 c) de [la] Convention ; que l’appréhension des requérants n’a pas été dépourvue de fondement juridique mais était, au contraire, justifiée par la résolution 1816 précitée ; que c’est selon les voies légales que les six requérants ont été temporairement privés de leur liberté ; que la durée de leur rétention n’a été que la conséquence insurmontable des circonstances de temps et de lieu de leur appréhension, laquelle est intervenue à un endroit où les requérants se trouvaient de par leur propre volonté ; qu’il était - sauf à ne pas recourir à l’action de vive force strictement nécessaire à la libération des deux victimes - matériellement impossible de résister à ces circonstances tout à fait exceptionnelles ; que la considérable distance à parcourir, induisant un incompressible délai d’acheminement, a caractérisé une impossibilité matérielle de traduire aussitôt, ou même dans un délai plus court, les personnes arrêtées, devant un magistrat habilité ; que ces contraintes n’ont pas constitué une atteinte disproportionnée ou injustifiée aux droits fondamentaux des requérants, qui, dans le respect des règles posés par le code de procédure pénale, qui ne sont pas incompatibles avec [la Convention], se sont vus notifier leur placement en garde à vue, ainsi que les droits y afférant, dès leur arrivée sur le territoire français, ont été présentés au procureur de la République moins de 24 heures après cette arrivée, puis ont été présentés, le lendemain, à un magistrat instructeur qui venait d’être saisi par l’ouverture d’une information judiciaire et, enfin, à un juge des libertés et de la détention ;
Considérant que les autorités somaliennes étaient susceptibles, à tout moment, jusqu’au transfert effectif de leurs six ressortissants sur le territoire français, soit le 22 septembre 2008, d’exercer leur droit de contrôler la conformité de l’action des autorités françaises aux règles de droit international et, le cas échéant, de droit somalien applicables ; que les autorités somaliennes n’ont, à aucun moment, ni au cours de cette période, ni après le transfert de leurs six ressortissants sur le territoire français, fait état d’une quelconque violation des règles précitées ; que ledit transfert vers la France a été effectué le 22 septembre 2008 avec l’approbation des autorités somaliennes, concrétisée par une note verbale en date du 21 septembre 2008 (...) ;
Considérant que le délai du transfert vers la France réalisé le 22 septembre 2008 n’est en rien incompatible avec le respect des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention (...) ; que la durée de la garde à vue elle-même, qui n’a pas excédé les limites prévues par les dispositions du code de procédure pénale, lesquelles ne sont pas incompatibles avec les stipulations de la Convention (...), ne constitue pas une violation des droits reconnus par l’article 5 § 3 (...) ; que la garde à vue des six personnes ensuite mises en examen ne s’est pas prolongée au-delà de la durée nécessaire à leurs auditions successives, lesquelles rendaient nécessaires, notamment, le recours à un interprète, et avaient été différées jusque-là pour qu’elles puissent, précisément, être réalisées en conformité avec les règles imposées par le code de procédure pénale et dans le respect des droits de la défenses reconnus tant par le droit français que par les instruments internationaux liant la République française, notamment la Convention (...) ;
Considérant que l’examen de l’ensemble des documents versés à la procédure (...) permet à la chambre de l’instruction de constater que toutes les mesures, afférentes à la liberté d’aller et venir des six requérants, qui ont été successivement prises par des autorités distinctes, ont été mises en œuvre conformément au droit international applicable, y compris le droit international des droits de l’homme ; (...) »
C. L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 17 février 2010
22. Quatre des suspects - dont les requérants - se pourvurent en cassation, invoquant notamment une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
23. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois par un arrêt du 17 février 2010. Elle confirma que la loi applicable au sens de l’article 113-3 du code pénal est la loi pénale de fonds à l’exclusion de la procédure pénale. Elle souligna ensuite ce qui suit :
« (...) les autorités militaires françaises ont régulièrement appréhendé les personnes suspectées de se livrer à des actes de piraterie (...) sur le fondement de la résolution 1816 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 2 juin 2008 autorisant les États, dans les eaux territoriales somaliennes, à faire usage des pouvoirs que leur confère, en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État, l’article 105 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 ; (...) le transfert vers la France des personnes appréhendées en vue de leur présentation à un juge était subordonné à l’accord préalable des autorités somaliennes intervenu le 21 septembre 2008 ; (...) dès leur arrivée sur le sol français, le 23 septembre 2008, à 17 heures, les personnes soupçonnées ont été régulièrement placées en garde à vue puis présentées le 25 septembre 2008, à un juge d’instruction. »
D. L’arrêt de la Cour d’assises des mineurs de Paris du 30 novembre 2011 et l’arrêt de la Cour d’assises des mineurs de Seine-et-Marne du 1er février 2013
24. Le 30 novembre 2011, la Cour d’assises des mineurs de Paris acquitta Abdulahi Guelleh Ahmed (requête no 54588/10). Elle déclara en revanche les cinq autres prévenus coupables, et les condamna à des peines de prison allant de quatre à huit années d’emprisonnement. Cheik Nour Jama Mohamoud et Yacoub Mohamed Hassan (requête no 46695/10) furent ainsi condamnés à 7 et 6 ans d’emprisonnement respectivement.
25. Le ministère public interjeta appel. Par un arrêt du 1er février 2013, la cour d’assises des mineurs de Seine-et-Marne confirma l’acquittement de M. Abdulahi Guelleh Ahmed ainsi que la condamnation et la peine de M. Yacoub Mohamed Hassan. Les requérants précisent que le parquet s’est désisté de son appel à l’encontre de M. Jama Mohamoud en raison de son état de santé psychologique.
26. Les parties n’indiquent pas si la Cour de cassation a été saisie.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
1. Le code de procédure pénale
27. Les articles pertinents du code de procédure pénale sont les suivants :
Article 689
« Les auteurs ou complices d’infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises soit lorsque, conformément aux dispositions du livre Ier du code pénal ou d’un autre texte législatif, la loi française est applicable, soit lorsqu’une convention internationale donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de l’infraction. »
Article 689-1
« En application des conventions internationales visées aux articles suivants, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s’est rendue coupable hors du territoire de la République de l’une des infractions énumérées par ces articles. Les dispositions du présent article sont applicables à la tentative de ces infractions, chaque fois que celle-ci est punissable. »
Article 689-5
« Pour l’application de la convention pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et pour l’application du protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental, faits à Rome le 10 mars 1988, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l’article 689-1 toute personne coupable de l’une des infractions suivantes :
1o Crime défini aux articles 224-6 et 224-7 du code pénal ;
2o Atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité physique, destruction, dégradation ou détérioration, menace d’une atteinte aux personnes ou aux biens réprimées par les livres II et III du code pénal ou délits définis par l’article 224-8 de ce code et par l’article L. 331-2 du code des ports maritimes, si l’infraction compromet ou est de nature à compromettre la sécurité de la navigation maritime ou d’une plate-forme fixe située sur le plateau continental ;
3o Atteinte volontaire à la vie, tortures et actes de barbarie ou violences réprimés par le livre II du code pénal, si l’infraction est connexe soit à l’infraction définie au 1o, soit à une ou plusieurs infractions de nature à compromettre la sécurité de la navigation maritime ou d’une plate-forme visées au 2o. »
2. Le code pénal
28. Les dispositions pertinentes du chapitre III du titre Ier du Livre Ier du code pénal, relatif à l’application de la loi pénale dans l’espace, sont les suivantes :
Article 113-1
« Pour l’application du présent chapitre, le territoire de la République inclut les espaces maritime et aérien qui lui sont liés. »
Article 113-2
« La loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République.
L’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire. »
Article 113-3 (dans sa version applicable à l’époque des faits)
« La loi pénale française est applicable aux infractions commises à bord des navires battant un pavillon français, ou à l’encontre de tels navires, en quelque lieu qu’ils se trouvent. Elle est seule applicable aux infractions commises à bord des navires de la marine nationale, ou à l’encontre de tels navires, en quelque lieu qu’ils se trouvent. »
Article 113-7
« La loi pénale française est applicable à tout crime, ainsi qu’à tout délit puni d’emprisonnement, commis par un Français ou par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l’infraction. »
3. Le code de la défense
a) À l’époque des faits de la cause
29. Les dispositions pertinentes du chapitre relatif à « l’exercice par l’État de ses pouvoirs de police en mer » du code de la défense (chapitre unique du titre II du Livre V de la première partie du code) sont les suivantes (dans leur version applicable à l’époque des faits) :
Article L. 1521-1
« Les dispositions prévues au présent chapitre s’appliquent :
1o Aux navires français dans tous les espaces maritimes, sous réserve des compétences reconnues aux États par le droit international ;
2o Aux navires étrangers dans les espaces maritimes relevant de la souveraineté ou de la juridiction de la République française ainsi qu’en haute mer conformément au droit international. [Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 2011-13 du 5 janvier 2011, le 2o est ainsi libellé : « Aux navires étrangers et aux navires n’arborant aucun pavillon ou sans nationalité, dans les espaces maritimes relevant de la souveraineté ou de la juridiction de la République française ainsi qu’en haute mer conformément au droit international ».]
Elles ne s’appliquent ni aux navires de guerre étrangers ni aux autres navires d’État étrangers utilisés à des fins non commerciales ;
3o Aux navires situés dans les espaces maritimes sous souveraineté d’un État étranger, en accord avec celui-ci.
[4o Aux navires battant pavillon d’un État qui a sollicité l’intervention de la France ou agréé sa demande d’intervention. (ajouté par la loi no 2011-13 du 5 janvier 2011)]
Article L. 1521-2
« Les commandants des bâtiments de l’État et les commandants de bord des aéronefs de l’État, chargés de la surveillance en mer, sont habilités, pour assurer le respect des dispositions qui s’appliquent en mer en vertu du droit international ainsi que des lois et règlements de la République, à exercer et à faire exécuter les mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international, la législation et la réglementation française.
Ils sont notamment habilités à exercer et à faire exercer au nom de l’État du pavillon ou de l’État côtier les mesures de contrôle et de coercition fixées en accord avec cet État ».
Article L. 1521-5
« Lorsque l’accès à bord a été refusé ou s’est trouvé matériellement impossible, le commandant ou le commandant de bord peut ordonner le déroutement du navire vers la position ou le port appropriés.
Le commandant ou le commandant de bord peut également ordonner le déroutement du navire vers une position ou un port appropriés dans les cas suivants :
1o Soit en application du droit international ;
2o Soit en vertu de dispositions législatives ou réglementaires particulières ;
3o Soit pour l’exécution d’une décision de justice ;
4o Soit à la demande d’une autorité qualifiée en matière de police judiciaire.
Le commandant ou le commandant de bord désigne la position ou le port de déroutement en accord avec l’autorité de contrôle des opérations.
Pendant le transit consécutif à la décision de déroutement, les agents mentionnés à l’article L. 1521-2 peuvent prendre les mesures de coercition nécessaires et adaptées en vue d’assurer la préservation du navire et de sa cargaison et la sécurité des personnes se trouvant à bord ».
Article L. 1521-7
« Si le capitaine refuse de faire connaître l’identité et la nationalité du navire, d’en admettre la visite ou de le dérouter, le commandant ou le commandant de bord peut, après sommations, recourir à l’encontre de ce navire à des mesures de coercition comprenant, si nécessaire, l’emploi de la force. (...) »
b) La loi no 2011-13 du 5 janvier 2011, relative aux modalités de l’exercice par l’État de ses pouvoirs de contrôle en mer
30. La loi no 2011-13 du 5 janvier 2011 insère une nouvelle - troisième - section dans le chapitre relatif à « l’exercice par l’État de ses pouvoirs de police en mer », intitulée « mesures prises à l’encontre des personnes à bord des navires ». Elle contient les dispositions suivantes :
Article L. 1521-11
« À compter de l’embarquement de l’équipe de visite prévue à l’article L. 1521-4 sur le navire contrôlé, les agents mentionnés à l’article L. 1521-2 peuvent prendre les mesures de coercition nécessaires et adaptées à l’encontre des personnes à bord en vue d’assurer leur maintien à disposition, la préservation du navire et de sa cargaison ainsi que la sécurité des personnes. »
Article L. 1521-12
« Lorsque des mesures de restriction ou de privation de liberté doivent être mises en œuvre, les agents mentionnés à l’article L. 1521-2 en avisent le préfet maritime ou, outre-mer, le délégué du Gouvernement pour l’action de l’État en mer, qui en informe dans les plus brefs délais le procureur de la République territorialement compétent. »
Article L. 1521-13
« Chaque personne à bord faisant l’objet d’une mesure de restriction ou de privation de liberté bénéficie d’un examen de santé par une personne qualifiée dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la mise en œuvre de celle-ci. Un examen médical intervient au plus tard à l’expiration d’un délai de dix jours à compter du premier examen de santé effectué.
Un compte rendu de l’exécution de ces examens se prononçant, notamment, sur l’aptitude au maintien de la mesure de restriction ou de privation de liberté est transmis dans les plus brefs délais au procureur de la République. »
Article L. 1521-14
« Avant l’expiration du délai de quarante-huit heures à compter de la mise en œuvre des mesures de restriction ou de privation de liberté mentionnées à l’article L. 1521-12 et à la demande des agents mentionnés à l’article L. 1521-2, le juge des libertés et de la détention saisi par le procureur de la République statue sur leur prolongation éventuelle pour une durée maximale de cent vingt heures à compter de l’expiration du délai précédent.
Ces mesures sont renouvelables dans les mêmes conditions de fond et de forme durant le temps nécessaire pour que les personnes en faisant l’objet soient remises à l’autorité compétente. »
Article L. 1521-15
« Pour l’application de l’article L. 1521-14, le juge des libertés et de la détention peut solliciter du procureur de la République tous éléments de nature à apprécier la situation matérielle et l’état de santé de la personne qui fait l’objet d’une mesure de restriction ou de privation de liberté.
Il peut ordonner un nouvel examen de santé.
Sauf impossibilité technique, le juge des libertés et de la détention communique, s’il le juge utile, avec la personne faisant l’objet des mesures de restriction ou de privation de liberté.»
Article L. 1521-16
« Le juge des libertés et de la détention statue par ordonnance motivée insusceptible de recours. Copie de cette ordonnance est transmise dans les plus brefs délais par le procureur de la République au préfet maritime ou, outre-mer, au délégué du Gouvernement pour l’action de l’État en mer, à charge pour celui-ci de la faire porter à la connaissance de la personne intéressée dans une langue qu’elle comprend. »
Article L. 1521-17
« Les mesures prises à l’encontre des personnes à bord des navires peuvent être poursuivies, le temps strictement nécessaire, au sol ou à bord d’un aéronef, sous l’autorité des agents de l’État chargés du transfert, sous le contrôle de l’autorité judiciaire tel que défini par la présente section. »
Article L. 1521-18
« Dès leur arrivée sur le sol français, les personnes faisant l’objet de mesures de coercition sont mises à la disposition de l’autorité judiciaire ».
31. Dans une circulaire du 13 juillet 2011 (JUSD1119584C), « relative à la lutte contre la piraterie maritime et à l’exercice des pouvoirs de police de l’État en mer », le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, indique que, jusqu’à la loi no 2011-13 du 5 janvier 2011, la France « ne disposait pas d’une législation adaptée à la répression particulière des actes de piraterie ». Il ajoute que cette nouvelle loi créée notamment un régime juridique spécifique « pour apporter les garanties nécessaires en matière de respect de libertés fondamentales, au sens de la Convention », observant par ailleurs que « l’encadrement juridique de la retenue des personnes appréhendées en haute mer n’apparaissait pas conforme aux évolutions de la jurisprudence de la Cour » (la circulaire renvoie à cet égard à l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC] (no 3394/03, CEDH 2010)).
Il constate que l’article L. 1521-5 alinéa 4 du code de la défense prévoyait déjà la possibilité de mettre en œuvre des mesures de coercition à l’occasion d’un déroutement de navire, mais seulement « de manière très générale ». Il ajoute que ce cadre juridique était apparu insuffisant, s’agissant des mesures prises à l’encontre des personnes, en ce qu’il « ne prévoyait pas expressément la possibilité d’une privation de liberté précisément définie et encadrée par un régime « adéquat », sous le contrôle d’un magistrat du siège ».
Il explique que les nouvelles dispositions introduites dans le code de la défense par la loi nouvelle visent ainsi à mettre en place un régime particulier applicable aux mesures de coercition qui peuvent être prises à l’encontre des personnes appréhendées, tout en tenant compte des importantes contraintes opérationnelles auxquelles doivent faire face les autorités administratives et militaires intervenantes, dans la perspective éventuelle d’une mise en œuvre ultérieure de la procédure pénale.
4. La loi no 94-589 du 15 juillet 1994 relative aux modalités de l’exercice par l’État de ses pouvoirs de police en mer
32. A l’époque des faits, le dispositif répressif français ne contenait pas de référence à la piraterie. Les actes de piraterie pouvaient toutefois être poursuivis sous des qualifications de droit commun, telles que détournement de navire, participation à une association de malfaiteurs, vol à main armée, séquestration, homicide volontaire et violences volontaires.
33. La loi no 2011-13 du 5 janvier 2011 précitée insère dans la loi no 94-589 du 15 juillet 1994 un titre relatif à la lutte contre la piraterie maritime. Elle précise les infractions pénales constitutives d’actes de piraterie, renvoyant quant à cette notion à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay le 10 décembre 1982. Elle donne aux commandants des bâtiments et aéronefs de l’État, chargés de la surveillance en mer, la compétence, « lorsqu’il existe des motifs raisonnable de soupçonner qu’une ou plusieurs » de ces infractions ont été commises, se commettent, se préparent à être commises à bord ou à l’encontre des navires mentionnés à l’article L. 1521-1 du code de la défense, d’exécuter ou faire exécuter les mesures de coercition qu’elle prévoit ou qui sont prévues par le droit international ou le titre II du livre V de la première partie de ce code. Elle précise qu’« à l’égard des personnes à bord peuvent être mises en œuvre les mesures de coercition prévues par les dispositions du chapitre unique du titre II du livre V de la première partie du même code relatives au régime de rétention à bord ». Elle précise également les personnes habilités à constater les infractions, et indique que les mesures prises à l’encontre des personnes sont régies par la section 3 du chapitre unique du titre II du Livre V de la première partie du code de la défense. Par ailleurs, elle accorde aux juridictions françaises une compétence « quasi-universelle » pour juger les actes de piraterie commis en dehors du territoire national, quelle que soit la nationalité du navire ou des victimes, lorsque les auteurs sont appréhendés par des agents français, et à défaut d’entente avec les autorités d’un autre État pour l’exercice par celui-ci de sa compétence juridictionnelle.
III. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de Montego Bay, du 10 décembre 1982
34. L’article 92 de la convention de Montego Bay est ainsi libellé :
« 1. Les navires naviguent sous le pavillon d’un seul état et sont soumis, sauf dans les cas exceptionnels expressément prévus par des traités internationaux ou par la Convention, à sa juridiction exclusive en haute mer. Aucun changement de pavillon ne peut intervenir au cours d’un voyage ou d’une escale, sauf en cas de transfert réel de la propriété ou de changement d’immatriculation. (...) »
35. Les articles de la convention de Montego Bay relatifs à la piraterie sont les suivants :
Article 100 - Obligation de coopérer à la répression de la piraterie
« Tous les États coopèrent dans toute la mesure du possible à la répression de la piraterie en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État. »
Article 101 - Définition de la piraterie
« On entend par piraterie l’un quelconque des actes suivants:
a) tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l’équipage ou des passagers d’un navire ou d’un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé:
i) contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer,
ii) contre un navire ou aéronef, des personnes ou des biens, dans un lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État ;
b) tout acte de participation volontaire à l’utilisation d’un navire ou d’un aéronef, lorsque son auteur a connaissance de faits dont il découle que ce navire ou aéronef est un navire ou aéronef pirate ;
c) tout acte ayant pour but d’inciter à commettre les actes définis aux let. a) ou b), ou commis dans l’intention de les faciliter. »
Article 102 - Piraterie du fait d’un navire de guerre, d’un navire d’État ou d’un aéronef d’État dont l’équipage s’est mutiné
« Les actes de piraterie, tels qu’ils sont définis à l’article 101, perpétrés par un navire de guerre, un navire d’État ou un aéronef d’État dont l’équipage mutiné s’est rendu maître sont assimilés à des actes commis par un navire ou un aéronef privé. »
Article 103 - Définition d’un navire ou d’un aéronef pirate
« Sont considérés comme navires ou aéronefs pirates les navires ou aéronefs dont les personnes qui les contrôlent effectivement entendent se servir pour commettre l’un des actes visés à l’article 101. Il en est de même des navires ou aéronefs qui ont servi à commettre de tels actes tant qu’ils demeurent sous le contrôle des personnes qui s’en sont rendues coupables. »
Article 104 - Conservation ou perte de la nationalité d’un navire ou d’un aéronef pirate
« Un navire ou aéronef devenu pirate peut conserver sa nationalité. La conservation ou la perte de la nationalité est régie par le droit interne de l’état qui l’a conférée. »
Article 105 - Saisie d’un navire ou d’un aéronef pirate
« Tout état peut, en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun état, saisir un navire ou un aéronef pirate, ou un navire ou un aéronef capturé à la suite d’un acte de piraterie et aux mains de pirates, et appréhender les personnes et saisir les biens se trouvant à bord. Les tribunaux de l’état qui a opéré la saisie peuvent se prononcer sur les peines à infliger, ainsi que sur les mesures à prendre en ce qui concerne le navire, l’aéronef ou les biens, réserve faite des tiers de bonne foi. »
Article 106 - Responsabilité en cas de saisie arbitraire
« Lorsque la saisie d’un navire ou aéronef suspect de piraterie a été effectuée sans motif suffisant, l’état qui y a procédé est responsable vis-à-vis de l’état dont le navire ou l’aéronef a la nationalité de toute perte ou de tout dommage causé de ce fait. »
Article 107 - Navires et aéronefs habilités à effectuer une saisie pour raison de piraterie
« Seuls les navires de guerre ou aéronefs militaires, ou les autres navires ou aéronefs qui portent des marques extérieures indiquant clairement qu’ils sont affectés à un service public et qui sont autorisés à cet effet, peuvent effectuer une saisie pour cause de piraterie. »
IV. La résolution 1816 du Conseil de sécurité des Nations unies
36. Adoptée, le 2 juin 2008, lors de la 5902ème séance du Conseil de sécurité, la résolution 1816 est ainsi libellée :
« Le Conseil de sécurité, (...)
Profondément préoccupé par la menace que les actes de piraterie et les vols à main armée commis contre des navires font peser sur l’acheminement effectif, les délais d’acheminement et la sécurité de l’acheminement de l’aide humanitaire en Somalie, sur la sécurité des routes maritimes commerciales et sur la navigation internationale,
Se déclarant préoccupé de ce qu’il ressort des rapports trimestriels publiés depuis 2005 par l’Organisation maritime internationale (OMI) que des actes de piraterie et des vols à main armée continuent de se produire, en particulier dans les eaux situées au large des côtes somaliennes,
Affirmant que le droit international, tel qu’édicté dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, en date du 10 décembre 1982 (« la Convention »), définit le cadre juridique de la lutte contre la piraterie et le vol à main armée, parmi d’autres activités menées sur les océans,
Réaffirmant les dispositions du droit international concernant la répression de la piraterie, en particulier la Convention, et rappelant que ces dispositions établissent les principes directeurs d’une coopération aussi totale que possible dans la répression de la piraterie en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État, y compris, entre autres mesures, pour ce qui est d’arraisonner, de fouiller et de saisir les navires se livrant ou soupçonnés de se livrer à des actes de piraterie et d’appréhender les personnes se livrant à de tels actes en vue de les traduire en justice,
Réaffirmant qu’il respecte la souveraineté, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique et l’unité de la Somalie,
Tenant compte de la crise que traverse la Somalie et du fait que le Gouvernement fédéral de transition n’a les moyens ni de tenir les pirates à distance ni de patrouiller dans les voies de circulation maritime internationales proches des côtes du pays ou dans ses eaux territoriales et d’en assurer la sécurité,
Déplorant les récents incidents au cours desquels des navires ont été attaqués ou détournés dans les eaux territoriales de la Somalie ou en haute mer, au large de ses côtes, y compris l’attaque ou le détournement de navires affrétés par le Programme alimentaire mondial et de nombreux navires commerciaux, déplorant les graves répercussions de ces attaques sur l’acheminement effectif, les délais d’acheminement et la sécurité de l’acheminement de l’aide alimentaire et des autres secours humanitaires destinés aux populations somaliennes, et déplorant les graves dangers que ces attaques représentent pour les navires, leurs équipages, leurs passagers et leur cargaison,
Prenant acte des lettres datées des 5 juillet et 18 septembre 2007 que le Secrétaire général de l’OMI a adressées au Secrétaire général au sujet des problèmes de piraterie au large des côtes somaliennes et la résolution A.1002 (25) de l’OMI, dans laquelle les gouvernements ont été vivement engagés à accroître leurs efforts en vue de prévenir et de réprimer, dans le respect des dispositions du droit international, les actes de piraterie et les vols à main armée commis contre des navires, où qu’ils se produisent, et rappelant le communiqué conjoint de l’OMI et du Programme alimentaire mondial en date du 10 juillet 2007,
Prenant note de la lettre datée du 9 novembre 2007 que le Secrétaire général a adressée au Président du Conseil de sécurité pour l’informer que le Gouvernement fédéral de transition de la Somalie a besoin et serait heureux de recevoir une aide internationale pour faire face au problème,
Prenant note en outre de la lettre que le Représentant permanent de la République somalienne auprès de l’Organisation des Nations Unies a adressée au Président du Conseil de sécurité le 27 février 2008 pour lui indiquer que le Gouvernement fédéral de transition demandait au Conseil de l’aider, d’urgence, à assurer la sécurité des eaux territoriales somaliennes et des eaux internationales situées au large des côtes du pays, afin d’y garantir la sécurité du transport maritime et de la navigation,
Constatant que les actes de piraterie et les vols à main armée subis par des navires dans les eaux territoriales de la Somalie ou en haute mer, au large de ses côtes, enveniment la situation dans le pays, laquelle continue de menacer la paix internationale et la sécurité de la région,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
1. Condamne et déplore tous actes de piraterie et vols à main armée commis contre des navires dans les eaux territoriales de la Somalie ou en haute mer, au large de ses côtes ;
2. Engage les États dont les navires de guerre et les aéronefs militaires opèrent en haute mer au large des côtes somaliennes, ou dans l’espace aérien international situé au large de ces côtes, à faire preuve de vigilance à l’égard des actes de piraterie et des vols à main armée, et, dans cet esprit, engage en particulier les États désireux d’emprunter les routes maritimes commerciales situées au large des côtes somaliennes à renforcer et coordonner, en coopération avec le Gouvernement fédéral de transition, l’action menée pour décourager les actes de piraterie et les vols à main armée commis en mer ;
3. Engage également tous les États à coopérer entre eux, avec l’OMI et, le cas échéant, avec les organisations régionales compétentes, au sujet des actes de piraterie et des vols à main armée commis dans les eaux territoriales de la Somalie et en haute mer au large de ses côtes et à se communiquer toutes informations y relatives, et à prêter assistance aux navires menacés ou attaqués par des pirates ou des voleurs armés, conformément au droit international applicable ;
4. Engage en outre les États à coopérer avec les organisations intéressées, y compris l’Organisation maritime internationale, afin de veiller à ce que les navires ayant faculté de battre leur pavillon national reçoivent des directives et une formation appropriées concernant les techniques d’évitement, d’évasion et de défense, et à éviter la zone pour autant que possible ;
5. Demande aux États et aux organisations intéressées, y compris l’Organisation maritime internationale, de fournir à la Somalie et aux États côtiers voisins, à leur demande, une assistance technique visant à renforcer la capacité de ces États d’assurer la sécurité côtière et maritime, y compris la lutte contre la piraterie et les vols à main armée au large des côtes somaliennes et des côtes des pays voisins ;
6. Affirme que les mesures édictées au paragraphe 5 de la résolution 733 (1992) et explicitées aux paragraphes 1 et 2 de la résolution 1425 (2002) ne s’appliquent pas à la fourniture d’assistance technique à la Somalie aux seules fins énoncées au paragraphe 5 ci-dessus, qui font l’objet d’une dérogation conformément à la procédure définie aux paragraphes 11 b) et 12 de la résolution 1772 (2007) ;
7. Décide que, pour une période de six mois à compter de l’adoption de la présente résolution, les États qui coopèrent avec le Gouvernement fédéral de transition à la lutte contre la piraterie et les vols à main armée au large des côtes somaliennes et dont le Gouvernement fédéral de transition aura préalablement communiqué les noms au Secrétaire général sont autorisés :
a) À entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée en mer, d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable ;
b) À utiliser, dans les eaux territoriales de la Somalie, d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable, tous moyens nécessaires pour réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée ;
8. Demande aux États coopérants de prendre les dispositions voulues pour garantir que les activités qu’ils mèneront conformément à l’autorisation accordée au paragraphe 7 de la présente résolution n’auront pas pour effet sur le plan pratique de refuser ou restreindre le droit de passage inoffensif des navires d’États tiers ;
9. Affirme que l’autorisation donnée dans la présente résolution s’applique à la seule situation en Somalie et n’affecte pas les droits, obligations ou responsabilités dérivant pour les États Membres du droit international, notamment les droits ou obligations résultant de la Convention pour ce qui est de toute autre situation, et souligne en particulier qu’elle ne peut être regardée comme établissant un droit international coutumier, et affirme en outre que la présente autorisation n’a été donnée qu’à la suite de la réception de la lettre datée du 27 février 2008 adressée au Président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de la République somalienne auprès de l’Organisation des Nations Unies et transmettant l’accord du Gouvernement fédéral de transition ;
10. Demande aux États participants de coordonner entre eux les mesures qu’ils prennent en application des paragraphes 5 et 7 ci-dessus ;
11. Demande à tous les États, en particulier aux États du pavillon, aux États du port et aux États côtiers, ainsi qu’aux États de nationalité des victimes ou des auteurs d’actes de piraterie ou de vols à main armée et aux États tirant juridiction du droit international ou de leur droit interne, de coopérer en vue de déterminer lequel aura compétence et de prendre les mesures voulues d’enquête et de poursuite à l’encontre des auteurs d’actes de piraterie et de vols à main armée commis au large des côtes somaliennes, conformément au droit international applicable, y compris le droit international des droits de l’homme, et de seconder ces efforts, notamment en fournissant une assistance en matière de logistique et d’accès aux voies de droit aux personnes relevant de leur juridiction et de leur contrôle, telles que les victimes, les témoins et les personnes détenues dans le cadre d’opérations menées en vertu de la présente résolution
12. Prie les États qui coopèrent avec le Gouvernement fédéral de transition de l’informer dans un délai de trois mois de l’application des mesures qu’ils auront prises en exécution de l’autorisation découlant du paragraphe 7 ci-dessus (...) ».
37. Le Gouvernement produit une note adressée le 1er septembre 2008 par le président de la République fédérale de Somalie au Secrétaire général des Nations unies, notifiant à ce dernier en application du paragraphe 7 de la résolution 1816 une liste d’États coopérant avec lui dans la lutte contre la piraterie et les attaques à main armée contre les navires au large des côtes de la Somalie. Il s’agit du Canada, du Danemark, de la France, de l’Espagne et des États-Unis.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
38. Constatant que les requêtes enregistrées sous les nos 46695/10 et 54588/10 trouvent leur origine dans les mêmes faits et portent sur des griefs similaires, la Cour estime qu’il y a lieu de les joindre en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
39. Le Gouvernement admet qu’au regard des critères dégagés par la Cour, confirmés dans l’arrêt Medvedyev et autres (précité, §§ 62-67), les requérants relevaient de la juridiction de la France, au sens de l’article 1 de la Convention, dès leur appréhension par les force militaires françaises le 16 septembre 2008. La Cour en prend acte.
III. Sur l’article 5 de la Convention
A. Sur l’existence d’une privation de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention
40. La Cour note que les requérants ont été interpellés par l’armée française le 16 septembre 2008, vers 2 heures du matin, puis ont été transportés sur un navire français, le Courbet. Ils ont été maintenus à bord jusqu’au 22 septembre 2008, 13 heures 30, avant d’être conduits sur la base militaire française de Djibouti. Ils ont été embarqués le 23 septembre 2008 dans un avion militaire à destination de la France. Ils ont atterri vers 16 heures (heure française) et ont été placés en garde à vue pour vingt-quatre heures ; cette mesure a été renouvelée le 24 septembre 2008 pour vingt-quatre heures. Ils ont été présentés à un juge d’instruction le 25 septembre 2008, à 17 heures 54 s’agissant de M. Yacoub Mohammed Hassan (requête no 46695/10), à 19 heures 30 s’agissant de M. Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10), et à 20 heures 09 s’agissant de M. Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10), et mis en examen.
41. Il est manifeste que, durant toute cette période, les requérants se trouvaient privés de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention. Cela ne prête pas à controverse entre les parties.
B. Sur les griefs communs aux deux requêtes
1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 de la Convention
42. Se référant à l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC] (no 3394/03, CEDH 2010), les requérants se plaignent du fait que la privation de liberté qu’ils ont subie entre les mains des autorités militaires françaises du 16 au 23 septembre 2008 n’avait aucun fondement juridique. Ils invoquent l’article 5 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; (...) ».
43. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
a) Sur la recevabilité
44. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Les parties et le gouvernement intervenant
α. Les requérants
Requête no 46695/10
45. Les requérants observent qu’arrêtés à bord du Carré d’As, ils ont été retenus du 16 au 22 septembre 2008 à bord du Courbet, puis du 22 au 23 septembre 2008 sur la base militaire française de Djibouti, puis, durant la journée du 23 septembre 2008, à bord d’un avion militaire français, avant d’être présentés à un officier de police judiciaire le 23 septembre 2008. Ils notent que, dans le cadre de la procédure interne, la privation de liberté qu’ils ont subie est qualifiée de « rétention », alors qu’une telle qualification n’existe pas en droit français. Selon eux, elle n’avait en réalité aucun fondement juridique et n’était soumise à aucun contrôle, pas même celui du Parquet.
46. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement selon laquelle la privation de liberté qu’ils ont subie trouvait une base légale suffisante dans la résolution 1816 dès lors qu’elle autorisait le recours à « tous moyens nécessaires pour réprimer les actes de piraterie ».
47. Premièrement, ils observent qu’en méconnaissance du paragraphe 12 de cette résolution, les autorités françaises ont omis d’informer le Conseil de sécurité de l’opération menée, ce qui suffirait à priver leur interpellation de base légale. Deuxièmement, ils notent que la résolution autorise l’entrée dans les eaux territoriales somaliennes afin de réprimer les actes de piraterie « en application du droit international applicable », soit de l’article 105 de la convention de Montego Bay. Or, cette dernière disposition ne visant que les interventions en haute mer, elle ne s’appliquerait pas en l’espèce puisque le Carré d’As se trouvait dans les eaux territoriales somaliennes lorsqu’il a été intercepté par les forces françaises. À supposer même que cette convention soit applicable, elle se bornerait à autoriser l’État intervenant à « appréhender » les pirates, omettant de préciser les droits des intéressés et la procédure applicable à leur cas. Selon les requérants, admettre que la résolution 1816 constitue une base légale suffisante pour la privation de liberté qu’ils ont subie reviendrait ainsi à accepter une forme de privation de liberté qui ne connait d’autre encadrement que les termes « moyens nécessaires » et n’est soumise à aucun délai ni contrôle et dans le cadre de laquelle les personnes visées ne se voient reconnaître aucun droit. Troisièmement, ils estiment que les modifications législatives intervenues en France postérieurement aux faits de leur cause démontrent que la résolution 1816 ne pouvait fonder leur rétention. Ils exposent à cet égard que la France a adopté le 5 janvier 2011 une loi relative à la lutte contre la piraterie et à l’exercice des pouvoirs de police de l’État en mer, qui s’applique notamment, lorsque le droit international l’autorise, aux actes de pirateries commis dans les eaux territoriales d’un État, c’est-à-dire à l’hypothèse prévue par la résolution 1816. Ils soulignent que cette loi encadre strictement les conditions de rétentions des pirates appréhendés, confère un pouvoir d’enquête et de contrainte aux militaires et place les privations de liberté à bord de navires français sous le contrôle du juge des libertés et de la détention.
Requête no 54588/10
48. Le requérant soutient que la résolution 1816 ne pouvait être appliquée en l’espèce puisqu’elle n’avait pas été transposée en droit français. Il renvoie à cet égard à un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 25 avril 2006 (Bull. no 202), qui précise que, si les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies s’imposent aux États membres, elles n’ont, en France, pas d’effet direct tant que les prescriptions qu’elles édictent n’ont pas, en droit interne, été rendues obligatoires ou transposées. Il ajoute que, ces résolutions ne faisant pas l’objet d’une publication légale dans un journal officiel, le principe de légalité empêche qu’elles fondent des poursuites pénales.
49. Le requérant déclare ensuite formuler les plus hautes réserves sur la note du 1er septembre 2008 produite par le Gouvernement (paragraphe 37 ci-dessus), par laquelle, en application du paragraphe 7 de la résolution 1816, le président de la République fédérale de Somalie informe le Secrétaire général des Nations unies que la France figure parmi les États coopérant avec lui dans la lutte contre la piraterie et les attaques à main armée contre les navires au large des côtes de la Somalie. Premièrement, il observe que l’article 101 de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer définit les actes de pirateries comme étant des actes commis en haute mer, et que la résolution 1816 concerne des actes de piraterie et de vol à main armée commis dans les eaux territoriales somaliennes. Or, souligne-t-il, d’une part l’infraction de piraterie a été abrogée par la loi du 20 décembre 2007 ; d’autre part, il n’a jamais été poursuivi pour des faits de vol à main armée. Il en déduit que la résolution 1816 n’avait pas vocation à s’appliquer dans son cas. Deuxièmement, le requérant s’étonne que le Gouvernement produise subitement cette note du 1er septembre 2008, qui ne figurait pas au dossier de la procédure interne, et relève qu’aucun cachet n’y est apposé et qu’aucune date de réception n’y est mentionnée.
β. Le Gouvernement
50. Le Gouvernement soutient que l’intervention des forces militaires françaises, l’appréhension des requérants et la privation de liberté qui s’en est suivie trouvaient leur source dans la résolution 1816, adoptée le 2 juin 2008 par le Conseil de sécurité sur le fondement du chapitre VII de la charte des nations unies, ce qui, conformément aux articles 2 § 2 et 25 de celle-ci, lui confère une valeur juridique obligatoire pour tous les États parties. Or, indique-t-il, cette résolution autorise les États dont le GFT a préalablement communiqué les noms au Secrétaire général - ce qui fut fait le 1er septembre 2008 s’agissant de la France - « à entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée en mer, d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable » et « à utiliser, dans les eaux territoriales de la Somalie, d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable, tous moyens nécessaires pour réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée ». Il ajoute qu’aux termes de la résolution comme de la pratique du Conseil de sécurité cette autorisation était d’application immédiate : le texte ne nécessitait aucune transposition préalable en droit interne pour qu’un État puisse s’en prévaloir. Sur ce dernier point, il juge erronée la lecture que fait le requérant Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10) de l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 25 avril 2006, qu’il faudrait comprendre comme précisant que les résolutions du Conseil de sécurité n’engagent que les États et ne peuvent créer par elles-mêmes des droits au profit des particuliers.
51. S’agissant de la qualité de la loi, au sens de l’article 5 de la Convention, le Gouvernement souligne qu’il ressort des termes précités de la résolution 1816 que le Conseil de sécurité entendait donner aux États concernés toute latitude dans leurs actions, en application du droit international applicable, à savoir la convention des Nations unies de Montego Bay sur le droit de la mer, qui institue un régime complet de répression de la piraterie en haute mer par tout État autre que l’État de pavillon et prévoit notamment l’arrestation et le jugement des auteurs présumés (article 105). Il observe en outre qu’en autorisant les États à « réprimer les actes de piraterie », la résolution couvre à la fois l’appréhension, la privation de liberté et le transfert des auteurs, et estime que le fait que son article 11 engage les États à s’accorder sur l’autorité judiciaire compétente et à prendre « les mesures voulues d’enquête et de poursuite » à l’encontre de ceux-ci atteste qu’elle a pour objectif final leur conduite devant une autorité judiciaire, ce qui suppose leur détention. Il note aussi que l’article 11 évoque expressément les « personnes détenues dans le cadre d’opérations menées en vertu de la présente résolution ». Il en déduit que la question de la privation de liberté est expressément visée par ce texte, remarquant en outre que tel était le constat de la chambre de l’instruction.
52. Selon le Gouvernement, la résolution 1816 satisfait également aux principes de sécurité juridique et de prévisibilité. Se référant à l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC] (no 27021/08, § 76, CEDH 2011), il rappelle à cet égard que les résolutions s’interprètent à la lumière non seulement de leur libellé mais aussi du contexte dans lequel elles ont été adoptées. Or, souligne-t-il, d’une part, l’intervention des autorités françaises s’inscrivait dans le cadre d’une coopération internationale engagée par les Nations unies afin de lutter contre la recrudescence des actes de piraterie au large des côtes somaliennes et de maintenir la paix dans cette région. D’autre part, la France est particulièrement impliquée dans cette lutte : de novembre 2007 à février 2008, elle a lancé des opérations d’escorte des navires du programme alimentaire mondial qui acheminaient l’aide alimentaire vers la Somalie ; elle a participé aux forces opérationnelles de l’OTAN engagées dans la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes (les Task Forces 150 et 151) ; c’est à son initiative notamment que le Conseil européen de l’Union européenne a créé une cellule de coordination de lutte contre la piraterie ; elle est à l’origine, avec les États-Unis, de l’adoption par le conseil de sécurité de plusieurs résolutions sur la piraterie, dont la résolution 1816. Il juge difficilement imaginable que l’action de la France en faveur de la lutte contre la piraterie fusse inconnue dans la région, et estime que son intervention était d’autant plus prévisible en l’espèce que les requérants avaient attaqué un navire battant pavillon français et pris des français en otage. D’après lui, les circonstances de la prise d’otage, l’organisation dont ont fait preuve les assaillants et les armes dont ils étaient munis démontrent qu’ils savaient à quoi ils s’exposeraient en s’en prenant au Carré d’As.
γ. Le gouvernement grec, tiers intervenant
53. Le gouvernement intervenant estime que la détention, par les autorités des États qui coopèrent à la lutte contre la piraterie qui sévit au large de la Somalie, de personnes arrêtées dans les eaux territoriales de ce pays à raison de la commission en mer d’actes de ce type, dans le but de les déférer aux autorités judiciaires, repose sur un base légale suffisante.
54. Il observe que l’article 105 de la convention de Montego Bay donne aux États la compétence d’arrêter les auteurs d’actes de piraterie commis en haute mer et de les traduire devant leurs propres juridictions, la piraterie étant un crime soumis à la compétence universelle. Il ajoute que l’article 92 de cette Convention prévoit la juridiction exclusive de l’État du pavillon en haute mer. Les actes de piraterie ayant en l’espèce été commis en haute mer sur un navire battant pavillon français, il en déduit la compétence pénale de la France. Ainsi, selon lui, les autorités françaises auraient été compétentes pour réprimer les actes de piraterie dont il est question et arrêter leurs auteurs même si le Conseil de sécurité des Nations unies n’avait pas adopté la résolution 1876.
55. Il constate ensuite que le paragraphe 7 de cette résolution a pour effet d’autoriser les États qui coopèrent à intervenir de la sorte dans les eaux territoriales de la Somalie, et que son paragraphe 11 demande aux États concernés de « coopérer en vue de déterminer lequel aura compétence et de prendre les mesures voulues d’enquête et de poursuites à l’encontre des auteurs (...), conformément au droit international applicable ». Il en déduit que la résolution étend le champ d’application des dispositions de droit international relatives à la lutte contre la piraterie en haute mer aux faits de ce type commis dans les eaux territoriales somaliennes.
56. Le gouvernement intervenant considère que la résolution 1816 fournit une base légale claire pour la détention des personnes arrêtées durant une opération contre des actes de piraterie ou de vol à main armée commis dans les eaux territoriales somaliennes, dès lors qu’elle autorise les États qui coopèrent à « réprimer » ces actes. Selon lui, une telle « répression » serait privée de toute effectivité si elle se limitait à la libération des navires et de leur équipage ou à la saisie des vaisseaux pirates, et n’incluait pas la possibilité d’arrêter et de détenir les auteurs des actes et de les transférer devant un juge afin qu’ils en répondent. Il estime que cette conclusion est confortée par la référence que fait le paragraphe 7 de la résolution à l’utilisation de « tous les moyens nécessaires pour réprimer les actes de piraterie », puisque l’article 105 de la convention de Montego Bay mentionne, parmi les mesures pouvant être prises pour lutter contre la piraterie, l’arrestation des suspects et l’exercice de la justice pénale par les tribunaux de l’État qui est intervenu, ce qui implique nécessairement leur détention et leur transfert. Il renvoie à cette même fin au paragraphe 11 de la résolution.
ii. La Cour
α Principes généraux relatifs à l’article 5 § 1 de la Convention
57. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’article 5 § 1 de la Convention énoncés par la Grande Chambre dans l’arrêt Medvedyev et autres précité (§§ 76-80).
58. Elle rappelle tout particulièrement que l’article 5 § 1 établit que nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas qu’il énumère limitativement et « selon les voies légales ». Ces derniers termes impliquent que toute privation de liberté ait une base légale, étant entendu que, s’ils renvoient pour l’essentiel à la législation nationale, ils renvoient également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international. Dans tous les cas, la Convention consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, et exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54, série A no 111, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004-II, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006-X, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009).
59. Les termes « selon les voies légales » concernent aussi la qualité de la « loi ». La Cour a ainsi souligné que, lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique ; par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne et/ou du droit international soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour éviter tout risque d’arbitraire et pour permettre au citoyen - en s’entourant au besoin de conseils éclairés - de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (voir, notamment, Amuur, précité, § 42, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III, et Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX ; Medvedyev et autres, précité, 80).
β. Application de ces principes
60. La Cour relève tout d’abord qu’il n’est pas contesté que les requérants ont été appréhendés par les forces militaires françaises puis privés de liberté parce que des éléments sérieux donnaient à penser qu’ils avaient commis des infractions à l’encontre d’un navire battant pavillon français et de citoyens français qui se trouvaient à bord, et afin de les déférer devant les juridictions françaises. La Cour en déduit qu’il y avait « des raisons plausibles de soupçonner qu’il[s avaient] commis une infraction » et qu’ils ont été « arrêté[s] et détenu[s] en vue d’être conduit[s] devant l’autorité judiciaire compétente », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Sur ce tout dernier point, elle relève qu’aux termes de l’article 689 du code de procédure pénale, les auteurs ou complices d’infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises lorsque (notamment), conformément aux dispositions du livre Ier du code pénal ou d’un autre texte législatif, la loi française est applicable. Or, d’une part, l’article 113-3 du code pénal (Chapitre III, Titre Ier, Livre Ier) précise que la loi pénale française est applicable aux infractions commises à bord ou à l’encontre des navires battant un pavillon français en quelque lieu qu’ils se trouvent. D’autre part, l’article 113-7 indique qu’elle est applicable à tout crime, ainsi qu’à tout délit puni d’emprisonnement, commis par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l’infraction.
61. S’agissant de la base légale de l’arrestation et de la détention des requérants, la Cour de cassation a jugé que « les autorités militaires françaises [avaient] régulièrement appréhendé les personnes suspectées de se livrer à des actes de piraterie (...) sur le fondement de la résolution 1816 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 2 juin 2008 autorisant les États, dans les eaux territoriales somaliennes, à faire usage des pouvoirs que leur confère, en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État, l’article 105 de la Convention des Nation unies sur le droit de la mer [de Montego Bay], du 10 décembre 1982 » (paragraphe 23 ci-dessus).
62. La Cour fait la même analyse.
63. Elle relève en effet que la résolution 1816, qui répondait à un besoin exprimé par les autorités somaliennes, a été adoptée trois mois avant les faits de la cause. Elle note que le paragraphe 7 a) de cette résolution autorisait, durant une période de six mois, les États coopérant avec le GFT à la lutte contre la piraterie et les vols à main armée au large des côtes somaliennes dont ce dernier avait préalablement communiqué les noms au Secrétaire général des Nations unies, à « entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à mains armée en mer, d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable ».
64. Elle constate que la France faisait partie de ces États à l’époque des faits de la cause, les autorités somaliennes ayant antérieurement - le 1er septembre 2008 - communiqué son nom conformément au paragraphe 7 (paragraphe 37 ci-dessus). Elle était donc autorisée en vertu de la résolution 1816 à pénétrer dans les eaux territoriales somaliennes « afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à mains armée en mer », sans qu’il soit nécessaire qu’elle obtienne préalablement un accord spécial de la Somalie.
65. Quant aux mesures que la France était habilitée à prendre à cette fin dans les eaux territoriales somaliennes, le paragraphe 7 b) de la résolution 1816 l’autorisait à utiliser « tous moyens nécessaires », « d’une manière conforme à l’action autorisée en haute mer en cas de piraterie en application du droit international applicable ». Autrement dit, face à des actes de piraterie, elle se trouvait autorisée à agir dans les eaux territoriales somaliennes dans les mêmes conditions que celles prévues par le droit international relatif à la lutte contre la piraterie en haute mer. Or, d’une part, comme l’a d’ailleurs relevé la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, l’abordage et la prise d’otage en cause étaient constitutifs d’actes de piraterie au sens de l’article 101 de la convention de Montego Bay. D’autre part, l’article 105 de cette Convention autorise tout État - en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État - non seulement à saisir un navire ou un aéronef pirate, ou un navire ou un aéronef capturé à la suite d’un acte de piraterie et aux mains de pirates, mais aussi à « appréhender les personnes » et saisir les biens se trouvant à bord. Cet article ajoute que les tribunaux de l’État qui a opéré la saisie peuvent se prononcer notamment sur les peines à infliger. Cela vaut pour « tout État », ce qui inclut d’autant plus évidemment l’État dont le navire victime de piraterie arbore le pavillon, qu’en droit international, en haute mer, les navires sont en principe soumis à la juridiction exclusive de l’État de leur pavillon (article 92 de la convention de Montego Bay).
66. Prenant en outre en compte le fait que la résolution 1816 a été adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, la Cour admet donc que l’arrestation des requérants et la privation de liberté dont ils se plaignent, qui avaient pour objectif leur traduction devant les juridictions françaises à raison de crimes présumés commis contre un navire battant pavillon français et des ressortissants français, avaient une base légale.
67. Cela étant, comme elle l’a rappelé précédemment, les termes « selon les voies légales » concernent aussi la qualité de la « loi ».
68. À cet égard, au vu des termes de la Résolution 1816 et de l’objectif qu’elle affiche clairement - renforcer la lutte contre les actes de piraterie et les vols à main armée commis au large de la Somalie -, la Cour estime que l’intervention des autorités françaises dans les eaux territoriales somaliennes sur le fondement de la résolution 1816 pour arrêter des individus suspectés d’avoir commis en haute mer des actes que le droit international qualifie de « piraterie » à l’encontre d’un navire battant pavillon français et de citoyens français, était « prévisible ». Autrement dit, au vu de cette résolution, les requérants pouvaient prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, qu’en détournant le Carré d’As et en prenant son équipage en otage, ils risquaient d’être arrêtés et détenus par les forces françaises en vue d’être conduits devant les juridictions françaises.
69. La Cour constate cependant que le droit applicable à l’époque des faits à la situation des personnes arrêtées par les forces françaises à raison d’actes de piraterie commis en haute mer ne comportait aucune règle définissant les conditions de la privation de liberté susceptible de leur être ensuite imposée dans le but de les conduire devant l’autorité judiciaire compétente.
70. Tel est d’ailleurs le constat que fait la circulaire du garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés du 13 juillet 2011, « relative à la lutte contre la piraterie maritime et à l’exercice des pouvoirs de police de l’État en mer » (paragraphe 31 ci-dessus). Elle relève en effet qu’avant la loi no 2011-13 du 5 janvier 2011, la France « ne disposait pas d’une législation adaptée à la répression particulière des actes de piraterie » et que « l’encadrement juridique de la retenue des personnes appréhendées en haute mer n’apparaissait pas conforme aux évolutions de la jurisprudence de la Cour ». Elle ajoutait que l’article L. 1521-5 alinéa 4 du code de la défense (paragraphe 29 ci-dessus) prévoyait déjà la possibilité de mettre en œuvre des mesures de coercition à l’occasion d’un déroutement de navire, mais « de manière très générale » seulement. Elle précisait en outre que ce cadre juridique était apparu insuffisant, s’agissant des mesures prises à l’encontre des personnes, en ce qu’il « ne prévoyait pas expressément la possibilité d’une privation de liberté précisément définie et encadrée par un régime « adéquat », sous le contrôle d’un magistrat du siège ».
71. Renvoyant mutatis mutandis à l’arrêt Amuur précité (§§ 51-54), la Cour en déduit que le système juridique en vigueur à l’époque des faits de la cause n’offrait pas une protection suffisante contre les atteintes arbitraires au droit à la liberté.
72. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
2. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention
73. Les requérants se plaignent de ne pas avoir été « aussitôt traduits devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » après leur interpellation par l’armée française dans les eaux territoriales somaliennes. Ils invoquent l’article 5 § 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.
74. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
a) Sur la recevabilité
75. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Les parties et le gouvernement intervenant
α. Les requérants
Requête no 46695/10
76. Les requérants indiquent qu’appréhendés le 16 septembre 2008 à 8 heures 06 (heure de Paris), ils ont dû attendre le 25 septembre 2008 pour être présentés à un juge - à 17 heures 54 pour l’un et 20 heures 09 pour l’autre -, soit plus de neuf jours. Selon eux, les autorités n’étaient pas confrontées à des « circonstances exceptionnelles » justifiant cette durée, et il n’y avait pas d’ « impossibilité matérielle » de limiter ce délai.
77. Les requérants constatent en effet, premièrement, que l’intervention des forces françaises s’inscrivait dans le cadre d’une vaste opération militaire internationale visant à lutter contre la piraterie au large des côtes somaliennes, à laquelle la France participait depuis 2006, et que leur mission était précisément de les interpeller pour les traduire en justice. Selon eux, on ne saurait considérer que les autorités faisaient face à des circonstances exceptionnelles alors que les circonstances en question constituaient la raison de l’opération qu’ils avaient conduite et qu’il s’agissait d’une situation prévue et encadrée. Deuxièmement, ils notent que les parties civiles sont arrivées en France au moins trente heures avant eux, ce qui montre que leur transfert en France aurait pu être plus rapide. Troisièmement, ils observent qu’environ 1 110 kms séparent le lieu de leur arrestation de Djibouti, que le Courbet navigue à la vitesse de 25 nœuds (46,3 km/h) et qu’en conséquence, il aurait pu atteindre Djibouti en vingt-quatre heures. Or, constatent-ils, il a mis 150 heures pour faire ce parcours, ce qui correspond à une vitesse moyenne de 4 nœuds, soit six fois moins que sa vitesse de pointe. Quatrièmement, les requérants estiment qu’ils auraient pu être présentés à un officier de police judiciaire dès leur montée à bord du Courbet : l’opération s’inscrivant dans un programme spécifique de lutte contre la piraterie, la France aurait pu prévoir la présence d’un officier de police judiciaire civil à bord du Carré d’As ou, du moins, en faire venir un lorsque l’opération a été lancée ; elle aurait également pu avoir recours à un détachement prévôtal afin d’établir les actes requis d’un officier de police judiciaire, sachant qu’un tel détachement est constamment basé à Djibouti. Cinquièmement, les requérants considèrent qu’ils auraient pu être présentés à un juge dans un délai plus bref : le juge d’instruction compétent aurait pu se déplacer pour les interroger sur le Courbet, aurait pu déléguer leur interrogatoire à un juge plus proche géographiquement, basé à Mayotte ou à la Réunion, ou, même s’il s’agissait d’un interrogatoire de première comparution, aurait pu recourir à la vidéoconférence prévue par l’article 706-71 du code de procédure pénale. Sixièmement, ils estiment qu’il n’était pas nécessaire de les placer en garde à vue à leur arrivée en France. Septièmement, ils soulignent que la conclusion de la Cour de cassation selon laquelle la durée de leur acheminement s’explique par la nécessité d’attendre l’accord des autorités somaliennes est en contradiction avec les faits et déclarations de l’époque. Ils constatent en effet que le Courbet, à bord duquel ils se trouvaient, a été conduit par les forces françaises hors des eaux territoriales somaliennes dès qu’elles en ont pris le contrôle le matin du 16 septembre 2008 ; le 21 septembre 2008, lorsque l’accord a été donné, ils avaient donc déjà quitté les eaux territoriales somaliennes et se trouvaient probablement à proximité de Djibouti. Ils ajoutent qu’il ressort de déclarations faites par le président de la République française le 16 septembre 2008 que les autorités avaient déjà décidé qu’ils seraient conduits à Djibouti puis en France pour y être jugés, avec ou sans l’accord des autorités somaliennes.
Requête no 54588/10
78. Le requérant souligne qu’il a été présenté à un juge le 25 septembre 2008 à 19 heures 30, soit neuf jours et treize heures après son interpellation.
79. Il constate qu’il n’est arrivé en France que le 23 septembre 2008 alors que les parties civiles avaient été rapatriées dès le 21 septembre. Cela montrerait que la durée de son transfert aurait pu être plus courte. Il note de plus que le Gouvernement fait état au titre des circonstances exceptionnelles, d’éléments techniques (tels que la nécessité d’obtenir préalablement l’accord des autorités de Djibouti et les autorisations de survol des États se trouvant sur le chemin de la France) dont il ne fournit pas la preuve matérielle. Il constate en outre que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, il aurait été possible de le placer sous le régime de la garde à vue alors qu’il se trouvait sur le Courbet, celui-ci étant un navire militaire et donc une parcelle du territoire français. Selon lui, l’officier de police judiciaire de la section de recherche de Paris qui se trouvait à Djibouti au moment des faits aurait pu être missionné à cette fin.
80. Le requérant souligne ensuite qu’au regard du délai de sept jours qui s’était déjà écoulé depuis son arrestation, rien ne pouvait justifier qu’il soit en plus placé en garde à vue durant deux jours à son arrivée en France. Il renvoie à l’arrêt Vassis et autres c. France (no 62736/09, 27 juin 2013), dans lequel la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention dans des circonstances comparables.
β. Le gouvernement défendeur
81. Le Gouvernement souligne que, « dans des circonstances tout à fait exceptionnelles », appréciées au regard des caractéristiques particulières de chaque espèce, la présentation d’une personne privée de liberté à un juge peut être différée. Il rappelle à cet égard que, dans les affaires Rigopoulos et Medvedyev et autres précitées, la Cour a pris en compte le délai d’acheminement d’un navire arraisonné en haute mer et a admis que seize et treize jours (respectivement) n’étaient pas incompatibles avec la notion d’ « aussitôt traduit » énoncée à l’article 5 § 3 de la Convention. Il estime que la privation de liberté de neuf jours subie en l’espèce par les requérants, du 16 au 25 septembre 2008, était justifiée par des circonstances insurmontables, et invite la Cour à faire une application « réaliste » des obligations conventionnelles dont il est question.
82. S’agissant de la première phase de la privation de liberté litigieuse, relative à l’acheminement des requérants en France, le Gouvernement fait tout d’abord remarquer que leur arrestation a eu lieu très loin de la France. Il précise que, nonobstant la résolution 1816, qui ne remet pas en cause la souveraineté de la Somalie, et conformément à l’article 11 de cette résolution, il lui fallait attendre que cet État renonce à sa compétence juridictionnelle, ce qu’il n’a fait que le 21 septembre 2008. Compte tenu de l’état de l’appareil administratif somalien, un délai de cinq jours ne serait pas anormal. Il souligne également que de nombreuses formalités devaient être effectuées en vue du rapatriement : il lui fallait préalablement organiser la mise à disposition à Djibouti d’un aéronef militaire et obtenir l’autorisation de ce pays pour faire transiter les requérants sur son territoire ainsi que l’autorisation de survol de tous les États traversés entre Djibouti et la France.
83. Selon le Gouvernement, les requérants se méprennent lorsqu’ils affirment qu’un navire militaire battant pavillon français est considéré comme partie du territoire - le Conseil constitutionnel ayant jugé le contraire (28 avril 2005, no 2005-514 DC) - et que la présence d’un officier de police judiciaire à bord du Courbet aurait permis de débuter la garde à vue dès leur arrestation. Il précise en particulier qu’en temps de paix, la compétence des prévôts de gendarmerie se limite au constat des infractions commises par et contre les militaires et à l’exercice d’une mission de police judiciaire auprès des forces armées stationnées ou opérant hors du territoire national.
84. S’agissant de la seconde phase de la privation de liberté litigieuse, le Gouvernement souligne que le placement en garde à vue des requérants à leur arrivée en France (durant 45 heures et trente minutes) s’explique par les besoins de l’enquête. Il indique qu’aucune investigation n’ayant été entreprise entre l’appréhension des requérants et leur arrivée sur le territoire français, les placer en garde à vue à leur arrivée était le seul moyen de recueillir des éléments caractérisant des raisons plausibles de soupçonner qu’une infraction avait été commise, nécessaires pour l’ouverture d’une information judiciaire. Selon lui, cette mesure s’imposait d’autant plus que l’enquête se révélait complexe eu égard au nombre de suspects, à la nécessité de procéder à leur identification par les victimes, à l’obligation de recourir à des interprètes et d’interroger plusieurs fois les requérants, et à la nécessité d’« exploiter les téléphones portables des suspects et [les] documents saisis ». Il observe en outre que l’espèce se distingue des affaires Rigopoulos et Medvedyev et autres précitées en ce qu’aucune information n’avait pu être ouverte au moment de l’arrestation des requérants, compte tenu du caractère instantané inhérent à de tels faits et de l’urgence dans laquelle l’opération militaire avait été mise en œuvre.
γ. Le gouvernement grec, tiers intervenant
85. Le gouvernement intervenant met l’accent sur les circonstances particulière de la cause et sur le fait qu’en raison de la distance et des mesures à prendre s’agissant de la mise en œuvre d’obligations et accords internationaux, il était matériellement impossible de présenter les requérants à l’autorité judiciaire compétente immédiatement après leur arrestation. Renvoyant en particulier à la décision Rigopoulos précitée, il en déduit que les critères posés par la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 3 de la Convention sont remplis en l’espèce.
ii. La Cour
86. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’article 5 § 3 de la Convention énoncés par la Grande Chambre dans l’arrêt Medvedyev et autres précité (§§ 117-125).
87. Elle rappelle que les requérants ont été interpellés par l’armée française le 16 septembre 2008, vers 2 heures du matin, puis ont été transportés sur un navire français, le Courbet. Ils ont été maintenus à bord jusqu’au 22 septembre 2008, 13 heures 30, avant d’être conduits sur la base militaire française de Djibouti. Ils ont été embarqués le 23 septembre 2008 dans un avion militaire à destination de la France. Ils ont atterri vers 16 heures (heure française) et ont été placés en garde à vue. Ils ont été présentés à un juge d’instruction le 25 septembre 2008, à 17 heures 54 s’agissant de M. Yacoub Mohammed Hassan (requête no 46695/10), à 19 heures 30 s’agissant de M. Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10), et à 20 heures 09 s’agissant de M. Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10), et mis en examen. Comme elle l’a indiqué précédemment, durant toute cette période, les requérants se trouvaient privés de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention (paragraphe 40-41 ci-dessus).
88. Cela étant rappelé, la Cour note que, si la garde à vue des requérants était sous le contrôle du procureur de la République, celui-ci ne peut passer pour un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention (Moulin c. France, no 37104/06, § 55-59, 23 novembre 2010). La Cour en déduit qu’à supposer même qu’ils aient été entendus par le procureur de la République durant leur garde à vue, ils n’ont été traduits devant une autorité de ce type qu’au moment de leur présentation au juge d’instruction (Moulin, précité, § 60), soit, étant donné qu’il y a deux heures de décalage horaire entre la France et la Somalie, neuf jours et une vingtaine d’heures après leur arrestation.
89. Or le contrôle juridictionnel requis par l’article 5 § 3 de la Convention doit avant tout être rapide car il vise à permettre de détecter tout mauvais traitement et à réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle. La stricte limite de temps imposée par cette exigence ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation, sinon on mutilerait, au détriment de l’individu, une garantie procédurale offerte par cet article et l’on aboutirait à des conséquences contraires à la substance même du droit protégé par lui (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 33, CEDH 2006-X). Ce contrôle doit en tout cas intervenir dans un délai maximum de quatre jours après l’arrestation, sauf « circonstances tout à fait exceptionnelles » (Năstase-Silivestru c. Roumanie, no 74785/01, § 32, 4 octobre 2007 ; voir aussi, notamment, Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 62, série A no 145-B, Oral et Atabay c. Turquie, no 39686/02, § 43, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 33, CEDH 2006-X, 23 juin 2009, et Medvedyev et autres, précité, § 129, CEDH 2010 ; étant entendu qu’un délai inférieur à quatre jours peut se révéler incompatible avec l’exigence de promptitude que pose cette disposition lorsque des circonstances spécifiques justifient une présentation plus rapide devant un magistrat (voir, notamment, İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, §§ 36-37, 3 février 2009, Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 66, 6 novembre 2008 et Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 154 et 159, CEDH 2013)).
90. La question qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si des « circonstances tout à fait exceptionnelles » justifiaient cette durée de presque dix jours.
91. Dans l’affaire Rigopoulos précitée, qui concernait l’interception en haute mer par la police des douanes espagnoles, dans le cadre d’une enquête judiciaire portant sur un trafic international de stupéfiants, d’un navire battant pavillon panaméen, et la détention de son équipage le temps de son convoiement vers un port espagnol, la Cour a jugé qu’un délai de seize jours n’était pas incompatible avec la notion d’« aussitôt traduit » énoncée à l’article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de l’existence de telles circonstances. Elle a relevé que la distance à parcourir était « considérable » (le navire se trouvait à 5 500 km du territoire espagnol au moment de son interception) et qu’un retard de quarante-trois heures avait été causé par des actes de résistance de membres de l’équipage. Elle en a déduit qu’il existait « une impossibilité matérielle d’amener physiquement le requérant devant le juge d’instruction dans un délai plus court », tout en prenant en compte le fait qu’à son arrivée sur le sol espagnol, le requérant avait immédiatement été transféré à Madrid par avion et, dès le lendemain, traduit devant l’autorité judiciaire. Enfin, elle a jugé « peu réaliste » la possibilité évoquée par le requérant que, plutôt que d’être convoyé vers l’Espagne, le navire soit dérouté vers l’île britannique de l’Ascension, en raison de l’accord souscrit entre l’Espagne et le Royaume-Uni relatif à la répression du trafic illicite de stupéfiants, celle-ci se trouvant à environ 1 600 kms du lieu de l’interception.
92. La Cour a également admis l’existence de telles circonstances dans l’affaire Medvedyev et autres précitée (§§ 131-134), qui concernait l’interpellation en haute mer par l’armée française de l’équipage d’un navire battant pavillon cambodgien dans le cadre de soupçons de trafic de drogue et leur privation de liberté durant treize jours, le temps de l’acheminement du navire jusqu’en France. Elle a relevé qu’au moment de son interception, le navire se trouvait lui aussi en haute mer, au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes françaises, à une distance de celles-ci du même ordre que celle dont il était question dans l’affaire Rigopoulos. Elle a noté par ailleurs que rien n’indiquait que son acheminement vers la France avait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment des conditions météorologiques et de l’état de délabrement avancé du navire arraisonné, qui rendaient impossible une navigation plus rapide. Elle a constaté en outre que les requérants ne prétendaient pas qu’il était envisageable de les remettre aux autorités d’un pays plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant une autorité judiciaire. Quant à l’hypothèse évoquée par les requérants d’un transfert sur un navire de la marine nationale pour un rapatriement plus rapide, la Cour a jugé qu’il ne lui appartenait pas d’en évaluer la faisabilité dans les circonstances de la cause.
93. La Cour a examiné des faits comparables dans l’affaire Vassis et autres précitée. Il s’agissait de l’interception en haute mer par un bâtiment de la marine française, au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest, d’un navire battant pavillon panaméen soupçonné d’être utilisé pour transporter de la drogue. Interpellés à cette occasion, les neuf membres de l’équipage avaient été privés de liberté à bord pendant l’acheminement du navire vers la France, soit durant dix-huit jours. À leur arrivée, ils avaient été placés en garde à vue durant environ quarante-huit heures avant d’être présentés à des juges des libertés et de la détention.
94. La Cour a constaté que, comme dans les affaires Rigopoulos et Medvedyev et autres, au moment de son interception, le navire se trouvait en haute mer, à des milliers de kilomètres des côtes françaises. Elle a estimé, notamment, que rien n’indiquait que son acheminement vers la France avait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu en particulier de ce qu’il n’était pas conçu pour naviguer sur de longues distances, et constaté que, si les requérants avaient évoqué le fait que, lors de son acheminement vers la France, le navire était passé à proximité des côtes du Sénégal, ainsi que l’existence d’une convention de coopération judiciaire entre la France et ce pays, ils n’avaient présenté aucun développement à ce titre.
95. Elle a toutefois relevé une différence importante entre cette affaire et les affaires Rigopoulos et Medvedyev et autres et, en tirant conséquence, a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
96. Elle a en effet, d’une part, observé que la privation de liberté subie par le requérant Rigopoulos s’était déroulée sous le contrôle du tribunal central d’instruction de Madrid, une juridiction d’instruction spécialisée et indépendante de l’exécutif, qui avait effectivement procédé à un contrôle juridictionnel de cette privation de liberté. D’autre part, elle a noté que, dans l’affaire Medvedyev et autres, les requérants avaient été rapidement présentés aux juges d’instruction en charge de la procédure à l’issue de la traversée, à savoir entre huit et neuf heures après le début de leur garde à vue en France. Dans l’affaire Vassis et autres, la garde à vue d’une durée d’environ quarante-huit heures avait succédé à la privation de liberté subie par les requérants à bord de leur navire, ce qui avait retardé d’autant leur traduction devant « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». Or, selon la Cour, rien ne justifiait ce délai supplémentaire dans les circonstances de l’espèce : étant donné que le navire des requérants avait fait l’objet d’une surveillance particulière durant environ un mois avant d’être intercepté par la marine française et que l’opération d’interception avait été planifiée, les dix-huit jours qu’avait duré l’acheminement du navire et des requérants vers la France aurait dû permettre aux autorités de préparer l’arrivée de ces derniers sur le territoire français en toute connaissance de cause. Elle a estimé que ce délai de dix-huit jours, sans contrôle judiciaire, non seulement privait de justification la garde à vue consécutive mais en plus constituait une « circonstance particulière rendant l’exigence de promptitude, prévue à l’article 5 § 3 de la Convention, plus stricte que lorsque le début de la garde à vue coïncide avec la privation de liberté ». Elle a conclu que les requérants auraient dû être traduits, dès leur arrivée en France et « sans délai », devant un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exécuter des fonctions judicaires » (§§ 58-60).
97. La Cour estime que cette approche s’impose en l’espèce. Elle relève que le contexte dans lequel s’inscrit l’interpellation des requérants sort du commun : la France intervenait à 6 000 kms de son territoire afin de ne pas laisser impunis des actes de piraterie dont un navire battant son pavillon et deux de ses ressortissants étaient victimes, commis par des somaliens au large de la Somalie dans un secteur où la piraterie se développait de manière préoccupante, et alors que les autorités de ce pays se trouvaient dans l’incapacité de lutter contre ce fléau (ce dont la Résolution 1816 du Conseil de sécurité des Nations unies a fait le constat ; paragraphe 36 ci-dessus). La Cour comprend qu’ayant constaté que les autorités somaliennes auraient été dans l’incapacité d’assurer le procès des requérants, les autorités françaises n’aient pu envisager de les leur remettre. Elle trouve en outre convaincante l’explication du Gouvernement selon laquelle la durée de leur transfert en France est due en grande partie à la nécessité d’obtenir préalablement l’accord des autorités de la Somalie et aux délais que cela a induit en raison du mauvais état de l’appareil administratif de ce pays. Notant en particulier que ce transfert a eu lieu peu de temps après l’obtention de l’accord de ces autorités et prenant en compte les difficultés liées à l’organisation d’une telle opération depuis un secteur sensible tel que la corne de l’Afrique, la Cour ne retient aucun élément dont il ressortirait qu’il aurait pris plus de temps que nécessaire.
98. La Cour observe surabondamment que la discussion à laquelle se sont livrées les parties sur la possibilité ou non de présenter les requérants à un officier de police judiciaire avant leur arrivée en France n’est pas pertinente dans le contexte de l’article 5 § 3 de la Convention, qui concerne le droit d’être aussitôt traduit « devant un juge ou un magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».
99. La Cour est donc prête à admettre que des « circonstances tout à fait exceptionnelles » expliquent la durée de la privation de liberté subie par les requérants entre leur arrestation et leur arrivée sur le territoire français. Autrement dit, la conclusion de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris selon laquelle « la durée de leur rétention [était] la conséquence insurmontable des circonstances de temps et de lieu de leur appréhension [et] il était (...) matériellement impossible de résister à ces circonstances tout à fait exceptionnelles », est sur ce point en phase avec la jurisprudence de la Cour.
100. Il reste cependant - ce qui distingue la présente espèce des affaires Rigopoulos et Medvedyev et autres et la rapproche de l’affaire Vassis et autres - le fait qu’une fois arrivés en France, les requérants ont été placés en garde à vue durant quarante-huit heures plutôt que présentés immédiatement à un juge d’instruction. La circonstance que - comme l’a constaté la Cour de cassation - cette garde à vue était conforme au droit interne n’est pas déterminante dans le contexte de l’appréciation du respect de la condition de promptitude que pose l’article 5 § 3 de la Convention.
101. Comme dans l’affaire Vassis et autres précitée (§ 59), la Cour estime que rien ne justifiait un tel délai supplémentaire dans les circonstances de l’espèce.
102. La Cour note en effet que le détournement du Carré d’As vers la Somalie et la prise d’otages ont eu lieu le 2 septembre 2008 et que les autorités françaises ont rapidement décidé d’intervenir, ce dont atteste le fait que le Courbet fut envoyé sur les lieux dès le 5 septembre 2008, avec à son bord un effectif de commandos. Au moins dix-huit jours se sont donc écoulés entre la prise de cette décision et l’arrivée des requérants en France, durant lesquels les autorités françaises auraient pu prendre les dispositions nécessaires à la traduction « sans délai » (Vassis et autres, § 60 in fine) de ces derniers devant à une autorité judiciaire française.
103. S’agissant de la thèse du Gouvernement selon laquelle le placement en garde à vue des requérants s’explique par les besoins de l’enquête, la Cour rappelle que sa jurisprudence relative à des délais de deux ou trois jours, pour lesquels elle a pu juger que l’absence de comparution devant un juge n’était pas contraire à l’exigence de promptitude, n’a pas pour finalité de permettre aux autorités d’approfondir leur enquête et de réunir les indices graves et concordants susceptibles de conduire à la mise en examen des requérants par un juge d’instruction. On ne saurait donc en déduire une quelconque volonté de mettre à la disposition des autorités internes un délai dont elles auraient la libre jouissance pour compléter le dossier de l’accusation : en effet, le but poursuivi par l’article 5 § 3 de la Convention est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l’individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation (voir, Vassis et autres, précité, §§ 51 et 61).
104. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention du fait qu’à leur arrivée en France, les requérants, déjà privés de liberté depuis six jours et seize heures, ont été placés en garde à vue plutôt que traduits « sans délai » devant un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».
C. Sur les griefs spécifiques à la requête no 54588/10
1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 2 de la Convention
105. Le requérant se plaint de ne pas avoir été informé des raisons de son arrestation et de l’accusation portée contre lui. Il invoque l’article 5 § 2 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle ».
106. Il ressort toutefois du dossier que le requérant n’a pas saisi la Cour de cassation d’un moyen de cette nature. Il en résulte qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes et que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention
107. Le requérant se plaint de n’avoir pas eu accès à un tribunal pour contester la légalité de son arrestation en Somalie par les forces armées françaises, de la privation de liberté qu’il a ensuite subie entre leurs mains jusqu’à son arrivée en France et de son placement en garde à vue. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
a) Sur la recevabilité
108. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Les parties et le gouvernement intervenant
α. Le requérants
109. Le requérant souligne qu’il n’est pas possible en France pour une personne gardée à vue de contester la légalité de son arrestation ou de sa détention. Il précise que l’unique recours disponible n’est accessible qu’après la fin de la garde à vue et dans l’hypothèse de l’ouverture d’une instruction ; il s’agit d’une requête afin de nullité devant la chambre de l’instruction ou le tribunal correctionnel. Il indique qu’il a usé de ce recours, et que la chambre de l’instruction a rendu son arrêt le 6 octobre 2009 alors qu’il avait été arrêté le 16 septembre 2009 et placé en garde à vue le 23 septembre 2008, ce qui ne répondrait pas à l’exigence de « bref délai » de l’article 5 § 4 de la Convention.
β. Le gouvernement défendeur
110. Renvoyant à l’arrêt Zervudacki c. France (no 73947/01, 27 juillet 2006), le Gouvernement souligne que l’article 5 § 4 de la Convention n’a pas un caractère absolu. Il ajoute qu’à partir de sa mise en examen, le requérant avait la possibilité de contester la légalité de sa détention en saisissant la chambre de l’instruction aux fin de voir prononcer la nullité de tous les actes relatifs à sa privation de liberté, de son interpellation à sa garde à vue. Il observe que le requérant a attendu l’écoulement de plusieurs mois après sa mise en examen pour utiliser ce recours. Il constate en outre que, si la chambre de l’instruction a refusé d’appliquer les dispositions du code de procédure pénale aux mesures prises contre le requérants en-dehors du territoire national, elle a contrôlé leur régularité au regard de l’article 5 de la Convention, jugeant que son arrestation et sa privation de liberté trouvaient leur fondement juridique dans la résolution 1816 et ne constituaient pas une violation des paragraphes 1 et 3 de l’article 5.
γ. Le gouvernement grec, tiers intervenant
111. Le gouvernement grec ne formule pas d’observations sur l’article 5 § 4 de la Convention.
ii. La Cour
112. La Cour constate que ce grief concerne la période de privation de liberté subie par le requérant avant sa présentation au juge d’instruction et sa mise en examen, période qu’elle a déjà examinée à l’aune de la promptitude que requiert l’article 5 § 3 de la Convention. Elle souligne ensuite que les exigences de cette disposition sont plus strictes que celles de l’article 5 § 4 de la Convention, dans la mesure où le paragraphe 3 commande un contrôle juridictionnel automatique de la légalité - notamment - de l’arrestation et de la détention, et où ce contrôle doit intervenir « aussitôt », ce qui implique une plus grande célérité que les termes « bref délai » du quatrième paragraphe (voir Brogan, précité, § 59). En conséquence, et étant donné qu’elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 à raison du délai dans lequel le requérant a été traduit devant un magistrat susceptible d’exercer un tel contrôle, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les faits sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
113. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
114. Les requérants Yacoub Mohammed Hassan et Cheik Nour Jama Mohamoud (requête no 46695/10) demandent 15 000 EUR chacun pour dommage moral. Le requérant Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10) réclame 6 000 EUR à ce titre. Il requiert en outre 2 000 EUR pour dommage matériel. Il expose à cet égard qu’il était propriétaire d’un bateau de pêche assorti d’un moteur et de casiers de pêches, qui était amarré au Carré d’As lors de l’intervention de la marine française, et dont il se trouve désormais dépourvu. Il précise que, compte tenu de son arrestation, il ne peut fournir de documents à l’appui de cette demande.
115. Le Gouvernement propose d’allouer une somme aux requérants pour préjudice moral : 1 500 EUR à M. Yacoub Mohammed Hassan, 1 500 EUR à M. Cheik Nour Jama Mohamoud et 3 000 EUR à M. Abdulhai Guelleh Ahmed.
116. La Cour ne voit pas de lien de causalité entre la violation de l’article 5 §§ 1 et 3 et le dommage matériel dont le requérant Abdulhai Guelleh Ahmed demande réparation. Elle rejette donc cette partie de ses prétentions. Elle estime en revanche qu’il y a lieu d’accorder une somme à chacun des requérants pour préjudice moral, qu’elle fixe à 5 000 EUR.
B. Frais et dépens
117. Le requérant Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10) réclame 7 272,46 EUR en remboursement de ses frais de représentation devant la Cour. Il produit une note d’honoraires émanant de son avocat datée du 31 août 2012 et portant sur ce montant. Les autres requérants ne formulent pas de demandes au titre des frais et dépens.
118. Notant qu’elle est justifiée par la production d’une facture d’honoraire, le Gouvernement propose de faire droit à la demande de M. Abdulhai Guelleh Ahmed.
119. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, de sa jurisprudence et de la position du Gouvernement, la Cour décide de faire entièrement droit à la demande du requérant Abdulhai Guelleh Ahmed. Elle lui alloue en conséquence 7 272,46 EUR pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
120. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes nos 46695/10 et 54588/10 ;
2. Déclare la requête no 46695/10 recevable ;
3. Déclare la requête no 54588/10 recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit, s’agissant de la requête no 54588/10, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) à chacun des requérants, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) à M. Abdulhai Guelleh Ahmed (requête no 54588/10), 7 272,46 EUR (sept mille deux cent soixante-douze euros et quarante-six centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 décembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark Villiger
Greffière Président