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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KADRI BUDAK v. TURKEY - 44814/07 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1371 (09 December 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1371.html Cite as: [2014] ECHR 1371 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KADRİ BUDAK c. TURQUIE
(Requête no 44814/07)
ARRÊT
STRASBOURG
9 décembre 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kadri Budak c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 novembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44814/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Kadri Budak (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me R. Yalçındağ Baydemir, avocate à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier une violation des articles 2 et 3 de la Convention.
4. Le 21 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1955 et réside à Diyarbakır.
A. Le décès des proches du requérant
6. Le requérant est le père de Metin Budak et le fils de Bahri Budak, âgés respectivement au moment de leur disparition de quatorze ans et de soixante ans. Selon le requérant, ses proches s’étaient rendus le 30 mai 1994 dans leur village de Yayımlı pour arroser leur verger. D’après lui, au même moment, une opération militaire avait été menée dans cette zone et ses proches avaient été placés en garde à vue par les militaires qui les auraient ensuite tués. Toujours selon les dires du requérant, en 1994, les forces de l’ordre avaient contraint les habitants à quitter le village et avaient incendié des maisons.
B. Les démarches effectuées par le requérant après la disparition de ses proches
7. Le 28 juin 1994, le requérant s’adressa au procureur de la République de Lice (ci-après « le procureur de la République »), au préfet de la région du sud-est de la Turquie soumise à l’état d’urgence (ci-après « la région soumise à l’état d’urgence »), ainsi qu’au sous-préfet de Lice au sujet de la disparition de ses proches. Il sollicita des informations sur le sort de ses proches dont il n’avait plus de nouvelles depuis le 30 mai 1994, et il demanda que les mesures nécessaires fussent prises pour les retrouver.
8. À une date non précisée, le requérant envoya une pétition à la Grande Assemblée nationale de Turquie (ci-après « la Grande Assemblée nationale »). En réponse, à une date non précisée, la direction des requêtes de la Grande Assemblée nationale accusa réception de la pétition du requérant, qui avait été reçue le 31 mai 1995 et enregistrée sous le numéro 3836.
9. Le 13 juin 1995, en réponse à une demande non datée du requérant concernant la disparition de ses proches dans le village de Yayımlı à la suite d’une opération militaire menée dans les alentours et l’incendie de sa maison, la direction générale des services du village informa le requérant qu’il devait s’adresser au préfet de la région soumise à l’état d’urgence.
10. Le 19 juin 1995, la direction des relations externes du premier ministre accusa réception de la demande du requérant concernant la disparition de ses proches et indiqua l’avoir transmise au préfet de Diyarbakır.
11. Le 23 juin 1995, en réponse à une demande du frère du requérant en date du 28 mai 1995, le préfet de la région soumise à l’état d’urgence informa l’intéressé qu’à la date des faits déclarés aucune opération militaire n’avait été menée dans la zone en question, que les personnes prétendument disparues n’avaient pas été placées en garde à vue pour une quelconque raison et que, contrairement à ses allégations, aucune maison ou dépendance n’avait été incendiée.
12. Le 20 juillet 2001, après avoir résumé les faits entourant selon lui la disparition de son père et de son fils survenue le 30 mai 1994 et les différentes démarches qu’il avait entreprises, le requérant envoya une pétition au préfet de Diyarbakır, au préfet de la région soumise à l’état d’urgence, ainsi qu’au ministre de l’Intérieur à ce sujet et il demanda ce qu’il était advenu du sort de ses proches depuis leur disparition.
13. Le 28 mai 2003, la direction des relations publiques du premier ministre informa le requérant que sa demande avait été transmise au ministre de l’Intérieur.
C. Les éléments de preuve retrouvés après la disparition des proches du requérant
14. Selon les dires du requérant, en raison de l’inaction alléguée du procureur de la République, son avocat s’était rendu le 8 mai 2005 sur les lieux de l’incident et avait pris des photographies d’ossements retrouvés et de leur emplacement.
15. Le 9 mai 2005, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant indiqua au procureur de la République qu’il s’était rendu le 1er mai 2005 à son village, qu’il avait découvert dans un de ses champs un morceau de tissu et qu’il avait trouvé des ossements après avoir creusé la terre. Il demanda au procureur de la République de se rendre sur les lieux de l’incident et d’envoyer les ossements retrouvés à l’institut médicolégal afin de faire identifier les restes.
16. Le 9 mai 2005, le procureur de la République entendit Ebubekir Budak, un proche du requérant.
Ce témoin déclara ce qui suit : le 1er mai 2005, il avait emmené en pâturage son bétail dans les bois se trouvant près du village de Yayımlı ; il y avait vu des ossements humains et un bracelet ; il en avait aussitôt informé le requérant ; tous deux s’étaient rendus sur les lieux en question et y avaient découvert, outre des ossements, une boîte vide de médicaments (Novalgine), un briquet, un pull de couleur marron ainsi que d’autres vêtements.
17. Le même jour, le procureur de la République entendit le requérant.
Celui-ci fit la déclaration suivante : en 1993, en raison des actions terroristes et des opérations militaires menées autour de son village, il avait quitté ce dernier avec sa famille pour s’installer à Silvan ; le 28 mai 1994, son père et son fils étaient partis en direction du village pour arroser leur verger et ils avaient passé la nuit chez M.Y., le muhtar (élu du village) de Saydamlı ; bien que le muhtar ait eu mis en garde ses deux proches, ceux-ci s’étaient rendus au village et, depuis, il n’avait plus eu de leurs nouvelles.
Le requérant déclara également que, le 13 juin 1994, il avait déposé une plainte au sujet de la disparition de son père et de son fils auprès du procureur de la République, du préfet de la région soumise à l’état d’urgence, du préfet de Diyarbakır et du ministre de l’Intérieur, ajoutant qu’il n’avait obtenu aucun résultat. En se référant à la déposition de Ebubekir Budak, le requérant indiqua aussi qu’il s’était rendu sur les lieux où avaient été découverts les ossements ainsi que les objets personnels appartenant selon lui à son père et à son fils. Il précisa qu’il avait également retrouvé le blouson de son fils. Il déclara qu’il avait prévenu le jour même son avocat.
De plus, lors de sa déposition, le requérant demanda qu’une analyse des ossements retrouvés fût ordonnée pour déterminer si ces ossements appartenaient à ses proches, et il demanda aussi à connaître la manière dont ses proches avaient pu être tués. Enfin, il sollicita l’ouverture d’une action aux fins d’identification des responsables du décès de ses proches.
18. Également le 9 mai 2005, notant que la zone concernée était une région où des actions étaient menées par l’organisation terroriste du PKK et qu’il convenait de s’assurer que des mines antipersonnel ne se trouvaient pas sur la route menant au village de Yayɪmlɪ, le commandement de la gendarmerie de Lice informa le procureur de la République qu’il avait besoin d’un délai pour sécuriser la zone où se trouvaient les ossements. Il indiqua qu’il avait été demandé au muhtar du village de Yayɪmlɪ, informé de la situation, de procéder à la préservation des éléments de preuve en question, et il précisa que le procureur de la République serait tenu au courant des développements ultérieurs.
19. Toujours le 9 mai 2005, pour éviter la disparition des éléments de preuve et pour des raisons d’économies de procédures, le procureur de la République demanda en urgence au commandement de la gendarmerie de Lice qu’une équipe de gendarmes se présentât ce même jour à 11 heures au tribunal, et ce afin d’assurer la sécurité des personnes qui devaient se rendre sur les lieux de l’incident à la suite de la découverte des ossements survenue le 1er mai 2005 à Yayɪmlɪ.
20. Toujours le même jour, le procureur de la République demanda au médecin-chef du dispensaire de Lice de nommer un médecin pour que ce dernier se rendît à l’excavation qui devait avoir lieu ce jour-là.
21. Également le 9 mai 2005, la gendarmerie de Lice établit un procès-verbal, signé par deux gendarmes et le muhtar de Yayɪmlɪ. Selon ce procès-verbal, le muhtar avait reçu pour ordre d’empêcher toute personne de se rendre dans la zone où les ossements avaient été retrouvés et de protéger les éléments de preuve.
22. Le 17 mai 2005, le requérant déposa une nouvelle demande auprès du procureur de la République, en y joignant les photographies prises par son avocat, afin de voir ordonner une expertise des objets et ossements retrouvés ainsi qu’une visite sur les lieux de l’incident.
23. Toujours le 17 mai 2005, le procureur de la République demanda des nouvelles au commandement de la gendarmerie de Lice, en référence à sa réponse du 9 mai 2005. Il précisait notamment qu’il n’avait pas eu de nouvelles depuis cette dernière date. Il demandait en conséquence à quelle date les mesures de sécurité nécessaires seraient prises afin qu’il pût se rendre sur les lieux de l’incident.
24. Le 24 mai 2005, l’avocat du requérant remit au procureur de la République les photographies de l’emplacement des ossements.
25. Le 28 mai 2005, le procureur de la République se rendit sur les lieux de l’incident, accompagné notamment du requérant et de son avocat, de Ebubekir Budak, d’un médecin ainsi que de plusieurs experts.
Un procès-verbal de constat et de visite des lieux fut établi. Il indiquait en particulier que dix douilles de balles provenant d’une arme MKE[1] (Makine ve Kimya Endüstri Kurumu, « l’Établissement de l’industrie chimique et mécanique ») de longue portée ainsi que quatre-vingt-deux ossements avaient été retrouvés. Le médecin précisait qu’il avait été constaté, en présence du procureur de la République, l’existence d’une entrée de balle sur un os scapulaire. Un croquis sommaire des lieux fut également établi.
26. Le 1er juin 2005, le procureur de la République envoya les éléments relevés sur les lieux de l’incident à l’institut médicolégal pour analyse.
27. Le rapport de l’institut médicolégal du 13 mars 2006 indiquait, entre autres, ce qui suit :
- dix douilles de balles de calibre 7,62 x 51 mm provenant de fusils de types G1-G3 avaient été utilisées, une balle de même calibre n’avait pas été utilisée ;
- les ossements retrouvés appartenaient à Metin Budak et à Bahri Budak ;
- la présence d’une entrée de balle avait été constatée sur l’os scapulaire appartenant à la personne la plus jeune, permettant de conclure que la cause du décès résultait d’une blessure par arme à feu ;
- l’analyse des autres ossements ne permettait pas de déterminer la cause de la mort ;
- les ossements retrouvés, sans qu’il puisse être possible d’affirmer cela avec certitude, dataient au moins de deux ans avant la date à laquelle ils avaient été retrouvés.
28. Le 10 avril 2006, le procureur de la République remit au requérant les ossements appartenant à ses proches pour lui permettre de les enterrer.
29. Le 14 avril 2006, le procureur de la République transmit à la direction de l’état civil de Lice la déclaration de décès de Bahri Budak et de Metin Budak, considérés comme décédés le 30 mai 1994.
30. Les 23 mai et 12 juillet 2006, le procureur de la République informa le commandement de la gendarmerie de Lice que Metin Budak et Bahri Budak étaient décédés des suites de blessures par arme à feu. Il demanda à la gendarmerie d’enquêter sur la manière dont l’incident était survenu et sur le nombre de personnes impliquées dans l’incident, ainsi qu’à être tenu informé mensuellement au sujet de l’enquête.
31. Dans l’intervalle, le 18 juin 2006, la gendarmerie de Lice établit un procès-verbal à l’attention du procureur de la République. Ce document indiquait ce qui suit : les responsables du décès des proches du requérant n’avaient pas été identifiés ; il n’y avait pas de documents auprès des autorités à ce sujet ; le procureur serait tenu informé dès que lesdits responsables auraient été arrêtés ; en raison de l’écoulement du temps, ces responsables n’avaient pas été identifiés ni arrêtés ; l’arrestation desdits responsables pouvait prendre du temps et, pour cette raison, le procureur serait informé tous les mois au sujet de l’évolution de l’enquête ; l’avis de recherche permanent émis à ce sujet était conservé dans le dossier.
32. Le 12 septembre 2006, en se référant à ses demandes des 23 mai et 12 juillet 2006, le procureur de la République demanda au commandement de la gendarmerie de Lice de lui présenter Ö.Ç., dont le domicile était indiqué, en qualité de suspect, en présence d’un avocat.
33. Un procès-verbal établi le 17 octobre 2006 par deux gendarmes indiquait, eu égard aux dires du muhtar du village de Yayɪmlɪ, que personne ne savait comment les proches du requérant étaient décédés. Le procès-verbal précisait que les recherches concernant ces décès se poursuivaient.
34. Le 31 octobre 2006, le procureur de la République réitéra sa demande du 23 mai 2006.
35. De même, le 10 janvier 2007, le procureur de la République réitéra sa requête du 31 octobre 2006 en demandant à la gendarmerie de Lice une réponse dans un délai de dix jours, sous peine de mettre en cause la responsabilité des gendarmes conformément au code de procédure pénale.
36. Le 25 janvier 2007, le requérant s’enquit auprès du procureur de la République, par l’intermédiaire de son homologue de Diyarbakır, de l’état d’avancement de l’enquête pénale relative au décès de ses proches. Cette demande fut transmise ultérieurement, le 27 mars 2007, au parquet de Lice.
37. Entre-temps, le 2 février 2007, le commandement de la gendarmerie de Lice avait répondu à la demande susmentionnée du procureur de la République. Dans sa réponse, il se référait aux dires du muhtar du village de Yayɪmlɪ, indiquant qu’il n’avait pas été possible de retrouver les responsables du décès des proches du requérant et que l’enquête était toujours en cours.
38. Également dans l’intervalle, le 1er mars 2007, le procureur de la République avait émis un avis de recherche permanent jusqu’à la date de prescription des faits, à savoir jusqu’au 30 mai 2014, et en avait transmis une copie au commandement de la gendarmerie de Lice. Il demandait à être informé tous les trois mois au sujet des présumés responsables du décès des proches du requérant.
Par une décision du 10 avril 2007, il réitéra cet avis de recherche.
39. Le 18 avril 2007, le procureur de la République notifia sa décision du 10 avril 2007 à l’avocat du requérant.
40. Par ailleurs, plusieurs procès-verbaux reprirent le contenu du procès-verbal du 18 juin 2006 établi par la gendarmerie de Lice à l’attention du procureur de la République. Ces procès-verbaux étaient datés des 11 mars, 14 avril, 3 mai, 3 et 11 juin, 18 septembre et 10 décembre 2007, des 1er janvier, 1er juin et 25 décembre 2008, des 4 août et 26 décembre 2009, et des 22 février, 21 juillet et 28 octobre 2010.
41. Le 14 décembre 2011, le procureur de la République de Diyarbakır demanda à son homologue de Lice une copie du dossier de l’enquête menée au sujet du décès de Metin Budak et de Bahri Budak ou bien de toute décision ou de tout autre document y relatifs.
42. Le 1er février 2012, le procureur de la République informa son homologue de Diyarbakır de l’ouverture d’une enquête au sujet de la disparition de Metin Budak et de Bahri Budak et lui transmit une copie du dossier de l’enquête. Il demanda à son homologue de l’informer au sujet de toute enquête ouverte au sujet de la disparition de ces personnes ou de toute action introduite contre les présumés responsables de cette disparition et, le cas échéant, de lui transmettre une copie des documents y afférents.
43. Les procès-verbaux des 28 mars et 25 avril 2012 reprirent le contenu du procès-verbal du 18 juin 2006 établi par la gendarmerie de Lice à l’attention du procureur de la République.
44. Le 20 septembre 2012, la présidence de la Grande Assemblée nationale informa la direction générale du droit international et des relations extérieures du ministre de la Justice qu’il n’y avait pas de traces d’une demande faite par le requérant devant elle.
D. L’action en dommages et intérêts fondée sur la loi no 5233 du 27 juillet 2004
45. Le 28 octobre 2004, le requérant et certains autres héritiers des disparus, introduisant une action en dommages et intérêts fondée sur la loi no 5233 du 27 juillet 2004, saisirent la commission d’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (ci-après « la commission d’indemnisation ») en raison du décès de leurs proches.
46. Le 6 novembre 2008, la commission d’indemnisation accorda conjointement aux personnes concernées, dont le requérant, la somme de 36 520,20 livres turques (TRY) en raison du décès de Bahri Budak et de Metin Budak et des frais funéraires y relatifs.
47. À une date non précisée, le requérant et les autres héritiers concernés acceptèrent la somme accordée par la commission d’indemnisation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
48. La Cour se réfère à l’aperçu du droit interne figurant notamment dans les arrêts Kurt c. Turquie (25 mai 1998, §§ 56-62, Recueil des arrêts et décisions 1998-III), Tekin c. Turquie (9 juin 1998, §§ 25-29, Recueil 1998-IV), Çakıcı c. Turquie ([GC], no 23657/94, §§ 56-67, CEDH 1999-IV), Ertak c. Turquie (no 20764/92, §§ 94-106, CEDH 2000-V), Sabuktekin c. Turquie (no 27243/95, §§ 61-68, CEDH 2002-II) et Fatma Kaçar c. Turquie (no 35838/97, § 57, 15 juillet 2005).
49. Le 30 novembre 2002, l’état d’urgence, qui était en vigueur dans les départements du sud-est de la Turquie, a été définitivement levé. En conséquence, le décret-loi no 430 sur les mesures complémentaires à prendre dans le cadre de l’état d’urgence a cessé d’être appliqué à cette date.
50. Les détails relatifs aux dispositions de la loi no 5233 du 27 juillet 2004 sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme et du décret no 25619 y afférent, ainsi qu’à leur application, sont exposés dans la décision İçyer c. Turquie ((déc.), no 18888/02, §§ 44-54, CEDH 2006-I).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 13 ET 14 DE LA CONVENTION
51. Le requérant allègue que ses proches sont morts, selon lui en raison de leur origine kurde, à la suite d’une opération militaire ayant eu lieu dans son village et qu’ils ont été tués alors qu’ils auraient été placés illégalement en garde à vue. À cet égard, il se plaint de l’insuffisance de l’enquête pénale menée par les autorités internes. Il invoque les articles 2, 13 et 14 de la Convention.
Eu égard à la manière dont le requérant présente ses griefs, la Cour estime qu’il y a lieu de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Nihayet Arıcı et autres c. Turquie, nos 24604/04 et 16855/05, § 141, 23 octobre 2012), ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...)
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
52. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
53. La Cour relève que, dans ses observations, le Gouvernement n’a présenté aucune exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-respect du délai de six mois. Elle rappelle toutefois avoir déjà jugé que la règle des six mois est une règle d’ordre public et, par conséquent, avoir compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012), même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 71, 8 novembre 2011).
54. Concernant en particulier l’application de la règle des six mois dans les affaires de disparitions, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de l’affaire Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 162-166, CEDH 2009). Ainsi, bien qu’elle ait souligné que les principes posés dans les affaires Bulut et Yavuz c. Turquie ((déc.), no 73065/01, 28 mai 2002) et Bayram et Yıldırım c. Turquie ((déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III) ont été appliqués mutatis mutandis dans des affaires concernant des disparitions, la Cour a considéré que le délai de six mois ne s’appliquait pas en tant que tel aux situations continues (Agrotexim Hellas S.A. et autres c. Grèce, no 14807/89, décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 12 février 1992, DR 72, p. 148, Cone c. Roumanie, no 35935/02, § 22, 24 juin 2008, et Varnava et autres, précité, §§ 158-159).
55. Dans l’affaire Varnava et autres précitée (§ 165), la Cour a estimé que des requêtes peuvent être rejetées pour tardiveté dans des affaires de disparition lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir. Toujours dans l’affaire Varnava et autres précitée (§ 166), la Cour a jugé que, après plus de dix ans, les requérants doivent généralement démontrer de façon convaincante que des progrès concrets étaient accomplis pour justifier leur retard à la saisir (Er et autres c. Turquie, no 23016/04, §§ 58-60, 31 juillet 2012, Tekçi et autres c. Turquie, no 13660/05, §§ 72-76, 10 décembre 2013, et Cülaz et autres c. Turquie, nos 7524/06 et 39046/10, §§ 142-146, 15 avril 2014). Toutefois, les situations continues ne sont pas toutes identiques (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 261-269, CEDH 2014 (extraits)).
56. En l’occurrence, à la lumière de ces principes généraux ainsi que des documents versés au dossier et des observations des parties, la Cour constate d’abord que les proches du requérant ont disparu le 30 mai 1994. Elle note qu’après cette date le requérant s’est adressé à plusieurs reprises au procureur de la République au sujet de la disparition de ses proches et qu’il a envoyé également des pétitions au préfet de la région soumise à l’état d’urgence, à la direction générale des services du village, au président de la Grande Assemblée nationale, au ministère de l’Intérieur, au préfet de Diyarbakır ainsi qu’au sous-préfet de Lice. Cela étant, il ressort des éléments versés au dossier qu’entre la date à laquelle les proches du requérant ont disparu, le 30 mai 1994, et la date à laquelle les ossements leur appartenant ont été trouvés, le 1er mai 2005, le procureur de la République et le requérant n’ont entrepris aucun acte de nature à relancer l’enquête pénale ; d’ailleurs, dans ses observations, le requérant souscrit à ce constat. Aussi la Cour observe-t-elle que le requérant n’a avancé aucun motif pour justifier cette période d’inactivité de plus de dix ans et onze mois après la survenance de l’incident litigieux avant la saisine du procureur de la République, le 9 mai 2005. Elle note qu’à cette dernière date, juste après la découverte des ossements, le requérant a demandé au procureur de la République de se rendre sur les lieux de l’incident aux fins de récupérer les ossements retrouvés et les envoyer à l’institut médicolégal pour identifier les restes.
57. En conséquence, la Cour considère que les différents actes ordonnés par le procureur de la République après la découverte des ossements appartenant aux proches du requérant ont trait à l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention. Elle estime que ces actes ne sont pas de nature à interrompre l’écoulement du délai de six mois en ce qui concerne l’aspect substantiel de l’article 2 de la Convention.
58. Partant, à la lumière de ces considérations et tenant compte des éléments dont elle dispose, la Cour conclut que les griefs du requérant tirés de la mort de ses proches, qui serait due aux agissements des forces de l’ordre, ainsi que de l’insuffisance de l’enquête pénale menée à ce sujet par les autorités internes jusqu’au 9 mai 2005 sont tardifs et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
59. En revanche, la Cour note qu’après le 1er mai 2005, date de la découverte des ossements, il existait des faits nouveaux permettant de relancer l’enquête pénale relative à la disparition des proches du requérant. Pour la Cour, la découverte des ossements en question et les mesures prises à partir du 9 mai 2005 constituaient des développements importants : les actes effectués après cette date étaient donc de nature à relancer l’obligation procédurale d’enquêter sur la disparition des proches du requérant (comparer avec Zeynep Çiçek c. Turquie, no 28883/05 (déc.), § 60, 26 mars 2013, et, a contrario, Yetişen c. Turquie (déc.), no 21099/06, § 80, 10 juillet 2012). En tout état de cause, la Cour note que les développements survenus après le 1er mai 2005 étaient de nature à déterminer les conditions dans lesquelles les proches du requérant avaient pu disparaître (Gürtekin et autres c. Chypre (déc.), no 60441/03, §§ 21-22, 11 mars 2014).
60. Aussi, à la lumière des éléments soumis à son appréciation, la Cour estime que le requérant a démontré l’existence de faits et de circonstances spécifiques de nature à justifier l’écoulement d’un délai relativement long après les faits avant de porter ses griefs devant elle, en l’occurrence la découverte des ossements de ses proches le 1er mai 2005 (Er et autres, précité, §§ 59-60). À cet égard, elle observe que ce nouvel élément était de nature à relancer l’enquête (Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 69, 27 novembre 2007).
61. C’est pourquoi il appartient à la Cour à présent d’examiner les différentes mesures prises ou les actes ordonnés par les autorités internes pour connaître des allégations du requérant tirées de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural pour autant qu’elles concernent les éléments de fait postérieurs au 1er mai 2005, date de la découverte des ossements appartenant aux proches du requérant (Gasyak et autres c. Turquie, no 27872/03, §§ 60 et 63, 13 octobre 2009, et, mutatis mutandis, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 161-163, 9 avril 2009).
62. À la lumière de ces considérations et des circonstances particulières de la présente espèce, la Cour se déclare compétente pour examiner les griefs du requérant tiré de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural pour autant qu’ils concernent les éléments de fait postérieurs au 1er mai 2005.
63. Partant, la Cour conclut que le requérant a introduit cette partie de sa requête dans le délai de six mois, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention.
64. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
65. Le requérant réitère ses allégations concernant en particulier l’absence d’une enquête effective menée par le procureur de la République au sujet de la mort de ses proches. En se référant aux faits de l’espèce et aux documents versés au dossier, il précise que lui-même ou son frère s’étaient adressés à différentes autorités nationales dès juin 1994, juste après la survenance des faits dénoncés. Il indique qu’entre le 30 mai 1994, date de survenance des faits, et le 28 octobre 2004 aucun acte judiciaire ou administratif n’a été ordonné par les autorités nationales compétentes, et il fait observer que le Gouvernement ne donne aucune explication à ce sujet.
66. Le Gouvernement soutient d’abord que le requérant n’avait pas présenté de demande au procureur de la République le 13 juin 1994, ni de pétition devant la Grande Assemblée nationale au sujet de la disparition de ses proches : le requérant aurait présenté une demande au procureur de la République, au sujet de la disparition de ses proches, uniquement le 9 mai 2005. En se référant ensuite aux éléments versés au dossier, le Gouvernement affirme qu’il n’y a aucun document, témoin ou information pouvant confirmer l’allégation du requérant selon laquelle ses proches étaient décédés pendant leur garde à vue ou à tout le moins sous le contrôle des forces de l’ordre. Il soutient de plus qu’aucune opération militaire n’avait été menée dans les environs de la zone où les proches du requérant avaient disparu. Pour le Gouvernement, il appartient au requérant de prouver son allégation selon laquelle ses proches avaient été tués par les forces de l’ordre.
67. Pour ce qui est de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention, en se référant aux différents actes pris par le procureur de la République à partir du 9 mai 2005, le Gouvernement explique que ce dernier a agi sans perdre de temps en auditionnant le requérant et son avocat. Il indique ce qui suit : ledit procureur a décidé de se rendre sur les lieux de l’incident mais, pour des raisons de sécurité, il n’a pu le faire que le 28 mai 2005 ; ce même procureur a ordonné l’identification des ossements retrouvés et a lancé un avis de recherche permanent au sujet de la disparition des proches du requérant ; ce dernier, par l’intermédiaire de son avocat, a participé activement à l’enquête et a pu obtenir une copie du dossier de l’enquête. Concernant la non-audition de M.Y., le muhtar du village de Saydamlı, le Gouvernement expose que celui-ci n’avait de toute manière aucune information de nature à permettre l’établissement de la cause du décès des proches du requérant. En revanche, il estime que d’importants éléments de preuve auraient pu être retrouvés si le requérant avait saisi le procureur de la République immédiatement après la disparition de ses proches - ce qu’il n’a pas fait à ses dires - et non pas onze ans après les faits litigieux.
2. Appréciation de la Cour quant à l’allégation d’insuffisance de l’enquête pénale
a) Principes généraux pertinents
68. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı précité, § 86).
69. La Cour réitère également sa jurisprudence selon laquelle l’enquête menée doit être effective. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (Tanrıkulu [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, § 109, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, et Suat Ünlü c. Turquie, no 12458/03, § 53, 15 janvier 2008).
70. De plus, la Cour rappelle qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, Bişkin c. Turquie, no 45403/99, § 69, 10 janvier 2006, et Wolf-Sorg c. Turquie, no 6458/03, § 76, 8 juin 2010).
71. Aussi la Cour réaffirme-t-elle que les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises médicolégales. Les conclusions de l’enquête doivent se fonder sur une analyse approfondie, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents et doivent appliquer un critère comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l’article 2 § 2 de la Convention. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure que ladite enquête ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 139 et 144, CEDH 2002-IV, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 113, CEDH 2005-VII).
72. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, §§ 89-91, Recueil 1998-I, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79-81, Recueil 1998-IV, Tanrıkulu, précité, §§ 101-110, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI, et Cülaz et autres, précité, § 178).
b) Application de ces principes à la présente affaire
73. En l’espèce, d’après les éléments du dossier soumis à son appréciation par les parties et pour autant qu’elle doit examiner l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention pour les actes effectués par le procureur de la République après le 1er mai 2005, la Cour estime qu’il convient de relever deux faits majeurs qui ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties. D’abord, il ressort du rapport de l’institut médicolégal que les ossements retrouvés le 1er mai 2005 appartenaient aux proches du requérant et que le décès du fils du requérant résultait d’une blessure à l’os scapulaire causée par une arme à feu (paragraphe 27 ci-dessus). Ensuite, il ressort également des éléments de preuve recueillis sur les lieux de l’incident que le procureur de la République avait retrouvé uniquement des douilles de balles provenant de fusils de types G1-G3 utilisés par les forces armées (paragraphes 25 et 27 ci-dessus).
74. Or, la Cour observe que le procureur de la République n’a tiré aucune conséquence au sujet des constats établis dans le rapport médicolégal. De même, elle constate que ni le Gouvernement ni le procureur de la République n’ont indiqué si des douilles de balles autres que celles utilisées par les forces armées avaient été retrouvées sur les lieux de l’incident. À cet égard, la Cour estime que le rôle du procureur - chargé de mener une enquête sur les conditions dans lesquelles les proches du requérant avaient trouvé la mort - était de mener des investigations en envisageant toutes les hypothèses ou pistes possibles et en poursuivant ces dernières, et ce afin d’apporter des éléments de réponse ou des éclaircissements. Or, elle constate que le procureur de la République n’a mené aucune investigation en ce sens.
75. C’est pourquoi la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement, fondé sur la réponse du préfet de la région soumise à l’état d’urgence en date du 23 juin 1995, selon lequel il n’y avait pas eu d’opération armée dans la zone où les proches du requérant avaient disparu. Dans un contexte de lutte contre le terrorisme menée à l’époque des faits dans le sud-est de la Turquie, la Cour estime que le procureur de la République aurait dû vérifier si, aux alentours du 30 mai 1994 - date de la disparition des proches du requérant -, des mouvements de militaires ou des manœuvres des forces armées avaient été effectués dans les environs de la zone concernée ou bien si des affrontements armés avaient eu lieu dans les environs de cette zone. Or, elle note que le procureur de la République n’a pas estimé nécessaire de mener de telles investigations et qu’il s’est notamment abstenu d’interroger le commandant des forces armées à ce sujet. Par ailleurs, la Cour est d’avis que le procureur de la République aurait dû auditionner M.Y., le muhtar du village de Saydamlı, l’une des dernières personnes à avoir vu vivants les proches du requérant et à les avoir avertis du danger à se rendre dans leurs champs : une telle audition aurait pu apporter des éclaircissements ou des indications sur la situation ambiante régnant dans la zone en question à l’époque des faits.
76. La Cour relève d’autres manquements dans la manière dont l’enquête a été menée par le procureur de la République. Il importe de souligner qu’en l’occurrence les différentes autorités nationales compétentes - à savoir ledit procureur et les gendarmes de Lice - n’ont pas coopéré de manière efficace, les gendarmes ayant avancé un argument de sécurité pour retarder le déplacement sur les lieux de l’incident demandé par le procureur de la République. La Cour admet qu’il s’agit là d’un argument important, la finalité en étant d’assurer l’intégrité physique des personnes concernées. Cela étant, pour la Cour, cet argument ne semble pas pouvoir expliquer ce retard. La Cour note en effet que le procureur de la République n’a pu se rendre dans la zone où avaient été retrouvés les ossements concernés que plus de trois semaines après leur découverte. De plus, il importe également de souligner le manque de coopération entre les différentes autorités chargées de mener l’enquête sur les faits de l’espèce. Ainsi, il ressort des éléments versés au dossier que le procureur de la République a dû mettre en demeure les gendarmes afin que certaines mesures prises par lui puissent trouver application (paragraphe 35 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort aussi du dossier que des éléments de preuve fondamentaux, tels les ossements ou les douilles de balles, ont été confiés par les gendarmes à M.Y., le muhtar du village de Saydamlı, et que ce dernier a été chargé de les conserver et de les protéger, alors même qu’il était du devoir du procureur de la République ou bien des gendarmes eux-mêmes de placer sous scellés ces éléments pour empêcher leur détérioration ou leur disparition.
77. La Cour note de plus un autre manquement important dans l’enquête menée par le procureur de la République : celui-ci avait demandé aux gendarmes de lui présenter Ö.Ç. en qualité de suspect ; or, le dossier ne contient aucun acte ou développement à ce sujet. En tout état de cause, la Cour ne sait pas pour quelle raison cette personne n’a pas été auditionnée ni pour quelle raison elle devait être déférée au procureur de la République en qualité de suspect. De même, il convient de noter que, toujours d’après les éléments versés au dossier, le requérant a fourni la preuve des démarches réalisées par lui ou d’autres membres de sa famille juste après la disparition de ses proches auprès des différentes autorités étatiques, alors que le Gouvernement soutient au contraire que ces démarches n’ont pas été effectuées.
78. Enfin, au vu des éléments de preuve soumis à son appréciation, la Cour relève qu’il a été procédé à de nombreux actes de communication, de notification, d’information et de transmission de documents entre la gendarmerie et les autorités judiciaires. Ainsi, elle observe que le procureur de la République a pris une série d’actes identiques auxquels les gendarmes ont répondu de manière répétitive, de sorte qu’il n’a pas été possible de faire progresser l’enquête pénale (paragraphes 34, 40, 43 ci-dessus). Au titre de ces actes, la Cour note que le procureur a émis un avis de recherche permanent au sujet de la disparition des proches du requérant et qu’il a demandé aux gendarmes d’identifier les éventuels responsables de leur décès et de l’informer au sujet de l’enquête y relative. Toutefois, au vu des différentes réponses de la gendarmerie de Lice, la Cour relève que celle-ci n’a pas mené des investigations susceptibles d’apporter une explication au sujet de la mort des proches du requérant et/ou de permettre d’en retrouver les présumés responsables. Aussi, pour la Cour, le fait que tous ces actes ont été effectués peut, a priori, permettre d’affirmer que des efforts ont été déployés par les autorités nationales ; cependant, pour la Cour, aucun de ces actes n’apporte d’éclaircissement quant au fond de l’affaire (Bişkin, précité, § 70).
79. C’est pourquoi, compte tenu des manquements qui viennent d’être relevés ci-avant, la Cour conclut que, contrairement à ce que requiert l’article 2 de la Convention, les autorités nationales n’ont pas mené une enquête adéquate et effective sur le décès des proches du requérant pour autant qu’est concernée l’enquête menée après le 1er mai 2005.
80. Partant, il y a eu manquement aux obligations procédurales qui incombent à l’État défendeur au titre de l’article 2 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
81. Le requérant déclare ressentir un profond désarroi en raison de la manière dont ses proches ont été tués. À cet égard, il dénonce une violation de l’article 3 de la Convention ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
82. Le Gouvernement indique d’abord qu’il partage la douleur et la peine du requérant subies en raison de la mort de ses proches. Cela étant, en se référant à son argumentation développée sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il affirme que le requérant ne s’est adressé au procureur de la République qu’en 2005, soit onze ans après la survenance des faits de l’espèce. De plus, il expose que le frère du requérant avait été informé en 1995 qu’il n’y avait pas eu d’opération militaire au moment de la disparition de leurs proches et que ces derniers n’avaient pas été placés en garde à vue par les forces de l’ordre. Le Gouvernement soutient par conséquent qu’il n’y a pas de violation de l’article 3 de la Convention.
83. Le requérant ne se prononce pas sur ces points.
84. La Cour relève que ce grief est lié à celui tiré de la mort des proches du requérant. À la lumière de son raisonnement développé sous le volet substantiel de l’article 2 de la Convention (paragraphes 56-58 ci-dessus) et tenant compte des éléments dont elle dispose, la Cour conclut que le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention est tardif et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
86. Au titre du préjudice matériel, le requérant réclame 30 000 euros (EUR) pour le décès de son père et 40 000 EUR pour celui de son fils, ces sommes correspondant selon lui à la perte du soutien financier de ses proches.
87. Au titre du préjudice moral, il réclame 65 000 EUR pour le décès de chacun de ses proches.
88. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il estime excessives.
89. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, au titre du préjudice moral, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 30 000 EUR pour le décès de ses proches.
B. Frais et dépens
90. Au titre des frais et dépens engagés devant la Cour, le requérant demande également au total la somme de 6 892 EUR, ce montant comprenant 6 472 EUR de frais de représentation et 420 EUR de frais administratifs. Le requérant donne un détail précis concernant le nombre d’heures de travail effectués par son conseil pour la préparation des observations sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire ou bien pour les conseils et informations donnés au sujet de la requête. Il ventile également par rubrique les dépenses de son conseil concernant les frais administratifs.
91. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II, et Cülaz et autres, précité, § 207). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, relativement au décès des proches du requérant, pour autant qu’est concernée l’enquête pénale menée par les autorités nationales après le 1er mai 2005, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural pour autant qu’est concernée l’enquête pénale menée par les autorités internes après le 1er mai 2005 ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 décembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président
[1]. La MKE est un établissement appartenant à l’industrie de la défense nationale. Elle fabrique des armes pour les forces armées turques et la police. Elle fabrique notamment des fusils-mitrailleurs.