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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GRAMADA v. ROMANIA - 14974/09 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 140 (11 February 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/140.html
Cite as: [2014] ECHR 140

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GRĂMADĂ c. ROUMANIE

     

    (Requête no 14974/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    11 février 2014

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Grămadă c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Alvina Gyulumyan,
              Ján Šikuta,
              Nona Tsotsoria,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis,
              Iulia Antoanella Motoc, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14974/09) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Liviu Grămadă (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me C.L. Matiş, avocate à Cluj-Napoca. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le requérant se plaint en particulier des mauvais traitements qu’il a subis de la part d’un agent de police qui lui a tiré une balle dans la cuisse et de l’absence d’une enquête effective à cet égard.

    4.  Le 30 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1968 et réside à Bogata (département de Cluj).

    A.  Les événements de la nuit du 22 mai 2005

    6. Dans la nuit du 22 mai 2005, vers 2 h 30, l’agent de police A.C., accompagné par le gardien de la paix I.K., poursuivit I.C. qui conduisait une voiture, et était soupçonné d’avoir consommé de l’alcool au bar du village. Dans la voiture il y avait quatre autres jeunes gens. I.C. ayant arrêté sa voiture au bord de la route, l’agent de police arrêta également la sienne et s’approcha de celui-ci. Il lui demanda de présenter une pièce d’identité. Au vu du refus d’I.C. de s’identifier, l’agent A.C. l’invita au poste local de police aux fins d’identification et pour le soumettre à un test d’alcoolémie. I.C. s’y opposa et repoussa l’agent de police et le gardien lorsque ceux-ci essayèrent de l’immobiliser. En réponse, l’agent de police fit usage d’un spray à gaz lacrymogène envers I.C. À ce moment-là, quatre jeunes gens sortirent de la voiture d’I.C., en protestant face à l’action de l’agent de police. Ils s’approchèrent de l’agent de police et du gardien de la paix. D’après l’un des occupants de la voiture, l’agent de police les menaça d’utiliser son pistolet. Alors que les occupants de la voiture se retiraient, I.C. échappa à l’emprise de l’agent de police et courut dans la cour de la maison appartenant à la famille du requérant afin de se laver le visage.

    7.  L’agent de police et le gardien le poursuivirent et l’arrêtèrent, mais furent repoussés par le père du requérant qui était sorti entre-temps de la maison à cause du bruit. L’agent de police lui aspergeant du gaz lacrymogène sur le visage, le père du requérant se retira pour se laver le visage. L’agent de police et le gardien parvinrent à arrêter un des occupants de la voiture, mais l’agent de la police quitta ensuite la cour dans l’attente des renforts sollicités par téléphone.

    8.  Entre-temps, le requérant sortit également de la maison et se dirigea accompagné par son père, vers le portillon. À ce moment-là, l’agent de police commença à tirer avec son pistolet. Une balle toucha la cuisse du requérant. Malgré l’opposition initiale du policier, quelques minutes plus tard, le requérant fut transporté à l’hôpital par son beau-frère où il subit une intervention chirurgicale pour extraire la balle.

    B.  L’enquête pénale menée par les autorités

    9.  Le même jour, vers 5 h 20, une équipe formée d’un procureur du parquet près le tribunal départemental de Cluj (ci-après « le parquet »), d’un médecin légiste et d’un agent de la police judiciaire, se rendit dans un premier temps à l’hôpital où avait été admis le requérant et où il fut examiné par le médecin légiste. Ce dernier constata que le requérant présentait une plaie par balle au niveau de la cuisse droite et conclut qu’il avait besoin de 16 à 18 jours de soins médicaux.

    10.  L’équipe se rendit ensuite sur le lieu des événements. À cette occasion, un procès-verbal fut dressé, qui décrivait les lieux et notait que des traces de substance rouge (probablement du sang) avaient été identifiées à 80 cm du portillon. Le procès-verbal précisa en outre que furent saisis sur les lieux et confiés à la police judiciaire pour des éventuels examens scientifiques : un pistolet, un spray à gaz lacrymogène et une douille retrouvée à quatre mètres du portillon. Des photographies judiciaires furent également prises. La recherche fut réalisée en présence de l’agent de police A.C. qui donna des renseignements sur les événements.

    11.  Vers 6 h, suite à la plainte de l’agent A.C. qui s’estimait victime d’outrage, une autre équipe formée de deux officiers de la police judiciaire se déplaça pour une recherche sur les lieux. Un procès-verbal distinct fut dressé dans lequel il était mentionné que deux témoins avaient assisté à la recherche. Le procès-verbal précisa en outre que furent saisis sur les lieux et confiés à la police judiciaire pour des éventuels examens scientifiques : un pistolet, un spray à gaz lacrymogène et une douille retrouvée à trois mètres du portillon. Le procès-verbal ne fut pas signé par des témoins. Il ressort du procès-verbal que les lieux n’avaient pas subi de modifications avant l’arrivée des officiers, puisqu’ils avaient été surveillés par un agent de police.

    12.  Au cours de la journée, l’agent de police A.C., le gardien de la paix, le père, la mère, un neveu, un beau-frère et une belle-sœur du requérant, I.C., et le père d’I.C., ainsi que V.L., une jeune fille se trouvant dans la voiture conduite par I.C. firent des déclarations écrites devant la police judiciaire et le parquet.

    13.  Le père du requérant affirma que la personne qui avait aspergé du gaz lacrymogène sur son visage avait indiqué qu’il était policier, mais qu’il ne l’avait pas cru et, après avoir lavé son visage à l’eau, il était revenu, armé d’un grand balai. Entre-temps son fils sortit de la maison et lui indiqua qu’il allait discuter avec les personnes qui se trouvaient dans leur cour et qu’il connaissait. Il avait entendu ultérieurement deux coups de feu suivis de plusieurs autres et son fils criant qu’on ne leur tire plus dessus dans leur propre cour. Après avoir vu son fils couché par terre, il avait entendu un dernier coup de feu.

    14.  La mère du requérant déclara qu’elle avait été réveillée par le bruit et qu’elle était sortie de la maison peu après son mari. Elle avait aperçu trois personnes se bagarrant dans la cour. Son mari s’était retourné le visage aspergé de gaz lacrymogène et lui avait demandé de réveiller le requérant. Elle s’était exécutée et avait réveillé le requérant qui était sorti dans la cour. Elle était retournée ensuite dans la maison afin de s’habiller. Elle avait entendu deux coups de feu suivis deux minutes après par un troisième coup. Elle était sortie de la maison et avait aperçu son mari muni d’un grand balai et son fils assis par terre. Elle s’était dirigée vers son fils qu’elle avait entendu crier « Alin, tu m’a tiré dessus dans ma propre cour ! ». Tout de suite après, elle avait entendu un nouveau coup de feu.

    15.  Le gardien de la paix déclara que, accompagné par l’agent de police, il avait poursuivi et arrêté I.C. dans la cour du requérant, mais qu’un homme âgé était sorti de la maison et s’était opposé à l’interpellation d’I.C. Après que l’agent de police l’eût aspergé de gaz lacrymogène, l’homme s’était retiré. L’agent de police était également sorti de la cour et avait appelé des renforts auprès de la police de Turda. À ce moment-là, l’homme âgé s’était retourné armé d’une fourche et accompagné par un homme plus jeune qui avait essayé de libérer I.C. de son emprise, alors que l’homme âgé leva la fourche d’un air menaçant. Il avait demandé de l’aide à l’agent de police qui avait crié plusieurs fois « Halte, ou je tire ! » et avait tiré deux fois en l’air en guise de sommation. Comme les deux hommes se dirigeaient vers lui, l’agent de police avait reculé à deux mètres du portillon et, après avoir crié à plusieurs reprises « La police ! », il avait tiré avec son pistolet vers les jambes du requérant.

    16.  V.L. déclara qu’après l’interpellation d’I.C. elle s’était dirigée vers sa maison avec deux autres occupants de la voiture et qu’elle avait entendu sur le chemin cinq à sept coups de feu.

    17.  Plusieurs jours plus tard, le requérant fit également une déclaration écrite dans laquelle il mentionna qu’il avait vu deux personnes dans la cour et qu’il avait pris l’une d’entre-elle par le col. Après s’être rendu compte que la personne en cause était le gardien de la paix de la commune, il l’avait relâché. Il avait constaté aussi que l’autre personne avait disparu. Il s’était dirigé alors vers le portillon près duquel il avait vu l’agent de police A.C., qu’il connaissait. Au même moment, il avait entendu quelqu’un criant « Halte ! » et il avait ressenti tout de suite un choc à la jambe droite qui l’avait obligé à s’asseoir par terre. Le requérant déclara également qu’il connaissait l’agent de police A.C. Il estimait que l’action de ce dernier pouvait être due au fait qu’il avait cru que le requérant avait des intentions agressives ou au fait qu’il l’avait confondu avec la personne qu’il poursuivait. Enfin, il dit ne pas savoir s’il allait déposer une plainte pénale contre A.C., mais qu’il prendrait une décision à cet égard après sa sortie de l’hôpital.

    18.  Le 24 mai 2005, le procureur ordonna la réalisation d’une expertise médico-légale. L’expertise, finalisée le 8 juin 2005, conclut que le requérant présentait des lésions qui auraient pu dater du 21-22 mai 2005 et qui auraient pu être causées par une arme à feu alors qu’il était debout. Le requérant avait besoin de 40 à 45 jours de soins pour les lésions qui n’avaient pas mis sa vie en danger. En revanche, il était impossible de se prononcer sur les séquelles invalidantes chez celui-ci avant le terme du traitement chirurgical et de la rééducation. Faute d’éléments médico-légaux, l’expertise ne put établir le calibre de l’arme, la distance du coup de feu, la position exacte du requérant ou celle de l’agresseur.

    19.  Le 25 mai 2005, le requérant déposa une plainte pénale du chef de tentative de meurtre contre l’agent de police A.C.

    20.  Le 1er juin 2005, le procureur ordonna également la réalisation d’une expertise balistique afin de déterminer si le pistolet et les neuf balles qui étaient en possession de l’agent A.C. fonctionnaient, si le pistolet avait été utilisé récemment et si la douille trouvée sur les lieux des événements faisait partie d’un des deux chargeurs du pistolet de l’agent A.C. L’expertise, finalisée le 7 juin 2005, répondit par l’affirmative aux questions du procureur.

    21.  Le 2 juin 2005, le procureur décida l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre de l’agent A.C. du chef de violation de domicile (article 192 § 2 du code pénal, ci-après « CP ») et de comportement abusif (article 250 § 2 du CP).

    22.  Le 8 juin 2005, le procureur entendit le père du requérant, deux voisines et les occupants de la voiture.

    23.  Le père du requérant déclara qu’il avait repoussé dans un premier temps les personnes entrées dans la cour de sa maison et qu’après avoir lavé son visage à l’eau afin d’y enlever les traces de gaz, il était ressorti, muni d’un grand balai. Entre-temps, son fils, qui était sorti de la maison, lui dit qu’il connaissait les personnes qui se bagarraient dans leur cour et s’avança vers elles. Le père du requérant entendit trois coups de feu et son fils, allongé par terre, hurler « Alin, tu m’as tué ! ».

    24.  La voisine M.M. déclara qu’elle avait été réveillée par un coup de feu et que, une fois sortie à l’extérieur de sa maison, elle avait vu l’agent de police A.C. dans la rue, qui était éclairée, téléphonant à son chef afin de l’informer qu’il avait fait usage de son arme et pour demander l’envoi d’une ambulance. Elle aperçut également le père du requérant qui était armé d’une fourche.

    25.  Trois des personnes qui étaient dans la voiture d’I.C. déclarèrent qu’elles s’étaient éloignées des lieux une fois le conflit déclenché et qu’elles avaient entendu plusieurs (de quatre à sept) coups de feu.

    26.  D’autres témoins entendus, soit ne déclarèrent rien sur la question de savoir si le requérant ou son père étaient armés, soit soutinrent qu’ils n’avaient pas vu ceux-ci munis de fourches.

    27.  Le 22 juin 2005, le procureur entendit également l’agent de police A.C. Celui-ci déclara que, alors qu’il se trouvait dans la rue, il avait entendu le gardien I.K. criant qu’il était menacé par un homme armé d’une fourche. Il se retourna et aperçut dans la cour deux hommes, l’un armé d’une fourche et l’autre d’une matraque, se dirigeant vers lui. Il cria « Halte, je tire !» et tira deux coups en l’air en guise de sommation. Les hommes n’obtempérant pas à son ordre, A.C. tira un coup de feu vers les pieds du requérant.
    Celui-ci s’assit par terre et fut ultérieurement transporté à l’hôpital.

    28.  Entendu le même jour, le gardien I.K., confirma le déroulement des faits tel que décrit par l’agent de police. Il précisa qu’il n’avait pas très bien identifié l’objet que le requérant tenait dans la main.

    29.  Par une décision du 22 juin 2005, le procureur décida la clôture des poursuites ouvertes contre A.C. du chef de violation de domicile et comportement abusif. Pour ce faire et s’agissant de la violation de domicile, le procureur conclut que l’agent de police était entré dans la cour de la maison du requérant afin de poursuivre un délinquant, situation qui rendait légitimes les agissements de l’agent. En ce qui concerne le comportement abusif allégué, le procureur nota que l’agent de police avait agi en légitime défense. Il conclut qu’il avait des raisons plausibles de croire que sa vie était en danger, vu la bagarre qui avait éclaté dans la cour de la maison du requérant et le fait que deux hommes armés se dirigeaient, menaçants, vers lui. Le procureur nota que la réponse de l’agent à l’attaque n’avait pas été proportionnée et qu’il aurait pu agir avec plus de tact, mais estima que la situation était couverte par les dispositions de l’article 44 § 3 du CP qui dépénalise les agissements en légitime défense, même lorsque la réponse n’est pas proportionnée à l’attaque en raison de la peur et de la confusion de l’agent. En l’espèce, l’absence de visibilité, les événements s’étant déroulés la nuit, son jeune âge (23 ans à l’époque des faits) ainsi que le fait qu’il avait intégré le corps de la police depuis moins d’un an avaient contribué à l’état de peur de l’agent.

    30.  Le requérant contesta la décision devant le procureur en chef du parquet, faisant valoir au principal que le procureur ne s’était pas prononcé au sujet du délit de tentative de meurtre (paragraphe 19 ci-dessus).

    31.  Par une décision du 28 juillet 2005, le procureur en chef du parquet accueillit partiellement la contestation du requérant en ajoutant au dispositif le fait que la clôture des poursuites visait également la tentative de meurtre.

    32.  Le requérant contesta la décision du 28 juillet 2005 devant les tribunaux internes. Il se constitua également partie civile. Le requérant dénonça l’insuffisance des preuves produites et en particulier le fait qu’aucune expertise n’avait été réalisée afin d’établir combiens de coups avaient été tirés par le policier et laquelle des balles l’avait touché. Il critiqua également l’absence d’une nouvelle recherche sur les lieux ou d’une reconstitution, eu égard notamment au fait que les seuls renseignements fournis lors de la réalisation des procès-verbaux le jour des événements provenaient uniquement du policier (paragraphe 10 ci-dessus).

    33.  Par une décision du 20 décembre 2005, le tribunal départemental de Cluj rejeta la contestation du requérant.

    34.  Par une décision du 19 avril 2006, sur recours du requérant, la cour d’appel de Cluj annula la décision du tribunal départemental et lui renvoya l’affaire pour examen. Pour ce faire, la cour d’appel constata que l’état de légitime défense avait été retenu sur la base de seules déclarations de l’agent de police et du gardien, déclarations qui étaient pourtant contredites par les autres pièces du dossier. La cour d’appel intima au tribunal départemental d’instruire les preuves pertinentes aptes à éliminer la multitude de contradictions apparues pendant les poursuites pénales.

    35.  L’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental de Cluj qui, par une décision du 20 juin 2006, décida la réouverture de la procédure pénale pour réexaminer le fond.

    36.  Lors de l’audience du 11 juillet 2006, le tribunal accueillit partiellement les demandes de preuve faites par le requérant, à savoir l’audition des douze témoins qui avaient fait des déclarations au cours de l’instruction et la réalisation d’une expertise médico-légale afin de déterminer le nombre de jours de soins dont il avait eu besoin et l’existence d’une infirmité/invalidité. Le tribunal rejeta en revanche la demande visant à la réalisation d’une recherche sur les lieux qui aurait eu comme but d’établir si le système d’éclairage public fonctionnait la nuit du 22 mai 2005. Il rejeta en outre la demande visant à la reconstitution des faits, considérant que la situation de fait n’était pas contestée et que l’existence de la légitime défense ne pouvait pas être établie par cette preuve. Lors de cette même audience, le requérant précisa sa demande de dédommagement évaluant à 2 300 dollars américains et 1 418 lei roumains (RON) le préjudice matériel et à 100 000 RON le préjudice moral.

    37.  Le 20 décembre 2006, le rapport d’expertise médico-légale fut versé au dossier. Il concluait que le requérant avait eu besoin de 45 de jours de soins médicaux.

    38.  Lors de l’audience du 17 avril 2007, le requérant contesta les conclusions du rapport d’expertise, faisant valoir que les certificats d’arrêt du travail totalisaient 124 jours. Le tribunal demanda l’avis de la commission de contrôle du laboratoire de médecine légale de Cluj. Par un avis du 4 mai 2007, ladite commission approuva, et les conclusions de l’expertise réalisée le 8 juin 2005, et celles de l’expertise du 20 décembre 2006 qui n’étaient pas contradictoires.

    39.  Lors de l’audience du 15 août 2007, le tribunal départemental rejeta la demande du requérant visant à la réalisation d’une expertise balistique qui puisse établir combien de coups avaient été tirés par l’agent de police et lequel l’avait touché.

    40.  Le tribunal entendit plusieurs témoins proposés par le requérant, sauf I.C. et A.H. qui avaient quitté la Roumanie après les faits.

    41.  Par un jugement du 12 février 2008, le tribunal départemental de Cluj acquitta l’agent A.C. du chef des délits reprochés, mais accueillit partiellement la demande de dommages-intérêts du requérant.

    42.  S’agissant du volet pénal, le tribunal nota que le jeune agent, ayant récemment rejoint les forces de police, avait agi en état de légitime défense, car aussi bien lui que le gardien étaient menacés par le requérant et son père qui étaient armés respectivement d’une fourche et d’une matraque. Le tribunal considéra en outre que le policier avait fait usage de son arme en conformité avec les dispositions légales (l’article 21 de l’ancienne loi no 26 du 12 mai 1994 sur l’organisation et le fonctionnement de la police roumaine et l’article 35 de la nouvelle loi no 218 du 9 mai 2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police roumaine et l’article 47 d) de la loi no 17 du 11 avril 1996 portant réglementation des armes à feu et de leurs munitions), en procédant à la sommation du requérant et au tir d’un coup de semonce avant de tirer vers les jambes de l’agresseur. Il était, certes, vrai que la riposte avait dépassé l’agression présumée, mais, de l’avis du tribunal il s’agissait d’un « excès justifié » de la part de l’agent de police dont la responsabilité pénale était neutralisée en vertu de l’article 44 § 3 du CP. Sur un plan subjectif, à l’appui de cette conclusion, le tribunal nota que le policier connaissait déjà la victime et que celui-ci avait averti ses supérieurs immédiatement de l’usage de l’arme.

    43.  Sur le volet civil, le tribunal rejeta la demande de dommage matériel du requérant, faisant valoir que, si celui-ci avait fait la preuve qu’il avait pris un crédit après son agression, il n’avait toutefois pas apporté la preuve de ce qu’il avait effectivement dépensé l’argent pour des soins médicaux. Le tribunal accueillit partiellement la demande de dommage moral du requérant, lui octroyant 20 000 nouveaux lei roumains (RON), soit environ 5 000 euros, selon le taux de change de la banque nationale de la Roumanie. Le tribunal justifia son refus d’octroyer l’intégralité de la somme demandée par le fait que le requérant avait eu un rôle déterminant dans la tournure malheureuse des événements.

    44.  Le requérant interjeta appel de ce jugement.

    45.  Par un arrêt du 26 mai 2008, la cour d’appel de Cluj confirma le verdict pénal du tribunal inférieur, mais, après l’audition de deux témoins supplémentaires, accueillit partiellement la demande de dommage matériel du requérant, et condamna en conséquence A.C. à lui verser, outre le dommage moral, 709 RON et l’équivalent en lei de 1 000 dollars américains. En ce qui concernait notamment la demande du requérant tendant à la réalisation d’une expertise balistique qui détermine combien de coups avaient été tirés par l’agent de police et lequel l’avait touché, le tribunal estima qu’elle n’était plus faisable à ce moment de la procédure, compte tenu de ce que l’arme avait été entre-temps utilisée pour la réalisation de l’expertise balistique initiale et, ultérieurement par l’agent de police, dans l’exercice de ses fonctions. En outre, une telle expertise aurait impliqué le prélèvement des traces sur la peau du requérant, ce qui n’était plus possible non plus.

    46.  L’arrêt de la cour d’appel fut confirmé en dernier ressort par la Haute Cour de cassation et de justice, le 10 octobre 2008. La Haute Cour confirma la situation de fait établie par le tribunal départemental. Ce dernier nota que l’agent de police et le gardien de la paix avaient poursuivi I.C. qui était soupçonné de conduire en état d’ivresse. I.C. fut invité à se rendre au poste local de police, mais il refusa, encouragé en cela par l’attitude agressive des autres occupants de la voiture à l’égard de l’agent de police. En réponse, l’agent de police fit usage d’un spray à gaz lacrymogène à leur encontre, ce qui les rendit encore plus récalcitrants. Dans cette embuscade, I.C. parvint à s’échapper dans la cour de la famille du requérant. Il fut poursuivi par l’agent de police. Réveillé probablement par le vacarme créé, le père du requérant sortit de la maison. Bien que l’agent de police déclinât sa qualité et l’informât très brièvement de ce qui se passait, le père du requérant l’agressa et lui demanda de quitter la cour. L’agent de police fit usage à nouveau de son spray à gaz lacrymogène. À ce moment-là, le requérant sortit de la maison et, indiquant à son père qu’il connaissait l’agent de police, il demanda à son père de ne plus intervenir. L’agent de police sortit de la cour pour vérifier si les renforts sollicités par téléphone étaient arrivés. À ce moment-là, il fut appelé par le gardien de la paix que A.H. et le requérant auraient été en train d’agresser. Dépassé par la situation créée et estimant que sa vie et celle du gardien de la paix était en danger, l’agent de police fit usage de son pistolet. Après l’avertissement légal, il tira deux fois en l’air en guise de sommation, et un troisième coup de feu dans la direction de l’agresseur le plus proche - qui s’avéra être le requérant - la balle le touchant à la cuisse droite. L’agent de police informa ses supérieurs des évènements et autorisa le transport de la victime à l’hôpital.

    47.  La Cour n’a pas été informée si des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant du chef d’outrage (paragraphe 11 ci-dessus) ou l’issue d’une telle procédure.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    1.  La législation et la pratique concernant l’usage des armes à feu

    48.  Les dispositions pertinentes en matière d’usage des armes à feu des différentes lois internes et la pratique en la matière sont résumées dans les affaires Soare et autres c. Roumanie (no 24329/02, §§ 92-95, 22 février 2011) et Gheorghe Cobzaru c. Roumanie (no 6978/08, §§ 32-35, 25 juin 2013).

    2.  Le code pénal

    49.  Les dispositions pertinentes du code pénal sont libellées comme suit :

    Article 44

    « 1. N’est pas pénalement responsable la personne qui agit en légitime défense.

    2. Agit en légitime défense quiconque a commis une infraction afin de riposter à une agression matérielle, directe, imminente et injuste, dirigée contre lui, contre un tiers ou contre un intérêt public, et qui met gravement en danger la personne ou les droits de la personne attaquée ou l’intérêt public.

    (...)

    4. Agit également en légitime défense celui qui riposte d’une manière disproportionnée par rapport à la gravité du danger ou aux circonstances de l’agression, à cause de la peur ou de la confusion. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    50.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint des mauvais traitements qu’il a subis de la part d’un agent de police qui lui a tiré une balle dans la cuisse et de l’absence d’une enquête effective à cet égard.

    51.  La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqués les parties. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001). À la lumière de ces principes, la Cour estime que les questions soulevées en l’espèce doivent être examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    52.  S’appuyant sur la procédure pénale qui s’est achevée par l’arrêt du 10 octobre 2008 de la Haute Cour de justice et de cassation, le Gouvernement considère que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3 de la Convention et que ce grief est à rejeter comme manifestement mal fondé. À cet égard, il indique que les tribunaux internes ont reconnu en substance dans leurs décisions que le requérant avait été victime d’un fait illicite, mais qu’étant donné l’état de peur dans lequel se trouvait le policier au moment où il avait tiré vers les pieds du requérant, il ne devait pas répondre pénalement de ces faits. Néanmoins, les tribunaux internes ont reconnu la violation des droits du requérant en lui octroyant une réparation pour les dommages matériels et moraux subis, tout en tenant compte du fait que le requérant et son père avaient provoqué la réaction peut-être exagérée du policier.

    53.  Le requérant n’a pas déposé d’observations sur ce point.

    54.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres, Siliadin c. France, no 73316/01, § 61, CEDH 2005-VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 179, CEDH 2006-V). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI ; et Scordino (no 1), précité, § 180).

    55.  Compte tenu des circonstances particulières de cette affaire, la Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement à l’appui de cette exception sont étroitement liés à la substance du grief tiré de l’article 3 de la Convention. Dès lors, il y a lieu de joindre l’exception au fond. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    56.  Le Gouvernement conteste le fait que le requérant aurait été soumis à des mauvais traitements le 22 mai 2005. Il souligne qu’à aucun moment le policier n’a eu l’intention de provoquer des souffrances au requérant qui a été blessé en état de légitime défense.

    57.  Le Gouvernement considère que les lois régissant le recours à la force par les agents de police offrent des garanties suffisantes pour que toute personne soit protégée contre l’arbitraire tout en garantissant une bonne gestion des missions des autorités publiques chargées d’assurer la protection des personnes et de l’ordre public. Il souligne en outre qu’en l’espèce l’usage de la force armée a été rendu absolument nécessaire par les agissements du requérant et de son père. Le Gouvernement mentionne que les agissements du policier étaient conformes aux dispositions de la loi no 218/2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police qui autorise un policier à procéder à l’identification d’une personne qui contrevient aux dispositions légales et à la conduire au siège de la police si elle s’y oppose, le policier pouvant employer la force le cas échéant. Dans ce contexte, le policier est autorisé à pénétrer dans tout logement dans lequel ladite personne entend se cacher. Par ailleurs, le Gouvernement met en exergue le fait que le policier a pris le temps de décliner sa qualité et même faire un tir de sommation, alors que la loi n’imposait pas cela pour les cas de légitime défense, même en situation d’excès justifié. De plus, à la fin des événements, le policier a signalé l’usage de l’arme à son supérieur et a appelé les secours pour apporter les soins nécessaires au requérant.

    58.  Sur le volet procédural, le Gouvernement considère que les autorités judiciaires nationales ont mené d’office une enquête effective et rapide au cours de laquelle de nombreuses mesures d’instruction ont été prises. À la fin de cette enquête, les tribunaux roumains ont établi la situation de fait et conclu que le policier était responsable civilement. En conséquence, le requérant s’est vu octroyer une partie des dédommagements réclamés à titre de dommage matériel et moral.

    59.  Le requérant n’a pas déposé d’observations sur ce point.

    2.  Appréciation de la Cour

    60.  La Cour rappelle tout d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

    61.  En l’espèce, la Cour note que les allégations du requérant concernant les violences subies lors de l’incident qui a eu lieu dans la nuit du 22 mai 2005 sont corroborées par les conclusions du rapport médico­légal du 8 juin 2005. Les lésions constatées sur le requérant lui ont incontestablement causé des souffrances pouvant entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

    62.  La Cour observe ensuite qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes des événements du 22 mai 2005. Toutefois, en dépit de ces versions différentes, elle note que les parties s’accordent à dire que l’auteur du coup qui a touché le requérant était le policier et que le recours à la force avait été excessif. Toujours est-il que les tribunaux internes ont estimé que le dépassement de la légitime défense avait été justifié par la peur et la confusion que le policier A.C. avait ressenties lors des événements et, en conséquence, ont jugé qu’il ne convenait pas de lui infliger une peine pénale.

    63.  La Cour rappelle que, en règle générale, elle n’est pas liée par les constatations des juridictions internes et qu’elle demeure libre de se livrer à sa propre appréciation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 166, 24 juin 2008). À cet effet, pour apprécier les preuves, la Cour adopte en général le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutés, suffisamment graves, précis et concordants.

    64.  En ce qui concerne l’usage de la force au cours d’une arrestation, il convient de rappeler qu’il incombe à la Cour de rechercher si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’État doit être tenu pour responsable des blessures infligées (Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 64, 20 juin 2002). Pour répondre à cette question, la Cour tient compte des blessures occasionnées et des circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004).

    65.  Par ailleurs, il incombe au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72-76, CEDH 2000-XII; Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). Cela est également valable en l’espèce, même si le recours à la force est intervenu dans le cadre de l’arrestation d’une autre personne que le requérant.

    66.  Dans ces conditions, la Cour doit examiner les circonstances dans lesquelles le coup de feu a été tiré et les mesures prises par les autorités judiciaires roumaines pour les éclaircir.

    67.  En l’occurrence, il s’agissait d’une opération de contrôle routier, visant à l’interpellation d’I.C., qui était suspecté d’avoir commis une infraction au code de la route, et qui a donné lieu à des développements inattendus auxquels la police a été appelée à réagir sans y être préparée. Il ressort en effet du dossier que la police n’avait pas programmé l’opération d’interpellation et qu’elle n’a pas eu suffisamment de temps pour évaluer les risques éventuels et prendre toutes les mesures nécessaires pour procéder à cette interpellation à laquelle se seraient opposés dans un premier temps les amis d’I.C. et ultérieurement le requérant et son père.

    68.  Le requérant critique fermement l’approche des tribunaux internes qui ont considéré que le policier A.C. avait tiré un coup de feu en état de légitime défense car il était menacé par le requérant et son père qui étaient armés d’armes blanches. À cet égard, il souligne, en premier lieu, la qualité de policier de la personne qui lui a tiré dessus, chez qui on ne saurait excuser un usage excessif de la force. En deuxième lieu, le requérant nie avoir été armé d’une quelconque arme blanche et réfute en conséquence la thèse contraire retenue par les tribunaux sur la base des seules déclarations du policier et du gardien de la paix.

    69.  La Cour rappelle que la notion de dépassement de la légitime défense, à laquelle correspond la notion « d’excès justifié » du droit roumain, n’est pas inconnue du droit pénal européen en tant que telle (Aydan c. Turquie, no 16281/10, §§ 48-51 et 96, 12 mars 2013). De plus, il apparaît que les membres des forces de l’ordre ne sont pas de jure exclus du bénéfice du dépassement de la légitime défense, mais que leur qualité ou leur fonction constituent des éléments qui peuvent être pris en compte lors de l’examen de l’affaire (Aydan précité, §§ 51 et 97).

    70.  En l’espèce, la Cour estime que la critique du requérant quant à l’application de la notion d’« excès justifié » est légitime. En effet, les déclarations des parties sur les événements montrent que le policier n’a pas hésité à faire usage des moyens de défense dont il était muni à la moindre opposition de la part d’autrui. Bien que ces actes particuliers ne fassent pas l’objet de l’examen de la Cour dans la présente affaire, elle ne saurait pas les ignorer dans le contexte qui a conduit à l’usage d’une arme à feu. La Cour note à cet égard que le policier a fait usage, dans un premier temps, de son spray à gaz lacrymogène envers I.C. qui s’était opposé à l’immobilisation. Même à supposer qu’elle accepte la version du policier selon laquelle I.C. l’aurait repoussé, il n’apparaît pas que le comportement de ce dernier représentait un risque grave et sérieux pour l’ordre public ou pour l’intégrité physique des agents publics, qui aurait pu justifier l’usage qui a été fait du spray irritant à son encontre (Petruş Iacob c. Roumanie, no 13524/05, § 37, 4 décembre 2012). Le policier a ensuite fait usage de son spray à l’encontre du père du requérant qui l’aurait également repoussé dans un premier temps de sa cour afin d’empêcher l’interpellation d’I.C. Le comportement du père du requérant ne semblait pas non plus constituer un danger important contre l’intégrité physique des agents publics.

    71.  Dans la même ligne, le policier a fait très facilement usage de son arme contre le requérant. À cet égard, si la Cour pourrait accepter que le père du requérant était muni d’une arme blanche (une fourche selon le policier, l’agent et la voisine M.M. ; un grand balai selon le père du requérant), la possibilité que le requérant ait été armé ne lui apparaît pas vraisemblable. En effet, cette thèse repose sur les seules déclarations du policier et du gardien, que les autorités ont acceptées sans réserve. D’ailleurs, cela a été sanctionné par la cour d’appel de Cluj qui, dans sa décision du 19 avril 2006, a reproché au tribunal inférieur d’avoir retenu la thèse de la légitime défense sur la base des seules déclarations de l’agent de police et du gardien, déclarations qui étaient pourtant contredites par les autres pièces du dossier (voir, paragraphe 34 ci-dessus et, pour une situation similaire, Cobzaru précité, § 61). Le policier a ainsi agi de façon totalement autonome en prenant des initiatives inconsidérées, ce qui n’aurait probablement pas été le cas s’il avait bénéficié d’instructions adéquates (voir, mutatis mutandis, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 70, CEDH 2004-XI, et Soare et autres précité, § 135).

    72.  La Cour estime ensuite qu’il y a des omissions frappantes dans la réalisation de l’enquête menée dans la présente affaire. Ainsi, il est surprenant que les autorités n’aient pas saisi les armes blanches dont le requérant et son père auraient été armés, et cela, bien que, selon le
    procès-verbal dressé par les officiers de police le jour des événements, les lieux aient été surveillés par un agent de police (paragraphe 11 ci-dessus). En outre, elle note que les autorités ont refusé de procéder à une reconstitution des faits, bien qu’il s’agisse d’une mesure d’instruction essentielle pour ce type d’affaire (voir, dans ce sens, Karagiannopoulos c. Grèce, no 27850/03, § 68, 21 juin 2007 ; Hamiyet Kaplan et autres c. Turquie, no 36749/97, § 62, 13 septembre 2005 ; Perk et autres c. Turquie, no 50739/99, § 80, 28 mars 2006).

    73.  De plus, la Cour souligne que les autorités n’ont pas cherché à établir, par le biais d’une expertise balistique et afin de statuer sur le respect de la législation concernant l’usage des armes à feu, combien de coups avaient été tirés par l’agent de police, la distance ou la direction des tirs (Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 72, 23 février 2006). À cet égard, elle observe que le refus des tribunaux internes était justifié, entre autres, par le fait que l’arme avait été entre-temps utilisée par l’agent de police, dans l’exercice de ses fonctions. Or, la Cour considère qu’il incombait aux autorités de prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir la collecte et la disponibilité des preuves surtout dans une affaire comme
    celle-ci. Cela d’autant plus que la plupart des témoins avaient entendus au moins quatre coups de feu (paragraphes 13-14, 16 et 25 ci-dessus), soit plus que les deux tirs d’avertissement et celui vers les jambes du requérant, admis par le policier. Une telle expertise était d’autant plus importante qu’une seule douille avait été trouvée sur les lieux de l’incident (paragraphes 10-11 ci-dessus).

    74.  Dans ces conditions, les autorités ne sauraient passer pour avoir vraiment cherché à savoir si le recours à la force a été réellement excessif. L’insuffisance des éléments factuels et des preuves recueillis empêche la Cour de porter une appréciation sur les faits de la cause en s’appuyant sur les constatations opérées par les autorités nationales. En conséquence, les omissions imputables aux autorités judiciaires décrites ci-dessus conduisent la Cour à rejeter la thèse du Gouvernement selon laquelle la blessure du requérant a été provoquée par la riposte d’un policier qui se trouvait dès lors en état de dépassement justifié de la légitime défense. Dans ces conditions, la Cour considère que la décision des juges d’exempter le policier de toute responsabilité pénale, en invoquant la notion d’« excès justifié » consacrée par le droit pénal roumain, dénote un pouvoir discrétionnaire exercé plus dans le souci de réduire l’effet d’un acte illégal d’une extrême gravité que dans celui de prohiber toute tolérance de tels actes par une condamnation adéquate.

    75.  Dans les circonstances particulières de l’affaire, et compte tenu de ce qui précède, la Cour parvient ainsi à la conclusion que l’enquête pénale litigieuse n’a pas offert un redressement approprié de l’atteinte portée à la valeur consacrée dans l’article 3 de la Convention. En outre, compte tenu du défaut des autorités de faire des recherches approfondies permettant d’établir les circonstances de l’emploi de la force, elle convient qu’un simple redressement civil ne saurait pas non plus remédier à la situation décrite ci-dessus (voir, a contrario, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 119, CEDH 2010). La Cour rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    76.  Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint de ce que les tribunaux n’ont accueilli que partiellement sa demande de dommages-intérêts.

    77.  Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation de l’article invoqué de la Convention. La Cour conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    78.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    79.  Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi, à savoir le stress continu tout au long des procédures judiciaires, les problèmes financiers causés par les suites de sa blessure et les souffrances endurées après les événements (une embolie pulmonaire et la chute de cheveux).

    80.  Renvoyant à ses observations sur le fond de la requête, le Gouvernement souligne que le requérant a déjà reçu une réparation matérielle et morale devant les tribunaux nationaux qui ont tenu compte des actes légitimes du policier et de la mesure dans laquelle le requérant et son père avaient provoqué les événements. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce le préjudice moral serait suffisamment compensé par un constat de violation et qu’en tout état de cause, le montant demandé est excessif.

    81.  La Cour considère que la condamnation civile du policier a sans doute, en soi, constitué une certaine satisfaction. Toutefois, eu égard aux montant accordé par les tribunaux internes (environ 5 000 EUR, paragraphe 43 ci-dessus) et à la jurisprudence de la Cour en la matière, celle-ci ne peut pas être regardée comme suffisante pour réparer le préjudice moral subi par l’intéressé. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 4 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    82.  Le requérant n’a formulé aucune demande à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    83.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Joint, à la majorité, au fond l’exception tirée de la qualité de victime du requérant et la rejette ;

     

    2.  Déclare, à la majorité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;

     

    4.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

     

    5.  Dit, par cinq voix contre deux,

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montants sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Marialena Tsirli                                                                   Josep Casadevall
    Greffière adjointe                                                                       Président

     

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Silvis et Motoc.

    J.C.M.
    M.T.


    OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SILVIS ET MOTOC

    1.  Nous estimons que l’exposé des faits tel qu’il est présenté par la chambre contient des éléments spéculatifs quant à la réalité de la situation à laquelle l’agent de police a été confronté. Surtout, la Cour, qui n’est pas une « juridiction de première instance », ne se trouve pas dans une position favorable pour établir la nécessité de procéder à une reconstitution des faits ou à une expertise balistique dans des circonstances telles que celles de l’espèce, à savoir après un incident isolé et spontané. Eu égard à la position et au rôle de la Cour, les raisons avancées par la majorité pour conclure qu’il y a eu des omissions imputables aux autorités judiciaires ne nous semblent pas du tout pertinentes. Pourquoi mettre en question l’exposé des faits auquel a procédé la plus haute juridiction nationale et confirmant celui du juge de fond ? La Haute Cour de justice et de cassation a déclaré de manière très claire que l’agent de police avait réagi en considérant que sa vie et celle du gardien de la paix étaient mises en danger par l’agressivité envers eux des personnes impliquées dans l’incident. La Haute Cour a maintenu la décision du Tribunal de Cluj qui avait statué en première instance et conclu qu’il fallait appliquer les dispositions du code pénal roumain relatives à une riposte disproportionnée dans le cadre de la légitime défense. Par ailleurs, les instances nationales roumaines ont cité les Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois. Dans ces circonstances, et vu l’ampleur des procédures internes menées à propos de cet incident, il nous semble que la chambre ne devrait pas endosser le rôle d’un juge du fond compétent pour apprécier les faits (voir, entre autres, Edwards c Royaume Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269), et ce considérant aussi que la chambre n’était pas en possession de données convaincantes pour se livrer à une appréciation différente de celle des instances internes (Barbu Anghelescu c Roumanie, no 46430/99, § 52, 5 octobre 2004).

    2.  En cohérence avec ce point de vue, nous avons une deuxième raison de ne pas suivre la majorité de la chambre. À notre avis, le requérant a perdu la qualité de victime. Il est vrai que le requérant doit pouvoir justifier de sa qualité de victime pendant toute la durée de la procédure (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002-III). Cela étant, l’adoption d’une décision ou d’une mesure favorable au requérant par les autorités nationales n’emportera la perte de la qualité de victime que si elle est accompagnée d’une reconnaissance explicite ou, au moins, en substance de la violation, suivie d’une réparation de la violation (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 178 et suiv. et § 193, CEDH 2006-V). Cela dépend, notamment, de la nature du droit dont la violation est alléguée, de la motivation de la décision (Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X) et de la persistance des conséquences désavantageuses pour l’intéressé après cette décision (Freimanis et Līdums c. Lettonie, nos 73443/01 et 74860/01, § 68, 9 février 2006). En l’espèce, le raisonnement des autorités judiciaires en dernière instance est fondé sur l’estimation qu’il y a eu une défense disproportionnée de la part de l’agent de police. Enfin, celui-ci a été condamné au paiement de l’indemnisation dans le cadre de la procédure pénale, même s’il a été acquitté pénalement. Aussi le requérant a-t-il obtenu une réparation de cinq mille euros pour le dommage moral. Il est donc clair que la violation est reconnue par les autorités. Cette reconnaissance est suivie d’une réparation. Selon la jurisprudence de la Cour le redressement doit être approprié et suffisant. Cela dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen, précité, § 116). À ce point-là, comme dans l’affaire Gäfgen, l’appréciation des circonstances est susceptible de conduire à des positions divergentes. Ici on devrait considérer que c’est le requérant lui-même qui fut l’instigateur de l’incident. On peut souligner que l’excès de défense par lequel son droit tiré de l’article 3 a été violé n’est pas l’équivalent d’un traitement intentionnellement dégradant. Dans cette perspective, nous estimons que la compensation reçue par le requérant est suffisante pour qu’il ne puisse plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention, étant donné qu’elle n’est que légèrement inférieure au minimum que la Cour elle-même alloue généralement dans les affaires où elle conclut à la violation de l’article 3.


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