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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MEHMET KÖSE v. TURKEY - 10449/06 - Chamber Judgment [2014] ECHR 348 (01 April 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/348.html Cite as: [2014] ECHR 348 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MEHMET KÖSE c. TURQUIE
(Requête no 10449/06)
ARRÊT
STRASBOURG
1er avril 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mehmet Köse c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 mars 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10449/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Köse (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 mars 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes Ö. Korkut et K. Dermancioglu, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 12 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1927 et réside à Mersin.
5. Il est le père de Yılmaz Köse (« Yılmaz »), décédé le 31 décembre 2002 pendant son service militaire obligatoire.
« Le 20.11.2002, je me suis fait accuser à tort de vol. Je me suis fait traiter de personne sale alors que je me lave tous les jours. Je fais très attention à me tenir propre, alors je n’ai pas pu supporter cela. »
« Mais je ne pense pas que ce soit la véritable raison qui m’a poussé à déserter. Je fais des choses sans le vouloir. Sur les conseils de mon commandant (...), je suivrai un traitement psychologique dès que j’aurai réintégré mon unité. »
« (...) sincère et capable ; il est respectueux et capable même s’il est désobéissant de temps en temps ; des procédures disciplinaire et pénale sont pendantes devant les tribunaux disciplinaire et militaire pour dépassement de la période de permission et désobéissance ; il a parlé de problèmes entre la fille qu’il aime et sa propre famille ; il prétend que sa famille préfère sa sœur. »
20. Le 15 décembre 2002, à 21 heures, le fils du requérant fut découvert gravement blessé à son poste de garde et conduit à l’hôpital américain d’İncirlik, à Adana.
21. Le même soir, l’équipe des enquêtes criminelles de la gendarmerie d’Adana puis le procureur militaire se rendirent sur place pour recueillir les éléments de preuve.
22. Il fut noté dans le procès-verbal établi par l’équipe des enquêtes criminelles et daté du 16 décembre 2002 :
- que, selon le témoignage du sergent-chef B.K., Yılmaz s’était blessé à la partie droite du ventre en se servant de son fusil de type M-1 ;
- que Yılmaz avait tenté de se suicider sur le lieu de garde, dans la tour no 6491, au sud-ouest des logements des Américains ;
- que le sergent-chef B.K. avait ordonné de décharger le fusil de Yılmaz et de remettre à leur place le fusil et la douille qui avait été découverte ;
- que les éléments de preuve consistaient en un fusil M-1 portant le numéro de série 4731020, en une tache de vomissures de 5 x 5 centimètres relevée sur place et en une douille retrouvée au pied de la tour de garde ;
- que, à la demande du procureur militaire, la scène de l’incident avait été filmée et qu’un croquis avait été réalisé, et que le fusil et la douille avaient été confiés à l’équipe pour examen balistique ;
- qu’il n’avait pas été possible de vérifier l’existence de traces de poudre sur les mains de Yılmaz, car celui-ci était en train d’être opéré ; qu’il n’avait pas été possible de relever les empreintes digitales sur le fusil, car il avait été déchargé pour des raisons de sécurité.
23. Le procureur militaire entendit les trois sergents spéciaux qui avaient découvert Yılmaz blessé lors de leur contrôle de routine des points de garde. Les passages pertinents en l’espèce de leurs témoignages se lisent comme suit :
M.A. : « (...) je suis le commandant de l’équipe (...) du bataillon de sécurité. Ce soir-là, j’étais de garde de huit heures du soir à huit heures du matin en patrouille motorisée, chargée du contrôle des points de garde. Vers 21 heures, alors que j’arrivais près du poste de garde no 80/14, du côté du balcon [de la tour de garde], j’ai entendu une sorte de gémissement. J’étais accompagné des sergents spéciaux V.Ü. et E.Ç. Lorsque nous nous sommes approchés, nous avons aperçu à 25 mètres un individu en civil. Après l’avoir abordé, nous avons compris qu’il s’agissait d’un personnel américain habitant près du point de garde. Nous avons parlé en anglais. Il nous a fait savoir qu’il était arrivé deux ou trois minutes plus tôt, car il avait entendu un coup de feu, et qu’il retournait chez lui pour appeler les secours. Comme j’avais entendu un gémissement, je suis immédiatement monté à la tour de garde et j’ai vu Yılmaz Köse allongé par terre. (...) Comme l’intéressé lui-même nous a dit qu’il était blessé, plus précisément qu’il s’était tiré dessus et blessé, nous ne sommes pas intervenus et nous avons immédiatement informé le centre de sécurité par radio et avons demandé une ambulance en urgence. Le blessé criait, disant qu’il s’était blessé au ventre et qu’il avait mal. L’ambulance est arrivée environ cinq minutes après notre appel radio. On a mis le blessé dans l’ambulance, qui est partie pour l’hôpital. Au moment de notre arrivée sur place, le citoyen américain n’était pas intervenu. J’ai appris plus tard qu’il s’appelait J.E.G. (...) »
V.Ü. : « (...) Nous avons aperçu un civil près du poste de garde, son nom est J.E.G. Les deux autres sont montés à la tour de garde, je suis resté avec J.E.G. Il m’a dit qu’il avait entendu, quelques minutes auparavant, un coup de feu et un gémissement comme celui d’un chat ou d’un chien, qu’il était sorti pour voir ce que c’était et qu’il avait téléphoné au 911, leur unité de sécurité d’urgence et d’aide. Les camarades qui sont montés à la tour de garde ont dit que le garde s’était tiré dessus avec son arme. Moi, je ne suis pas monté à la tour de garde, j’ai immédiatement appelé le centre par radio. Moi et mes camarades, nous ne sommes pas intervenus auprès du blessé (...). Après le départ de l’ambulance avec le blessé, sur l’ordre de nos supérieurs, nous avons pris le fusil M-1 qui avait été utilisé dans l’incident et sommes allés chez le chef de service de garde. Le sergent spécial E.Ç., que nous avions laissé au poste de garde, nous a téléphoné par la suite, pour nous dire qu’il avait trouvé une douille vide. Nous sommes allés chercher cette douille. »
E.Ç. : « (...) le soldat de garde était allongé par terre. Quand je lui ai demandé ce qui était arrivé, il m’a répondu qu’il avait été touché (vuruldum). Je lui ai demandé comment cela s’était produit et il m’a dit : « Je me suis tiré dessus par accident. » M.A. a demandé à quel endroit il s’était tiré dessus, le blessé a montré son ventre de sa main. (...) Je suis resté sur place pour monter la garde. Quand j’ai examiné le lieu de l’incident, j’ai trouvé une douille de fusil M-1 au pied de la tour de garde. J’ai informé le chef de garde. Les camarades qui étaient de garde sont venus la chercher. »
24. Le procureur de garde nota dans le procès-verbal de l’enquête préliminaire que le fusil M-1 avait été confié à l’équipe des enquêtes criminelles pour examen, qu’il avait été informé par le commandant de Yılmaz que celui-ci avait été transféré à l’hôpital américain d’İncirlik, à Adana, pour y être opéré. Par ailleurs, il nota que le chargeur de sept balles, trouvé sur Yılmaz, avait été placé sous scellés.
25. Le 16 décembre 2002, le procureur entendit quatre camarades de Yılmaz. Ils affirmèrent tous que Yılmaz avait des problèmes financiers et personnels, notamment liés à ses relations avec sa fiancée et sa famille. Ils parlèrent également de ses dépassements de permissions et de ses désertions. Les passages pertinents en l’espèce de leurs témoignages se lisent comme suit :
K.C. : « (...) Il demandait de l’argent à sa famille. Mais sa famille disait qu’elle ne pouvait pas lui en donner parce que sa sœur allait se marier. Il avait des problèmes avec sa fiancée aussi. Environ un mois plus tôt, il avait déserté à cause de ces problèmes. Il était resté environ six jours en désertion avant de réintégrer son bataillon. Après son arrestation, notre commandant l’a envoyé à l’hôpital en raison de problèmes psychologiques. A son retour de l’hôpital, Yılmaz m’a dit qu’il avait songé à se suicider lorsqu’il était de garde sur la tour de garde, mais qu’il y avait renoncé. Par ailleurs, sa famille était opposée à son mariage avec sa fiancée. Pour cette raison, il avait des problèmes. Il racontait ses problèmes si on le lui demandait. En temps normal, il ne parlait pas beaucoup. (...) »
O.B. : « (...) A ma connaissance, sa fiancée avait des problèmes cardiaques. (...) Et sa famille ne voulait pas qu’il épouse une fille qui avait des problèmes de santé. (...) Son père est venu le voir après sa désertion. Yılmaz m’a dit qu’après cela tout était entré dans l’ordre. (...) Il ne parlait pas beaucoup. (...) Il ne m’a rien dit à propos du suicide. (...) »
C.S. : « (...) Yılmaz était un ami proche. Il avait des problèmes avec sa famille. Il me disait fréquemment que sa fiancée avait des problèmes cardiaques et que, pour cette raison, sa famille s’opposait à son mariage avec elle. (...) Il était là pendant la fête. Il m’a dit qu’il s’était disputé avec sa famille et sa fiancée et qu’il voulait mourir. J’ai essayé de le calmer. Il m’a dit que sa fiancée et lui avaient tenté de se suicider avant son service militaire. Il a dit qu’ils s’étaient tous deux coupé les veines pour se suicider. (...) »
K.A. : « (...) Il avait des problèmes financiers et relationnels avec sa famille. [Les membres de sa famille] ne téléphonaient pas à Yılmaz. Ils n’envoyaient pas d’argent non plus. (...) A ma connaissance, il avait essayé de se suicider avant d’entrer à l’armée. (...) »
26. Le même jour, le procureur versa au dossier les documents officiels contenus dans le portefeuille de Yılmaz (police d’assurance, certificat de port d’arme, résultats de ses tirs) ainsi que des lettres personnelles provenant de sa famille et de sa fiancée. Certaines de ces lettres relatent les problèmes entre Yılmaz et sa fiancée et sa famille.
27. Le 24 décembre 2002, un rapport fut établi à la suite de l’expertise balistique. Les experts conclurent que la douille trouvée sur le lieu de l’incident provenait du fusil de Yılmaz.
28. Yılmaz décéda le 31 décembre 2002.
29. Le 1er janvier 2003, un médecin légiste effectua, en présence du procureur militaire, un examen externe détaillé du corps de Yılmaz et procéda à l’autopsie.
30. Selon le rapport, les examens avaient permis de constater des perforations par balle au niveau de la poitrine et du dos, mais ils ne précisaient pas laquelle était l’orifice d’entrée du projectile mortel et laquelle l’orifice de sortie. Ce constat peut être traduit comme suit :
« (...) une plaie suturée d’un diamètre de 2 x 1 centimètres, à une distance de 10 centimètres sous l’aisselle droite, sur la ligne axillaire postérieure ; une plaie infectée circulaire d’un diamètre de 1 x 1 centimètre sur la section de la colonne lombaire latérale supérieure ; une plaie infectée d’un diamètre de 2,5 x 1,5 centimètres à une distance de 6 centimètres sous l’aisselle ; une lésion de 2 centimètres aux bords droits en forme de boutonnière, à une distance de 1,5 centimètre sous cette [dernière] plaie. »
31. Le rapport établi à l’issue de cet examen faisait également référence à un document de l’hôpital Balcalı de la faculté de médecine de Çukurova du 19 décembre 2002 et aux documents établis par l’hôpital américain d’İncirlik les 15, 16 et 18 décembre 2002.
32. Il y était également noté que, dans le document du 15 décembre 2002, la présence d’un orifice de sortie avait été constatée dans le quart supérieur droit, et celle d’un orifice d’entrée à droite, en bas, à l’arrière de l’aisselle. Quant au document du 16 décembre 2002, il se lisait notamment comme suit :
« (...) le projectile est entré par la partie postérieure droite de la poitrine et sorti plus bas par le quart supérieur droit du ventre, après avoir blessé le diaphragme du côté droit, le lobe droit du foie, le colon vers le rein droit et l’intestin grêle. »
33. Le rapport concluait finalement qu’il était nécessaire de procéder à une autopsie systématique « afin de définir exactement combien de projectiles d’arme à feu avaient touché le corps de la personne et s’il y avait toujours un projectile dans le corps, et de déterminer la distance de tir » et recommandait le transfert du corps à l’institut de médecine légale.
34. Le même
jour, en présence du procureur militaire, une autopsie classique fut pratiquée
par les médecins de l’institut de médecine légale d’Adana. Selon le rapport
établi le 28 mai 2003, les médecins avaient constaté à l’examen externe du
corps : « 1- une plaie suturée, aux bords partiellement
irréguliers, d’un diamètre de 2,5 x 1 centimètres au quart supérieur droit, à 3
centimètres sous l’arc costal, à la verticale du téton ;
2- une plaie aux bords réguliers d’un diamètre de 1 x 1 centimètre,
probablement due au tir d’une arme à feu, sur le dos, au niveau des 11e
et 12e vertèbres dorsales, sur la ligne d’aisselle postérieure ».
Ils avaient constaté également « une lésion suturée d’un diamètre de 2 x 1
centimètres, probablement due à la pose d’un drain thoracique, à 10 centimètres
sous l’aisselle droite, sur la ligne axillaire postérieure ; et une
incision infectée, aux bords irréguliers, d’un diamètre de 2,5 x 1,5
centimètres, à 6 centimètres de l’aisselle gauche, sur la ligne axillaire postérieure,
ainsi qu’une incision d’une longueur de 2 centimètres, à 1,5 centimètre sous
cette dernière ».
35. Le rapport faisait référence au document établi le 15 décembre 2002 par l’hôpital américain, qui avait constaté la présence d’un orifice de sortie dans le quart supérieur droit et un orifice d’entrée sur le dos, au niveau de l’omoplate droite.
36. Le rapport concluait finalement que Yılmaz était décédé à la suite d’une blessure par balle et qu’il n’avait pas de projectile dans le corps. Il notait qu’il n’avait toutefois pas été possible de déterminer avec exactitude quels étaient les orifices d’entrée et de sortie de la balle, en raison des opérations subies, des modifications ayant affecté les tissus, de l’évolution de l’infection et du fait que Yılmaz était décédé seize jours après l’incident.
37. Prenant en compte les constats faits à l’hôpital américain et consignés dans le document du 15 décembre 2002, et la forme de la perforation au bout de la 12e vertèbre qui était légèrement relevée vers l’intérieur (même si ce constat n’était pas fiable), les experts indiquaient que l’orifice de sortie pouvait être celui qui se trouvait sur le ventre, indiqué sous le point 1, et celui d’entrée sur le dos, indiqué sous le point 2. Le rapport précisait que ce point devait être élucidé par l’instruction pénale.
38. Le 2 janvier 2003, le procureur militaire entendit les médecins militaires, ainsi que les soldats qui avaient participé au transfert de Yılmaz à l’hôpital américain d’İncirlik. Les deux médecins militaires, le lieutenant İ.Ö. et le sous-lieutenant S.Y.K., déclarèrent que le blessé était déjà dans l’ambulance à leur arrivée sur les lieux et que, après le départ de l’ambulance vers l’hôpital, ils s’étaient eux aussi rendus à l’hôpital, dans un autre véhicule. Les parties pertinentes en l’espèce de leurs dépositions se lisent comme suit :
İ.Ö. : « (...) On a reçu un coup de téléphone au dispensaire nous annonçant qu’un soldat était allongé dans un poste de garde et qu’il fallait intervenir. Le soldat chargé de la santé et B.K. sont partis avec l’ambulance vers le lieu de l’incident. On a reçu à nouveau un coup de fil du commandement de garde, on nous a dit que le soldat s’était tiré dessus. Avec le sous-lieutenant Y., on s’est rendu sur place. (...) On a aidé au transfert du soldat vers le service des urgences. Le blessé était allongé sur le brancard, sur le dos. Il disait qu’il n’arrivait pas à respirer. Ses vêtements étaient relevés, on lui avait mis un tampon sur le ventre. (...) J’ai dit aux médecins américains qu’il s’agissait d’une blessure par balle et que le blessé ne pouvait pas respirer. J’ai aidé les autres à enlever ses vêtements. (...) »
S.Y.K. : « (...) Le blessé était allongé sur le brancard, sur le dos. Il disait qu’il n’arrivait pas à respirer. Ses vêtements étaient relevés, on avait mis une compresse sur son ventre. On l’a confié aux médecins américains qui sont intervenus pour la première fois. »
39. M.A., V.Ü. et E.Ç. réitérèrent leurs dépositions faites le soir de l’incident, le 15 décembre 2002. E.Ç. ajouta les propos suivants :
« Nous ne sommes aucunement intervenus. Pendant que M.A. et V.Ü. discutaient au sujet de l’ambulance, j’ai demandé au blessé s’il s’était tiré dessus lui-même ou si quelqu’un d’autre lui avait tiré dessus. Il avait des difficultés à respirer, il a dit qu’il s’était tiré dessus par accident. »
40. Le procureur entendit également le sergent-chef B.K., qui avait accompagné Yılmaz dans l’ambulance. Les parties pertinentes en l’espèce de ses dépositions se lisent comme suit :
B.K. : « (...) le 15.12.2002, de 20 heures à 8 heures, j’étais chargé de l’attribution des gardes en tant que chef d’équipe no 3. (...) Lors des premiers secours, c’est moi qui ai donné l’ordre aux soldats présents de contrôler le fusil et de vérifier s’il était chargé. J’ai fait cela pour des raisons de sécurité. Je suis monté dans l’ambulance avec le blessé. Comme je l’ai déjà dit, dans la tour de garde où le blessé était allongé, il n’y avait que des vomissures, il n’y avait aucune tache de sang. Dans l’ambulance, le blessé répétait toujours la même chose. Il disait sans cesse : « Je ne voulais pas mourir. Je ne veux pas mourir, sauvez-moi. » J’ai commencé à relever ses vêtements en déboutonnant les boutons un à un. Je n’ai rien vu sur sa parka. En dessous, il portait un vêtement d’entraînement. Quand j’ai soulevé ce dernier, j’ai vu sur le sous-vêtement vert un trou aux bordures brûlées de l’épaisseur de l’auriculaire, ressemblant à une brûlure de cigarette. Autour du trou, il y avait très peu de sang. J’ai soulevé le sous-vêtement aussi. Dessous, il y avait un autre sous-vêtement, blanc. Il y avait un trou de l’épaisseur de l’auriculaire ressemblant à une brûlure de cigarette. Là, le saignement était plus important. Après avoir soulevé ce dernier sous-vêtement, j’ai vu la blessure au ventre. Le trou au ventre du blessé était également de l’épaisseur de l’auriculaire, et il y avait des traces de brûlure sur les bords. La blessure ne saignait pas beaucoup. Au centre de la blessure, il y avait quelque chose de blanchâtre. (...) »
41. Le 9 janvier 2003, le procureur militaire procéda à l’audition de trois témoins, notamment au sujet du transfert de Yılmaz à l’hôpital, le soir de l’incident, et des vêtements de l’appelé. Les passages pertinents en l’espèce de leurs dépositions se lisent comme suit :
A.C. : « (...) Le jour de l’incident, le 15.12.2002, j’étais de patrouille. Le sergent spécial H.K. était avec moi. Vers 2 heures du matin, on a été contacté par radio. On nous a dit que Yılmaz Köse, qui avait tenté de se suicider, était en train de se faire opérer à l’hôpital américain, que le papier sur lequel le mot de passe était marqué avait été perdu, qu’il devait être dans les poches de Yılmaz Köse et qu’il fallait aller le chercher. Avec H.K., nous nous sommes rendus à l’hôpital américain. Je suis resté dans la voiture pendant que H.K. allait voir les responsables américains ; il a eu l’information selon laquelle les vêtements étaient dans l’ambulance qui avait transporté le blessé. Ensemble, on s’est rendu au dispensaire. Sur place, on a vu M.M., qui était dehors ; il nous a dit que les vêtements étaient dans l’ambulance. Nous les avons pris et les avons apportés à notre commandant de patrouille, le sergent-chef B.K. Il a sorti le contenu des poches et on a établi un procès-verbal. Ensuite, sur la demande de B.K., on a apporté les vêtements au commandant de garde. Je suis resté dans le véhicule ; H.K. est allé montrer les vêtements au commandant de garde, qui lui aurait dit de les jeter à la poubelle car ils étaient tachés de sang et déchirés. Avec H.K., nous les avons jetés dans un conteneur dans un parc près du quartier général des EUA [Etats-Unis d’Amérique]. »
H.K. : « (...) Le jour de l’incident, j’étais de patrouille. Vers 21 heures, une annonce radio nous a informés d’un incident de blessure au poste de garde no 80/14. (...) Le blessé était par terre, la main sur son ventre. Il disait qu’il était blessé au ventre. (...) L’ambulance est arrivée ; j’ai transporté le blessé jusqu’à l’ambulance sur mon dos. Ils ont emporté le blessé à l’hôpital. Nous nous y sommes rendus aussi. Comme je parlais l’anglais, je suis entré [dans l’hôpital]. Les médecins américains nous ont demandé, à moi et au soldat qui avait transporté le blessé par ambulance, d’enlever les vêtements du blessé. On a commencé à enlever ses vêtements à l’aide des ciseaux que l’on nous avait donnés. Le blessé avait dans la poche supérieure gauche de sa veste le chargeur de 8 balles utilisé pour les fusils de type M-1. Normalement, ce chargeur aurait dû être dans le dépôt d’armes. En plus, il y manquait une balle. Avec l’autre soldat, nous avons coupé les vêtements du blessé qui a ensuite été opéré. Nous sommes partis de l’hôpital et avons continué notre garde. A 2 heures du matin, on nous a demandé de trouver le bout de papier sur lequel était écrit le mot de passe. Accompagné de A.C., je me suis rendu à l’hôpital américain. (...) Au commandement de garde, je me suis entretenu avec le sous-lieutenant C.H. (...) Je lui ai dit que les vêtements étaient tachés de sang et déchirés. (...) Il m’a dit de les jeter. (...) [A l’hôpital] lorsque j’avais découpé les vêtements du blessé, j’avais vu qu’il était blessé à la partie droite de son ventre. Il n’y avait pas d’hémorragie devant. Il y avait un trou de l’épaisseur de l’auriculaire. Il y avait une hémorragie seulement derrière, sur son dos. »
M.M. : « (...) Le 15.12.2002, j’étais de garde au dispensaire ; le sous-lieutenant y était aussi. Après avoir reçu l’information selon laquelle un soldat était blessé, nous nous sommes rendus sur place avec le lieutenant et le conducteur de l’ambulance. Quand nous y sommes arrivés, il y avait deux ou trois autres soldats au poste de garde, le blessé était allongé par terre. Il disait qu’il avait mal au ventre et au bas du dos. Il n’était pas possible de le transporter sur le brancard. Ensemble, nous l’avons mis dans l’ambulance où se trouvaient le sous-lieutenant et un sous-officier dont je ne connais pas le nom. Le sous-officier a soulevé les vêtements du blessé. A ce moment-là, nous avons constaté qu’il était blessé à la partie droite du ventre. Mais il n’y avait pas d’hémorragie. Il y avait seulement, il me semble, un orifice d’un diamètre de 2 cm. Les bords de l’orifice étaient tournés vers l’intérieur. J’y ai immédiatement mis une compresse. Comme la personne était blessée, nous sommes directement allés à l’hôpital américain, sans passer par le dispensaire. On est allé aux urgences. Avec le sergent spécial H.K., nous avons coupé les vêtements du blessé à l’aide des ciseaux que l’on nous avait donnés. A l’hôpital, il n’y avait toujours pas d’hémorragie au niveau de ventre du blessé. Seule la compresse que j’avais mise était un peu tachée de sang. En revanche, au niveau du dos, il y avait une forte hémorragie. Ils ont commencé à opérer le blessé. J’ai mis les vêtements du blessé dans un sac et nous sommes rentrés au dispensaire. Les vêtements sont restés dans l’ambulance. Vers 2 heures, le sergent spécial H. est venu chercher les vêtements. Je les lui ai donnés. »
42. Le 7 juin 2004, le procureur militaire demanda au procureur de Karabük d’exhumer la dépouille de Yılmaz et de la faire parvenir à l’institut de médecine légale d’Istanbul pour un examen supplémentaire, afin de déterminer les orifices d’entrée et de sortie de la balle ainsi que la distance du tir. Le procureur de Karabük envoya les os et les tissus exhumés le 30 juin 2004.
43. Le 20 août 2004, la chambre spécialisée (physique/balistique) de l’institut de médecine légale examina les os et les tissus, et établit son rapport.
44. Le 8 novembre 2004, la chambre spécialisée (morgue) de l’institut de médecine légale examina les os et les tissus et établit son rapport.
45. Le 3 décembre 2004, la première chambre spécialisée de l’institut de médecine établit un rapport sur la base de tous les documents rédigés depuis le 15 décembre 2002 à ce sujet. Elle y concluait qu’il n’était pas possible de déterminer quels étaient les orifices d’entrée et de sortie de la balle. Elle notait que le document établi par l’hôpital américain n’avait pas précisé sur quels éléments le constat de localisation des orifices d’entrée et de sortie était fondé, que le rapport d’autopsie selon lequel le bout de la 12e vertèbre était légèrement relevé vers l’intérieur n’avait pas indiqué quelle partie de la vertèbre était relevée, et que les chambres spécialisées (physique/balistique et morgue) de l’institut de médecine n’avaient trouvé aucun indice permettant de déterminer les orifices d’entrée et de sortie.
46. Après avoir enquêté sur les causes du décès, le parquet militaire d’Adana rendit, le 28 juin 2005, une ordonnance de non-lieu, estimant que le fils du requérant, en possession d’un fusil de type M-1, s’était suicidé alors qu’il montait la garde. Il se fondait sur le fait qu’il ne restait que sept balles sur huit dans le chargeur de son arme. Il prit également en compte l’examen balistique ayant mis en évidence que le fusil de l’appelé fonctionnait correctement, que la douille retrouvée sur les lieux de l’incident provenait bien de ce fusil et que la balle avait été tirée dans le ventre de l’appelé à bout portant ou à une distance très courte. Le procureur considérait en outre que, compte tenu de la blessure, de la distance du tir, de la spécificité de l’arme et des dépositions concordantes des témoins, le coup de feu mortel avait été tiré par le jeune homme lui-même. Il rappelait que quelques lacunes dans le dossier (en particulier la non-conservation des vêtements du défunt, l’impossibilité pour les médecins légistes de donner des précisions sur les orifices d’entrée et de sortie de la balle, l’absence de prélèvements de traces de poudre sur les mains de Yılmaz) étaient dues à l’administration de soins intensifs au blessé à l’hôpital militaire.
47. Le 25 août 2005, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de non-lieu, se plaignant d’une insuffisance de l’enquête menée sur le décès de son fils et demandant l’élargissement des investigations. Il indiquait notamment :
- que la décision était fondée uniquement sur des suppositions ; que le procureur militaire n’avait pas mené une enquête conforme aux exigences des articles 95 et 96 de la loi no 353, qu’il n’avait pas recueilli toutes les preuves, qu’il n’avait rien fait pour éviter l’obstruction de l’enquête ni veillé à ce que les vêtements du blessé, pièces selon lui primordiales pour mesurer la distance du tir, fussent conservés ;
- que le procurer militaire ne s’était pas posé la question de savoir comment un citoyen américain qui ne parlait pas le turc avait pu discuter avec son fils qui ne parlait pas l’anglais ;
- que, du fait que les vêtements n’avaient pas été conservés, l’institut de médecine légale n’avait pas pu déterminer quels étaient les orifices d’entrée et de sortie de la balle ;
- qu’aucune recherche n’avait été faite pour déterminer si les blessures provenaient du fusil M-1, prétendument utilisé en l’espèce ;
- que, à supposer même que l’on qualifiât l’incident de suicide, aucune enquête n’avait été menée au sujet d’une éventuelle responsabilité des supérieurs de son fils qui lui avaient commandé de monter la garde en possession d’un fusil et de balles, après avoir prétendu tout au long de la procédure que le jeune homme avait des problèmes psychologiques ;
- que son fils n’avait aucun problème familial.
48. Par une décision du 25 août 2005, le tribunal militaire de Gaziantep confirma le non-lieu attaqué. Cette décision fut notifiée au requérant le 15 septembre 2005.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
49. Selon l’article 95 § 5 de la loi no 353 instituant des tribunaux militaires et réglementant leur procédure, les procureurs de la République, les autorités de sûreté ainsi que les agents et les supérieurs militaires prennent les mesures urgentes nécessaires pour prévenir toute perte de preuves jusqu’à ce que le procureur militaire se saisisse de l’affaire.
D’après l’article 96 § 4 de la même loi (dans sa version applicable en 2005), le procureur militaire enquête sur des éléments qui sont à la charge de l’accusé, ainsi que sur ceux qui sont à sa décharge, et essaie de collecter et de préserver les preuves susceptibles d’être perdues.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
50. Invoquant les articles 2 et 6 de la Convention, le requérant dénonce une insuffisance de l’enquête menée sur le décès de son fils. Il se plaint notamment d’une absence de prélèvement de traces de poudre sur les mains de Yılmaz, d’une absence d’examen des vêtements de celui-ci, d’un manque de précision quant à l’entrée et la sortie de la balle et quant à la distance exacte du tir. Il estime que cette enquête ne permet pas de dissiper tous les doutes quant à l’origine du décès de Yılmaz, pour lequel il a été conclu à un suicide.
La Cour estime qu’il convient d’examiner ces deux griefs, tels que formulés par le requérant, sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
51. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
52. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, reprochant au requérant de ne pas avoir saisi la voie de recours administrative tendant à l’obtention d’indemnités à la suite du décès de son fils. A cet égard, il souligne que la justice administrative doit être considérée comme une voie « complémentaire », dans la mesure où les principes et critères de base régissant la responsabilité administrative diffèrent selon lui de ceux régissant la responsabilité pénale. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux affaires Seyfi Karan c. Turquie (no 20192/04, 4 mai 2004), et Mevlüt Güdek et autres c. Turquie (no 31552/07, 12 juillet 2007).
53. La Cour observe que le requérant, apparemment partie à la procédure pénale, a formé opposition contre l’ordonnance de non-lieu rendue par le procureur. L’intéressé a donc emprunté une voie qui, en l’espèce, était adéquate et suffisante aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Aussi n’avait-il pas à épuiser, de surcroît, les voies administratives d’indemnisation évoquées par le Gouvernement, et ce pour les raisons maintes fois réitérées par la Cour (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 47, 17 juin 2008, et Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 25, 2 mars 2010).
54. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Elle constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité inscrit à l’article 35 § 3 de la Convention. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
55. Le requérant réitère les allégations qu’il a formulées devant les juridictions internes. Il reproche aux autorités militaires et judiciaires de n’avoir pas mené une enquête effective sur les circonstances du décès de son fils.
56. Le Gouvernement fait référence à la jurisprudence de la Cour en la matière et combat la thèse du requérant.
Avant l’appel d’un contingent, des mesures sont prises pour identifier les appelés qui risquent de présenter des problèmes médicaux. Dans les grandes villes, les bureaux de recrutement des appelés disposent d’un psychiatre qui intervient lors des examens d’aptitude. En milieu rural, les maires des villages sont tenus d’informer les autorités des antécédents et du caractère des appelés et de chercher à déterminer si ceux-ci souffrent de problèmes particuliers. En vertu d’un protocole existant entre le ministère de la Défense et celui de la Santé, les établissements hospitaliers doivent signaler aux bureaux de recrutement des appelés les personnes ayant un dossier d’antécédents médicaux. Les appelés qui disent souffrir de problèmes psychologiques ou qui présentent un certificat médical dans ce sens sont envoyés dans les hôpitaux militaires pour passer des examens psychiatriques.
60. Le Gouvernement soutient que, dans la présente affaire, la responsabilité du suicide de Yılmaz ne peut pas être attribuée aux autorités militaires, dès lors qu’aucune faute ou négligence n’a, selon lui, pu leur être reprochée. De plus, l’appelé aurait eu un comportement tout à fait normal et n’aurait présenté aucun signe avant-coureur de suicide.
61. Le Gouvernement ajoute qu’une enquête a été ouverte immédiatement après l’incident et que tous les actes d’enquête susceptibles de faire la lumière sur les circonstances du décès ont été accomplis.
2. Appréciation de la Cour
62. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie découlant de l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Ces principes valent également pour les affaires concernant les personnes se trouvant sous la responsabilité des autorités militaires. Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les événements ayant abouti au décès en question (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).
63. L’effectivité de l’enquête exige d’abord que les personnes qui sont chargées de la mener soient indépendantes des personnes impliquées dans les événements ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002-IV).
64. De plus, l’enquête doit être adéquate (Ramsahai
et autres
c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II). Cela
signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le
cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles
disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y
compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises
et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et
précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques,
notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête
affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles
responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio
c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).
65. En outre, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).
66. Par ailleurs, une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).
67. Eu égard au fait que l’intéressé se trouvait sous la responsabilité des autorités militaires et qu’il avait perdu la vie dans des circonstances suspectes (pour la demande d’élargissement des investigations du requérant, voir paragraphe 47 ci-dessus), la Cour considère qu’une obligation procédurale de mener une enquête effective sur les circonstances de sa mort pesait sur les autorités nationales (Yotova c. Bulgarie, précité), que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les événements ayant abouti au décès en question (Stern c. France (déc.), précité).
68. La Cour observe qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le soir même de l’incident. Elle note cependant que, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que l’enquête comportait de nombreuses lacunes.
69. En ce sens, la Cour constate que les sergents spéciaux ayant participé de facto, avant l’arrivée et après le départ de l’équipe des enquêtes criminelles de la gendarmerie d’Adana et du procureur militaire, aux investigations lors de la phase initiale de l’enquête étaient les supérieurs hiérarchiques de Yılmaz, corps au sein duquel les faits se sont produits ; ces sergents spéciaux étaient en poste sur les lieux de l’incident en tant que responsables du bon déroulement de la garde (voir, mutatis mutandis, Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002) et il existait un lien hiérarchique entre eux et les personnes susceptibles d’être impliquées (voir, mutatis mutandis, Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003-V, et Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010).
L’intervention de ces personnes amène la Cour à estimer que les autorités n’ont pas pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question.
D’abord, la nuit de l’incident, le 15 décembre 2002, les supérieurs hiérarchiques de Yılmaz et les sergents spéciaux qui étaient responsables du bon déroulement de la garde se sont rendus sur place et, au lieu de sécuriser la scène d’incident et préserver tous les éléments de preuve jusqu’à l’arrivée du procureur et des experts, ils ont déplacé le fusil et rendu impossible toute recherche d’empreintes digitales. A ce sujet, la Cour convient que la nécessité de prodiguer les premiers soins à un individu grièvement blessé peut, dans une certaine mesure, prendre le pas sur les exigences de fixation de la scène de l’incident telle qu’elle se présente. Toutefois, en l’occurrence, tous les témoins ont affirmé que personne n’avait prodigué les premiers soins, à l’exception du placement d’une compresse sur le ventre du blessé une fois celui-ci transporté dans l’ambulance.
Ensuite, ni le procureur ni l’équipe des enquêtes criminelles de la gendarmerie d’Adana n’ont mené de recherches afin de retrouver la douille ou les douilles, alors même que tous les témoins s’accordaient pour dire que Yılmaz avait dit s’être tiré dessus.
Par ailleurs et surtout, il n’est guère compréhensible que les responsables hiérarchiques du blessé (qui étaient également les personnes responsables le soir de l’incident) aient donné l’ordre de jeter ses vêtements à la poubelle alors qu’il s’agissait d’un incident lié à la vie d’un soldat et que l’enquête venait de commencer. Ni le procureur ni l’équipe des enquêtes criminelles de la gendarmerie d’Adana n’ont pris de mesure pour préserver les vêtements en vue d’examens visant à définir la nature du tir en question. La Cour note que toutes les étapes ultérieures de l’enquête ont été faussées du fait de l’impossibilité de déterminer les orifices d’entrée et de sortie de la balle et la distance de tir, alors que ces informations étaient cruciales pour mettre en lumière les circonstances ayant entouré la blessure mortelle de Yılmaz. Etant donné l’impossibilité de prélever des traces de poudre sur les mains du défunt et des empreintes digitales, cet élément jouait un rôle primordial.
Enfin, l’examen externe détaillé et l’autopsie du 1er janvier 2003, effectués par le médecin légiste, et l’autopsie classique, effectuée le même jour par l’institut de médecine légale d’Adana, n’ont pas conduit à l’établissement d’un compte rendu précis des blessures accompagné d’une analyse objective des constatations concernant les orifices d’entrée et de sortie. En raison d’imprécisions dans ces rapports et du défaut d’examens supplémentaires sur les vêtements, la première chambre spécialisée de l’institut de médecine légale n’a pas été en mesure de déterminer quels étaient les orifices d’entrée et de sortie sur la dépouille du défunt.
Il s’ensuit que ladite procédure n’a pas répondu aux exigences découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
70. Dès lors, à la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
72. Sans fournir aucun document, le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour préjudice matériel, 100 000 EUR pour préjudice moral et 5 000 EUR pour frais et dépens. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions, qu’il estime excessives et infondées.
73. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR pour dommage moral.
74. En ce qui concerne les frais et dépens, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
Compte tenu de l’absence de documents pertinents et des critères dégagés par sa jurisprudence, elle rejette la demande présentée à ce titre.
75. Enfin, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président