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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> VERES v. ROMANIA - 47615/11 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 317 (24 March 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/317.html Cite as: [2015] ECHR 317 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE VEREŞ c. ROUMANIE
(Requête no 47615/11)
ARRÊT
STRASBOURG
24 mars 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vereş c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall,
président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47615/11) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Cornel Vereş (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier avoir été soumis à des mauvais traitements par la police et ne pas avoir bénéficié, par la suite, d’une enquête effective à ce sujet.
4. Le 13 juillet 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1963 et réside à Livada.
A. L’incident du 27 juin 2009
6. D’après le jugement du 9 juin 2011 du tribunal départemental de Cluj, le 27 juin 2009, les serveuses d’un bar local avaient appelé la police de la commune de Livada, car le requérant aurait été en état d’ivresse et les aurait insultées.
7. Toujours d’après ce jugement, le policier S., accompagné par le patron du bar, était arrivé sur place et avait immobilisé et menotté le requérant parce que le patron du bar l’aurait averti que le requérant avait pour habitude de porter un couteau sur lui et qu’il pouvait donc être armé.
8. Le requérant affirme que le policier l’a battu pendant une heure à coups de poing et de pied à la tête et dans l’estomac, et qu’il lui a marché sur les doigts pour les écraser.
9. Le même jour, le policier dressa un procès-verbal de constat de l’incident en présence de quatre témoins : le patron du bar, les deux serveuses et un villageois présent dans le bar au moment des faits. Ce procès-verbal ne mentionnait pas le risque que le requérant eût pu être armé ni une quelconque crainte du policier à cet égard. Le policier y indiquait que, dès son entrée dans le bar, le requérant avait proféré des injures à son encontre et qu’il l’avait alors saisi par le bras en lui demandant de sortir. Le requérant aurait alors tenté de se dégager violemment de l’emprise du policier, ce qui aurait nécessité de l’immobiliser par terre et de lui passer les menottes.
10. Le procès-verbal précisait en outre que, au moment où le policier avait mis le requérant à terre et l’avait menotté, celui-ci « a[vait] heurté, accidentellement d’abord, puis intentionnellement, sa tête contre le plancher dur du local ». Par la suite, le requérant aurait continué à s’automutiler en se cognant contre les murs et contre un panneau de bois se trouvant à l’intérieur du local, ce qui aurait occasionné des plaies ouvertes à la tête. Le procès-verbal mentionnait en outre, sans en préciser l’origine, des blessures que le requérant aurait eues aux deux mains. Il indiquait par ailleurs que le requérant était sous traitement médical psychiatrique et qu’il avait un comportement violent, raison pour laquelle une demande d’internement aurait été faite immédiatement. Il précisait que le requérant était connu dans la commune comme une personne violente qui aurait déjà été condamnée par le passé pour viol et meurtre.
11. Le procès-verbal indiquait enfin que le policier avait appelé une ambulance, car les blessures du requérant saignaient abondamment.
12. Le requérant fut emmené le jour même à l’hôpital de Gherla et, par la suite, à l’hôpital psychiatrique de Dej, où il fut interné sous surveillance et soumis à un traitement sédatif puissant.
B. Les blessures constatées chez le requérant
13. Incarcéré le 3 juillet 2009, en exécution d’une mesure de détention provisoire pour outrage envers le policier S., le requérant fut soumis à l’examen médical qui était obligatoirement pratiqué lors de toute incarcération. La fiche médicale mentionnait notamment que le requérant présentait une forte contusion faciale avec paresthésie, des blessures à plusieurs doigts et trois plaies suturées.
14. Selon le dossier médical du requérant, on lui avait retiré les fils de suture de sa lésion tempo-pariétale le 6 juillet 2009 ; le même jour, il avait reçu des soins dentaires en relation avec sa contusion faciale ; le 10 juillet 2009, il avait été soigné pour des lésions aux articulations de la main droite et de quatre doigts de cette main, ainsi que pour des lésions de la même nature à deux doigts de la main gauche ; le 15 juillet 2009, une radiographie avait révélé une fracture de la main droite.
15. Selon un certificat médical établi le 2 février 2010 par le service de neurologie de l’hôpital militaire de Cluj, le requérant présentait encore des séquelles de son traumatisme de juin 2009, notamment une parésie et une paresthésie faciale du côté gauche.
C. Le non-lieu à l’égard du policier accusé de mauvais traitements
16. Entre-temps, le 1er juillet et le 3 juillet 2009, le requérant avait saisi respectivement la police et le parquet de Gherla d’une plainte contre le policier S. pour comportement abusif. Dans ces plaintes, le requérant décrivait de manière détaillée le déroulement de l’incident, les coups infligés par le policier, y compris l’écrasement des mains, et mentionnait qu’il avait aussi heurté lui-même la porte à deux reprises. Il demanda en outre à être présenté à l’institut médicolégal (« l’IML ») de Cluj en vue d’une expertise.
17. Le 27 juillet 2009, il réitéra sa demande d’être présenté à l’IML.
18. Malgré ses demandes, il ne fut pas présenté au service médicolégal.
19. Par une lettre du 29 juillet 2009 du parquet près le tribunal de première instance de Gherla, les plaintes du requérant et sa demande d’expertise médicolégale du 27 juillet 2009 furent renvoyées, pour des motifs de compétence, au parquet près le tribunal départemental de Cluj.
20. Aucune mesure d’investigation ne fut prise tout de suite concernant la plainte du requérant pour comportement abusif. Celle-ci fut versée au dossier d’une autre affaire pénale relative à une dénonciation par laquelle le requérant accusait le patron du bar où l’incident du 27 juin 2009 avait eu lieu de faire travailler ses employées illégalement.
21. Le 19 novembre 2009, le procureur chargé de l’enquête concernant le patron du bar entendit le requérant. À cette occasion, celui-ci réitéra sa plainte contre le policier pour violences.
22. Par un acte (referat) du 4 décembre 2009, le procureur en charge de l’affaire concernant le patron du bar ordonna l’enregistrement séparé de la plainte du requérant contre le policier S.
23. L’affaire fut attribuée à un autre procureur, qui rendit un non-lieu le 18 février 2010. Le procureur avait examiné la déclaration du policier recueillie le 21 janvier 2010 et une déposition du témoin B., une des deux employées du bar qui auraient été insultées par le requérant, recueillie le 12 février 2010. Ni le requérant ni les trois autres témoins mentionnés dans le procès-verbal du 27 juin 2009 ne furent entendus dans le cadre de cette enquête.
24. Les déclarations du policier et du témoin indiquaient que le requérant s’était automutilé, y compris après l’arrivée des ambulanciers. Ces derniers ne furent pas convoqués par le parquet pour être entendus. Le policier précisait dans sa déclaration qu’il avait effectivement immobilisé et menotté le requérant au sol, mais il niait l’avoir frappé.
25. Dans sa décision de non-lieu, le procureur considérait, au sujet des blessures du requérant, qu’il s’était automutilé lors de son arrestation et que dès lors « une expertise médicolégale était inutile ».
26. Le 6 avril 2010, à la suite d’un recours hiérarchique formé par le requérant, le procureur en chef du parquet près du tribunal départemental de Cluj confirma le non-lieu.
27. Par un jugement du 9 juin 2011, le tribunal départemental de Cluj rejeta la contestation formée par l’intéressé contre la décision du procureur. Il considérait que, deux ans après les événements, aucune expertise médicolégale ne serait à même de déceler la cause de lésions remontant au 27 juin 2009.
D. La plainte du requérant du fait de sa non-présentation au médecin légiste
28. À une date non précisée, le requérant déposa séparément une autre plainte fondée sur le refus des enquêteurs de le présenter au médecin légiste après l’incident du 27 juin 2009.
29. Un non-lieu fut rendu à cet égard le 13 novembre 2012 par le parquet près le tribunal départemental de Cluj et confirmé le 27 décembre 2012.
30. Sur contestation du requérant contre ce non-lieu, le tribunal départemental de Cluj, par un jugement du 9 avril 2013, fit partiellement droit à l’intéressé en ce qu’il renvoya l’affaire au parquet à qui il demanda un complément d’enquête au sujet du refus de présenter le requérant à un examen médicolégal. Ce jugement est ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Le tribunal considère qu’il est nécessaire d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles Vereş Cornel a demandé à être présenté à l’institut de médecine légale Cluj (IML) au sujet de ses lésions subies à l’occasion de l’incident du 27 juin 2009 ; et, s’il l’a demandé, [d’indiquer] les raisons pour lesquelles il n’a pas été donné suite à sa demande ; et [de vérifier] si ces raisons ne sont pas contraires à la Convention européenne des droits de l’homme ; (...)
Puisque aucune mesure d’enquête n’a encore été réalisée à cet égard, le tribunal n’est pas en mesure de fournir une liste exhaustive de moyens de preuve à administrer afin d’élucider les circonstances indiquées ci-dessus. En revanche, il en déduit qu’il est nécessaire d’entendre toutes les personnes impliquées et présentes dans le local du bar B., y compris l’équipe de la police, le personnel médical administratif de l’hôpital municipal de Dej auquel le requérant a aussi demandé à être présenté à l’IML (...), ainsi que le personnel médical de l’hôpital municipal de Gherla. Les documents soumis par le requérant devront également être pris en compte. »
31. Par une décision du 24 juillet 2013, un procureur du parquet près le tribunal départemental de Cluj déclina sa compétence en faveur du parquet près la cour d’appel de Cluj pour enquêter au sujet des procureurs responsables de l’enquête concernant la plainte pénale pour violences déposée par le requérant au sujet de l’incident du 27 juin 2009. Dans cette décision, il était noté que le requérant avait fait l’objet, le 3 juillet 2009, d’un examen médicolégal psychiatrique, et que cet examen, de par sa nature, n’avait pas concerné les lésions traumatiques du requérant.
32. Par la même décision du 24 juillet 2013, le procureur rendit un non-lieu concernant le personnel médical et le policier, concluant qu’il ne leur incombait pas de présenter le requérant à un médecin légiste. Ce non-lieu fut confirmé, après contestation du requérant, par un jugement du tribunal départemental de Cluj rendu le 28 novembre 2013.
33. Saisi du restant de l’affaire pour autant qu’elle concernait la responsabilité des procureurs ayant mené l’enquête sur la plainte du requérant pour violences quant au fait de n’avoir pas ordonné une expertise médicolégale, le parquet près la cour d’appel de Cluj rendit un non-lieu le 13 novembre 2013.
34. Sur contestation du requérant, par un arrêt du 15 janvier 2014, la cour d’appel de Cluj confirma le non-lieu du 13 novembre 2013, au motif qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que le procureur responsable de l’enquête sur les violences infligées au requérant eût mal accompli ses obligations professionnelles. La cour d’appel retint que, d’après le dossier, le requérant s’était auto-agressé et qu’il n’avait pas expressément demandé à être examiné par un médecin légiste.
E. La procédure pénale contre le requérant
35. Il ressort du dossier de l’affaire qu’à la suite de l’incident du 27 juin 2009, le parquet près le tribunal de première instance de Gherla renvoya le requérant en jugement des chefs d’outrage au policier, d’outrage contre les bons mœurs et trouble à l’ordre public et de provocation des organes judiciaires (sfidarea organelor judiciare), infractions punies par les articles 239, 321 et 272 § 1 du code pénal en vigueur à l’époque des faits. Par un arrêt définitif du 22 avril 2010, la cour d’appel de Cluj condamna le requérant à une peine de sept ans, deux mois et vingt-six jours de prison des chefs susmentionnés. À une date non précisée en septembre 2014, le requérant fut remis en liberté conditionnelle.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
36. Les dispositions pertinentes en l’espèce du droit interne, notamment le code pénal et le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, sont décrites dans l’arrêt Antochi c. Roumanie (no 36632/04, §§ 28-34, 12 juillet 2011).
37. Plus précisément, le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits énonçait aux articles 114-116 que, en cas d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, les organes de poursuite pouvaient demander aux médecins légistes de procéder à un examen médicolégal des traces présentes sur le corps de la victime.
38. Les constatations et les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture pertinentes en la matière sont résumées dans les arrêts Antochi (précité, §§ 35-36) et Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, § 82, 13 juillet 2010).
39. Dans ses rapports publiés à la suite des visites effectuées dès 1999 dans plusieurs lieux de détention en Roumanie, le CPT a constaté plusieurs défaillances dans le fonctionnement des services de santé. Il a relevé que dans certains cas, l’accès à un médecin, y compris un médecin légiste, était retardé, voire refusé, et que les examens médicaux étaient sommaires et effectués de manière formelle (voir les rapports CPT/Inf(2003)25, § 30, CPT/Inf(2004)10, § 44, et CPT/Inf(2008)41, § 19).
40. Dans le rapport du CPT du 19 février 1998 cité dans l’arrêt Carabulea (précité, § 82), il est fait mention du peu d’intérêt que les procureurs attachent aux allégations de mauvais traitements de la part des suspects. L’extrait pertinent du rapport se lit ainsi :
« 26. Il convient d’insister particulièrement sur le rôle crucial qui incombe aux procureurs dans la prévention des mauvais traitements. Ils sont chargés de diriger et de contrôler le travail de la police à l’occasion de poursuites pénales et, c’est à eux que doivent être adressées en premier lieu les plaintes contre des mesures ou des actes de la poursuite pénale (article 275 du code de procédure pénale). Il semblerait qu’il y ait matière à amélioration dans ce domaine.
De nombreuses personnes avec lesquelles la délégation s’est entretenue et qui ont allégué avoir été maltraitées ont affirmé qu’elles avaient eu trop peur de mentionner ce fait au procureur, la police les ayant averties que ceci ne serait pas dans leur intérêt - ces avertissements étaient pris d’autant plus au sérieux qu’il était fort probable que ces personnes retournent dans des lieux de détention de la police (cf. paragraphe 14). D’autres personnes ont affirmé qu’elles avaient informé le procureur des mauvais traitements qu’elles avaient subis mais que celui-ci n’avait témoigné que peu d’intérêt à l’examen de la question, faisant même parfois montre d’une attitude ouvertement partisane en faveur de la police.
Le CPT doit souligner que l’entretien que sa délégation a eu avec un procureur attaché à une section de la police à Bucarest a ajouté foi aux exposés que les détenus ont faits de leur expérience. Lorsqu’on a demandé à ce procureur comment il agirait en présence d’un suspect alléguant avoir été maltraité par la police, la réponse suivante a été donnée : "Les policiers sont mes collègues. Je considérerais cette allégation comme un mensonge d’un récidiviste". »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
41. Le requérant se plaint d’avoir été soumis à des mauvais traitements par un policier et de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective au sujet de la plainte qu’il a déposée contre ledit policier. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
42. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
43. La Cour relève que la requête porte, d’une part, sur les traitements subis par le requérant le 27 juin 2009 et, d’autre part, sur le caractère que le requérant estime inapproprié de l’enquête menée par les autorités au sujet de ces traitements. Elle analysera séparément ces deux griefs sous l’angle des deux volets - substantiel et procédural - de l’article 3 de la Convention.
1. Sur l’allégation de mauvais traitements
a) Arguments des parties
44. Le requérant affirme qu’il a été victime de mauvais traitements de la part d’un policier lors de son interpellation, le 27 juin 2009. Tout en reconnaissant que, à la sortie du bar, il s’était lui-même cogné la tête contre la porte, il soutient que la majorité de ses lésions étaient dues aux multiples coups que lui aurait infligés le policier.
45. Le Gouvernement combat les accusations de mauvais traitements. Se référant aux éléments de preuve recueillis lors des investigations menées par les autorités internes, il soutient que le requérant n’a été soumis à aucune forme de violence de la part du policier mis en cause. Celui-ci aurait interpellé l’intéressé uniquement en raison de sa conduite agressive d’abord envers la serveuse du bar et puis envers le policier lui-même.
46. Quant aux lésions en question, attestées par des documents médicaux, le Gouvernement soutient qu’elles étaient dues au requérant lui-même, car celui-ci se serait montré agressif et se serait automutilé.
b) Appréciation de la Cour
47. La Cour rappelle que, lorsqu’une personne est blessée alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de la police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur l’origine de ces blessures et de produire des preuves de nature à faire peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 80, 12 octobre 2004).
48. Eu égard à l’obligation pour les autorités de rendre compte des individus placés sous leur contrôle, la Cour rappelle également que l’acquittement des policiers au pénal ne dégage pas l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 168, 1er mars 2001).
49. En l’espèce, la Cour note que le requérant a subi des violences le 27 juin 2009, après lesquelles il a été immédiatement emmené à l’hôpital par une ambulance appelée par la police. Des rapports médicaux ont confirmé que l’intéressé présentait des blessures, notamment un traumatisme cranio-facial par agression, avec des lésions ouvertes ayant nécessité plusieurs points de suture, et des lésions, y compris une fracture, aux deux mains sur six doigts au total.
50. Le Gouvernement reconnaît que le requérant n’a pas été examiné par un médecin légiste malgré sa demande à cet effet, mais il affirme que les lésions en cause avaient pour origine l’automutilation, ce qui aurait été établi par le non-lieu confirmé par la décision rendue le 9 juin 2011 par le tribunal départemental de Cluj.
51. La Cour constate qu’aucun certificat médical attestant que les blessures graves présentées par le requérant auraient résulté exclusivement d’une automutilation n’a été produit, ni devant les autorités internes ni devant elle. Elle constate en revanche que les rapports médicaux qui ont été produits lors de l’enquête interne et qui lui ont été soumis n’émettaient nullement l’hypothèse d’une automutilation.
52. À supposer même que pareille thèse puisse reposer sur l’aveu du requérant, qui a admis s’être cogné deux fois, la Cour observe que les autorités de l’État défendeur n’ont pas expliqué comment le requérant a pu s’infliger lui-même des blessures d’une telle nature et d’une telle gravité - notamment des plaies ouvertes à la tête et l’écrasement de ses deux mains - en présence du policier qui l’avait immobilisé à l’aide de menottes, puis en présence des ambulanciers que celui-ci avait appelés pour qu’ils conduisent l’intéressé à l’hôpital (Bursuc, précité, § 86).
53. Par ailleurs, la Cour note que les dépositions évoquant l’automutilation faites par le policier mis en cause et par le seul témoin entendu par le parquet - à savoir l’employée du bar qui avait demandé l’aide de la police - étaient particulièrement sommaires, et que les autres personnes présentes sur place, qui auraient pu confirmer ou infirmer les propos des premiers, n’avaient pas été interrogées au cours de l’enquête.
54. Dès lors, en l’absence d’une explication plausible de la part du Gouvernement, la Cour estime établi en l’espèce que les lésions dont les traces ont été constatées sur la personne du requérant ont été causées par un traitement dont l’État défendeur porte la responsabilité.
55. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur l’allégation d’insuffisance de l’enquête
a) Arguments des parties
56. Le requérant estime que, dès lors qu’il n’y a pas eu d’expertise médicolégale relativement à ses blessures, l’enquête menée au sujet de sa plainte n’a pas été effective. Il ajoute qu’une telle expertise aurait pu établir de manière objective la cause exacte de ses lésions. À cet égard, il se plaint aussi d’avoir été empêché de consulter un médecin légiste en raison de son internement dans un hôpital psychiatrique juste après l’incident puis de son placement en détention provisoire une semaine après sa sortie de l’hôpital. Il répète que, en dépit de ses demandes expresses et insistantes, la police, le parquet et, par la suite, le tribunal ont refusé qu’il fût examiné par un médecin légiste.
57. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il y a eu une enquête effective et sérieuse et que le non-lieu rendu par le procureur était fondé sur de nombreuses preuves.
b) Appréciation de la Cour
58. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale des traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 315-319, 17 septembre 2014).
59. L’enquête menée doit ainsi être effective, ce qui signifie qu’elle ne doit pas être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur. Elle doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. De plus, la Cour souligne une nouvelle fois que les allégations de mauvais traitements subis pendant une garde à vue sont extrêmement difficiles à étayer pour la victime si elle a été isolée du monde extérieur et privée de la possibilité de voir médecins, avocats, parents ou amis, susceptibles de lui fournir un soutien et d’établir les preuves nécessaires (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 97, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI).
60. Par ailleurs, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV).
61. Dans la présente affaire, la Cour note qu’une enquête a bien eu lieu. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle celle-ci a été menée et son caractère effectif.
62. La Cour relève que, après avoir versé au dossier des rapports médicaux attestant les lésions subies par le requérant le 27 juin 2009, et après avoir entendu le policier accusé et un seul témoin, à savoir l’employée du bar ayant fait appel à la police au motif que le requérant insultait les serveuses, le parquet a, par un non-lieu, conclu à l’absence de responsabilité pénale du policier. Le parquet n’a pas ordonné d’expertise médicolégale, et ce malgré la gravité des lésions et en dépit de la demande expresse que le requérant a formulée à cet égard alors qu’il se trouvait privé de liberté. Or cette expertise aurait pu permettre d’établir de manière objective la cause des lésions en question. La Cour note qu’aucune explication pertinente n’a été avancée pour justifier cette omission qu’elle estime sérieuse. Par ailleurs, elle relève que, en revanche, un examen médicolégal psychiatrique a pu avoir lieu six jours après l’incident du 27 juin 2009 (paragraphe 31 ci-dessus).
63. Qui plus est, dans l’enquête visant le refus opposé au requérant de le présenter à un médecin légiste, les autorités n’ont pas suivi les injonctions émises par le tribunal départemental de Cluj dans sa décision du 9 avril 2013 (paragraphe 30 ci-dessus) et elles n’ont pas vérifié la compatibilité de ce refus avec les exigences de l’article 3 de la Convention.
64. En outre, le parquet n’a entendu, dans le cadre de l’enquête pour comportement abusif visant le policier S., ni le requérant en personne ni les autres personnes présentes au moment de l’incident qui étaient mentionnées dans le procès-verbal de constat de l’incident du 27 juin 2009. En effet, le parquet n’a entendu qu’un seul témoin en l’espèce, à savoir une des employées du bar qui avait demandé l’aide de la police, et il n’a jamais interrogé les ambulanciers appelés pour donner les premiers soins au requérant, alors même que le policier accusé a indiqué dans sa déclaration que le requérant avait continué à s’automutiler en leur présence (paragraphe 24 ci-dessus). De surcroît, il n’a pas été remédié à ces lacunes par la suite, dans le cadre de la procédure devant le tribunal départemental de Cluj.
65. La Cour attache une importance particulière au fait que ni le parquet ni le tribunal ne se soient penchés, dans l’ordonnance de non-lieu et dans la décision de justice subséquente, sur les rapports médicaux établis en l’affaire, qui faisaient état de lésions relativement graves sur le corps du requérant (paragraphes 13-15 ci-dessus). Ni le policier accusé ni le seul témoin entendu ayant avancé la thèse de l’automutilation pour expliquer les lésions cranio-faciales n’ont davantage précisé comment, concrètement, le requérant avait agi pour s’écraser lui-même quatre doigts de la main droite et deux doigts de la main gauche tout en étant menotté. Cette hypothèse n’a été validée par aucune expertise et par aucun autre témoignage du personnel du bar, des ambulanciers ou du villageois présent dans le café au moment de l’incident, qui n’ont pas été entendus dans le cadre de cette enquête.
66. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête approfondie et effective au sujet de l’allégation défendable du requérant selon laquelle un policier lui avait infligé des mauvais traitements.
67. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
69. Le requérant réclame 65 000 euros (EUR) au titre des préjudices matériel et moral qu’il aurait subis en raison du traitement contraire selon lui à l’article 3 de la Convention qui lui aurait été infligé. Il ventile sa demande comme suit : 30 000 EUR pour le préjudice moral résulté des traumatismes qu’il aurait subi et 35 000 EUR pour préjudice matériel, somme qui sera, selon lui, nécessaire pour couvrir les frais qu’il voudrait engager dans le traitement des séquelles du traumatisme en question.
70. Le requérant réclame en outre 110 000 EUR (2 000 EUR par mois pendant cinquante-cinq mois) pour la réparation du préjudice que lui auraient causé son arrestation et sa condamnation pour outrage au policier qu’il a accusé de violences à son encontre. Enfin, il demande une indemnité mensuelle de 2 000 EUR payable après sa libération.
71. Le Gouvernement indique que les montants demandés par le requérant au titre du préjudice matériel n’ont pas encore été exposés par lui.
72. En outre, il considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation dénoncée et le préjudice moral que le requérant dit avoir subi en raison de son arrestation et de sa condamnation pénale pour outrage.
73. Constatant que l’intéressé n’a pas étayé sa demande au titre du préjudice matériel, la Cour rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
74. Le requérant n’a formulé aucune demande à ce titre. La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur ce point.
C. Intérêts moratoires
75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena
Tsirli Josep Casadevall
Greffière adjointe Président