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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ANTON v. ROMANIA - 57365/12 - Chamber Judgment (French text) [2015] ECHR 491 (19 May 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/491.html
Cite as: [2015] ECHR 491

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ANTON c. ROUMANIE

     

    (Requête no 57365/12)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    19 mai 2015

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Anton c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Luis López Guerra,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis,
              Valeriu Griţco,
              Iulia Antoanella Motoc,
              Branko Lubarda, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 avril 2015,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57365/12) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Florin Anton (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le requérant se plaint en particulier d’avoir été soumis à des mauvais traitements, de la part de policiers, lors de son interpellation du 26 août 2010.

    4.  Le 20 mars 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1984 et réside à Bucarest.

    6.  Soupçonné de vol par la police, il aurait été soumis à des mauvais traitements le 26 août 2010, alors qu’il se trouvait entre les mains de la police.

    A.  Les actes de violence que le requérant aurait subis le 26 août 2010

    7.  Le 26 août 2010, à 6 heures du matin, soupçonnant le requérant et d’autres personnes de plusieurs infractions de vol, une équipe de policiers portant des cagoules se rendit au domicile de B., voisine du requérant. Les policiers emmenèrent ce dernier, dans une voiture, au siège de la police départementale d’Ilfov. Selon la décision de non-lieu rendue le 23 novembre 2011, sept autres suspects avaient été retenus au cours de la même opération de police, qui avait donné lieu à vingt et une perquisitions avec la participation de soixante-trois policiers.

    8.  Au cours du trajet en voiture, le policier B.A.M., assis sur la banquette arrière avec le requérant, aurait frappé ce dernier à coups de poing dans l’estomac.

    9.  Une fois arrivés au siège de la police, un autre policier, V.V., se serait mis à frapper le requérant à coups de poing et de pied. Ce policier aurait été rejoint tout de suite par d’autres agents. Ceux-ci se seraient également mis à frapper le requérant à coups de câbles métalliques et B.A.M. lui aurait infligé des chocs électriques. Alors que le requérant se serait trouvé à terre et aurait été encore frappé par les policiers, ceux-ci lui auraient demandé de dire ce qu’il avait volé.

    10.  Deux autres policiers, A.D.S. et G.A.I., auraient alors fait leur apparition et se seraient mis à le frapper au niveau du foie.

    11.  Pendant la nuit du 26 au 27 août 2010, le requérant fut examiné par un infirmier (asistent medical) avant d’être placé en garde à vue pour vol avec violence.

    12.  L’infirmier fit mention dans la fiche médicale de signes d’agression sur la personne du requérant, à savoir des excoriations dans la partie supérieure du dos.

    13.  Le requérant et d’autres personnes soupçonnées furent inculpés et placés en détention provisoire.

    14.  Le 28 août 2010, le requérant et un de ses coïnculpés se plaignirent de malaises et furent présentés aux urgences de l’hôpital Elias de Bucarest.

    15.  Une expertise médicolégale établit, par la suite, l’existence de lésions chez le requérant. Les conclusions du rapport d’expertise étaient ainsi rédigées :

    « Multiples contusions par agression [pour lesquelles le patient] affirme qu’elles ont été causées vingt-quatre heures plus tôt. Traumatisme crânien cérébral mineur. Contusion thoracique et abdominale mineure. Contusion au poignet droit. Contusion à la jambe droite avec plaie ouverte à ce niveau. Il ressort des documents médicaux susmentionnés (...) que ces lésions peuvent avoir été produites le plus probablement le 26 août 2010 par des coups portés avec des objets durs. Sept à huit jours de soins médicaux sont nécessaires. Ni l’examen clinique dont il a été fait mention ni d’autres éléments objectifs n’ont donné lieu à des constats au sujet de l’éventuelle application d’électrochocs. »

    B.  L’enquête sur les allégations de mauvais traitements concernant principalement quatre policiers de rang supérieur

    16.  Le 15 septembre 2010, le parquet près la cour d’appel de Bucarest ouvrit d’office une enquête au sujet de faits signalés par quatre délégués du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (« le CPT ») qui, au cours de leur visite dans plusieurs centres de détention de Roumanie, dont celui où se trouvait le requérant, avaient rencontré ce dernier.

    17.  Le 8 octobre 2010, le requérant porta plainte au sujet des violences auxquelles il aurait été soumis le 26 août 2010.

    18.  Les preuves recueillies par les enquêteurs en rapport direct avec la plainte du requérant étaient : sa déclaration, celles des policiers mis en cause, un rapport médicolégal et un procès-verbal de reconnaissance des suspects sur photos. Le requérant ne connaissant pas les noms des policiers qu’il estimait coupables de mauvais traitements envers lui, les enquêteurs lui présentèrent une série de plus de soixante photos ; le requérant indiqua alors reconnaître cinq policiers, à savoir B.A.M., V.V., D.I., G.A.I. et A.D.S. Les cinq policiers désignés nièrent avoir commis les faits reprochés.

    19.  Par une décision du 25 octobre 2011, le parquet près la cour d’appel de Bucarest rendit un non-lieu à l’égard de quatre policiers de grade supérieur, dont A.D.S. et G.A.I., pour plusieurs chefs d’accusation, entre autres celui de mauvais traitements (article 267 du code pénal), au motif que les faits dénoncés n’existaient pas ou que les éléments constitutifs des infractions reprochées n’étaient pas réunis en l’espèce.

    20.  Par la même décision, le parquet ordonna également l’ouverture d’un nouveau dossier d’enquête, ainsi que la continuation des poursuites à l’encontre de V.V., B.A.M., D.I. et onze autres agents de police au sujet des allégations de violences subies par le requérant et d’autres personnes interpellées le 26 août 2010. L’affaire fut renvoyée devant le parquet près le tribunal de Bucarest (voir la section C ci-dessous).

    21.  Sur contestation du requérant, le 23 novembre 2011, le procureur en chef confirma la décision du 25 octobre 2011, au motif que « la présomption d’innocence dont jouissaient les agents de police en question n’avait pas été renversée ». Cette décision ne faisait aucune référence aux lésions constatées chez le requérant juste après son interpellation, le 26 août 2010.

    22.  Le requérant forma un recours devant la cour d’appel de Bucarest en se plaignant d’une absence d’investigations sérieuses, de la part du parquet, au sujet de sa plainte.

    23.  Par une décision définitive du 7 juin 2012, la cour d’appel rejeta ce recours, considérant que des investigations avaient bien été menées et relevant qu’elles avaient consisté en l’audition des quatre policiers de rang supérieur poursuivis.

    C.  Le non-lieu concernant les trois autres agents de police mis en cause par le requérant

    24.  Entretemps, par une décision du 4 janvier 2012, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest avait rendu un non-lieu à l’égard de quatorze agents de police mis en cause dans l’affaire au sujet de différentes plaintes formées par plusieurs des huit suspects interpellés le 26 août 2010, dont celle introduite par le requérant pour mauvais traitements. Parmi les quatorze agents de police mis en cause se trouvaient les policiers B.A.M., V.V. et D.I. identifiés par le requérant (paragraphe 20 ci-dessus).

    25.  Dans cette décision, le parquet constatait qu’il n’y avait aucune preuve directe d’une agression du requérant et des autres plaignants par les policiers soupçonnés.

    26.  D’après le Gouvernement, le requérant n’a pas contesté ce non-lieu.

    27.  Le requérant affirme s’être opposé à ce non-lieu en envoyant sa contestation par la poste, puisqu’il se serait trouvé incarcéré à ce moment-là, et il indique ne pas avoir reçu de réponse à sa contestation.

    II.  LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

    A.  Le droit interne pertinent

    28.  Les dispositions du droit interne pertinentes en l’espèce, notamment celles du code pénal et du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, sont décrites dans l’arrêt Antochi c. Roumanie (no 36632/04, §§ 28-34, 12 juillet 2011).

    B.  Le droit international pertinent

    1.  Les documents du CPT

    29.  Les constatations et les recommandations du CPT pertinentes en l’espèce sont résumées dans les arrêts Antochi (ibidem, §§ 35-36) et Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, § 82, 13 juillet 2010).

    30.  Le rapport du CPT du 19 février 1998, cité dans l’arrêt Carabulea (ibidem, § 82), fait mention du peu d’intérêt que les procureurs attachent aux allégations de mauvais traitements émises par des suspects. L’extrait pertinent en l’espèce du rapport se lit ainsi :

    « 26.  Il convient d’insister particulièrement sur le rôle crucial qui incombe aux procureurs dans la prévention des mauvais traitements. Ils sont chargés de diriger et de contrôler le travail de la police à l’occasion de poursuites pénales et c’est à eux que doivent être adressées en premier lieu les plaintes contre des mesures ou des actes de la poursuite pénale (article 275 du code de procédure pénale). Il semblerait qu’il y ait matière à amélioration dans ce domaine.

    De nombreuses personnes avec lesquelles la délégation s’est entretenue et qui ont allégué avoir été maltraitées ont affirmé qu’elles avaient eu trop peur de mentionner ce fait au procureur, la police les ayant averties que ceci ne serait pas dans leur intérêt - ces avertissements étaient pris d’autant plus au sérieux qu’il était fort probable que ces personnes retournent dans des lieux de détention de la police (cf. paragraphe 14). D’autres personnes ont affirmé qu’elles avaient informé le procureur des mauvais traitements qu’elles avaient subis mais que celui-ci n’avait témoigné que peu d’intérêt à l’examen de la question, faisant même parfois montre d’une attitude ouvertement partisane en faveur de la police.

    Le CPT doit souligner que l’entretien que sa délégation a eu avec un procureur attaché à une section de la police à Bucarest a ajouté foi aux exposés que les détenus ont faits de leur expérience. Lorsqu’on a demandé à ce procureur comment il agirait en présence d’un suspect alléguant avoir été maltraité par la police, la réponse suivante a été donnée : "Les policiers sont mes collègues. Je considérerais cette allégation comme un mensonge d’un récidiviste". »

    2.  Les documents du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

    31.  L’avis du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur le règlement indépendant et efficace des plaintes contre la police, publié le 12 mars 2009 (CommDH(2009)4), est ainsi libellé :

    « 29.  Un système indépendant et efficace de plaintes contre la police est essentiel pour obtenir et préserver la confiance du public dans la police, et constitue une protection essentielle contre les mauvais traitements et comportements répréhensibles. Le mécanisme indépendant de plaintes contre la police devrait être le pivot du système évoqué ci-dessus.

    30.  Cinq principes définissant l’efficacité des enquêtes sur les plaintes contre la police ressortent de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur les articles 2 ou 3 de la Convention européenne des droits de l’homme :

    1.  Indépendance: il ne doit pas y avoir de lien institutionnel ou hiérarchique entre l’enquêteur et le fonctionnaire visé par la plainte et l’indépendance concrète doit prévaloir dans la pratique ;

    (...)

    34.  La loi devrait prévoir la mise en place d’un mécanisme indépendant de plaintes contre la police, doté de larges compétences en matière de contrôle du système de plaintes contre la police ; elle devrait également énoncer l’obligation de diligenter des enquêtes sur les plaintes relatives aux articles 2 et 3, menées conformément au principe d’indépendance consacré par la Cour européenne des droits de l’homme. Des dispositions, qui peuvent par exemple revêtir la forme de décrets d’application, de textes réglementaires, de directives contraignantes ou de protocoles, seront nécessaires pour permettre à la police et au mécanisme indépendant de plaintes contre la police de travailler ensemble, dans le cadre d’un partenariat, pour veiller à ce que toutes les plaintes soient traitées selon les principes d’équité, d’indépendance et d’efficacité.

    35.  La structure institutionnelle des mécanismes indépendants de plaintes contre la police qui ont récemment été mis en place dans un certain nombre d’États européens sont des médiateurs spécialisés ou à défaut, des commissions permanentes. La nomination d’un Médiateur de la police ou d’une Commission des plaintes contre la police comprenant un certain nombre de commissaires ou membres dont les actions respectives sont coordonnées par un Président, sont autant de moyens de surveiller l’équité, l’indépendance et l’efficacité du système de plaintes. Les Principes des Nations Unies concernant le statut et le fonctionnement des institutions nationales pour la protection et la promotion des droits de l’homme (Principes de Paris) sont également utiles pour évaluer l’indépendance et le fonctionnement des mécanismes indépendants de plaintes contre la police. (...)

    36.  La transparence doit présider au fonctionnement du mécanisme indépendant de plaintes contre la police, qui doit être tenu d’une obligation de rendre compte. Tout médiateur de la police ou commissaire aux plaintes contre la police devrait être nommé par le Parlement et responsable devant lui, ou par un Comité composé de représentants élus qui ne soient pas expressément chargés de la prestation de services de police et responsable devant lui.

    37.  Le mécanisme indépendant de plaintes contre la police doit se voir allouer un budget suffisant pour lui permettre de s’acquitter de ses fonctions d’enquête et de contrôle. Pour qu’ils soient à même de mener des enquêtes équitables, indépendantes et efficaces[,] les enquêteurs du mécanisme indépendant de plaintes contre la police doivent se voir attribuer toute la gamme des pouvoirs dont bénéficie la police.

    38.  Le mécanisme indépendant de plaintes contre la police devrait être représentatif de la diversité de la population et prendre des mesures pour consulter l’ensemble des acteurs concernés au sein du système de plaintes contre la police, notamment : les plaignants et leurs représentants, les membres des services de police et des associations de représentants du personnel, les départements des autorités centrales ou locales dotés de responsabilités en matière de police, les procureurs, les organisations locales et organisations non gouvernementales concernées par les activités de police.

    39.  Le mécanisme indépendant de plaintes contre la police devrait respecter l’indépendance fonctionnelle de la police et apporter son soutien au chef de la police en sa qualité d’autorité disciplinaire. Les responsabilités devraient être clairement réparties entre le mécanisme indépendant de plaintes contre la police et la police, celle-ci apportant au mécanisme indépendant de plaintes son entier soutien, afin de favoriser le maintien de normes élevées de conduite et d’améliorer la performance de la police.

    40.  Le mécanisme indépendant de plaintes contre la police devrait être chargé de mener l’enquête en cas de plaintes concernant :

    - L’article 2 ou 3 de la Convention européenne des droits de l’homme; (...) »

    32.  Dans son rapport établi à la suite de sa visite en Roumanie du 31 mars au 4 avril 2014, publié le 8 juillet 2014 (CommDH(2009)4), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe considère qu’il est crucial que la Roumanie établisse un mécanisme indépendant et efficace en matière de plaintes contre la police.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    33.  Le requérant se plaint d’avoir été soumis à des mauvais traitements de la part de la police et de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective au sujet de la plainte qu’il a déposée contre les policiers. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    34.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant n’a pas contesté le non-lieu du 4 janvier 2012 du parquet près le tribunal départemental de Bucarest.

    35.  Le requérant rétorque qu’il a envoyé par la poste une contestation contre ce non-lieu, mais qu’il n’a reçu aucune réponse.

    36.  La Cour note qu’une enquête pénale a été ouverte d’office le 15 septembre 2010 au sujet de faits signalés par quatre délégués du CPT qui, au cours de leur visite dans plusieurs centres de détention de Roumanie, dont celui où se trouvait le requérant, avaient rencontré ce dernier. Elle observe aussi que la plainte formée par le requérant le 8 octobre 2010 a été examinée dans le cadre de cette enquête. Or cette dernière a été close par la décision définitive du 7 juin 2012 de la cour d’appel de Bucarest portant rejet du recours formé par le requérant contre le non-lieu rendu le 25 octobre 2011. Cette décision a conclu définitivement à l’absence de responsabilité de deux des policiers mis en cause par le requérant pour mauvais traitements, et ce pour d’autres raisons que leur absence d’implication dans les faits dénoncés (paragraphes 19-23 ci-dessus).

    37.  Dès lors, la Cour considère que le requérant a régulièrement épuisé les voies de recours internes à cet égard.

    38.  En ce qui concerne la partie de l’enquête concernant les autres trois policiers mis en cause par le requérant, au sujet de laquelle un non-lieu a été rendu le 4 janvier 2012, la Cour estime que l’exception du Gouvernement est étroitement liée au bien-fondé du grief du requérant en ce qu’elle requiert la détermination de l’effectivité globale de l’enquête en question. Il convient, dès lors, de joindre ladite exception au fond (Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, §§ 33 et 36, 17 septembre 2013).

    39.  Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    40.  La Cour relève que la requête porte, d’une part, sur les traitements que le requérant aurait subis le 26 août 2010 et, d’autre part, sur l’enquête menée par les autorités au sujet de ces traitements, qualifiée d’inappropriée par le requérant. Elle analysera séparément ces deux griefs sous l’angle des deux volets - substantiel et procédural - de l’article 3 de la Convention.

    1.  Sur l’allégation de mauvais traitements

    41.  Le requérant affirme qu’il a été victime de mauvais traitements de la part de plusieurs policiers lors de son interpellation, le 26 août 2010.

    42.  Le Gouvernement combat les accusations de mauvais traitements. Se référant aux éléments de preuve recueillis lors des investigations menées par les autorités internes - qu’il estime mieux placées pour établir les faits -, il soutient que le requérant n’a été soumis à aucune forme de violence de la part des policiers mis en cause.

    43.  La Cour rappelle que, lorsqu’une personne se trouve entièrement sous le contrôle de la police, toute blessure qui lui est occasionnée pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur l’origine de pareille blessure et de produire des preuves de nature à faire peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 80, 12 octobre 2004).

    Eu égard à l’obligation pour les autorités de rendre des comptes au sujet des individus placés sous leur contrôle, la Cour rappelle également que l’acquittement des policiers au pénal ne dégage pas l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 168, 1er mars 2001).

    44.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a subi des violences le 26 août 2010, constatées dans la nuit par le personnel médical autorisé à examiner les personnes placées en détention provisoire. Un rapport médicolégal a confirmé par la suite que l’intéressé présentait des blessures - notamment de multiples contusions, un traumatisme crânien cérébral mineur, une contusion thoracique et abdominale mineure, une contusion au poignet droit et une contusion à la jambe droite avec plaie ouverte - et que ces lésions avaient nécessité sept à huit jours de soins médicaux.

    45.  Or la Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune explication plausible concernant l’origine des lésions constatées chez le requérant juste après son interpellation, avant son placement en détention.

    46.  Par conséquent, en l’absence d’une telle explication, la Cour estime établi en l’espèce que les lésions dont les traces ont été constatées sur la personne du requérant ont été causées par un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité (Cucu c. Roumanie, no 22362/06, § 97, 13 novembre 2012).

    47.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

    2.  Sur l’allégation d’insuffisance de l’enquête

    48.  Le requérant soutient que l’enquête menée au sujet de sa plainte n’a pas été effective et que le procureur a étouffé l’affaire.

    49.  Le Gouvernement considère qu’il y a eu en l’espèce une enquête effective et sérieuse et que le non-lieu rendu par le procureur était fondé sur de nombreuses preuves.

    50.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale des traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 315-319, 17 septembre 2014).

    51.  D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 110, CEDH 2005-VII, Halat c. Turquie, no 23607/08, § 51, 8 novembre 2011, et Mocanu et autres, précité, § 320).

    52.  L’enquête menée doit ainsi être effective, ce qui signifie qu’elle ne doit pas être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur. Elle doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. À cet égard, la Cour réaffirme que, lorsque les circonstances sont telles que les autorités doivent déployer des agents cagoulés pour procéder à une arrestation, il faut que ces agents soient tenus d’arborer un signe distinctif - par exemple un numéro de matricule - qui, tout en préservant leur anonymat, permette par la suite de les identifier en cas de contestation de la part des personnes appréhendées (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 92, 11 octobre 2011, et Antayev et autres c  Russie, no 37966/07, § 109, 3 juillet 2014). Certes, la conduite de pareille enquête est une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Par ailleurs, la Cour souligne une nouvelle fois que les allégations de mauvais traitements infligés pendant une garde à vue sont extrêmement difficiles à étayer pour la victime si elle a été isolée du monde extérieur et privée de la possibilité de voir médecins, avocats, parents ou amis, susceptibles de lui fournir un soutien et d’établir les preuves nécessaires (Eldar Imanov et Azhdar Imanov c. Russie, no 6887/02, §§ 88-89, 16 décembre 2010).

    53.  Par ailleurs, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette exigence (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV, et Mocanu et autres, précité, § 322).

    54.  Dans la présente affaire, la Cour note qu’une enquête a été ouverte d’office, à la suite des observations faites par quatre délégués du CPT qui, au cours de leur visite dans plusieurs centres de détention de Roumanie, dont celui où se trouvait le requérant, avaient rencontré ce dernier.

    Il reste à apprécier si cette enquête a été menée avec diligence et de manière effective.

    55.  À cet égard, la Cour relève que, dans sa décision de non-lieu rendue le 25 octobre 2011, le parquet près la cour d’appel de Bucarest a conclu à l’absence de responsabilité pénale de deux des policiers mis en cause par le requérant (paragraphe 19). De même, par un non-lieu rendu ultérieurement, dans une procédure pénale subséquente, il a été conclu à l’absence de responsabilité pénale des trois autres policiers mis en cause par le requérant.

    56.  S’agissant de l’impartialité de l’enquête, la Cour constate qu’elle a été confiée tout d’abord au parquet près la cour d’appel de Bucarest, puis au parquet près le tribunal départemental de Bucarest, soit à des procureurs qui, selon la procédure pénale ordinaire, travaillaient quotidiennement avec les services administratifs de police dans lesquels les agents poursuivis exerçaient leurs fonctions. Or cette pratique a récemment fait l’objet de préoccupations exprimées par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Celui-ci a estimé qu’il était crucial que la Roumanie établisse un mécanisme indépendant et efficace d’examen des plaintes contre la police. Il a aussi indiqué qu’un système indépendant et efficace de plaintes contre la police était primordial pour obtenir et préserver la confiance du public dans la police et qu’un tel système constituait une protection essentielle contre les mauvais traitements et comportements répréhensibles. Pour le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, pareil système requiert qu’il n’y ait pas de lien institutionnel ou hiérarchique entre l’enquêteur et le fonctionnaire visé par la plainte, et l’indépendance concrète doit prévaloir dans la pratique.

    57.  Par ailleurs, la Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention dans un certain nombre d’affaires similaires dirigées contre la Roumanie (Cucu, précité, §§ 93-99, Petruş Iacob c. Roumanie, no 13524/05, §§ 28-52, 4 décembre 2012, et Austrianu c. Roumanie, no 16117/02, §§ 56-75, 12 février 2013).

    58.  Qui plus est, dans la présente espèce, la Cour relève qu’il est particulièrement frappant que ni le parquet près la cour d’appel de Bucarest ni cette dernière juridiction ne se soient enquis, respectivement dans l’ordonnance de non-lieu et dans la décision de justice subséquente rendues par eux, de l’origine des blessures relativement graves constatées sur le corps du requérant dans le rapport médicolégal établi en l’affaire (Cucu, précité, § 97).

    59.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête approfondie et effective au sujet de l’allégation défendable du requérant selon laquelle un policier lui avait infligé des mauvais traitements.

    Partant, elle rejet l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    60.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    61.  Le requérant réclame la réparation du préjudice moral qu’il dit avoir subi et il laisse à l’appréciation de la Cour le montant des dommages et intérêts.

    62.  Le Gouvernement estime que le seul constat de violation pourrait représenter une satisfaction équitable et, à titre subsidiaire, il fait référence aux montants octroyés par la Cour dans d’autres affaires similaires.

    63.  La Cour estime que la violation de l’article 3 de la Convention tant sous son volet substantiel que sous son aspect procédural a causé un préjudice moral à l’intéressé en le plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    64.  Le requérant n’a formulé aucune demande à ce titre. La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur ce point.

    C.  Intérêts moratoires

    65.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

     

    2.  Déclare la requête recevable ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                  Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président


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