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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> K.M. v. SWITZERLAND - 6009/10 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 526 (02 June 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/526.html Cite as: [2015] ECHR 526 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE K.M. c. SUISSE
(Requête no 6009/10)
ARRÊT
STRASBOURG
2 juin 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire K.M. c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş,
présidente,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 avril 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6009/10) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant albanais, M. K.M. (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement).
2. Le requérant a été représenté par Mmes Frédérique Boutheon et Sandra Lachal du Centre Social Protestant. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Schürmann, de l’Office fédéral de justice.
3. Le requérant allègue que le refus de lui octroyer une autorisation de séjour et le prononcé de son renvoi du territoire n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique et que, dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
4. Le 14 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Informé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement albanais n’a pas souhaité s’en prévaloir.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est un ressortissant albanais né en 1962. Il réside à Genève.
7. Le requérant arriva en Suisse en avril 1991 avec sa femme et sa fille, née en 1989, et déposa une demande d’asile. Par décision du 30 juillet 1992, l’office fédéral des réfugiés, qui devint par la suite l’Office fédéral des migrations (« ODM »), la rejeta et prononça le renvoi de Suisse.
8. En février 1992, naquit, à Genève, le deuxième enfant du couple.
9. Suite à une demande de reconsidération, l’ODM décida, le 18 décembre 1992, d’annuler sa précédente décision en raison des problèmes de santé de la fille du requérant. Cette décision mit le requérant et sa famille au bénéfice d’une admission provisoire individuelle.
10. Le requérant travailla, dès lors, pour diverses entreprises genevoises en tant que mécanicien de précision et fut, dès août 1995, indépendant de toute assistance financière accordée aux réfugiés ou admis provisoires.
11. Soupçonné de blanchiment d’argent en rapport avec un trafic de stupéfiants, il fut arrêté le 9 mars 1999 et placé en détention préventive pendant 189 jours puis remis en liberté. Il reprit alors son activité professionnelle à Genève.
12. Par jugement du 1er novembre 2001, le tribunal correctionnel de la Côte du canton de Vaud condamna le requérant à deux ans et demi d’emprisonnement et à dix ans d’expulsion du territoire suisse, avec sursis pendant cinq ans, pour blanchiment d’argent par métier. Il lui était reproché d’avoir contribué à écouler le produit d’un trafic de stupéfiants d’un montant d’un ordre de grandeur de 198 000 francs suisses (CHF) à 200 000 CHF et d’en avoir tiré un bénéfice représentant 10 % de cette somme. Ce jugement fut confirmé le 20 juin 2002 par la cour de cassation pénale du tribunal cantonal vaudois et par un arrêt du Tribunal fédéral le 5 mai 2003. Sa condamnation devint exécutoire et il se présenta de lui-même au pénitencier le 18 novembre 2003 afin de purger sa peine.
13. Par décision du 15 janvier 2003, se fondant sur l’ancien article 14a alinéa 6 de la loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) (voir paragraphe 33 ci-dessous, « Le droit interne pertinent ») et invoquant le comportement délictueux du requérant, l’ODM leva son admission provisoire.
14. Le requérant forma un recours auprès de la commission fédérale de recours en matière d’asile, qui devint le Tribunal administratif fédéral avec effet au 1er janvier 2007[1].
15. Le 4 février 2004, l’épouse du requérant obtint le prononcé de leur divorce.
16. Le requérant fut mis au bénéfice d’un régime de semi-liberté dès août 2004 en raison de sa bonne conduite et recommença à travailler, en septembre de la même année, à Genève.
17. Le 30 décembre 2004, le requérant déposa une demande d’autorisation de séjour auprès de l’office cantonal de la population du canton de Genève et mit en avant son droit aux relations familiales, au sens de l’article 8 de la Convention, avec ses deux enfants mineurs.
18. Cette demande fut rejetée par décision du 31 octobre 2005 en raison de la condamnation pénale du requérant.
19. Le 14 décembre 2006, la commission fédérale de recours en matière d’asile rejeta le recours formé contre la décision du 15 janvier 2003, leva l’admission provisoire et ordonna au requérant de quitter la Suisse au plus tard le 15 janvier 2007.
20. Le requérant présenta une nouvelle demande d’autorisation de séjour auprès de l’office cantonal de la population de Genève le 11 janvier 2007 en mettant en avant son comportement exemplaire et sa réintégration professionnelle depuis sa condamnation pénale ainsi que les relations étroites qu’il entretenait avec ses enfants, devenus ressortissants suisses entre-temps.
21. Le 5 mars 2007, il se remaria avec son ex-femme. Cette dernière avait obtenu la nationalité suisse dans l’intervalle.
22. Par décision du 13 mars 2007, la nouvelle demande d’autorisation de séjour fut rejetée au motif que l’infraction commise avait gravement violé l’ordre public suisse. L’intérêt public à ce que le requérant quitte la Suisse l’emportait sur son intérêt privé à entretenir des relations familiales.
23. Le requérant forma un recours auprès de la commission cantonale de recours de police des étrangers du canton de Genève le 5 avril 2007 qui fut accueilli par décision du 9 octobre 2007.
24. Le 9 novembre 2007, l’office cantonal de la population transmit le dossier à l’ODM pour l’approbation de l’octroi de l’autorisation de séjour.
25. Ce dernier informa le requérant le 29 janvier 2008 qu’il entendait refuser son approbation, en lui donnant l’occasion de se faire entendre à ce sujet.
26. Après l’avoir entendu, l’ODM refusa l’autorisation de séjour et prononça son renvoi de Suisse, l’intérêt public l’emportant sur l’intérêt privé du requérant.
27. Le 6 mai 2008, il introduisit alors un recours devant le Tribunal administratif fédéral qui restitua l’effet suspensif par décision du 15 mai 2008. Le requérant avançait qu’il n’avait plus de liens avec son pays d’origine, sa famille ayant émigré aux États-Unis. Par ailleurs, son salaire constituerait le revenu principal de la famille et il contribuerait toujours à l’entretien de ses enfants qui poursuivent des études.
28. Par arrêt du 5 juin 2009, son recours fut rejeté en raison de la gravité de la faute commise et de son manque de repentir marqué par ce qu’il avait nié les faits jusqu’à l’absurde, s’était complu dans des explications oiseuses et parfois ridicules et ce qu’il n’y avait pas chez lui la plus petite trace de prise de conscience de la gravité des faits incriminés. De plus, l’arrêt souligne que la durée de séjour légal en Suisse devait être ramenée à sept ans, car il était au bénéfice d’une autorisation provisoire de 1991 à 1998 et à sa sortie de prison, il n’avait pu rester en Suisse qu’en raison des procédures qu’il avait introduites. Sa femme s’était remariée avec lui en connaissant sa situation et devait accepter le risque de séparation. Par ailleurs, sa fille étant majeure, il ne pouvait invoquer aucun droit de séjour en Suisse à ce titre. Par contre, ce droit lui était reconnu en ce qui concerne son fils encore mineur, avec lequel il entretenait des relations effectives et étroites, mais pour quelques mois seulement, ce dernier atteignant sa majorité en février 2010. Dès lors, l’intérêt privé du recourant de séjourner en Suisse ne l’emportait pas sur l’intérêt public à renvoyer un délinquant présentant, selon l’arrêt, un danger pour l’ordre et la sécurité publics, même si les faits remontaient à dix ans.
29. Le requérant interjeta un recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral demandant l’annulation de l’arrêt du 5 juin 2009 et le renvoi de la cause devant le Tribunal administratif fédéral pour approbation de l’octroi de l’autorisation de séjour. Le requérant argua que le Tribunal administratif fédéral avait mis en balance des intérêts inadmissibles.
30. L’effet suspensif du recours fut admis par ordonnance du 21 juillet 2009.
31. Par arrêt du 21 octobre 2009, le Tribunal fédéral, se fondant sur l’ancien article 10 alinéa 1 LSEE, rejeta le recours du requérant en faisant valoir une nouvelle fois que son intérêt personnel ainsi que les relations familiales avec ses enfants et sa femme ne l’emportaient pas sur l’intérêt public à éloigner le requérant de Suisse. La motivation de cet arrêt est sensiblement la même que celle du Tribunal administratif fédéral.
32. La Cour n’a pas été informée d’une éventuelle expulsion du requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
33. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE), alors en vigueur mais abrogée avec effet au 1er janvier 2008 par la loi fédérale du 16 décembre 2005 sur les étrangers (LEtr), étaient libellées comme suit :
Article 7
« 1 Le conjoint étranger d’un ressortissant suisse a droit à l’octroi et à la prolongation de l’autorisation de séjour. Après un séjour régulier et ininterrompu de cinq ans, il a droit à l’autorisation d’établissement. Ce droit s’éteint lorsqu’il existe un motif d’expulsion. »
Article 10
« 1 L’étranger ne peut être expulsé de Suisse ou d’un canton que pour les motifs suivants :
a. s’il a été condamné par une autorité judiciaire pour crime ou délit ;
b. si sa conduite, dans son ensemble, et ses actes permettent de conclure qu’il ne veut pas s’adapter à l’ordre établi dans le pays qui lui offre l’hospitalité ou qu’il n’en est pas capable ;
c. si, par suite de maladie mentale, il compromet l’ordre public ;
d. si lui-même, ou une personne aux besoins de laquelle il est tenu de pourvoir, tombe d’une manière continue et dans une large mesure à la charge de l’assistance publique. »
Article 11
« 3 L’expulsion ne sera prononcée que si elle paraît appropriée à l’ensemble des circonstances. Des rigueurs inutiles seront également évitées lors d’expulsions décidées en vertu de l’art. 10, al. 1, let. d. Dans ce cas, l’étranger peut être simplement rapatrié. »
Article 14a
« 1 Si l’exécution du renvoi ou de l’expulsion n’est pas possible, n’est pas licite ou ne peut être raisonnablement exigée, l’Office fédéral des réfugiés décide d’admettre provisoirement l’étranger.
2 L’exécution n’est pas possible lorsque l’étranger ne peut quitter la Suisse, ni être renvoyé, ni dans son État d’origine ou de provenance, ni dans un État tiers.
3 L’exécution n’est pas licite lorsque le renvoi de l’étranger dans son État d’origine ou de provenance ou dans un État tiers est contraire aux engagements de la Suisse relevant du droit international.
4 L’exécution ne peut notamment pas être raisonnablement exigée si elle implique la mise en danger concrète de l’étranger.
4bis Si l’exécution du renvoi met le requérant d’asile dans une situation de détresse personnelle grave, au sens de l’art. 44, al. 3 de la loi du 26 juin 1998 sur l’asile, l’Office fédéral des réfugiés peut décider de l’admettre provisoirement.
5 ...
6 Les al. 4 et 4bis ne sont pas applicables lorsque l’étranger expulsé ou renvoyé a compromis la sécurité et l’ordre publics ou qu’il leur a porté gravement atteinte. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
34. Le requérant allègue que le refus de lui octroyer une autorisation de séjour et le prononcé de son renvoi du territoire, après un long séjour en Suisse, ne sont pas proportionnés et, dès lors, pas « nécessaires dans une société démocratique » et ont par conséquent méconnu son droit au respect de la vie privée et familiale tel que prévu par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
35. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
36. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a. Le requérant
37. Le requérant ne conteste pas que le refus de lui octroyer une autorisation de séjour et le prononcé de son renvoi du territoire étaient fondés sur une base légale suffisante et qu’ils poursuivaient des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. En revanche, contrairement au Gouvernement, il soutient que les mesures litigieuses n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
38. Le requérant souligne également qu’il n’a commis qu’une seule infraction grave, pour laquelle il a entièrement purgé sa peine. En outre, il argue de ce que son comportement en prison était exemplaire, comme en atteste sa remise en liberté anticipée, tout comme son comportement après sa sortie de prison. Il en ressortirait qu’il ne peut plus être considéré comme un danger pour l’ordre ou la sécurité publics en Suisse.
39. Le requérant fait également valoir qu’il entretient une vie familiale avec son épouse et ses deux enfants, tous trois de nationalité suisse. Il affirme que la Suisse est l’unique centre de sa vie privée et familiale et qu’il y est parfaitement intégré, notamment professionnellement. Il n’aurait, en revanche, plus aucun lien avec son pays d’origine, l’Albanie ; pays dans lequel il n’est pas retourné depuis son arrivée en Suisse et où il n’a plus aucun lien familial.
b. Le Gouvernement
40. En se référant aux dispositions précitées (voir paragraphe 33 ci-dessus), le Gouvernement estime que l’ingérence était prévue par la loi. Il soutient également que le refus d’octroyer au requérant une autorisation de séjour et le prononcé de son renvoi poursuivaient des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2, soit la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui.
41. Le Gouvernement est convaincu que la mesure était aussi nécessaire dans une société démocratique. Il estime qu’étant donnée la nature de l’infraction (blanchiment d’argent en rapport avec un trafic des stupéfiants) et la lourdeur de la peine (deux ans et demi d’emprisonnement et dix ans, avec sursis pendant cinq ans, d’expulsion du territoire suisse), le cas du requérant est grave. Il rappelle à cet égard le fait que la Cour a toujours fait preuve d’une grande fermeté vis-à-vis des personnes qui se sont rendues coupables des crimes en matière de stupéfiants.
42. Le Gouvernement ajoute que la bonne conduite du requérant en prison et durant le délai de mise à l’épreuve n’a rien d’exceptionnel et ne révèle pas nécessairement une prise de conscience de l’intéressé. Quant à son comportement plus récent, il ne saurait être considéré comme décisif.
43. Le Gouvernement allègue en outre qu’étant originaire d’Albanie, l’épouse du requérant n’aurait pas de difficulté à l’y suivre. Quant à leurs enfants, ils sont majeurs et pourraient continuer de vivre en Suisse où leur père pourrait leur rendre visite même si était prononcée à son encontre une interdiction d’entrer sur le territoire.
2. L’appréciation de la Cour
a. Ingérence dans le droit protégé par l’article 8
44. La Cour rappelle que la Convention ne garantit aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un État. Toutefois, exclure une personne d’un pays où vivent ses proches parents peut constituer une ingérence dans le droit au respect de sa vie familiale, tel que protégé par l’article 8 § 1 de la Convention (Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, § 16, série A no 193).
45. La Cour observe en outre que, dans sa jurisprudence, elle a envisagé l’expulsion de résidents de longue date aussi bien sous le volet de la « vie privée » que sous celui de la « vie familiale », une certaine importance étant accordée sur ce plan au degré d’intégration sociale des intéressés (voir, par exemple, l’arrêt Dalia c. France, 19 février 1998, §§ 42-45, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).
46. En outre, la Cour rappelle que tous les immigrés établis, indépendamment de la durée de leur résidence dans le pays dont ils sont censés être expulsés, n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8. Toutefois, dès lors que l’article 8 protège également le droit de nouer et d’entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent fasse partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Indépendamment de l’existence ou non d’une « vie familiale », l’expulsion d’un étranger établi s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décidera s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée » (Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 59, CEDH 2006-XII).
47. Pour ce qui est des circonstances de l’espèce, la Cour estime que, en raison de la très longue durée du séjour du requérant en Suisse, le refus de renouveler son permis de séjour et le prononcé de son renvoi du territoire constituent une ingérence dans son droit au respect de la vie « privée » (Hasanbasic c. Suisse, no 52166/09, § 49, 11 juin 2013). La question de savoir si la vie familiale du requérant est également en jeu dans la présente espèce est plus délicate. En effet, la Cour note que les enfants du requérant sont respectivement âgés de 21 et 25 ans. En outre, le couple ne s’est remarié qu’en mars 2007, soit après la levée de l’autorisation de séjour du requérant et son séjour en prison. Compte tenu des considérations à suivre (paragraphes 54-62 ci-dessous), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les relations du requérant avec son épouse et ses enfants relèvent de son droit au respect de la vie familiale (Berisha c. Suisse, no 948/12, § 46, 30 juillet 2013).
b. Justification de l’ingérence
48. Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. Il faut donc rechercher si elle était « prévue par la loi », justifiée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».
i. « Prévue par la loi »
49. Il n’est pas contesté que le refus de renouveler le permis de séjour du requérant et l’obligation de quitter le territoire suisse était fondés sur les dispositions pertinentes de la LSEE (voir le paragraphe 33 ci-dessus).
ii. But légitime
50. Il n’est pas davantage controversé que l’ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir notamment « la défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ».
iii. Nécessité de la mesure dans une société démocratique
α) Principes généraux
51. La question essentielle à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux en ce qui concerne l’expulsion d’une personne ayant passé une durée considérable dans un pays hôte dont elle devrait être expulsée à la suite de la commission des infractions pénales sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment récapitulés, notamment dans les affaires Üner (précitée, §§ 54-55 et 57-58), Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, §§ 68-76, CEDH 2008), et Emre c. Suisse (no2) (no 5056/10, §§ 65-71, 11 octobre 2011). Dans l’affaire Üner, la Cour a eu l’occasion de résumer les critères devant guider les instances nationales dans de telles affaires (§§ 57 et suiv.) :
- la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
- la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
- le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;
- la nationalité des diverses personnes concernées ;
- la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;
- la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;
- la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ;
- la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;
- l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et
- la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
52. Ces critères ont également été appliqués plus récemment dans les affaires Kissiwa Koffi c. Suisse (no 38005/07, 15 novembre 2012), Udeh c. Suisse (no 12020/09, 16 avril 2013), Hasanbasic (précitée, § 53), Vasquez c. Suisse (no 1785/08, § 38, 26 novembre 2013) et Ukaj c. Suisse (no 32493/08, § 34, 24 juin 2014).
53. La Cour rappelle également que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X). Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir Maslov, précité, § 76). La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une mesure d’éloignement d’une personne se concilie avec l’article 8 et, en particulier, si elle était nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire être justifiée par un besoin social impérieux et proportionnée au but légitime poursuivi (Mehemi c. France, 26 septembre 1997, § 34, Recueil 1997-VI ; Dalia, précité, § 52 ; Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001-IX). Sa tâche consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (voir, parmi maints autres, Boultif, précité, § 47).
β) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
54. En ce qui concerne le cas d’espèce, la Cour prend note de ce que la condamnation, prononcée le 1er novembre 2001 par le tribunal correctionnel de la Côte du canton de Vaud pour blanchiment d’argent par métier dans le cadre d’un trafic de stupéfiants (deux ans et demi d’emprisonnement et dix ans, avec sursis pendant cinq ans, d’expulsion du territoire suisse) et portant sur des faits datant de 1999, est la seule ayant été prononcée à l’encontre du requérant. Il n’est pas contesté entre les parties que le comportement dont le requérant a fait preuve en prison et après avoir été remis en semi-liberté, en avril 2004, était irréprochable. Or, cette évolution positive, notamment le fait qu’il a été remis en liberté conditionnelle après avoir purgé une partie de sa peine, peut être prise en compte dans la pesée des intérêts en jeu (voir notamment Maslov, précité, §§ 87 et suiv., Emre, précité, § 74, et Udeh, précité, § 49).
55. Il n’en reste pas moins que le requérant a été condamné pour des faits graves en lien avec le trafic de drogue et portant sur des sommes d’argent importantes. Or, s’agissant d’une infraction en matière de stupéfiants, eu égard aux ravages de la drogue dans la population, la Cour a toujours conçu que les autorités fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent activement à la propagation de ce fléau (voir, par exemple Dalia, précité, § 54 ; Baghli c. France, no 34374/97, § 48, CEDH 1999-VIII ; Mehemi, précité, § 37 ; Maslov, précité, § 80, et Kissiwa Koffi, précité, § 65).
56. La Cour rappelle ensuite que le requérant est entré en Suisse avec son épouse et sa fille en avril 1991. Il y bénéficiait d’une admission provisoire au séjour depuis sept ans lorsqu’il fut arrêté en 1999 et y résidait depuis douze ans lorsque son admission provisoire fut levée en 2003. Après sa sortie de prison en 2004, le requérant se maintint sur le territoire durant l’examen de sa demande de permis de séjour et des recours subséquents. Au total, le requérant séjourne donc en Suisse depuis 24 ans. D’origine albanaise, l’épouse du requérant a obtenu la nationalité suisse le 18 décembre 2006, en même temps que leur fils. Leur fille était déjà citoyenne suisse depuis le 10 septembre 2003.
57. La Cour note qu’après une vie maritale de plus de 14 ans, l’épouse du requérant a obtenu, en février 2004, le divorce qu’elle aurait demandé en raison du comportement criminel de son époux. Ils se sont remariés le 3 mars 2007. Par conséquent, il ne fait aucun doute qu’au moment de leur remariage, l’épouse du requérant avait connaissance de l’infraction et de la subséquente levée de l’admission provisoire au séjour de celui-ci et qu’elle pouvait donc prévoir le risque d’une éventuelle expulsion.
58. L’épouse du requérant étant d’origine albanaise et ayant vécu dans ce pays jusqu’à l’âge de 29 ans, la Cour n’aperçoit pas de difficulté particulière qui se poserait en cas de retour en Albanie.
59. Par ailleurs, deux enfants sont issus de cette union et sont, à ce jour, respectivement âgés de 21 et 25 ans. À cet égard, la Cour rappelle que les rapports entre adultes ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 34, 13 février 2001 ; Kwakie-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000, et Shala c. Suisse, no 52873/09, § 40, 15 novembre 2012). Les deux enfants possèdent la nationalité suisse et seule la fille du couple a vécu en Albanie, durant moins de deux ans. Il est donc peu probable qu’ils suivraient leur père en Albanie en cas de retour. Cependant, à supposer que ces liens tombent dans le champ d’application de l’article 8, l’éloignement du requérant du territoire suisse ne signifierait nullement que les liens familiaux avec ses proches seraient définitivement rompus étant donné que des contacts réguliers peuvent être maintenus par les différents moyens de communication ainsi que par des visites de sa famille en Albanie (Shala c. Suisse, précité, § 54).
60. Le requérant fait certes état de l’absence de toute parenté en Albanie - ses parents et ses deux frères ayant émigré aux États-Unis - et de ce qu’il n’est jamais retourné dans son pays d’origine depuis son arrivée en Suisse. Cependant, le requérant n’est arrivé en Suisse qu’à l’âge de 29 ans. Il avait auparavant vécu toute sa vie en Albanie. Il y avait effectué toute sa scolarité, s’y était marié et y avait eu son premier enfant (voir a contrario Shala, précité, § 55).
61. Compte tenu de ce qui précède, et en particulier eu égard à la gravité de la condamnation pour infraction en matière de stupéfiants prononcée contre le requérant, ainsi qu’au fait qu’il a passé la majorité de sa vie dans son pays d’origine, ce qui laisse supposer qu’il pourrait s’y intégrer, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas dépassé la marge d’appréciation dont il jouissait dans le cas d’espèce.
62. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente
[1] La commission a été remplacée par le Tribunal administratif fédéral avec l’entrée en vigueur de la loi fédérale du 17 juin 2005 sur le Tribunal administratif fédéral.