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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> STAN v. ROMANIA - 24362/11 52339/12 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 630 (30 June 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/630.html
Cite as: [2015] ECHR 630

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE STAN c. ROUMANIE

     

    (Requêtes nos 24362/11 et 52339/12)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    30 juin 2015

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Stan c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Luis López Guerra,
              Ján Šikuta,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis,
              Iulia Antoanella Motoc,
              Branko Lubarda, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juin 2015,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24362/11 et 52339/12) dirigées contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Rozalia Stan (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 mars 2011 et le 19 juillet 2012 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me P. Eckstein-Kovács, avocat à Cluj-Napoca. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  La requérante se plaint en particulier d’une violation de son droit à un procès équitable, au motif que les autorités n’ont pas exécuté le jugement rendu en sa faveur le 28 juin 2005 par le tribunal départemental de Cluj. Elle dénonce aussi une violation de son droit de propriété, au motif qu’un terrain lui appartenant a fait l’objet d’une expropriation de fait.

    4.  Le 12 juillet 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1958 et réside à Cluj-Napoca.

    A.  Le contexte à l’origine des deux requêtes

    6.  En 1992, le père de la requérante acquit une maison ainsi que le terrain avoisinant, sis rue Aurel Vlaicu à Cluj-Napoca. Au décès de son père, la requérante, unique héritière, reçut ces biens en succession. Elle commença à utiliser le terrain.

    7.  À partir de 1995, plusieurs litiges civils opposèrent la requérante au conseil local de Cluj-Napoca (« le conseil local »), ce dernier ayant occupé une partie de 767 m2 du terrain pour des travaux publics d’aménagement d’un carrefour, sans expropriation préalable.

    8.  Par un jugement définitif du 9 février 1996, le tribunal de première instance de Cluj-Napoca (« le tribunal de première instance ») rejeta une action du conseil local introduite en vue d’obtenir la radiation du registre foncier du droit de propriété de la requérante. Le tribunal retint que le conseil local n’avait pas prouvé avoir un droit de propriété sur le terrain.

    9.  Par un jugement définitif du 19 février 1997, le tribunal de première instance fit droit à l’action de la requérante et condamna le conseil local à remettre la requérante en possession de son terrain, à arrêter les travaux susmentionnés et à s’abstenir de tout acte pouvant troubler la possession.

    10.  Par un jugement du 28 avril 1999, le tribunal de première instance condamna le conseil local à payer à la requérante la somme de 30 000 000 lei anciens à titre de réparation pour la privation de l’usage du terrain en cause.

    La requérante encaissa cette somme.

    11.  Par un jugement définitif du 24 octobre 2000, rendu en référé, le tribunal de première instance ordonna au conseil local et à la régie autonome chargée de la gestion du domaine public d’arrêter tous les travaux sur le terrain de la requérante.

    12.  Par un arrêt définitif du 7 décembre 2001, la cour d’appel de Cluj (« la cour d’appel ») condamna le conseil local à payer à la requérante la somme de 268 002 000 lei anciens à titre de réparation pour la privation de l’usage du terrain en cause. Se fondant sur une expertise, la cour d’appel conclut, entre autres, que la requérante avait subi un préjudice en raison d’un manque d’utilisation du terrain (lipsa de folosinţă a terenului). Elle releva que, en fait, le terrain ne pouvait plus être remis dans son état d’origine et que la requérante, même si elle restait en théorie propriétaire, ne pouvait pas exercer son droit de propriété. Elle indiqua que le préjudice de l’intéressée n’avait été que partiellement couvert par le jugement du 28 avril 1999 susmentionné.

    La requérante encaissa la somme ainsi allouée.

    B.  L’action visant à la condamnation des autorités locales à entreprendre les démarches requises en vue de la déclaration d’utilité publique (requête no 24362/11)

    13.  Le 10 juin 2004, la requérante saisit le tribunal départemental de Cluj (« le tribunal départemental ») d’une action contre le conseil local de Cluj (« le conseil local ») et contre le conseil départemental de Cluj (« le conseil départemental »), aux fins de condamnation de ces autorités à engager la procédure de déclaration d’utilité publique de travaux sur la partie de 767 m2 de son terrain, en application de la loi no 33/1994 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique (« la loi no 33/1994 »).

    14.  Par un jugement du 28 juin 2005, le tribunal départemental fit droit à son action et condamna les deux conseils à entreprendre toutes les démarches prévues par la loi no 33/1994. Se fondant sur l’expertise topographique menée en l’espèce, le tribunal départemental constata que les 767 m2 en question étaient occupés par un chantier public, sans l’accord de la requérante et sans expropriation préalable. Le tribunal indiqua aussi qu’en application de la loi no 33/1994 il incombait au conseil local d’inscrire les travaux litigieux dans les plans d’urbanisme et d’aménagement du territoire et au conseil départemental d’en déclarer l’utilité publique.

    15.  Ce jugement fut confirmé par des arrêts du 16 septembre 2005 et du 31 mars 2006 rendus respectivement par la cour d’appel et la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). La cour d’appel releva, entre autres, que la requérante avait un intérêt à agir en l’espèce puisque, figurant en tant que propriétaire du terrain sur le registre foncier, elle était obligée de payer des impôts et pouvait être tenue pour responsable par des tiers.

    16.  Le conseil local n’entreprit pas les démarches ordonnées par le jugement du 28 juin 2005 susmentionné. La requérante s’adressa à M.B., huissier de justice, en vue d’une exécution forcée. Le 13 août 2008, ce dernier mit en demeure le conseil local d’exécuter le jugement en cause dans les dix jours.

    17.  À une date non précisée, le conseil local forma une contestation à l’exécution et demanda également des éclaircissements sur le dispositif du jugement du 28 juin 2005.

    18.  S’agissant des éclaircissements demandés, par un jugement du 10 février 2009, le tribunal départemental précisa que le conseil local devait, préalablement à l’expropriation, engager les démarches en vue de la déclaration d’utilité publique des travaux et il indiqua quels étaient les articles de la loi no 33/1994 applicables.

    19.  La requérante interjeta appel et invoqua la mauvaise foi du conseil local qui, selon elle, était censé connaître ses obligations légales. Par un arrêt du 15 mai 2009, la cour d’appel fit droit à son appel et rejeta la demande du conseil local. Sur pourvoi en recours du conseil local, cet arrêt fut confirmé par un arrêt du 27 janvier 2010 de la Haute Cour.

    20.  S’agissant de la contestation à l’exécution, le tribunal de première instance la rejeta par un jugement du 5 mai 2010 après avoir constaté la régularité de la mise en demeure du conseil local. Ce dernier forma un pourvoi en recours ; celui-ci fut annulé pour non-paiement des droits de timbre par un arrêt du 18 août 2010 du tribunal départemental.

    21.  Ni le conseil local ni le conseil départemental n’exécutèrent le jugement du 28 juin 2005.

    C.  L’action en indemnisation (requête no 52339/12)

    22.  À une date non précisée, la requérante saisit le tribunal de première instance d’une action civile contre le conseil local ; elle réclamait des dommages et intérêts pour la privation de l’usage des 767 m2 de son terrain susmentionnés subie entre 2005 et 2007.

    23.  Par un jugement du 1er juin 2011, le tribunal fit droit à son action et condamna le conseil local à lui payer la somme de 11 140 lei roumains. Par un jugement avant dire droit du 19 octobre 2011, le tribunal rectifia une erreur matérielle dans le jugement du 1er juin 2011 et porta le montant de l’indemnisation à 16 027,52 lei roumains.

    24.  Le conseil local forma un pourvoi en recours. Par un arrêt du 25 janvier 2012, le tribunal départemental fit droit au pourvoi et rejeta l’action en dommages et intérêts de la requérante. Le tribunal releva que la requérante figurait toujours comme propriétaire du terrain dans le registre foncier et que le terrain était occupé par l’État et ne pouvait plus être remis dans son état d’origine. Toutefois, en se référant à l’arrêt définitif du 7 décembre 2001 de la cour d’appel, le tribunal jugea que la requérante avait déjà reçu une indemnisation pour son terrain.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    25.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 33/1994 sont ainsi libellées :

    Article 1

    « L’expropriation, totale ou partielle, ne peut se faire que pour cause d’utilité publique, après [le paiement] d’une juste et préalable indemnisation, par une décision de justice. »

     

     

    Article 3

    « Les juridictions compétentes ne peuvent décider de l’expropriation qu’une fois l’utilité publique déclarée [conformément à] la présente loi. »

    Article 6

    « Sont d’utilité publique les travaux relatifs : (...) aux voies de communication, l’ouverture, l’alignement et l’élargissement des rues (...) »

    Article 7

    « L’utilité publique est déclarée (...) par les conseils départementaux (...) pour les travaux d’intérêt local. »

    Article 8

    « La déclaration d’utilité publique ne peut se faire qu’après une recherche préalable et sous condition d’enregistrement des travaux dans les plans d’urbanisme et d’aménagement du territoire (...) »

    Article 22

    « La compétence pour se prononcer sur les demandes d’expropriation relève du tribunal départemental (...) dans la circonscription duquel se trouve l’immeuble proposé à l’expropriation. »

    Article 23

    « 2.  Le tribunal vérifie si les conditions requises par la loi pour l’expropriation sont remplies et décide du montant de l’indemnisation (...) La décision est soumise aux voies de recours prévues par la loi. »

    Article 25

    « Pour décider [du montant] de l’indemnisation, le tribunal convoque une commission d’experts [dont l’un est] désigné par le tribunal, un [autre] par l’expropriateur et un [dernier par les] personnes [touchées par] l’expropriation. »

    Article 26

    « 1.  L’indemnisation [couvre] la valeur réelle de l’immeuble et le préjudice causé au propriétaire ou à d’autres personnes ayant un droit.

    2.  Pour calculer le montant de l’indemnisation, les experts, de même que le tribunal, tiennent compte du prix de vente habituel des immeubles similaires (...) à la date de la rédaction du rapport d’expertise ainsi que du préjudice causé au propriétaire (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

    26.  La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de joindre les requêtes enregistrées sous les numéros 24362/11 et 52339/12, les faits à l’origine desdites requêtes étant étroitement liés.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

    27.  La requérante se plaint d’un défaut d’exécution du jugement du 28 juin 2005 du tribunal départemental de Cluj et dénonce une violation de son droit d’accès à un tribunal tel que prévu par l’article 6 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    28.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    29.  La requérante allègue que le défaut d’exécution du jugement en cause dénoncé par elle a emporté violation de son droit d’accès à un tribunal.

    30.  Le Gouvernement admet que le jugement en cause n’a pas été exécuté et s’en remet à la sagesse de la Cour.

    31.  La Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 de la Convention (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999-V, et Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu c. Roumanie, nos 2699/03 et 43597/07, § 55, 7 janvier 2014).

    32.  De même, elle rappelle que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier au jugement ou à l’arrêt qui sera éventuellement rendu contre elle en dernier ressort. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 de la Convention dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (Hornsby, précité, § 41, Iera Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no 32259/02, § 34, 22 décembre 2005, et Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, § 56).

    33.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le jugement en cause a été rendu par le tribunal départemental de Cluj le 28 juin 2005 et qu’il n’a pas été exécuté à ce jour. Elle observe que les débiteurs de l’obligation en cause - à savoir l’obligation d’exécuter ledit jugement - sont le conseil local de Cluj-Napoca et le conseil départemental de Cluj qui font partie intégrante de l’administration.

    34.  La Cour relève que le Gouvernement admet que ce jugement n’a pas reçu exécution et qu’il n’a pas invoqué devant elle l’existence de motifs objectifs s’opposant à ladite exécution.

    35.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que l’omission des autorités, sans justification valable, d’exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive rendue à leur encontre s’analyse en une violation du droit d’accès à un tribunal (Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, § 70, avec les références citées).

    36.  En l’occurrence, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    37.  La requérante dénonce une violation de son droit de propriété, au motif que son terrain a fait l’objet d’une expropriation de fait. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    A.  Sur la recevabilité

    38.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Les arguments des parties

    39.  La requérante soutient qu’elle est toujours, formellement, propriétaire du terrain et qu’il est occupé de manière abusive par l’État. Elle indique que ce dernier a failli à son obligation d’entreprendre les démarches nécessaires aux fins de régularisation de la situation juridique du terrain, laquelle demeure incertaine à ses yeux. Elle ajoute que les sommes allouées par les tribunaux internes à titre d’indemnisation n’ont pas couvert la valeur réelle du terrain et que, la procédure prévue par la loi no 33/1994 n’ayant pas été suivie, l’encaissement par elle desdites sommes n’a pas valu transfert de son droit de propriété à l’État.

    40.  Le Gouvernement indique, en se fondant, sur l’arrêt définitif du 7 décembre 2001 de la cour d’appel, que la requérante a reçu une indemnisation pour le manque d’utilisation de son terrain. Il affirme que, si l’on prend en considération l’expertise effectuée en l’espèce et le montant de la somme allouée à la requérante, cette indemnisation aurait plus couvert la valeur du bien que le simple manque d’utilisation.

    41.  De plus, le Gouvernement admet que la procédure d’expropriation du terrain de la requérante n’a pas été entamée, mais il affirme qu’il est suffisamment clair que le terrain restera dans le domaine public de l’État puisqu’il serait affecté à des travaux d’intérêt public. Dès lors, pour le Gouvernement, la requérante ne peut pas prétendre se trouver dans une situation d’incertitude juridique en ce qui concerne ce terrain, celui-ci ne pouvant en tout état de cause être remis dans son état d’origine.

    2.  L’appréciation de la Cour

    a)  Sur l’existence d’une ingérence

    42.  Eu égard à la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour rappelle que, pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la norme qui y est édictée, il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à la protection de droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 63, série A no 52).

    43.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que l’objet de ce grief est limité au terrain d’une superficie de 767 m2 qui est occupé par l’État et qui ne peut plus être remis dans son état d’origine (paragraphes 14 et 24 ci-dessus). Elle note ensuite que la requérante a perdu totalement et définitivement la disposition de ce terrain. Bien qu’il n’y ait pas eu d’acte d’expropriation formel et que la requérante garde la possibilité théorique de disposer de ce terrain, la Cour considère que les limitations apportées à son droit de propriété ont été si sévères que l’on peut les assimiler à une expropriation de fait qui relève de la disposition susmentionnée de la Convention (Vergu c. Roumanie, no 8209/06, § 42, 11 janvier 2011).

    44.  Partant, il y a eu en l’espèce ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.

    45.  Par ailleurs, la Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I, et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, § 55, CEDH 2000-VI).

    b)  Sur le respect du principe de légalité

    46.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006-VIII).

    47.  La Cour note d’emblée que, en droit roumain, la loi no 33/1994 fixe la procédure à suivre par les autorités de l’État en cas d’expropriation de biens immeubles appartenant à des particuliers. Cette procédure exige notamment le prononcé de la déclaration d’utilité publique du bien immeuble en cause et le paiement d’une indemnisation « juste et préalable » (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour note ensuite que le Gouvernement admet que cette procédure n’a pas été suivie en l’espèce, et elle renvoie à ses conclusions sur le terrain de l’article 6 de la Convention, en ce qui concerne le défaut d’exécution du jugement définitif ordonnant aux autorités d’entreprendre toutes les démarches pour suivre la procédure légale d’expropriation (paragraphes 14 et 36 ci-dessus).

    48.  Par ailleurs, la Cour prend note de la position du Gouvernement : celui-ci soutient que la requérante a reçu une indemnité, basée sur une expertise, correspondant à la valeur du terrain et que le paiement de cette indemnité couvre le défaut de mise en œuvre de la procédure légale d’expropriation. La Cour ne saurait pour autant accueillir cette thèse. En effet, la loi no 33/1994 ne prévoit pas une telle possibilité de pallier la carence de l’administration lorsque celle-ci n’a pas diligenté une procédure d’expropriation.

    49.  Qui plus est, il résulte de l’arrêt définitif du 7 décembre 2001 de la cour d’appel que l’indemnisation allouée à la requérante correspondait au manque d’utilisation de son terrain et non pas à la valeur de son bien (paragraphe 12 ci-dessus). Or l’article 26 de la loi no 33/1994 prévoit expressément que l’indemnisation pour expropriation couvre tant la valeur réelle de l’immeuble que le préjudice causé au propriétaire (paragraphe 25 ci-dessus).

    50.  Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et, par conséquent, qu’elle a enfreint le droit de la requérante au respect de ses biens. Une telle conclusion dispense la Cour de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits individuels (Vergu, précité, § 56).

    51.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    52.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommages

    53.  En ce qui concerne la requête no 24362/11, la requérante réclame 140 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle dit avoir subi. Elle s’appuie sur un rapport d’expertise relatif à la valeur marchande du terrain en cause. S’agissant ensuite de la requête no 52339/12, elle réclame 3 602 EUR au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Enfin, elle réclame 3 300 EUR au titre du préjudice moral qu’elle indique avoir subi dans le cadre des deux requêtes.

    54.  Le Gouvernement s’oppose à l’allocation d’une quelconque somme au titre du préjudice matériel, au motif que la requérante a déjà reçu une indemnisation. Quant au préjudice moral, il estime qu’en tout état de cause la somme réclamée est supérieure aux sommes allouées par la Cour dans des affaires similaires.

    55.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI). Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour estime que ce principe trouve également application dans la présente affaire et que l’État défendeur a l’obligation d’exécuter la décision interne qui reste à ce jour inexécutée, à savoir le jugement du 28 juin 2005 du tribunal départemental (Fondation Foyers des élèves de l’Église réformée et Stanomirescu, précité, §§ 82-83 et 90). Les autorités nationales ont donc l’obligation de suivre la procédure légale d’expropriation du terrain litigieux, procédure qui est fixée par la loi no 33/1994 et qui prévoit l’octroi d’une indemnisation pour ce terrain.

    56.  Par ailleurs, compte tenu des circonstances de l’affaire, la Cour, statuant en équité, estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 3 600 EUR tous préjudices confondus.

    B.  Frais et dépens

    57.  La requérante sollicite également le remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. S’agissant de la requête no 24362/11, elle formule sa demande de manière imprécise - les sommes de 300 EUR et de 325 EUR étant alternativement indiquées dans ses observations - et elle envoie plusieurs documents justificatifs. S’agissant de la requête no 52339/12, elle réclame 144,63 EUR au titre des frais de justice exposés devant les tribunaux internes, sans envoyer de justificatifs.

    58.  Le Gouvernement ne s’oppose pas en principe au remboursement des frais nécessaires et raisonnables. Il indique que tel n’est pas le cas pour les frais d’expertise et de traduction : ces derniers ne seraient ni justifiés, ni nécessaires puisque la requérante aurait pu demander à utiliser la langue roumaine dans sa correspondance avec la Cour.

    59.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999-VIII). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 300 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

    C.  Intérêts moratoires

    60.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Décide de joindre les requêtes ;

     

    2.  Déclare les requêtes recevables ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit exécuter la décision interne qui reste à ce jour inexécutée, à savoir le jugement du 28 juin 2005 du tribunal départemental de Cluj, et verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, tous préjudices confondus,

    ii.  300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                  Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président

     


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