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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PINTO PINHEIRO MARQUES v. PORTUGAL - 26671/09 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 66 (22 January 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/66.html Cite as: [2015] ECHR 66 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PINTO PINHEIRO MARQUES c. PORTUGAL
(Requête no 26671/09)
ARRÊT
STRASBOURG
22 janvier 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pinto Pinheiro Marques c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre,
présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 décembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26671/09) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Alfredo Pinto Pinheiro Marques (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. F. Carvalho, procureur général adjoint.
3. Le requérant allègue que sa condamnation pénale pour offense à une institution publique a porté atteinte à sa liberté d’expression.
4. Le 15 octobre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1956 et réside à Figueira Da Foz.
A. Contexte de l’affaire
6. Le requérant, historien de profession, signa, en tant que directeur d’une association d’études historiques, un accord avec la mairie de Montemor-o-Velho et une autre association visant à, entre autres, divulguer l’œuvre littéraire d’un poète de la région, Afonso Duarte. Dans ce contexte, un premier volume d’un recueil de l’œuvre poétique d’Afonso Duarte fut publié en 2003.
7. Le 8 septembre 2005, la mairie de Montemor-o-Velho lança un autre ouvrage sur la poésie d’Afonso Duarte dont l’auteur, A.R.M., avait gagné un prix littéraire.
8. Estimant qu’en publiant ce deuxième ouvrage la mairie de Montemor-o-Velho ne s’était pas comportée correctement à l’égard de l’association qu’il présidait et avec laquelle elle avait conclu un accord, le requérant adressa, le 16 septembre 2005, une lettre à cette dernière ainsi qu’à d’autres personnalités de la ville, s’exprimant notamment ainsi :
« Le 8 septembre 2003, la mairie de Montemor-o-Velho avait lancé dans ce même hôtel de ville, lors d’une cérémonie alors marquée par la dignité, la neutralité et le pluralisme, le livre de 194 pages (...). Cela veut dire que, alors même que la préparation du deuxième volume d’un ouvrage désintéressé sur Afonso Duarte est en cours (...), l’une des trois parties au partenariat en cours (celle qui s’appelle mairie de Montemor-o-Velho), au mépris de l’accord de partenariat signé le 9 décembre 1999 et des obligations les plus élémentaires de loyauté envers ses partenaires, vient lancer elle-même un autre livre sur Afonso Duarte.
(...) On aurait dû peut-être s’attendre à une telle bassesse de la part de la municipalité dirigée à l’heure actuelle par (...). Mais on n’a rien à voir avec cette initiative pré-électorale de septembre 2005. Il s’agit ici (...) de dénoncer que l’entité publique qui est la mairie de Montemor-o-Velho récidive dans une falsification : celle de publier un ouvrage payé avec des deniers publics.
(...) Monsieur le maire a ramené dans cette ville son partenaire politique (...) afin d’y présenter (...) un livre financé par des fonds publics, annoncé comme étant édité par une collectivité locale et dont la fiche technique même affiche que l’édition est le fait d’une société privée visant le profit (...)
La situation en question devra être l’objet d’une investigation d’autant plus que s’y mêlent des deniers publics et des intérêts privés (...) et à trente jours seulement des élections municipales. »
9. En octobre 2005, le requérant fit publier, dans le journal régional Baixo Mondego, un article d’opinion dont le contenu était presque identique à celui de la lettre susmentionnée.
B. La procédure pénale contre le requérant
10. Lors de sa réunion du 30 septembre 2005, le conseil municipal de Montemor-o-Velho décida de saisir le parquet d’une plainte pénale contre le requérant.
11. Suite au dépôt d’une telle plainte, le ministère public près le tribunal de Montemor-o-Velho ouvrit des poursuites contre le requérant, celui-ci ayant été mis en examen (arguido) le 15 décembre 2005.
12. Le 15 février 2007, le ministère public présenta ses réquisitions contre le requérant, qui était accusé de l’infraction d’offense à personne morale exerçant l’autorité publique. Par la suite, la mairie de Montemor-o-Velho se constitua assistente (auxiliaire du ministère public) et déposa une demande en dommages et intérêts.
13. L’audience était fixée au 9 juillet 2007 mais fut reportée au 29 octobre 2007. Le requérant demanda au juge l’audition anticipée de deux de ses témoins pour motifs de santé. Le 1er octobre 2007, le tribunal invita le requérant à joindre des documents attestant des problèmes de santé en cause. En réponse, le requérant adressa au tribunal le certificat de décès de l’un des témoins, qui avait eu lieu le 6 août 2007.
14. A une date non précisée, le requérant demanda l’audition en tant qu’experts de fonctionnaires de l’agence portugaise ISBN[1] et de la Bibliothèque Nationale afin d’établir que l’ouvrage dont il critiquait l’édition était en fait de la responsabilité d’une maison d’éditions privée et non pas de la mairie de Montemor-o-Velho. Par une ordonnance du 22 octobre 2007, le juge accepta l’audition des personnes en cause mais en tant que témoins et non pas en tant qu’experts.
15. Le tribunal de Montemor-o-Velho rendit son jugement le 26 mars 2008. Il donna pour établi que, s’il était vrai que le numéro ISBN de l’ouvrage en question était celui d’une maison d’éditions privée, cela était dû à un simple lapsus matériel, corrigé par la suite. Pour le tribunal, le requérant savait ou aurait dû savoir, dans ces circonstances, que qualifier l’édition d’un tel ouvrage de « falsification » portait atteinte à la réputation de la mairie. Le tribunal jugea ainsi le requérant coupable de deux infractions d’offense à personne morale exerçant l’autorité publique et le condamna, en cumul juridique, à 290 jours-amende, correspondant à un montant total de 2 320 euros (EUR). Il condamna par ailleurs le requérant au paiement de 1 000 EUR pour dommages et intérêts à la mairie ainsi qu’à la publication, à ses propres frais, d’une annonce dans la presse régionale faisant état de la condamnation.
16. Le requérant fit appel devant la cour d’appel de Coimbra, alléguant notamment qu’il avait réussi à apporter la preuve que les faits qu’il avait mis en exergue étaient vrais ou, à tout le moins, qu’il y avait des raisons sérieuses de croire qu’ils le fussent. S’étant borné à exercer sa liberté d’expression, ces agissement n’étaient pas punissables aux termes de l’article 187 du Code pénal. Dans son recours, le requérant ne présenta aucun moyen concernant des défauts de procédure ou alléguant la violation du droit à un procès équitable.
17. Par un arrêt du 19 novembre 2008, la cour d’appel de Coimbra rejeta le recours et confirma le jugement attaqué. La cour d’appel souligna qu’en l’occurrence le droit de la mairie à la préservation de sa réputation prévalait sur le droit du requérant à la liberté d’expression. Pour la cour d’appel, il résultait des faits établis que le requérant n’était pas de bonne foi et qu’il avait uniquement voulu porter atteinte, par la médisance, à l’image de la mairie.
C. La plainte pénale déposée par le requérant
18. Le 16 septembre 2005, le requérant déposa une plainte pénale devant le parquet de Montemor-o-Velho contre la mairie de cette ville, des chefs notamment de faux en écriture, de contrefaçon et d’usurpation.
19. Le 18 juillet 2006, le procureur chargé de l’affaire rendit une ordonnance de classement sans suites, estimant n’avoir décelé aucun indice de la commission d’une infraction pénale.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
20. L’article 182 qui étend la qualification du délit d’injure se lit ainsi :
« À la diffamation et à l’injure verbales sont assimilées celles faites par écrit, gestes, images ou tout autre moyen d’expression. »
21. L’article 187 (offense à personne morale exerçant l’autorité publique), en sa version en vigueur à l’époque des faits, se lisait ainsi :
« 1. Quiconque affirme ou répand - sans en avoir le fondement pour, de bonne foi, les croire vrais - des faits mensongers susceptibles d’affecter la crédibilité, le prestige ou la confiance dus à une personne morale, institution, corporation, organe ou service exerçant l’autorité publique est puni d’une peine d’emprisonnement jusqu’à six mois ou d’une peine jusqu’à 240 jours-amende.
2. Est par conséquent applicable ce qui est prévu :
a) À l’article 183 et
b) À l’article 186 § 1 et 2. »
22. D’après une jurisprudence interne uniforme, l’article 187 du Code pénal ne réprime que la propagation de « faits mensongers » et non les jugements de valeur (voir, entre autres, les arrêts de la cour d’appel de Porto du 6 décembre 2006 (procédure no 0643716), du 15 octobre 2007 (procédure no 0743317), du 14 Septembre 2011 (procédure 19460/09.8TDPRT.P1), du 14 novembre 2012 (procédure 15722/10.0TDPRT.P1) et du 30 octobre 2013 (procédure no 1087/12.9TAMTS.P1) ou les arrêts de la cour d’appel de Lisbonne du 8 septembre 2010 (procédure no 4962/08.1TDLSB.L1-3) et du 29 juin 2012, in CJ, XXXVII, 3, 159). Cette disposition vise à protéger la crédibilité, le prestige ou la confiance dus à une personne morale, institution, corporation, organe ou service (voir, entre autres, l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra du 12 mai 2010 (procédure no 88/08.6TATBU.C1) ou l’arrêt de la cour d’appel d’Évora du 24 septembre 2013 (procédure no 6/11.4TAOLH.E1)).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
23. Le requérant allègue que la condamnation pour diffamation dont il a fait l’objet porte atteinte à son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, qui dispose :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...), à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »
24. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse considérant que la condamnation était justifiée dans la mesure où elle visait à protéger les droits de tiers.
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
26. Le requérant soutient essentiellement que les faits qu’il avait dénoncés étaient vrais et que, par conséquent, c’est à tort que les juridictions nationales, n’ayant pas retenu l’exceptio veritatis, l’ont condamné. Selon lui, la fiche technique du deuxième ouvrage publié par la mairie était clairement un faux, dans la mesure où elle n’indiquait ni le nom de l’imprimerie, ni la date d’impression, ni le nombre d’exemplaires tirés.
Le requérant rappelle également avoir dénoncé, dans ses propos, la nature commerciale de cette publication, à laquelle il attribuait une intention électoraliste, et avoir par ailleurs accusé la mairie d’un manque de loyauté vis-à-vis de l’association qu’il présidait.
27. Le Gouvernement admet qu’il y a eu, en l’espèce, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant mais il estime que cette ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10, afin de préserver la crédibilité et le prestige de la mairie de Montemor-o-Velho.
28. En premier lieu, le Gouvernement estime que le requérant n’était pas uniquement mû par l’intérêt d’informer mais également par son intérêt particulier, à savoir la publication d’un ouvrage concurrent à celui qui était objet de ses critiques.
29. Le Gouvernement souligne également que le requérant n’était pas fondé, comme il le prétend, à soulever l’exceptio veritatis devant les juridictions nationales. Certes, dans la fiche technique de l’ouvrage objet de ses critiques, la mairie figurait en tant qu’éditeur alors que, en réalité, l’éditeur était une maison d’édition privée mais, comme l’ont indiqué les juges nationaux, on ne saurait voir, dans cette simple erreur, la « falsification » dénoncée par le requérant. Selon le Gouvernement, en utilisant cette expression, le requérant a délibérément voulu porter atteinte au bon nom de l’institution.
30. Enfin, le Gouvernement considère que la sanction infligée au requérant, tout en n’étant pas « insignifiante », n’est pas de nature à produire un effet dissuasif et partant doit être considérée comme proportionnelle.
31. Il conclut par conséquent que la requête est manifestement mal fondée et doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
32. En premier lieu, la Cour relève que les parties s’accordent pour considérer que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
33. La Cour rappelle ensuite que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52 ; Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II).
34. En l’espèce, la Cour relève que le requérant fut condamné, sur la base de l’article 187 du Code pénal, pour avoir exprimé son mécontentement sur la manière dont la mairie de Montemor-o-Velho s’était comportée vis-à-vis de l’association qu’il présidait, dans le cadre de l’accord qu’elles avaient conclu, la jugeant déloyale. Certes, il l’avait fait en des termes relativement virulents mais il s’agissait-là, à l’évidence, d’un jugement de valeur.
35. Dans son arrêt du 19 novembre 2008, la cour d’appel de Coimbra, confirmant la condamnation du requérant sur la base de l’article 187 du Code pénal, a souligné que le requérant avait voulu porter atteinte à « l’image » de la mairie de Montemor-o-Velho (paragraphe 17 ci-dessus).
36. Or, la Cour relève que l’article 187 du Code pénal réprime la propagation de faits mensongers susceptibles « d’affecter la crédibilité, le prestige ou la confiance dus à une personne morale, institution, corporation, organe ou service exerçant l’autorité publique » mais, comme il a été établi par une jurisprudence unanime des tribunaux portugais, il ne permet pas de sanctionner les jugements de valeurs portant atteinte à l’honneur des institutions publiques (paragraphe 22 ci-dessus). De surcroît, l’alinéa 2 de l’article 187 ne renvoie pas à l’article 182 du Code pénal qui étend la répression de l’injure aux écrits, gestes et images.
37. Il est vrai que, en l’espèce, les tribunaux portugais ont reproché au requérant l’usage du terme « falsification ». Tout en admettant que le numéro ISBN de l’ouvrage en question était celui d’une maison d’éditions privée, le tribunal de Montemor-o-Velho a établi que ceci était dû à un simple lapsus matériel, corrigé par la suite. Le tribunal s’est contenté d’ajouter que « le requérant savait ou aurait dû savoir, dans ces circonstances, que qualifier l’édition d’un tel ouvrage de ‘falsification’ portait atteinte à la réputation de la mairie ». Force est toutefois de constater qu’en mettant ainsi en exergue une erreur figurant sur la fiche technique, la base factuelle des propos du requérant était exacte et ne tombait pas non plus sous les coups de l’article 187 du Code pénal, qui réprime la propagation de « faits mensongers ». Par ailleurs, la Cour relève que le requérant a soutenu, tout au long de la procédure, que ce constat correspondait à la réalité (paragraphes 14 et 16 ci-dessus) ou qu’il y avait des raisons sérieuses de le croire (paragraphe 16 ci-dessus).
38. Par conséquent, la Cour considère que l’article 187 du Code pénal ne constituait pas une base légale suffisante pour la condamnation du requérant et que l’ingérence qu’il a subi dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi » au sens de la Convention.
39. Au surplus, bien que le défaut de base légale soit, en soi, un motif suffisant pour conclure à la violation de l’article 10, la Cour estime utile d’examiner si, dans la présente affaire, les autres conditions prévues à l’article 10 § 2 ont été remplies.
40. A cet égard, la Cour rappelle que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V ; et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI). Elle rappelle également que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique - dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance - ou des questions d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 46, CEDH 1999-VIII ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 35, 26 février 2002 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000-X ; Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
41. En l’espèce, la Cour relève que la protection de la crédibilité et du prestige de la mairie de Montemor-o-Velho ainsi que de la confiance des citoyens dans cette institution constituait un but légitime au sens de la Convention.
42. Elle souligne ensuite que, même si le requérant n’est ni un homme politique, ni un journaliste, à l’époque des faits, il dirigeait une association culturelle qui était partenaire de la mairie de Montemor-o-Velho dans la divulgation d’œuvres littéraires (voir paragraphe 6 ci-dessus) et les déclarations pour lesquelles il fut condamné visaient le comportement de la mairie à propos de ce partenariat. Même si, comme le souligne le Gouvernement, le requérant avait un intérêt privé dans le cadre de ce partenariat, la Cour considère que les propos litigieux s’inscrivaient incontestablement dans un débat d’intérêt général, à savoir la gestion de la mairie de Montemor-o-Velho et l’utilisation par cette dernière de fonds publics dans le contexte d’une initiative culturelle (voir, mutatis mutandis, Renaud c. France, no 13290/07, §§ 32-33, 25 février 2010 ; et Jean-Jacques Morel c. France, no 25689/10, § 38, 10 octobre 2013).
43. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103 ; Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204). Toutefois, même en présence de jugements de valeurs, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-I ; Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV ; Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II ; et Renaud c. France, no 13290/07, §§ 35-36, 25 février 2010).
Or, contrairement aux juridictions nationales, la Cour estime que, dans la mesure où elles prêtaient des motivations ou intentions douteuses à la mairie de Montemor-o-Velho, les déclarations du requérant ne doivent pas être considérées comme des allégations de fait qui l’obligeaient à en démontrer l’exactitude (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen précité, § 50). Il ressort du libellé de ces déclarations et de leur contexte qu’elles tendaient à faire connaître les propres opinions du requérant et s’apparentaient donc plutôt à des jugements de valeur. De surcroit, comme la Cour l’a relevé plus haut (paragraphe 37, ci-dessus), les propos du requérant dans la présente affaire, certes polémiques, reposaient sur une base factuelle exacte et ne peuvent donc pas être considérés comme excessifs (voir, mutatis mutandis, Oberschlick c. Autriche (no 1), précité, § 33).
44. En outre, la Cour souligne que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’une institution publique que d’un simple particulier ou même d’un homme politique, notamment lorsque celle-ci est dotée, comme dans le cas d’espèce, d’un pouvoir exécutif. Dans un système démocratique, en effet, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236 ; et Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 114, 8 juillet 2014).
45. Dans ces conditions, et abstraction faite de la question de la base légale (paragraphes 38 et 39 ci-dessus), nonobstant les conclusions tirées par les juridictions portugaises, la Cour estime que les propos du requérant n’ont pas dépassé les limites de la critique admissible au regard de l’article 10 de la Convention.
46. Par ailleurs, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre, précité, §§ 113-115, CEDH 2004-XI ; Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En l’espèce, la condamnation du requérant à une amende pénale était de toutes manières manifestement disproportionnée et faisait peser sur lui une charge excessive et disproportionnée, susceptible d’avoir un effet dissuasif sur la liberté de critique de l’opinion publique à l’égard des institutions (voir, mutatis mutandis, Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 102, 1er mars 2007 ; et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
47. En somme, bien que pertinents, les motifs avancés par le Gouvernement ne suffisent pas à établir que l’ingérence incriminée fût « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, la restriction au droit du requérant à la liberté d’expression entrainée par sa condamnation et, d’autre part, le but légitime poursuivi.
48. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
49. Invoquant l’article 6 § 3 d), le requérant se plaint de la non audition de l’un de ses témoins, qui est décédé avant que le tribunal ne statue sur son audition anticipée. Il se plaint également de l’audition par vidéoconférence d’un témoin de l’accusation. Enfin, il se plaint de l’audition des fonctionnaires de l’agence portugaise ISBN et de la Bibliothèque Nationale en tant que témoins et non pas en tant qu’experts. Cette disposition, est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à : (...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »
50. Invoquant l’article 14, le requérant estime avoir été traité de manière différente des personnes et institutions contre lesquelles il a déposé des plaintes pénales. Cette disposition se lit ainsi :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 3 d) de la Convention
51. La Cour rappelle que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, § 69, 25 mars 2014).
52. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière - deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Vučković, précité, § 70).
53. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I)) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Vučković, précité, § 72).
54. En l’espèce, il ne ressort pas des pièces du dossier que le requérant se soit plaint, même en substance, devant la Cour d’appel de Coimbra, de la non audition de l’un des témoins à décharge, de l’audition par vidéoconférence d’un témoin à charge ou de l’audition des fonctionnaires de l’agence portugaise ISBN et de la Bibliothèque Nationale en tant que témoins et non pas en tant qu’experts.
55. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et que ce grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention
56. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Il s’ensuit que ce grief est irrecevable et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
58. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 janvier 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Isabelle Berro-Lefèvre
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Berro-Lefèvre et Steiner.
I.B.L.
S.N.
OPINION CONCORDANTE
DES JUGES BERRO-LEFÈVRE ET STEINER
Nous partageons pleinement la conclusion de la chambre selon laquelle il y a violation de l’article 10 de la Convention dans cette affaire et nous avons voté en conséquence.
Il y a néanmoins un point sur lequel nous nous écartons du raisonnement de nos collègues. Ce point n’a pas d’incidence sur l’approche globale ni sur le vote mais nous souhaitons l’exposer ci-après.
Le motif principal pour lequel la chambre arrive à la violation de l’article 10 réside en l’absence de base légale suffisante pour la condamnation du requérant (§ 38 de l’arrêt). Elle a donc conclu que l’ingérence subie dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant n’était pas prévue par la loi au sens de la Convention.
C’est à cet égard que nous aurions raisonné différemment.
En effet, pour condamner le requérant pour offense à personne morale exerçant l’autorité publique réprimée par l’article 187 du code pénal, les juridictions portugaises ont considéré que le requérant savait ou aurait dû savoir que qualifier l’édition de l’ouvrage critiqué de « falsification » portait atteinte à la réputation de la mairie.
Le tribunal judiciaire de Montemor-o-Velho a ainsi considéré, dans son jugement du 26 mars 2008, que devant la factualité établie, les faits affirmés par le prévenu étaient mensongers et celui-ci n’avait pas de fondement pour, en bonne foi, les considérer comme vrais. Ce jugement a été confirmé par la Cour d’appel de Coimbra le 19 novembre 2008.
Le requérant, dans sa requête puis dans ses observations ultérieures, ne s’est jamais plaint d’avoir été poursuivi sous une mauvaise qualification pénale. Ses griefs portent essentiellement sur le fait que, contrairement au raisonnement des juridictions nationales, les faits dénoncés n’étaient pas mensongers mais vrais, et que c’est à tort que l’exceptio veritatis n’a pas été retenue. Il affirme avoir dénoncé la nature commerciale de la publication, à laquelle il attribuait une intention électoraliste.
Nous rappelons la position de la Cour qui consiste à ne pas revenir sur l’établissement des faits par les juridictions nationales, mais plutôt de s’appuyer sur eux ainsi que sur l’interprétation donnée par elles du droit interne (voir, par exemple, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 57, CEDH 2010, et Florin Ionescu c. Roumanie, no 24916/05, § 59, 24 mai 2011). La Cour n’apprécie l’interprétation et l’ application du droit national par les tribunaux internes qu’en cas de mépris flagrant de la loi ou d’application arbitraire de celle-ci (Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, § 43, CEDH 2002-III ; Kouchoglou c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007 ; Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 53, 6 mars 2012, et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 803, 25 juillet 2013 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002).
Nous aurions donc préféré que la chambre se concentre exclusivement sur la question de la proportionnalité de l’ingérence, laquelle, pour toutes les raisons convaincantes figurant dans l’arrêt, amène à la conclusion de la violation du droit à la liberté d’expression du requérant.
[1] Acronyme de l’expression anglaise International Standard Book Number, l’ISBN est un numéro international normalisé qui permet d’identifier, de manière unique, chaque livre publié.