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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> STOYKOV v. BULGARIA - 38152/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2015] ECHR 856 (06 October 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/856.html Cite as: [2015] ECHR 856 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE STOYKOV c. BULGARIE
(Requête no 38152/11)
ARRÊT
STRASBOURG
6 octobre 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stoykov c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido
Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38152/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Milen Bozhidarov Stoykov (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Y. Stoyanova, du ministère de la Justice.
3. Le requérant allègue qu’il a été victime de mauvais traitements lors de son arrestation et durant les quelques heures qui ont suivi celle-ci. Il dénonce l’ineffectivité de l’enquête menée sur ses allégations de mauvais traitements.
4. Le 10 septembre 2014, les griefs concernant les allégations de mauvais traitements et de l’absence d’une enquête effective à cet égard ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1985. À présent, il est incarcéré à la prison de Stara Zagora où il purge une peine de privation de liberté.
6. En février 2009, le parquet régional de Stara Zagora ouvrit des poursuites pénales contre X pour le vol d’une importante somme d’argent de la caisse d’une entreprise locale, survenu le 7 février 2009.
7. Les investigations menées par les organes de l’enquête pénale amenèrent ceux-ci jusqu’au requérant et deux autres jeunes hommes, tous originaires de Kazanlak, une ville située à une trentaine de kilomètres du lieu du vol.
8. Le 26 février 2009, vers 7 heures, une équipe d’intervention de la police, composée d’agents armés et cagoulés, força la porte d’entrée de l’appartement du requérant à Kazanlak et arrêta celui-ci.
9. Le requérant affirme qu’il fut frappé à la tête alors qu’il était encore couché dans son lit. Les policiers le menottèrent et l’amenèrent jusqu’en bas de son immeuble où il fut installé dans une voiture qui l’emmena en direction de la montagne située non loin de la ville. On lui demanda de montrer l’endroit où lui et ses complices présumés avaient enterré l’argent volé. La voiture de police s’arrêta sur une route de montagne, il fut sorti du véhicule et plaqué sur le sol couvert de neige. Les policiers se mirent à le frapper sur la tête, la nuque et le torse. Un des policiers lui brûla les extrémités des doigts avec l’allume-cigare de la voiture. Un autre policier lui attrapa la main gauche, la tordit et introduisit la pointe de son couteau sous les ongles. Le requérant perdit connaissance à plusieurs reprises, mais à chaque fois les policiers le réveillaient et continuaient de le maltraiter.
10. Le même jour, entre 12 h 20 et 13 h 30, une équipe de policiers fouilla un endroit situé près d’une route de montagne que le requérant avait désigné. Les agents y retrouvèrent un bidon en plastique qui contenait une très importante somme d’argent en espèces, des munitions pour un fusil d’assaut et des bijoux en or.
11. À 18 heures, le requérant fut formellement inculpé du vol de 750 000 euros, 330 000 levs et huit bijoux en or, commis le 7 février 2009, avec la complicité de deux autres personnes et accompagné de violences physiques et de menaces vis-à-vis des victimes. Le procureur régional de Stara Zagora ordonna la détention du requérant pour soixante-douze heures.
12. Entre 20 h 33 et 22 h 04, le requérant fit des dépositions devant un juge du tribunal régional de Stara Zagora. Il fut assisté d’un avocat. Y furent également présents le procureur régional adjoint et un enquêteur. Le requérant passa aux aveux et relata les préparatifs effectués par lui et ses deux complices, l’entrée des trois hommes dans la maison de campagne de la comptable de l’entreprise ciblée et la contrainte exercée sur les victimes, la récupération de l’argent des bureaux de la société dans la ville voisine et le dépôt de l’argent dans la cache choisie et préparée auparavant. À la fin de l’interrogatoire, il fut amené dans les locaux de détention provisoire à Stara Zagora.
13. Le 27 février 2009, le requérant fut examiné par un médecin. Dans le certificat médical rédigé le même jour, le médecin décrivit les lésions suivantes : ecchymose sur le sourcil gauche ; plusieurs ecchymoses sur le dos, la poitrine et le ventre ; des éraflures sur les doigts et du sang coagulé sous les ongles des deux mains ; des éraflures et des lésions aux genoux, aux coudes et aux pieds.
14. Le 28 février 2009, le tribunal régional de Stara Zagora plaça le requérant en détention provisoire.
15. Le 25 août 2009, le parquet régional dressa l’acte d’accusation à l’encontre du requérant et de ses deux complices présumés et renvoya ceux-ci en jugement devant le tribunal régional de Stara Zagora. Ils furent tous accusés de vol aggravé, sous l’angle de l’article 199, alinéa 2, point 3 du code pénal, et de détention illégale d’une arme à feu, sous l’angle de l’article 339, alinéa 1 du code pénal.
16. Le tribunal régional de Stara Zagora tint sa première audience en l’affaire le 27 octobre 2009.
17. À l’audience du 3 novembre 2009, le requérant expliqua qu’il avait été maltraité par les policiers lors de son arrestation et pendant les quelques heures suivant celle-ci, lorsque les policiers l’auraient forcé de leur montrer l’endroit où était caché l’argent volé.
18. Le 4 novembre 2009, la compagne du requérant fut interrogée par le tribunal régional. Celle-ci expliqua que le matin du 26 février 2009, elle et le requérant avaient été brusquement réveillés par l’entrée de la police à leur domicile. Les policiers s’en étaient pris à son compagnon et lui avaient porté plusieurs coups, alors qu’il était allongé sur le lit. Ensuite, il avait été emmené par la police.
19. Le 5 novembre 2009, le tribunal régional recueillit les dépositions de deux officiers de police, N.N. et K.Y., qui avaient participé aux opérations policières du 26 février 2009 ayant conduit à l’arrestation du requérant et de ses deux complices présumés.
20. K.Y. expliqua devant le tribunal qu’il avait dirigé l’opération d’arrestation du requérant le matin du 26 février 2009. Il affirma ne pas connaître les policiers qui avaient forcé la porte et maîtrisé le requérant. Il confirma que la porte de l’appartement avait été forcée par quelques agents de police, mais ne dit rien quant à un éventuel recours à la force physique par ces derniers. Il expliqua encore qu’un peu plus tard dans la journée, les équipes chargées de l’opération étaient parties à la recherche de l’argent volé. Lui, son collègue N.N. et le requérant voyageaient dans la première voiture du convoi policier. Le requérant leur aurait indiqué l’endroit où était caché l’argent sans y être contraint.
21. N.N. avait participé dans l’arrestation d’un des complices présumés du requérant. Plus tard dans la journée du 26 février 2009, il aurait rejoint son collègue K.Y. et le requérant qui se trouvaient dans une voiture de police garée devant le commissariat local. Ils étaient ensuite partis à la recherche de l’argent et avaient retrouvé celui-ci grâce aux indications que le requérant leur avait volontairement donné. N.N. expliqua que ni lui ni son collègue K.Y. n’avaient frappé le requérant.
22. À l’audience du 10 décembre 2009, à la demande de l’avocat du requérant, le tribunal recueillit les dépositions de G.G., une des voisines de l’intéressé. Elle expliqua que le matin du 26 février 2009, alors qu’elle se trouvait dans son appartement, elle avait entendu un grand bruit provenant de la cage d’escalier de son immeuble. Elle avait ensuite aperçu des hommes cagoulés, vêtus en noir et ne portant aucun signalement qui montaient à l’étage supérieur. Un peu plus tard, ces mêmes hommes avaient emmené le requérant, qui portait un caleçon et un tee-shirt, en bas de l’immeuble.
23. À l’initiative de l’avocat du requérant, le tribunal recueillit comme preuve le certificat médical délivré à l’intéressé le 27 février 2009 et ordonna une expertise médicale visant au constat de la nature et de l’origine des lésions corporelles décrites dans celui-ci.
24. L’expert médical présenta son rapport au tribunal régional le 15 janvier 2010. Il estima que les lésions corporelles sur le torse, la tête et les membres supérieurs et inférieurs du requérant, décrites dans le certificat médical du 27 février 2009, pourraient dater de quelques heures à sept jours avant la date de l’examen médical et pourraient être causées de la manière décrite par le requérant, à savoir par des coups portés par les policiers.
25. Par un jugement du 15 mai 2010, le requérant fut reconnu coupable des charges susmentionnées et condamné à seize ans et six mois d’emprisonnement. Sur la base des preuves recueillies, le tribunal régional estima que le requérant n’avait pas été contraint de passer aux aveux ou de montrer aux policiers l’emplacement de l’argent volé.
26. La condamnation du requérant fut confirmée, par la suite, par la cour d’appel de Plovdiv et par la Cour suprême de cassation. Dans son jugement, la cour d’appel reprit les constats factuels du tribunal régional en estimant que le requérant n’avait pas été forcé de reconnaître les faits reprochés et qu’il avait volontairement montré aux policiers l’endroit où était caché l’argent volé.
27. Le 3 novembre 2010, le requérant envoya des plaintes au procureur général et au ministère de l’Intérieur pour se plaindre des mauvais traitements auxquels il avait été soumis le 26 février 2009.
28. Il apparaît que ces plaintes furent transmises au parquet régional de Stara Zagora qui, par une ordonnance du 23 mars 2011, refusa d’ouvrir des poursuites pénales à l’encontre des policiers mis en cause. Le requérant contesta cette ordonnance devant le parquet d’appel.
29. Le 16 mai 2011, le procureur d’appel de Plovdiv confirma l’ordonnance de non-lieu du procureur régional. La partie pertinente de l’ordonnance en cause se lit comme suit :
« Le dossier a été ouvert en application de l’article 213 du CPP, sur la plainte de Milen Bozhidarov Stoykov à l’encontre de l’ordonnance du parquet régional de Stara Zagora, datée du 23 mars 2011, par laquelle celui-ci a refusé d’ouvrir des poursuites pénales (...).
La plainte contient des arguments concernant l’absence de justification et l’illégalité de l’ordonnance contestée. Elle contient des allégations d’abus de pouvoir de la part des fonctionnaires de police et de lésions causées au plaignant (...).
La plainte est mal fondée.
À l’issue de l’enquête, les faits suivants ont été établis : l’enquête policière no 58/2009 a été ouverte par la direction régionale du ministère de l’Intérieur à Stara Zagora pour une infraction pénale réprimée par l’article 199, alinéa 2, point 3 du CP (...).
Au cours de l’enquête, les personnes suivantes ont été identifiées comme auteurs des faits : Milen Bozhidarov Stoykov, P.Y.S. et T.S.K. Ceux-ci avaient manifesté un vif intérêt pour la route menant au pic Buzludzha et (...) P.Y.S. était allé à cet endroit sans aucune raison apparente.
Le 26 février 2009, en exécution d’un plan d’intervention (...), il a été procédé à l’interpellation des auteurs des faits. Il a été établi que Milen Bozhidarov Stoykov n’habitait pas à son domicile officiel, mais à une autre adresse. Compte tenu des informations disponibles à cette étape de l’enquête, et notamment du fait que cette personne avait participé dans un vol à main armée accompagné de violences, la porte d’entrée de son logement a été forcée.
Après l’entrée du groupe d’intervention, afin de briser toute résistance et pour protéger la vie et l’intégrité physique des agents présents sur place, des coups ont été portés sur le corps de Milen Bozhidarov Stoykov : à l’abdomen, à la poitrine et dans le dos ; ses bras ont été tordus et il a été menotté. Les locaux ont ensuite été perquisitionnés. Milen Stoykov s’est rhabillé, puis il a été amené en bas de son immeuble où sa voiture et celle de sa compagne ont été perquisitionnées.
Au cours des conversations menées avec Milen Bozhidarov Stoykov, celui-ci a confirmé qu’il emmènerait les enquêteurs jusqu’à l’endroit où était caché l’argent volé, notamment dans un bidon enterré quelque part dans la forêt. Les équipes se sont dirigées vers le pic Buzludzha, une deuxième voiture roulant à une distance de cinquante à soixante mètres derrière l’automobile où se trouvait Milen Stoykov. Les équipes se sont arrêtées à quelques reprises pour permettre à Milen Stoykov de retrouver l’endroit. Après quelques tentatives, celui-ci a indiqué le lieu exact en disant « C’est là ». Le bidon a été déterré et le montant d’argent a été consigné au procès-verbal (...).
Il convient de répondre à la question de savoir s’il y a eu une infraction pénale sous l’angle de l’article 131, alinéa 1, point 2 du CP. Il ressort du rapport d’expertise médicale (...) versé au dossier que Milen Bozhidarov Stoykov a eu des ecchymoses au visage, à l’abdomen, dans la partie basse du dos, au genou droit, à la jambe droite, au pied droit et au genou gauche, des éraflures au poignet droit, à la main droite, au coude gauche, au genou droit, au genou gauche, au pied gauche, du sang coagulé sous les extrémités des ongles des doigts, des lésions de type indéterminé au mollet droit et au pied gauche. Le rapport en cause a été rédigé sur la base des pièces versées au dossier et il vient corroborer les circonstances entourant l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov, effectuée en vertu de la loi sur le ministère de l’Intérieur. L’article 72 de la loi précitée permet de manière expresse le recours à la force physique pour arrêter des individus.
La force physique utilisée en l’occurrence était nécessaire au vu des circonstances spécifiques, du caractère de l’infraction et des caractéristiques de la personne arrêtée. Il s’agissait de l’arrestation d’une personne qui avait pénétré au domicile de la victime pendant la nuit, avec deux autres complices, et qui s’était servi d’une arme à feu pour briser la résistance de la victime. Qui plus est, les sévices infligés à la victime, K.P., le fait que les auteurs se sont servis d’un couteau pour couper son oreille et ses doigts, ainsi que le recours à une arme à feu (un fusil d’assaut Kalashnikov) démontraient que les auteurs des faits étaient des personnes particulièrement dangereuses et obligeaient le groupe d’intervention d’agir de manière à prévenir tout danger pour la vie et l’intégrité physique des personnes présentes lors de l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov. Les faits en cause ont été établis grâce aux dépositions concordantes des témoins et au rapport d’expertise versé au dossier et ils démontrent l’utilisation de force physique lors de l’entrée des agents dans les locaux, au cours de l’arrestation de la personne concernée et lorsque celle-ci a été emmenée à l’extérieur de l’immeuble.
Lors de l’entrée des policiers dans le logement du plaignant (...), ils ont pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la vie de la personne arrêtée, la vie de l’autre personne présente dans l’appartement, ainsi que leur propre vie.
Il n’existe aucune information laissant à penser que la force physique a été utilisée après l’arrestation de la personne en cause. Compte tenu du fait que le recours à la force physique a cessé au moment où son but a été atteint, la disposition de l’article 73, alinéa 4 de la loi sur le ministère de l’Intérieur a été respectée en l’occurrence. Les faits décrits ci-dessus démontrent l’absence de données suffisantes [pour engager des poursuites pénales] sous l’angle de l’article 131, alinéa 1, point 2 du CP.
Étant donné que ce sont uniquement ses propres dépositions qui contiennent des informations concernant la maltraitance alléguée de Milen Bozhidarov Stoykov, celles-ci ne peuvent pas constituer des raisons objectives et suffisantes au regard de l’article 207, alinéa 1 du CPP justifiant à elles seules l’ouverture d’une procédure pénale. La confiance dans les propos de Milen Bozhidarov Stoykov est ébranlée par leur caractère contradictoire et incohérent. A la lumière des autres pièces du dossier, son allégation de violence policière reste isolée. Les dépositions de toutes les autres personnes présentes au cours des mesures d’instruction (...) vont dans le même sens, elles décrivent les circonstances entourant l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov et les mesures d’instruction impliquant celui-ci, mais ne révèlent aucun abus de pouvoir de qui que ce soit. (...) »
L’ordonnance du procureur d’appel était définitive.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La loi sur le ministère de l’Intérieur
30. L’article 72, alinéa 1, point 2, de la loi sur le ministère de l’Intérieur de 2006 (abrogée) autorisait les agents de police à recourir à la force physique ou à des moyens techniques tels que les menottes ou les matraques, pour arrêter un suspect qui refusait d’obtempérer ou opposait de la résistance. Le recours à la force physique et aux moyens techniques était fonction des circonstances, du caractère de l’infraction reprochée et de la personnalité du détenu, les policiers étaient tenus de respecter l’intégrité physique de la personne concernée et le recours à la force devait cesser immédiatement après l’arrestation (article 73, alinéas 2, 3 et 4 de la même loi).
B. Le code pénal
31. L’article 131, alinéa 1, point 2 du code pénal érige en infraction pénale le fait de causer des lésions corporelles à autrui dans le cas particulier où l’auteur des faits est un policier agissant dans le cadre de sa fonction officielle.
C. Le code de procédure pénale
32. En vertu des articles 207 à 212 du code de procédure pénale (ci-après le CPP), le procureur est tenu d’ouvrir des poursuites pénales s’il a été informé de la commission d’une infraction pénale et s’il existe suffisamment de données pour conclure que les méfaits en cause constituent une infraction pénale.
33. Le refus du procureur d’ouvrir des poursuites pénales est susceptible de recours devant le procureur supérieur (article 213, alinéa 2 du CPP).
D. La loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage
34. Les dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage et la jurisprudence des tribunaux internes en application de celles-ci ont été résumées dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 67, CEDH 2013.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
35. L’intéressé allègue qu’il a été victime de violence policière pendant et après son arrestation le 26 février 2009 et il se plaint du caractère ineffectif de l’enquête menée sur les circonstances entourant son arrestation. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur les mauvais traitements qui auraient été infligés au requérant
1. Sur la recevabilité
a) Positions des parties
36. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que le requérant n’a pas introduit une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage pour se plaindre des agissements des agents de police. Il soutient que la jurisprudence des juridictions internes en application de cette disposition a évolué d’une manière favorable au requérant. À cet égard, il renvoie à quatre arrêts et décisions récents de la Cour administrative suprême (Решение № 1841/10.02.2014г. на ВАС по адм. дело № 13445/2012г.; Решение № 378/13.01.2014г. на ВАС по адм. дело № 2876/2013г.; Определение № 5907/25.04.2012г. на ВАС по адм. дело № 5506/2012г.; Решение № 2363/19.02.2013г. на ВАС по адм. дело № 4187/2012г.). Dans ces affaires, la Cour administrative suprême aurait estimé que les agissements des agents de police au cours d’arrestation, perquisitions domiciliaires et saisies relevaient du domaine de la fonction administrative et qu’ils étaient dès lors susceptibles d’engager la responsabilité de l’État en vertu de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Or, en l’espèce, le requérant ne se serait pas prévalu de la possibilité d’intenter une telle action.
37. Le requérant rétorque que la voie de recours interne suggérée par le Gouvernement n’est pas suffisamment effective pour remédier à la violation alléguée de ses droits. Il fait observer que, contrairement aux affirmations du Gouvernement, les tribunaux internes continuent à considérer que les agissements des policiers dans le cadre d’une poursuite pénale ne relèvent pas du domaine de la fonction administrative. Par ailleurs, étant donné l’absence d’une enquête pénale effective sur ses allégations de mauvais traitement et le caractère purement compensatoire de l’action en dommages et intérêts, le requérant soutient que cette voie de recours aurait été, en tout état de cause, inappropriée.
b) Appréciation de la Cour
38. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que le requérant a omis d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Il se réfère notamment à un revirement récent de la jurisprudence des tribunaux internes, et il indique que les agissements des agents de police aux cours des arrestations, perquisitions et saisies tombent désormais dans le domaine de la fonction administrative et qu’ils peuvent engager la responsabilité de l’État si le demandeur arrive à prouver leur irrégularité au regard du droit interne.
39. La Cour rappelle d’abord que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils dénoncent. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 81, CEDH 2000-VII, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000-VII).
40. La Cour rappelle ensuite qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours suggéré par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été exercé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).
41. La Cour observe que les arrêts et décisions présentés par le Gouvernement font apparaître un développement récent de la pratique de la Cour administrative suprême concernant l’applicabilité de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage en cas d’allégations de violence policière. Elle estime cependant que, compte tenu des circonstances spécifiques de l’espèce, ce développement récent de la jurisprudence interne est dépourvu de pertinence pour la recevabilité de la présente requête. La Cour rappelle, à cet égard, sa jurisprudence constante dans les affaires bulgares similaires, selon laquelle la voie de recours normalement disponible en droit bulgare pour remédier aux traitements inhumains et dégradants qui auraient été causés par des agents de police est la plainte adressée aux organes de poursuites pénales (voir, parmi beaucoup d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 86, Recueil 1998-VIII, Osman et Osman c. Bulgarie (déc.), nº 43233/98, 6 mai 2004, et Kemerov c. Bulgarie (déc.), nº 44041/98, 2 septembre 2004). La Cour relève que le requérant s’est adressé aux autorités de poursuite, demandant qu’une instruction judiciaire complète fût menée au sujet de ses allégations de mauvais traitements aux mains de la police et qu’il a contesté, sans succès, l’ordonnance de non-lieu du parquet régional (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). Elle considère qu’ayant épuisé toutes les possibilités que lui ouvrait le système de la justice pénale bulgare, et en l’absence d’un établissement complet de tous les faits pertinents de l’espèce dans le cadre d’une enquête officielle, on ne pourrait pas raisonnablement s’attendre à ce que le requérant essaye d’obtenir réparation en engageant une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (voir Assenov et autres, précité, § 86).
42. Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
43. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
2. Sur le fond
a) Positions des parties
44. Le requérant soutient que les agents spéciaux de la police qui l’avaient arrêté le matin du 26 février 2009 à son domicile lui avaient porté plusieurs coups sur la tête, le torse et les membres supérieur et inférieurs. Plus tard dans la journée, il aurait été maltraité par ces mêmes policiers qui cherchaient à lui extorquer des informations leur permettant de rassembler des preuves dans le cadre de l’enquête pénale menée contre lui et ses complices présumés. Il allègue que les constats contenus dans le certificat médical établi le lendemain des événements corroborent sa version des faits.
45. Le requérant insiste sur le fait qu’il appartient au Gouvernement de fournir une explication convaincante quant à l’origine des blessures constatées. Il fait remarquer, à cet égard, qu’il n’était point nécessaire d’avoir recours à la force physique pour l’arrêter : il n’avait pas d’antécédents judiciaires et aucune circonstance ne permettait de conclure qu’il opposerait de la résistance aux forces de l’ordre.
46. Le requérant soutient que, de part de leur intensité et de leur durée prolongée, les souffrances causées sont allées au-delà du seuil de gravité exigée pour l’application de l’article 3 de la Convention. Il qualifie les traitements en cause de torture.
47. Le Gouvernement s’oppose à la position du requérant et affirme que celui-ci n’a pas été victime de mauvais traitements tombant sous le coup de l’article 3 de la Convention. Il fait observer d’emblée que les allégations du requérant selon lesquelles il aurait été battu après son arrestation ne sont corroborées par aucune autre pièce du dossier.
48. Le Gouvernement affirme que le recours à la force physique lors de l’arrestation du requérant était légal, nécessaire et pleinement justifié. Le requérant était soupçonné d’avoir participé dans un vol avec violence et il était nécessaire de préserver l’intégrité physique et la vie des personnes participant à l’opération policière. La force employée est restée dans les limites du strict nécessaire, les agissements des policiers ne visaient pas à humilier le requérant, et les effets néfastes du traitement réservé à l’intéressé ne sont pas allés au-delà du seuil de gravité requis pour déclencher l’application de l’article 3 de la Convention.
b) Appréciation de la Cour
49. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
50. L’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce et notamment du comportement de la personne arrêtée (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72-76, CEDH 2000-XII, et Altay c. Turquie, no 22279/93, §§ 54-56, 22 mai 2001).
51. Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, celle-ci se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25).
52. En ce qui concerne la qualification des différents types de mauvais traitements tombant sous le coup de l’article 3, la Cour rappelle qu’elle a jugé un traitement « inhumain » notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques et morales. Elle a considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à créer chez ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Labita, précité, § 120). Pour déterminer si une forme donnée de mauvais traitement doit être qualifiée de torture, la Cour doit avoir égard à la distinction que l’article 3 opère entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi que la Cour l’a déjà relevé, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (voie Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 167, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 96, CEDH 1999-V). Outre un élément de gravité, la torture implique une volonté délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants : en son article 1, elle définit la torture comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (İlhan, précité, § 85, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 197, CEDH 2012, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 90, CEDH 2010). Pour le but de la qualification d’un traitement contraire à l’article 3, la Cour tient compte notamment de la durée du traitement infligé au requérant, des effets physiques ou mentaux qu’il a eus sur celui-ci, de la question de savoir s’il était intentionnel ou non, du but qu’il poursuivait et du contexte dans lequel il a été infligé (voir l’arrêt Gäfgen, précité, § 101).
53. La Cour, tout en gardant à l’esprit le caractère subsidiaire de sa tâche et l’impératif de ne pas prendre le rôle d’une juridiction de première instance dans l’établissement des faits, sauf si les circonstances l’imposent, rappelle que les allégations de mauvais traitements font l’objet d’une vigilance particulière de sa part (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336). Elle observe que, contrairement aux circonstances de l’affaire Klaas c. Allemagne (22 septembre 1993, § 30, série A no 269), celles qui ont entouré l’arrestation du requérant n’ont pas fait l’objet d’une appréciation complète par les tribunaux internes.
54. Il ressort notamment des pièces du dossier que les tribunaux ayant examiné l’affaire pénale du requérant ont cherché uniquement à établir si celui-ci avait été contraint par les policiers de s’incriminer lui-même et non pas de répondre à la question de savoir s’il a été battu par les policiers lors de son arrestation (paragraphes 17-26 ci-dessus). Quant aux ordonnances successives de non-lieu du parquet régional et du parquet d’appel, celles-ci n’ont fait l’objet d’aucun contrôle indépendant par les tribunaux (voir paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime que, dans le cas d’espèce, elle doit se livrer à sa propre appréciation des faits sur la base des éléments dont elle dispose et en observant les règles établies par sa jurisprudence à cet effet.
55. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas le contenu du certificat médical délivré le 27 février 2009 et du rapport d’expertise médicale du 15 janvier 2010, qui décrivent plusieurs ecchymoses et contusions à la tête, à l’abdomen, au dos et au niveau des membres inférieurs et supérieurs du requérant qui lui ont été probablement causés le 26 février 2009 de la manière décrite par celui-ci (paragraphes 13 et 24 ci-dessus). Ces constats n’ont été remis en cause ni par le parquet d’appel de Plovdiv, ni par le Gouvernement défendeur (voir paragraphes 29, 47 et 48 ci-dessus).
56. Les observations des parties divergent quant au point de savoir si ces lésions ont été causées uniquement au cours de l’arrestation du requérant, comme l’affirme le Gouvernement (voir paragraphes 47 et 48 ci-dessus), ou pendant l’arrestation et au cours des quelques heures suivants celle-ci, selon les affirmations du requérant (voir paragraphe 44 ci-dessus).
57. Les éléments de preuve dont elle dispose ne permettent pas à la Cour de déterminer au-delà de tout doute raisonnable si le requérant a effectivement été maltraité de la façon dont il décrit, notamment s’il a été battu à plusieurs reprises tout au long de la journée et s’il a été plaqué sur le sol couvert de neige. De même, aucune pièce du dossier ne permet de corroborer l’allégation du l’intéressé selon laquelle ses doigts ont été brûlés avec un allume-cigare. Cependant, les preuves médicales du dossier démontrent que l’intéressé a reçu plusieurs coups violents à la tête, à l’abdomen, au dos et au niveau des membres supérieurs et inférieurs, probablement le 26 février 2009. Il est à noter également que les documents médicaux attestent de la présence de sang coagulé sous les ongles du requérant, ce qui pourrait corroborer sa thèse selon laquelle on lui aurait introduit la pointe d’un couteau sous les ongles de ses doigts. La Cour estime que la gravité des lésions corporelles constatées démontre que le requérant a été soumis à des traitements dont les effets dépassent le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Tout au long de la journée du 26 février 2009, l’intéressé s’est trouvé aux mains des agents de la police (paragraphes 8-12 ci-dessus). Dans une telle situation, il revient au gouvernement défendeur de fournir une explication convaincante quant à l’origine des blessures en cause (voir, mutatis mutandis, Selmouni, précité, § 87).
58. Dans ses observations, le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle les lésions du requérant ont été causées au cours de son arrestation et que le recours à la force physique se justifiait par la nécessité de préserver la vie et l’intégrité physique des agents participants dans l’opération. Le Gouvernement met l’accent sur le caractère particulièrement violent de l’infraction pénale reprochée au requérant, une circonstance qui aurait démontré le danger encouru par les policiers lors de l’arrestation de celui-ci. La Cour rappelle cependant qu’en vertu de sa jurisprudence constante, la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la victime. La nature de l’infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de toute pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (voir Labita, précité, § 119 in fine).
59. Le Gouvernement n’a pas allégué que le requérant a essayé de s’enfuir ou qu’il a opposé de la résistance aux forces de l’ordre. Il est vrai que l’ordonnance du procureur d’appel du 16 mai 2011 mentionnait que le recours à la force en l’occurrence avait été motivé par la nécessité de « briser toute résistance » (voir paragraphe 29 ci-dessus). La Cour observe cependant que l’expression employée par le procureur d’appel est assez floue et que l’ordonnance en cause ne décrit pas de manière concrète quels agissement du requérant auraient pu être perçus comme une agression physique vis-à-vis des policiers. Aucune autre pièce du dossier ne permet de conclure que l’intéressé s’est attaqué aux policiers qui sont intervenus dans son domicile ou encore qu’il les a menacés avec une arme. De surcroît, le Gouvernement n’a fourni aucune explication convaincante quant à l’origine du sang coagulé sous les ongles des doigts du requérant.
60. La Cour estime dès lors que l’État défendeur doit être tenu pour responsable des mauvais traitements infligés à l’intéressé le 26 février 2009. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce et des critères dégagés par sa jurisprudence (voir paragraphe 52 ci-dessus), la Cour considère que ces traitements doivent être qualifiés de torture.
61. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.
B. Sur l’absence d’une enquête effective
1. Sur la recevabilité
62. La Cour estime que le grief du requérant, tiré de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural, n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
a) Positions des parties
63. Le requérant expose qu’il a dénoncé la violence policière, dont il a fait l’objet, tant devant les tribunaux internes que devant le parquet. Or, aucun de ces organes n’a diligenté une enquête suffisamment approfondie sur les événements entourant son arrestation et le premier jour de sa détention. En particulier, le parquet a refusé d’ouvrir des poursuites pénales contre les policiers qui avaient arrêté le requérant pour absence de preuves suffisantes démontrant qu’une infraction pénale avait été commise par ceux-ci.
64. Le Gouvernement s’oppose à la position du requérant. Il fait observer que la plainte du requérant a donné lieu à une enquête impartiale, rapide et effective, menée par le parquet régional. Au cours de cette enquête, toutes les preuves pertinentes ont été rassemblées. Le procureur régional chargé de l’enquête a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de données permettant de conclure que les actes des policiers impliqués dans l’arrestation du requérant étaient constitutifs d’une infraction pénale. Ces conclusions du procureur régional ont été amplement motivées et son ordonnance de non-lieu a été confirmée par le procureur d’appel.
b) Appréciation de la Cour
65. La Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres, précité, § 102).
66. Une telle enquête doit être « effective » dans le sens où elle doit permettre aux autorités de déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances particulières de l’espèce (Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 55, 24 mai 2007). Un des aspects essentiels d’une enquête effective est sa promptitude - les autorités de l’État sont tenues d’ouvrir une telle enquête dès qu’il existe à leur connaissance des indications suffisamment précises donnant à penser qu’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitement et ce même en l’absence d’une plainte proprement dite de la part des personnes concernées (voir par exemple Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 133, CEDH 2004-IV (extraits)). De même, les organes de l’investigation doivent faire preuve de célérité dans l’accomplissement des mesures d’instruction (voir, par exemple Labita, précité, §§ 133 et 134).
67. L’article 3 impose encore que l’enquête en cause soit suffisamment « approfondie » : les autorités chargées de l’enquête doivent chercher à établir de bonne foi les circonstances de l’espèce, sans négliger les preuves pertinentes ou s’empresser de mettre fin à l’enquête en s’appuyant sur des constats mal fondés ou hâtifs (voir, parmi d’autres, l’arrêt Assenov et autres, précité, §§ 103-105). Les autorités sont tenues par ailleurs de préserver et recueillir les preuves nécessaires à l’établissement des faits, qu’il s’agisse - par exemple - des dépositions de témoins ou des preuves matérielles (voir l’arrêt Zelilof, précité, § 56). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes des préjudices subis ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).
68. Enfin, la Cour rappelle que la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 92, CEDH 2008, Denis Vassiliev c. Russie, no 32704/04, § 157, 17 décembre 2009).
69. La Cour observe qu’en novembre 2010, le requérant a saisi le parquet général d’une plainte contre les policiers qui lui auraient porté des coups et blessures. Cette plainte a été rejetée successivement par le parquet régional de Stara Zagora et par le parquet d’appel de Plovdiv (voir paragraphes 27-29 ci-dessus).
70. Dans ces observations, le Gouvernement se borne à affirmer qu’une enquête effective a été menée à la suite de la plainte du requérant et que celle-ci a permis de recueillir toutes les preuves pertinentes en l’espèce. La Cour observe que l’ordonnance de non-lieu du parquet d’appel, qui est le seul document relatif à cette procédure présenté par les parties, fait référence à un rapport d’expertise médicale, préalablement préparé et versé au dossier, à des dépositions de témoins présents lors de l’arrestation du requérant et à des mesures d’instruction menées après celle-ci (voir paragraphe 29 ci-dessus). Force est de constater que ni les observations du Gouvernement, ni l’ordonnance du parquet d’appel, ne précisent l’identité des témoins oculaires en cause. La Cour estime que l’identification de ces témoins est un élément essentiel pour apprécier le caractère adéquat de l’enquête puisque le parquet s’est appuyé exclusivement sur leurs témoignages pour motiver son ordonnance de non-lieu.
71. La Cour observe de surcroît que le parquet ne s’est pas penché sur la question de savoir si le comportement du requérant lors de l’opération policière aurait pu justifier le recours à la force physique de la part des policiers. Il ressort des pièces du dossier que les procureurs n’ont aucunement cherché à établir si le requérant avait opposé de la résistance aux forces de l’ordre, s’il avait menacé les policiers intervenus à son domicile ou encore s’il avait essayé de s’enfuir lors de l’opération policière. Or il s’agissait d’une question primordiale pour apprécier la légalité et la proportionnalité du comportement des policiers mis en cause puisque l’article 72 de la loi sur le ministère de l’Intérieur permettait le recours à la force physique lors d’une arrestation uniquement si la personne concernée opposait de la résistance ou refusait d’obtempérer (voir paragraphe 30 ci-dessus). A la lumière de ce manquement, les conclusions du parquet sur la légalité et la nécessité du recours à la force physique en l’occurrence apparaissent comme dépourvues de fondement suffisant.
72. La Cour constate également que l’enquête menée par le parquet s’est concentrée exclusivement sur la question de savoir si le requérant avait été maltraité lors de son arrestation. Or, la Cour estime qu’il y avait des circonstances en l’espèce qui imposaient au parquet d’examiner en profondeur l’allégation de l’intéressé selon laquelle il aurait été maltraité pendant les quelques heures suivant son arrestation. Il s’agissait notamment des éléments de preuves suivants : le constat du médecin qu’il y avait du sang coagulé sous les doigts du requérant ; les dépositions de ce dernier qui indiquaient l’origine probable de ces lésions ; les dépositions de sa compagne qui avait assisté à l’arrestation du requérant et qui avait observé uniquement des coups portés par les policiers sur le corps de son compagnon. Force est de constater que l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été maltraité après son arrestation a été rejetée par le parquet qui n’a pas tenu compte des circonstances susmentionnées (voir paragraphe 29 ci-dessus). La Cour estime que ce fait a diminué davantage la capacité de l’enquête de conduire à l’établissement des faits pertinents et à l’identification des personnes responsables des mauvais traitements infligés au requérant.
73. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’enquête menée sur les allégations de mauvais traitements subis par le requérant n’a pas été suffisamment effective à cause notamment de son étendue limitée.
74. Il y a donc eu, en l’occurrence, violation de l’article 3 dans son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
76. Le requérant considère que le constat de violation de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention constituerait une satisfaction équitable suffisante pour ce qui est du dommage moral causé. Il réclame également l’équivalent des salaires qu’il aurait perçus s’il n’était pas en prison, sans pour autant préciser le montant demandé.
77. Le Gouvernement s’oppose à la prétention du requérant et estime que sa demande concernant le dommage matériel est mal fondée et non étayée.
78. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.
79. En ce qui concerne le dédommagement du préjudice moral, compte tenu des positions des parties, la Cour considère que le constat de violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention, dans ses volets matériel et procédural, fournit en soi une satisfaction équitable suffisante à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit que le constat des violations de l’article 3 dans ses volets matériel et procédural fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise Elens-Passos Guido Raimondi
Greffière Président