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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KUTLU AND OTHERS v. TURKEY - 51861/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 1112 (13 December 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/1112.html
Cite as: CE:ECHR:2016:1213JUD005186111, [2016] ECHR 1112, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005186111

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE KUTLU ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 51861/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    13 décembre 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Kutlu et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 51861/11) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants sont représentés par Me F. Çapan, avocat à Şanlıurfa. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

    3.  Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    4.  Le 4 novembre 2014, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La liste des requérants figure en annexe.

    6.  Les requérants sont les propriétaires de trois terrains situés dans le quartier de Çekem, à Halfeti, et immatriculés au registre foncier comme « lot 84 parcelle 72 » (« terrain no 8472 »), « lot 84 parcelle 76 » (« terrain no 8476 ») et « lot 81 parcelle 44 » (« terrain no 81⁄44 »).

    7.  À la suite de la construction d’un barrage hydraulique servant, d’une part, à la production d’électricité et, d’autre part, à l’approvisionnement en eau de la région, une partie des terrains situés dans le quartier susmentionné furent expropriés.

    8.  Les réseaux de téléphonie et d’électricité ainsi que la seule route desservant la zone étant devenus inutilisables en raison de la submersion par les eaux, et l’accès ne pouvant plus se faire que par barque non motorisée, l’ensemble des habitants quittèrent le quartier.

    9.  Deux zones de protection furent établies autour de la retenue d’eau : une zone de « protection absolue » couvrant un périmètre de 300 mètres et une zone de « protection rapprochée » couvrant un périmètre de 700 mètres autour de la première zone.

    10.  Dans la première zone, toute construction et activité agricole furent prohibées.

    11.  Dans la seconde, les constructions furent prohibées et l’activité agricole ne resta possible que sur agrément du ministère compétent et sous réserve de n’utiliser aucun engrais artificiel ou autre produit chimique.

    12.  Les deux premiers terrains des requérants (les terrains no 84⁄72 et no 84⁄76) se situent dans la zone de protection absolue alors que le troisième (le terrain no 81⁄44) se trouve dans la zone de protection rapprochée.

    A.  La première action en justice introduite par les requérants

    13.  Le 7 septembre 2006, les requérants requirent du ministère de l’Énergie qu’il procédât à l’expropriation de leurs terrains devenus selon eux inutilisables.

    14.  En l’absence de réponse à leur demande, ils saisirent le tribunal de grande instance de Halfeti (« le TGI ») d’une action tendant à l’obtention d’une indemnité d’expropriation. Ils limitèrent leur demande à 1 000 livres turques (TRY) par terrain, soit 3 000 TRY au total, tout en réservant le surplus de leur droit à indemnisation.

    15.  Par un jugement du 24 janvier 2008, le TGI fit partiellement droit aux prétentions des requérants en leur allouant une indemnité.

    16.  Il estima que les requérants avaient la possibilité de continuer à exploiter les terrains litigieux pour la culture de la pistache, à laquelle ils étaient dédiés, et que, par conséquent, il ne pouvait être fait état d’une privation de propriété de nature à conduire à un constat d’expropriation. En effet, pour qu’un bien pût être exproprié, il fallait, selon lui, que toute possibilité d’en user eut disparu.

    17.  Néanmoins, il admit que l’accès auxdits terrains ainsi que la culture de la pistache devaient être plus difficiles qu’auparavant, et que cela entraînait une dépréciation de la valeur des biens litigieux et constituait un préjudice qui devait être indemnisé.

    18.  Il fixa l’indemnité en se fondant sur les rapports d’expertise selon lesquels les biens étaient des terrains agricoles et les pertes de valeur étaient comprises entre 10 à 25 %, selon le terrain concerné.

    19.  Statuant sur pourvoi des requérants, la Cour de cassation censura ce jugement au motif que les biens litigieux devaient être considérés non comme des terres agricoles (tarım arazisi), mais comme des terrains à bâtir (arsa).

    20.  Après le renvoi, le tribunal requit d’un groupe d’experts qu’il déterminât, d’une part, la valeur des terrains en les considérant comme terrains à bâtir et, d’autre part, la dépréciation subie en raison des restrictions liées à la présence du barrage. Dans leur rapport, qui n’est pas daté, les experts fixèrent la valeur totale des biens à 1 272 380 TRY. Quant à la dépréciation, ils l’estimèrent à 40 %.

    21.  Par un jugement du 9 juillet 2009, le tribunal décida à nouveau d’indemniser les requérants. S’agissant du montant à octroyer, il considéra que les sommes indiquées par l’expertise résultaient d’une erreur de calcul dans l’indexation. Ayant procédé à une rectification, il estima le prix du mètre carré à 26,87 TRY.

    22.  S’agissant de la dépréciation de la valeur des terrains, prenant en compte « leur superficie, leur emplacement par rapport au barrage et l’utilisation qui en [était] faite », il l’estima à 15 % pour le terrain 84⁄76 et 25 % pour chacun des deux autres terrains. Le tribunal se borna à énoncer les critères susmentionnés sans indiquer d’autres motifs.

    23.  Quant au montant du préjudice subi, il l’exposa de la manière suivante :

    Terrain no 84⁄72 : 90 954 TRY

    Terrain no 81⁄44 : 86 857 TRY

    Terrain no 84⁄76 : 78 584 TRY

    24.  Il n’accorda toutefois que 1 000 TRY pour chacun des terrains au motif que les requérants avaient limité leurs prétentions à ce montant et qu’ils avaient réservé leurs droits relatifs au surplus.

    25.  Le pourvoi formé par les requérants contre ce jugement tout comme la demande ultérieure en rectification d’arrêt furent rejetés respectivement le 5 octobre 2010 et le 18 mai 2011.

    B.  La deuxième série de recours introduits par les requérants

    26.  N’ayant réclamé que 1 000 TRY pour chacun des terrains et ayant réservé leurs droits pour le surplus dans le cadre de l’action introduite le 7 septembre 2006, les requérants engagèrent trois nouvelles actions en vue d’obtenir le solde de l’indemnité à laquelle ils pouvaient prétendre en vertu du jugement du 9 juillet 2009.

    27.  Ainsi, ils réclamèrent 89 954 TRY pour le terrain no 84⁄72, 85 857 TRY pour le terrain no 81⁄44  et 77 584 TRY pour le terrain no 84⁄76.

    28.  Par trois jugements du 25 juillet 2011, le TGI de Halfeti alloua les sommes demandées assorties d’intérêts moratoires à compter du 7 septembre 2006. Ces jugements furent confirmés en cassation par trois arrêts du 8 février 2012.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  La loi relative à l’expropriation

    29.  L’article 12 de la loi no 2942 relative à l’expropriation dispose que, dans les cas d’expropriation partielle d’un terrain, lorsqu’il existe une dépréciation de la valeur du surplus du terrain, celle-ci doit être indemnisée par l’administration.

    30.  Le neuvième alinéa de la même disposition indique que, lorsque des terrains situés dans le voisinage d’une zone expropriée en raison de la construction d’un barrage ne sont « plus utilisables » d’un point de vue économique ou social en raison de bouleversements consécutifs à ladite construction, ces terrains « sont » eux aussi expropriés. Il indique en outre que les modalités de mise en œuvre de cette règle doivent être fixées dans un règlement du ministère de l’énergie et des ressources naturelles.

    B.  Règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau

    31.  L’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau impose une zone de protection absolue couvrant une bande de 300 mètres à partir du niveau le plus élevé de la réserve d’eau potable.

    32.  Cette disposition, qui prohibe toute construction dans ladite zone, prévoit par ailleurs que les biens qui s’y trouvent « sont expropriés par l’administration ou les administrations utilisant l’eau du barrage ».

    33.  L’article 18 de ce règlement impose quant à lui une zone de protection rapprochée sur une bande de 700 mètres débutant à la fin de la zone de protection absolue. Il n’y autorise les activités agricoles que sur agrément du ministère compétent et sous réserve qu’aucun engrais artificiel ou autre produit chimique ne soit utilisé.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    34.  Les requérants allèguent que le refus des autorités d’exproprier leurs terrains malgré les restrictions apportées à leur usage a méconnu leur droit au respect de leurs biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    35.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Sur l’épuisement des voies de recours internes

    36.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Il indique que, en vertu du Règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau, l’action visant à obtenir une expropriation doit être dirigée contre la ou les administrations utilisant l’eau du barrage. À ses yeux, en l’espèce, l’eau retenue servant à alimenter le réseau de distribution des mairies de Şanlıurfa et de Gaziantep, ce sont ces municipalités que les requérants auraient dû assigner en justice, et non pas le ministère de l’Énergie.

    37.  Les requérants rétorquent que, à l’époque où ils ont engagé la procédure, le barrage relevait de la compétence du ministère de l’Énergie et que c’est à bon droit qu’ils ont dirigé leur action contre cette administration.

    38.  Ils ajoutent que le TGI qui a examiné leur recours ne l’a pas rejeté en raison d’une erreur dans la désignation de l’administration défenderesse. Au demeurant, la Cour de cassation aurait admis dans des cas similaires concernant des terrains situés dans la même zone que l’action devait être dirigée contre le ministère de l’Énergie.

    39.  La Cour constate que le TGI a examiné sur le fond les demandes des requérants et qu’il n’a pas considéré que ces derniers auraient dû diriger leur action contre une autre administration.

    40.  Dès lors, elle rejette l’exception du Gouvernement.

    2.  Sur le défaut manifeste de fondement

    41.  Le Gouvernement soutient en outre que la Requête est manifestement mal fondée dans la mesure où les requérants auraient perçu une indemnité pour le préjudice subi en raison de la dépréciation de la valeur de leurs biens.

    42.  La Cour estime que le grief en cause soulève des questions de fait et de droit qui ne peuvent être tranchées sans un examen au fond. Dès lors, elle rejette également cette exception d’irrecevabilité.

    3.  Conclusion

    43.  Constatant que la Requête ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    44.  Les requérants soutiennent que les restrictions apportées à l’usage de leurs biens en vertu de l’article 17 du Règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau sont de nature à rendre impossible en pratique l’utilisation desdits biens et qu’elles portent ainsi atteinte à la substance même de leur droit de propriété. Dès lors, ils estiment que les autorités auraient dû, en vertu du droit national et de la jurisprudence de la Cour de cassation, exproprier lesdits biens. Ils reprochent aux juridictions nationales d’avoir ordonné, à la place de l’expropriation, le versement d’une indemnité, dont le montant aurait de plus été réduit sans motifs.

    45.  Le Gouvernement rappelle que le barrage en cause a été construit dans un but d’intérêt public, notamment pour subvenir aux besoins en eau de la région. Il précise que les restrictions à l’usage des terrains se trouvant à proximité de la retenue sont prévues par la réglementation et qu’elles visent à éviter la pollution de l’eau, ce qui contribue selon lui au même intérêt public.

    46.  Le Gouvernement indique en outre que les requérants disposent toujours de leur droit de propriété et qu’ils peuvent en faire usage. Il admet néanmoins que celui-ci est affecté d’un certain nombre de restrictions rendant plus difficile l’utilisation des biens. Par exemple, l’accès aux terrains se ferait désormais uniquement en barque. Toutefois, le Gouvernement précise que ce préjudice a été indemnisé par les juridictions nationales qui ont alloué aux intéressés la somme de 256 396 TRY (soit 119 254 euros) à la date de la présentation des observations).

    47.  Enfin, le Gouvernement expose que, en vertu de l’article 12 de la loi relative à l’expropriation, les terrains des requérants ne pouvaient faire l’objet d’une expropriation au motif que les intéressés continuaient à les utiliser.

    48.  Pour le Gouvernement, il n’y a donc pas eu violation de la disposition invoquée.

    2.  Appréciation de la Cour

    49. La notion de « biens » évoquée dans la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. En fait, il importe d’examiner dans chaque cas si les circonstances de l’affaire, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 129, CEDH 2004-V, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 63, CEDH 2007-I).

    50.  De plus, la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens existants » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit patrimonial (voir, dans ce sens, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 c), CEDH 2004-IX, et Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, § 74 c), CEDH 2005-V).

    51.  En outre, lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne (Kopecký c. Slovaquie, précité, § 52 et Draon c. France [GC], no 1513/03, § 68, 6 octobre 2005.

    52. Par ailleurs, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole n1, une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens doit être légale et être dépourvue d’arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 63, 16 novembre 2010).

    a)  Quant aux terrains no 84⁄72 et no 84⁄76

    53.  La Cour observe que l’usage des terrains no 84⁄72 et no 84⁄76 est affecté de restrictions physiques et juridiques extrêmement rigoureuses : l’accès aux terrains nécessite l’usage d’une embarcation non motorisée, aucune construction n’y est possible et l’agriculture y est prohibée.

    54.  Les requérants indiquent qu’ils ont été indemnisés à hauteur du préjudice qu’ils auraient subi alors que, en vertu du droit national, ils auraient dû, selon eux, être expropriés et percevoir une indemnité équivalant à la valeur totale des biens en cause.

    55.  La question que la Cour est appelée à trancher en l’espèce n’est pas celle de savoir si le montant de l’indemnité payée aux requérants suffisait à compenser le préjudice découlant des restrictions imposées à l’usage de leurs biens, pas plus qu’elle n’est de déterminer si l’article 1 du Protocole no 1 garantit d’une manière générale le droit d’un requérant à être exproprié. La tâche de la Cour est plutôt de déterminer si la législation nationale instaurait au profit des requérants un droit de délaissement avec une certitude suffisante pour pouvoir constituer un intérêt patrimonial protégé par la Convention.

    56.  La Cour observe que l’article 12, alinéa 9, de la loi no 2942 impose l’expropriation lorsque le terrain situé dans le voisinage d’un barrage n’est « plus utilisable ». Si le texte ne précise pas lui-même ce qu’il faut entendre par ces termes, il renvoie cependant à un règlement.

    57.  Ledit règlement énonce, quant à lui, de manière non équivoque en son article 17 que les terrains situés dans la zone de protection absolue entourant une réserve d’eau potable « sont expropriés ». Compte tenu de l’utilisation du verbe « être » et non du verbe « pouvoir », ce texte n’accorde aucune marge d’appréciation discrétionnaire à l’administration qui ne dispose pas de la liberté de choisir entre l’expropriation et le versement d’une indemnité moindre. Au contraire, la réglementation place les autorités sous l’égide d’une compétence liée en obligeant celles-ci à acquérir les biens et accorde ainsi aux propriétaires des terrains situés dans la zone de protection absolue un véritable droit de délaissement, c’est-à-dire un « droit à être exproprié ».

    58.  Aux yeux de la Cour, ce droit au délaissement prévu par la réglementation interne constitue un « intérêt patrimonial » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En d’autres termes, le droit à être exproprié et à obtenir le versement d’indemnités correspondant à la valeur des terrains constitue, un « bien » aux fins de la disposition susmentionnée (comparer avec Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 122 à 125 et 129 à 133, CEDH 2004-V, qui concerne le refus d’exécuter un droit à une mesure compensatoire - qualifié de droit à être crédité - reconnu par le droit national).

    59.  En refusant d’exproprier les terrains concernés et en optant pour le versement d’une indemnité en compensation du préjudice lié aux restrictions imposées à l’usage des biens, les autorités ont porté atteinte à cet intérêt patrimonial conféré par le droit interne et protégé par la Convention.

    60.  Une telle atteinte ne peut passer pour conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 étant donné non seulement qu’elle ne repose sur aucune base légale mais encore qu’elle ne bénéficie d’aucune justification sérieuse. En effet, les autorités judiciaires ont insuffisamment motivé leur choix d’ordonner le versement d’une indemnité correspondant à la dépréciation de la valeur du bien plutôt que de mettre en œuvre le droit de délaissement des requérants en prononçant l’expropriation et en octroyant une indemnité correspondant à la valeur des biens. À cet égard, force est de constater que les tribunaux nationaux ne se sont pas prononcés sur l’article 17 du règlement susmentionné. Le Gouvernement n’a, lui non plus, avancé aucun motif sérieux justifiant cette ingérence.

    61.  Partant, il y a eu violation de cette disposition en ce qui concerne les terrains immatriculés au registre foncier comme « lot 84 parcelle 72 » et « lot 84 parcelle 76 ».

    b)  Quant au terrain no 81⁄44

    62.  La Cour observe que le terrain no 81⁄44, qui est situé dans la zone de protection rapprochée, fait lui aussi l’objet d’un certain nombre de restrictions visant à protéger la qualité de l’eau du barrage. Ainsi, toute construction sur ce terrain est prohibée. Par ailleurs, les activités agricoles n’y sont autorisées que sur agrément du ministère compétent et sous réserve qu’aucun engrais artificiel ou autre produit chimique ne soit utilisé.

    63.  Les autorités ont versé aux intéressés des indemnités pour compenser le préjudice découlant de ces restrictions.

    64.  Les requérants mettent en cause, comme pour les deux autres biens, la décision de les indemniser à hauteur du préjudice plutôt que de les exproprier.

    65.  La Cour relève que la situation de ce bien, qui se trouve dans la zone de protection rapprochée, diffère de celle des deux autres terrains.

    66.  En effet, la réglementation nationale n’établissait pas, s’agissant de ce terrain, de « droit à être exproprié ».

    67.  L’article 12 de la loi no 2942 lie l’obligation d’exproprier les biens situés dans le voisinage d’un barrage à la condition que ceux-ci ne soient « plus utilisables ». Or les juridictions nationales n’ont jamais considéré que le bien litigieux était devenu inutilisable au sens de cette disposition. On ne saurait dès lors affirmer qu’en l’espèce les requérants tenaient de cet article un droit à être expropriés.

    68.  Quant au règlement, il n’énonce pas que les restrictions affectant les biens situés dans une zone de protection rapprochée rendent par principe ces biens inutilisables et ne prévoit pas autrement d’obligation d’exproprier.

    69.  Par conséquent, en l’absence de « droit à être exproprié » reconnu par le droit interne et susceptible de constituer un intérêt patrimonial protégé par la Convention et donc un « bien », le versement d’une indemnité correspondant au préjudice découlant des restrictions réglementaires était de nature à établir un juste équilibre entre les droits des requérants et ceux de la société.

    70.  Cela étant, le versement d’une indemnité ne peut maintenir un tel équilibre que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre son montant et le préjudice qu’il vise à compenser.

    71.  À cet égard, la Cour observe que l’expert mandaté par le TGI avait estimé à 40 % la dépréciation de la valeur du terrain causée par les restrictions affectant son usage. Or le juge a fixé les indemnités à 25 % de la valeur du bien.

    72.  Il est vrai que le rapport d’expertise ne liait pas le TGI, qui pouvait allouer une indemnité inférieure à celle déterminée par l’expert. Cependant pour faire cela dans le respect de l’article 1 du Protocole no 1, il lui revenait d’exposer les raisons pour lesquelles il écartait les conclusions de l’expertise et les motifs précis pour lesquels il convenait de diminuer le pourcentage de la dépréciation. À cet égard, la Cour estime qu’un simple énoncé des critères à prendre en compte ne peut passer pour une motivation suffisante dès lors que le juge n’a pas indiqué pourquoi et comment la prise en compte desdits critères devait conduire à limiter la dépréciation à 25 %.

    73.  Malgré la compétence limitée dont elle dispose pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions nationales, la Cour estime que la manière dont le montant des indemnités a été fixé ne lui permet pas d’affirmer que celui-ci est raisonnablement en rapport avec le préjudice subi.

    74.  Sur ce point, la Cour rappelle que les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 impliquent qu’une absence d’obligation pour les tribunaux d’exposer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions rendrait théoriques et illusoires les droits garantis par la Convention. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à un traitement attentif et soigné de ses prétentions essentielles (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05, 34786/05, 34800/05 et 34811/05, § 54, 1er février 2011, et les références qui y figurent).

    75.  Par conséquent, rien ne permet de conclure que le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits des requérants ait été maintenu.

    76.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne le terrain immatriculé au registre foncier comme « lot 81 parcelle 44 ».

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    77.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    1.  Arguments des parties

    78.  Les requérants réclament 1 600 000 euros (EUR) pour préjudice matériel.

    79.  Ils indiquent que, selon le rapport d’expertise établi après le renvoi en première instance, la valeur totale de leurs biens était de 1 651 786 livres turques (TRY). Ils exposent que, pour calculer le préjudice matériel, il faut déduire de ce montant la somme de 253 396 TRY - qu’ils ont obtenue à titre d’indemnité - et appliquer à la différence un taux d’intérêt de 16,80 % à partir du 7 septembre 2006. Ils parviennent ainsi à un montant équivalent à 1 400 000 EUR, auquel il faut, selon eux, ajouter 200 000 EUR qui correspondraient au manque à gagner.

    80.  Les requérants sollicitent en outre 20 000 EUR pour préjudice moral, 3 000 EUR en remboursement des frais de procédure et 30 000 EUR pour les honoraires d’avocat.

    81.  Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions. Il estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel allégué et la violation invoquée, que le montant réclamé au titre du préjudice moral est excessif et que les demandes formulées au titre des frais et dépens sont insuffisamment documentées.

    2.  Appréciation de la Cour

    82.  Eu égard à la nature des violations qu’elle a constatées, la Cour estime nécessaire de faire une distinction entre les différents biens des requérants.

    83.  En ce qui concerne les terrains no 84⁄72 et no 84⁄76, la Cour observe que leur valeur a été estimée à 887 717 TRY dans le jugement du 9 juillet 2009. Il convient de déduire de ce montant la somme de 169 538 TRY, ce qui donne une différence de 718 179 TRY. L’actualisation de ce montant produit un résultat de 1 504 000 TRY, soit environ 455 000 EUR. La Cour estime raisonnable d’allouer cette somme au titre du préjudice matériel. Il va sans dire que les requérants devront en contrepartie céder la propriété desdits terrains à l’Administration.

    84.  En ce qui concerne le terrain no 81⁄44, la Cour observe que son constat de violation repose sur l’insuffisance de la motivation du TGI.  Elle ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue des recours intentés par les requérants en l’absence de cette lacune procédurale (voir Gereksar et autres, précité, § 75, Paulet c. Royaume-Uni, no 6219/08, § 73, 13 mai 2014, Džinić c. Croatie, no 38359/13, § 86, 17 mai 2016). Elle estime, eu égard à la nature de la violation ainsi constatée, qu’en principe le moyen le plus approprié pour redresser cette violation serait une réouverture de la procédure. À cet égard, elle note qu’en vertu de l’article 375 § 1 i) du code de procédure civile, un arrêt de la Cour concluant à une violation d’une disposition de la Convention ou de ses Protocoles constitue un motif spécifique de réouverture d’une procédure. Partant, la Cour rejette les demandes de réparation du préjudice matériel relatives à ce terrain.

    85.  S’agissant du préjudice moral, la Cour, statuant en équité, octroie la somme de 1 500 EUR à chaque requérant.

    86.  Quant aux demandes relatives aux frais et dépens, la Cour, constate qu’elles ne sont pas documentées et les rejette en conséquence.

    87.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Déclare, à l’unanimité, la Requête recevable ;

     

    2.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne les terrains no 84⁄72 et no 84⁄76 ;

     

    3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne le terrain no 81⁄44 ;

     

    4.  Dit, par six voix contre une,

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie nationale :

    i.  455 000 EUR (quatre cent cinquante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel conjointement à l’ensemble des requérants,

    ii.  1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chaque requérant ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

    J.L.
    S.H.N.

     

    ANNEXE

    Liste des requérants

  1.          Hadice KUTLU née en 1925, résidant à Şanlıurfa
  2. 2.         Ayşe CANBEG née en 1950, résidant à Şanlıurfa

    3.         Fatma KARAOĞLU née en 1965, résidant à Şanlıurfa

    4.         Mehmet KUTLU né en 1957, résidant à Şanlıurfa

    5.         Türkan UNURLU née en 1971, résidant à Şanlıurfa

     

     

     


    OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
    DU JUGE LEMMENS

    1.  À mon regret, je ne peux me rallier à la conclusion de mes collègues selon laquelle l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention a été violé en ce qui concerne les terrains nos 84⁄72 et 84⁄76.

     

    2.  Les requérants ont saisi le tribunal de grande instance de Halfeti d’une action tendant à l’obtention d’une indemnité d’expropriation pour les trois terrains en cause, à savoir les terrains nos 84⁄72 et 84⁄76, situés dans la zone de 300 mètres autour du barrage (zone de « protection absolue »), et le terrain no 81⁄44, situé dans la zone de 700 mètres additionnels autour du barrage (zone de « protection étendue ou rapprochée ») (paragraphe 14 de l’arrêt). Rien dans le dossier n’indique que les demandes pour les deux catégories de terrains auraient eu des causes différentes.

     

    Par son jugement du 24 janvier 2008, le tribunal n’a fait que partiellement droit aux requérants. Il a en effet rejeté la demande d’indemnisation pour expropriation, mais il a alloué des indemnités au titre de la perte de valeur des terrains due aux difficultés nouvelles d’accès aux parcelles en question et de culture de la pistache. Le motif pour lequel la demande d’indemnisation pour expropriation a été rejetée était apparemment le même pour les trois terrains en cause : les requérants avaient toujours la possibilité d’exploiter les terrains pour la culture de la pistache, de sorte que ceux-ci n’étaient pas devenus inutilisables et qu’il ne pouvait donc pas être fait état d’une privation de propriété donnant lieu à un constat d’expropriation (paragraphes 15-18 de l’arrêt). Ce jugement a certes été infirmé par la Cour de cassation, mais il semble que la décision sur renvoi a suivi, en substance, le même raisonnement (paragraphes 21-24 de l’arrêt).

     

    3.  Les motifs sur lesquels le tribunal s’est fondé sont manifestement tirés de l’article 12 de la loi no 2942 relative à l’expropriation.

     

    En effet, cette disposition concerne le sort de terrains non expropriés qui font partie d’un ensemble plus vaste dans lequel d’autres terrains ont été expropriés. En règle générale, selon l’article 12, alinéa 1er, de la loi no 2942, le propriétaire peut obtenir une indemnité pour la dépréciation de la valeur des terrains non expropriés, dépréciation découlant de l’expropriation des autres terrains (paragraphe 29 de l’arrêt).

     

    Toutefois, si les terrains non expropriés satisfont aux conditions prévues par l’article 12, alinéa 9, de la loi, leur propriétaire a la possibilité d’en exiger l’expropriation et d’obtenir, bien entendu, une indemnité d’expropriation, les conditions à remplir étant que les terrains soient situés dans le voisinage d’une zone expropriée pour la construction d’un barrage et qu’ils ne soient plus utilisables en raison des bouleversements consécutifs à cette construction (paragraphe 30 de l’arrêt). Si le texte de la loi ne précise pas contre qui une demande doit être dirigée, il semble aller de soi que c’est l’autorité expropriante qui doit être citée comme partie défenderesse. L’on comprend donc que les requérants aient dirigé leur demande contre le ministère de l’Énergie.

     

    4.  Rien n’indique que les requérants se soient (également) basés sur les articles 17 et 18 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau. Ce règlement contient des dispositions visant à la préservation de la qualité de l’eau. Ainsi, s’agissant de la protection de l’eau de barrage, il prévoit l’établissement d’une zone de 300 mètres autour du barrage en question, dans laquelle tous les terrains doivent être expropriés par l’administration ou les administrations qui utilisent l’eau du barrage et où toute construction est interdite (article 17), ainsi que d’une zone de 700 mètres additionnels dans laquelle un certain nombre d’activités sont interdites ou sujettes à autorisation (paragraphes 31-33 de l’arrêt).

     

    5.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité fondée sur le non-épuisement des voies de recours internes pour la partie de la Requête qui concerne les terrains nos 84⁄72 et 84⁄76, situés dans la zone de 300 mètres. Il reconnaît que les requérants ont introduit une action en indemnisation contre le ministère de l’Énergie. Il attire toutefois l’attention sur l’article 17 du règlement précité, et sur le fait que l’obligation d’exproprier établie par cette disposition vaut non pas à l’égard de l’administration qui a construit le barrage, mais à l’égard des administrations qui en utilisent l’eau. Or, selon le Gouvernement, les requérants ont omis de demander l’expropriation desdits terrains aux administrations utilisatrices de l’eau du barrage, à savoir les municipalités de Sanliurfa et Gaziantep (paragraphe 36 de l’arrêt).

     

    La majorité rejette cette exception au motif que « le [tribunal] a examiné sur le fond les demandes des requérants et qu’il n’a pas considéré que ces derniers auraient dû diriger leur action contre une autre administration » (paragraphe 39 de l’arrêt).

     

    À mon regret, je ne peux pas suivre ce raisonnement. Ce n’est pas parce que le tribunal a examiné une action en indemnisation pour expropriation fondée sur l’article 12 de la loi no 2942 relative à l’expropriation et dirigée contre le ministère de l’Énergie qu’il n’y aurait plus lieu d’introduire une demande d’expropriation fondée sur l’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau et dirigée contre deux autres administrations. Les deux types de demandes ont par ailleurs des causes distinctes : s’agissant de la demande fondée sur l’article 12, alinéa 9, de la loi no 2942, le demandeur doit apporter la preuve que le terrain est inutilisable, tandis que, s’agissant de la demande fondée sur l’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau, il lui suffit de prouver que le terrain se situe dans la zone de 300 mètres autour du barrage. Alors que les requérants n’ont pas réussi à fournir la preuve qui leur eût permis d’obtenir gain de cause contre le ministère, tout donne à penser qu’ils auraient pu obtenir une décision favorable s’ils avaient introduit une action contre les municipalités de Şanlıurfa et Gaziantep.

     

    Faute d’avoir utilisé la voie de recours qui était la voie « naturelle », les requérants n’ont pas, à mon avis, épuisé les voies des recours internes. Pour cette raison, j’estime que la Requête, dans la mesure où elle concerne les terrains nos 84⁄72 et 84⁄76, aurait dû être déclarée irrecevable.

     

    6.  Surabondamment, à supposer même que cette partie de la Requête ait dû être déclarée recevable, j’ai peine à conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en ce qui concerne les deux terrains précités.

     

    La majorité reproche aux tribunaux nationaux d’avoir pris une décision qui ne se fonderait sur aucune base légale et qui, de surcroît, ne bénéficierait d’aucune justification sérieuse (paragraphe 60 de l’arrêt). Son raisonnement repose entièrement sur l’idée que les requérants avaient un droit à être expropriés en vertu de l’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau et que les tribunaux ont, à tort, refusé de leur reconnaître ce droit.

     

    Or, comme il a été expliqué ci-dessus, il y a une différence entre une demande d’indemnisation pour expropriation, fondée sur l’article 12 de la loi no 2942, et une demande d’expropriation, fondée sur l’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution. Ces demandes sont différentes tant du point de vue de leur objet que des points de vue de leur cause et des parties contre lesquelles elles sont dirigées. Dès lors, comment reprocher aux tribunaux de ne pas avoir appliqué, d’office, une disposition réglementaire sur laquelle la demande portée devant eux ne semble pas avoir été fondée ?

     

    À mon avis, les tribunaux ont examiné la demande et l’ont rejetée sur la base de motifs qui peuvent justifier leur décision et qui constituent une motivation régulière.

     

    7.  Enfin, ne pouvant pas suivre la majorité en ce qui concerne le constat de violation des droits des requérants relatifs aux terrains nos 84⁄72 et 84⁄76, j’estime que je ne peux pas non plus voter en faveur de l’octroi d’une satisfaction équitable pour le dommage matériel que les requérants auraient subi à raison de la violation constatée (paragraphe 83 de l’arrêt).

     

    8.  Les choses se présentant différemment en ce qui concerne le terrain no 81⁄44, situé dans la zone de 700 mètres additionnels, je partage les conclusions de mes collègues en ce qui concerne l’appréciation du grief et la demande de satisfaction équitable.

     

     


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