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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MUNCACIU v. ROMANIA - 12433/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 118 (26 January 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/118.html
Cite as: [2016] ECHR 118

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MUNCACIU c. ROUMANIE

     

    (Requête no 12433/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    26 janvier 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Muncaciu c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              András Sajó, président,
              Vincent A. De Gaetano,
              Boštjan M. Zupančič,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Egidijus Kūris,
              Iulia Antoanella Motoc,
              Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
    et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12433/11) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Sava-Dafinel Muncaciu (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 février 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me C. Costea, avocate à Winterthur (Suisse). Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le requérant allègue une méconnaissance de son droit à un procès équitable par le tribunal départemental de Cluj. Il dénonce le fait que ce tribunal ne lui a pas communiqué, avant de statuer, le mémoire en défense de la partie adverse, ce qui l’aurait privé de toute possibilité d’en prendre connaissance. Il se plaint aussi du fait que ledit tribunal n’a pas examiné sa demande d’ajournement de l’audience et ce, selon lui, en violation de ses droits de la défense et du principe du contradictoire. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention.

    4.  Le 7 mai 2013, le grief susmentionné a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1976 et réside à Cluj-Napoca.

    A.  La genèse de l’affaire

    6.  Le 10 octobre 2005, le requérant prêta trois cent mille euros aux époux G. Un contrat de prêt fut authentifié par un notaire à cette occasion. Le prêt fut assorti d’une garantie hypothécaire portant sur deux immeubles sis à Turda dont les époux G. se déclarèrent être propriétaires. Le requérant fit inscrire la garantie hypothécaire dans le livre foncier.

    7.  Le 27 novembre 2006, faute de remboursement du crédit à l’échéance prévue d’un commun accord entre les parties, le tribunal de première instance de Turda autorisa l’exécution forcée du contrat de prêt.

    8.  Le 11 décembre 2006, le requérant déposa une demande de saisie immobilière auprès d’un huissier de justice.

    9.  Le 14 mai 2009, l’huissier organisa une vente aux enchères des deux immeubles susmentionnés qui furent finalement adjugés au requérant.

    B.  La contestation des mesures d’exécution forcée

    10.  Le 21 mai 2009, l’administration des finances publiques de Turda (ci-après « A.F.P. Turda ») contesta la procédure d’exécution forcée et demanda l’annulation de toutes les mesures d’exécution prises, l’annulation de la garantie hypothécaire prévue dans le contrat de prêt, la radiation de l’hypothèque du livre foncier, ainsi que le sursis à l’exécution forcée du contrat de prêt litigieux. Elle indiquait que les deux immeubles avaient été achetés par les époux G. le 4 février 2004, mais que le contrat de vente avait été annulé par une décision définitive du 20 janvier 2005 du tribunal de première instance de Turda dans un procès opposant le couple en question aux autorités financières de l’État roumain. Elle précisait que la décision susmentionnée avait été inscrite au livre foncier le 19 juillet 2006, que les autorités avaient procédé à la saisie des immeubles le 12 septembre 2008, que celle-ci avait été inscrite dans le livre foncier en tant qu’hypothèque légale de second rang et que les époux G. avaient ainsi perdu le droit de propriété sur les deux immeubles. Enfin, l’A.F.P. Turda affirmait que les recherches entreprises par l’huissier dans le cadre de la procédure d’exécution forcée avaient montré que les immeubles mentionnés dans le livre foncier avaient été démolis entre-temps et qu’un nouveau bâtiment avait été construit à leur place.

    11.  À l’audience du 11 juin 2009, le requérant déposa un mémoire en défense. Il plaida d’abord l’irrecevabilité de l’action, arguant que les dispositions régissant la procédure civile ne permettaient pas de vérifier la validité du contrat de prêt conclu avec les époux G. au moyen de la procédure de contestation des mesures d’exécution forcée. Il soutint ensuite que les autorités financières n’avaient pas fait inscrire dans le livre foncier leur action en annulation de la vente réalisée en 2004 et que la décision définitive de justice du 20 janvier 2005 n’avait été inscrite dans le livre foncier aux fins de l’opposabilité aux tiers que très tard, à savoir le 19 juillet 2006. En outre, il mentionna qu’il avait accompli des diligences avant la signature du contrat de prêt du 10 octobre 2005 et que, dans ce contexte, les autorités fiscales de la mairie de Turda avaient délivré un certificat fiscal attestant que la famille G. n’avait pas de dettes et ne détenait pas d’immeubles saisis. Enfin, il s’opposa au sursis à l’exécution.

    12.  Par un jugement du 18 mars 2010, le tribunal de première instance de Turda, après avoir écarté les arguments soulevés par le requérant, accueillit l’action de l’A.F.P. Turda et fit droit à toutes les demandes de cette dernière.

    13.  Le 6 juillet 2010, le requérant, par l’intermédiaire de l’avocate l’ayant représenté devant le tribunal de première instance de Turda, forma un recours contre le jugement du 18 mars 2010. Il réitéra ses arguments présentés dans le mémoire en défense devant le tribunal de première instance (paragraphe 11 ci-dessus).

    14.  Le 26 août 2010, la partie défenderesse déposa un mémoire en défense présentant ses arguments tendant à la conclusion que son action était recevable et que les époux G. avaient perdu le droit de propriété sur les immeubles constituant la garantie dans le cadre du contrat de prêt. Elle demanda que l’affaire fût jugée même en son absence. Son mémoire en défense ne fut pas communiqué au requérant.

    15.  À une date non précisée, le requérant envoya une demande de report de l’audience du tribunal départemental de Cluj fixée au 1er septembre 2010. Il fondait cette demande par la nécessité d’engager un avocat à même de le représenter devant la juridiction de recours. À cet égard, il indiquait qu’il avait l’intention d’engager un avocat différent de celui qui avait rédigé sa demande et ses moyens de recours en juillet 2010, et il ajoutait qu’il avait subi une intervention chirurgicale au mois d’août 2010 et qu’il n’avait dès lors pu se déplacer. Il produisait un certificat médical daté du 31 août 2010. Il demanda en outre que tout éventuel mémoire déposé par la partie adverse lui fût communiqué.

    16.  Lors de l’audience du 1er septembre 2010, le tribunal départemental de Cluj prit acte de ce qu’aucune partie n’était présente aux deux appels faits à deux heures différentes et de ce que l’A.F.P. Turda avait déposé un mémoire en défense. Il mit l’affaire en délibéré et, sur la base « des moyens invoqués et des pièces du dossier (actele şi lucrările) », rendit le même jour un arrêt définitif rejetant le recours du requérant. L’arrêt ne comportait aucune mention de la demande d’ajournement du requérant.

    C.  Les informations présentées par les parties

    17.  Sur demande du requérant du 31 mai 2011, le greffe du tribunal de première instance de Turda informa l’intéressé que sa demande d’ajournement ne portait pas le tampon d’enregistrement du tribunal départemental, qu’elle n’était ni numérotée ni reliée au dossier et qu’elle était simplement agrafée à la couverture du dossier avec le deuxième exemplaire du mémoire en défense de l’A.F.P. Turda.

    18.  Dans le cadre des observations écrites transmises dans la présente requête, le Gouvernement a déposé une lettre du tribunal départemental de Cluj du 29 août 2013 détaillant les modalités d’enregistrement des documents versés dans un dossier pénal. Dans cette lettre, le tribunal mentionnait que tout document déposé par les parties était enregistré dans la base de données électroniques Ecris et transmis à la formation de jugement, y compris le jour de la dernière audience. Il indiquait aussi que si le document était envoyé par la poste l’enveloppe était également reliée au dossier. Il précisait en outre que, dans la procédure objet de la présente requête, le dernier acte déposé et enregistré dans la base de données Ecris était le mémoire en défense de l’A.F.P. Turda du 26 août 2010. Le tribunal estimait qu’un document tel celui agrafé à la couverture du dossier n’avait pu être déposé qu’après la fin du procès.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    19.  L’article 86 du code de procédure civile en vigueur à l’époque des faits (« le CPC ») prévoyait que la communication des demandes et de tous les actes de procédure était réalisée d’office par le tribunal.

    20.  L’article 116 du CPC disposait que la partie défenderesse devait déposer au dossier un mémoire en défense et plusieurs copies correspondant au nombre de demandeurs. Cet article ne contenait aucune mention expresse quant à la communication de ce mémoire à la partie adverse.

    21.  L’article 118 du CPC prévoyait que le mémoire en défense était obligatoire.

    22.  Conformément à l’article 156 du CPC, le tribunal pouvait ajourner l’audience une seule fois pour cause d’impossibilité d’exercer les droits de la défense, sur demande dûment motivée. Lorsque le tribunal refusait d’ajourner l’audience pour cette raison, il reportait le prononcé de sa décision, sur demande de la partie intéressée, afin de permettre à cette dernière de déposer des conclusions écrites.

    23.  L’article 298 du CPC disposait que les règles de procédure prévues pour le jugement en premier ressort étaient également applicables au stade de l’appel dans la mesure où elles ne dérogeaient pas aux dispositions spécifiques régissant cette voie de recours.

    24.  L’article 308 du même code prévoyait que les moyens de recours étaient communiqués à la partie adverse, qui devait verser un mémoire en défense au plus tard cinq jours avant l’audience. Cet article ne contenait aucune mention expresse quant à la communication de ce mémoire à l’autre partie.

    25.  L’article 316 du CPC prévoyait que les règles de procédure prévues pour le jugement en appel étaient également applicables au stade du pourvoi en recours dans la mesure où elles ne dérogeaient pas aux dispositions spécifiques régissant cette voie de recours.

    26.  La cour d’appel de Bucarest, dans sa décision no 123/2005, a jugé que, bien que le CPC ne l’ait pas prévu expressément, un tribunal avait l’obligation de communiquer le mémoire en défense à la partie adverse, et cela même en instance d’appel. Cette obligation ressortait, d’après la cour d’appel, de l’article 116 du CPC, qui imposait à la partie défenderesse de produire au dossier un nombre de copies de ce mémoire correspondant au nombre de demandeurs dans l’affaire. La cour d’appel a également conclu que le défaut de communication du mémoire en défense - particulièrement au demandeur qui, habitant loin du tribunal et ayant demandé à être jugé en son absence, avait sollicité de manière expresse pareille communication - s’analysait en la méconnaissance des droits de la défense et du principe du contradictoire régissant le procès civil. En outre, la cour d’appel a jugé que, en communiquant la demande d’appel du demandeur, accompagnée des pièces l’étayant, à la partie défenderesse, mais non le mémoire en défense de la partie défenderesse, accompagné des pièces le soutenant, au demandeur, la juridiction d’appel avait méconnu le principe de l’égalité des armes consacré par l’article 6 de la Convention (voir « Le code de procédure civile annoté », G. Boroi et A. Spineanu-Matei, édition All Beck, 2005, p. 216).

    27.  Par sa décision définitive no 608 du 1er juillet 2008, la cour d’appel de Craiova a également jugé qu’un tribunal avait l’obligation de communiquer le mémoire en défense à la partie adverse, et cela même en instance d’appel. Elle a conclu que le défaut de communication du mémoire en défense - particulièrement au demandeur qui était absent et qui n’était pas représenté par un avocat - s’analysait en la méconnaissance des droits de la défense et du droit à un procès équitable garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et par la Constitution (voir « www.jurisprudenta.org »).

    28.  Par sa décision définitive no 3104 du 4 juin 2009, la Haute Cour de cassation et de justice a jugé que, en cas de dépôt par une partie d’une demande d’ajournement justifiée par l’impossibilité de comparaître à l’audience pour des raisons médicales, même effectuée après l’audience mais avant le prononcé de la décision, le fait pour le tribunal de se prononcer sur le fond de l’affaire sans examiner ladite demande méconnaissait les droits de la défense de la partie en question et, de ce fait, le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention (voir « www.scj.ro »).

    29.  Le nouveau CPC, entré en vigueur le 15 février 2013, dispose, en son article 206, que la communication du mémoire en défense déposé par la partie adverse au demandeur est obligatoire.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    30.  Le requérant se plaint que le tribunal départemental de Cluj ait examiné son recours en son absence et sans lui donner la possibilité de réagir à la réponse de la partie intimée formulée quant à ce recours. Il allègue une violation de son droit à un procès équitable, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    31.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    32.  Le requérant se plaint d’une méconnaissance de son droit à un procès équitable par le tribunal départemental de Cluj. Il reproche au tribunal de ne pas lui avoir communiqué, avant de statuer, le mémoire en défense de la partie adverse, ce qui l’aurait ainsi privé de toute possibilité d’en prendre connaissance, ainsi que de ne pas avoir examiné sa demande d’ajournement de l’audience, et ce, selon lui, en violation de ses droits de la défense et du principe du contradictoire. Le requérant estime que, dans ces conditions, il a été privé de la possibilité de soutenir ses arguments devant la juridiction de recours et d’exprimer sa position quant aux moyens de défense de la partie adverse.

    33.  Il argue que le fait que sa demande d’ajournement a été agrafée à la couverture du dossier prouve que cette demande a bien été reçue par le greffe du tribunal, précisant que celui-ci est le seul à être autorisé à verser des documents au dossier. Il considère que l’absence d’enregistrement formel de sa demande et d’indication de la date de réception révèle soit une négligence du personnel du greffe, lequel n’aurait pas accompli les démarches administratives requises pour l’enregistrement et l’envoi aux juges chargés du dossier de ladite demande, soit la décision des juges de ne pas prendre en considération cette dernière.

    34.  Le requérant soutient que, tel qu’il ressort du jeu combiné des articles 116, 298 et 316 du CPC, la juridiction de recours avait une obligation légale de lui communiquer le mémoire en défense de la partie adverse.

    35.  Il affirme en outre qu’il n’avait aucun intérêt à demander le report du prononcé de l’arrêt dans la mesure où il avait réclamé l’ajournement de l’audience tenue par le tribunal. Il indique par ailleurs qu’il n’était plus représenté par un avocat et estime qu’il ne pouvait être attendu de lui qu’il fût familier avec cette procédure. Il soutient également que, en l’absence des parties, le tribunal aurait pu ajourner l’audience puisqu’aucune disposition procédurale n’y aurait fait obstacle.

    36.  Enfin, le requérant allègue que le tribunal départemental de Cluj n’a pas procédé à un propre examen de l’affaire, se contentant selon lui de reprendre la motivation du tribunal inférieur. À ce sujet, il estime que l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le tribunal départemental s’était prononcé sur la seule base des éléments de preuve déjà versés au dossier, sans prendre en considération la position de la partie adverse exposée dans son mémoire en défense, confirme cette thèse.

    37.  Le Gouvernement soutient que, eu égard au fait que le certificat médical joint à la demande d’ajournement du requérant datait du 31 août 2010 - soit le jour précédant l’audience du tribunal départemental de Cluj -, cette demande a certainement été envoyée, par des moyens que le requérant s’abstiendrait d’exposer, soit le 31 août 2010, soit le jour de l’audience et du prononcé de l’arrêt, soit après. Renvoyant à la lettre du tribunal départemental de Cluj du 29 août 2013 (paragraphe 18 ci-dessus) présentant la pratique administrative en matière d’enregistrement des documents versés au dossier par les parties, le Gouvernement argue que, en tout état de cause, cette demande est forcément arrivée après le prononcé de l’arrêt du 1er septembre 2010. Dans ces conditions, selon lui, le tribunal départemental de Cluj a correctement décidé de clôturer les débats au vu de la situation suivante: le requérant n’avait déposé, d’après le Gouvernement, aucune demande valable d’ajournement d’audience, son pourvoi en recours était signé par un avocat, la partie adverse avait demandé l’examen de l’affaire même en son absence et il avait été procédé à deux appels des parties dans la salle d’audience. Le Gouvernement ajoute que le tribunal départemental a mis l’affaire en délibéré et que, en l’absence d’une demande de report du prononcé de la décision formulée par le requérant, il a prononcé l’arrêt du 1er septembre 2010. Il considère qu’on ne pouvait demander aux juges d’anticiper une éventuelle demande d’ajournement de l’audience formée par le requérant pour cause d’impossibilité d’exercer les droits de la défense alors que les moyens de recours présentés par l’intéressé avaient été rédigés par un avocat. Il allègue enfin que, eu égard aux circonstances exposées ci-dessus, le tribunal départemental aurait méconnu les dispositions légales en vigueur s’il n’avait pas mis l’affaire en délibéré.

    38.  S’agissant de la communication du mémoire en défense de la partie adverse au requérant, le Gouvernement indique que l’article 308 du CPC ne contenait aucune mention quant à la communication d’un tel mémoire. Il conclut que l’article 116 du CPC, qui régissait la question du nombre d’exemplaires du mémoire en défense à déposer au dossier, s’appliquait uniquement au jugement en premier ressort.

    39.  Le Gouvernement soutient en outre que la situation dans la présente affaire est différente de celle dans l’affaire Grozescu c. Roumanie (no 17309/02, 27 septembre 2007). Il indique que, dans cette affaire, la juridiction de recours avait décidé de rouvrir les débats, après avoir mis l’affaire en délibéré, afin d’entendre la partie adverse, et cela sans en informer le requérant. Il ajoute que l’arrêt rendu par la juridiction de recours dans l’affaire susmentionnée reposait en grande partie sur un argument soulevé par la partie adverse pour la première fois en appel. Or, dans la présente espèce, tel ne serait pas le cas, puisque le tribunal départemental de Cluj aurait statué sur la seule base des éléments de preuve déjà versés au dossier, sans accorder d’importance aux allégations de la partie adverse contenues dans le mémoire en défense. Le Gouvernement indique à cet égard que le tribunal départemental n’a fait aucune mention des arguments présentés dans ledit mémoire en défense.

    2.  Appréciation de la Cour

    40.  La Cour note d’emblée que les parties ne contestent pas le fait que le mémoire en défense versé par l’A.F.P. Turda au stade du pourvoi en recours n’a pas été communiqué au requérant et que ce dernier n’a été ni présent en personne ni représenté lors de la seule audience tenue par le tribunal départemental de Cluj, le 1er septembre 2010. En conséquence, cette situation de fait amène la Cour à aborder deux questions distinctes, qui malgré leur connexité, soulèvent des aspects à examiner séparément.

    41.  La Cour se penchera d’abord sur la question liée à la non-communication du mémoire en défense au requérant.

    42.  La Cour rappelle que le principe de l’égalité des armes - l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable - requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Lagardère c. France, no 18851/07, § 45, 12 avril 2012). Cette notion implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et d’en discuter (Nideröst-Huber précité, § 24, Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96, 35237/97 et 34595/97, § 51, CEDH 2002-VII, et Augusto c. France, no 71665/01, § 50, 11 janvier 2007). Dans ces conditions, les parties à un litige doivent donc avoir la possibilité d’indiquer si elles estiment qu’un document appelle des commentaires de leur part. Il y va notamment de la confiance des justiciables dans le fonctionnement de la justice : celle-ci se fonde, entre autres, sur l’assurance d’avoir pu s’exprimer sur toute pièce au dossier (Nideröst-Huber précité, §§ 27 et 29, et Werz c. Suisse, no 22015/05, § 53, 17 décembre 2009).

    43.  La Cour observe qu’à l’époque des faits il n’y avait pas de disposition expresse rendant obligatoire la communication du mémoire en défense de la partie adverse au demandeur. Elle note en revanche que la pratique des tribunaux nationaux allait vers l’imposition d’une telle obligation (paragraphes 26-27 ci-dessus). Cette pratique était fondée sur les dispositions de l’article 116 du CPC qui prévoyait l’obligation de déposer plusieurs exemplaires du mémoire en défense, ainsi que sur l’absence d’une obligation pour le demandeur de consulter ce mémoire auprès du greffe du tribunal. Il apparaît que cette pratique a été consacrée dans le nouveau CPC entré en vigueur le 15 février 2013 (paragraphe 29 ci-dessus). Toutefois, la Cour n’entend pas se prononcer sur la clarté et la qualité des dispositions légales nationales ou sur l’existence d’une application constante et cohérente des règles y énoncées.

    44.  Pour les besoins de la présente affaire, force est de constater que le tribunal départemental de Cluj a rejeté le recours formé par le requérant sur le fond. Dans ces conditions, il ne saurait être dit que la position de la partie adverse contenue dans son mémoire en défense n’a eu aucun impact sur l’issue du procès (Hudáková et autres c. Slovaquie, no 23083/05, § 29, 27 avril 2010). À cet égard, la Cour estime qu’il est sans incidence que, dans son arrêt du 1er septembre 2010, le tribunal départemental n’a fait aucune mention des arguments présentés dans le mémoire en défense, ce qui avait amené le Gouvernement à conclure que le tribunal n’avait pas accordé d’importance audit mémoire. Elle rappelle à ce titre que le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge et d’en discuter s’applique aussi bien au stade de l’appel qu’à celui de la première instance, même si de nouveaux arguments ne sont pas soulevés (Hudáková et autres, précité, § 29, et Trančíková c. Slovaquie, no 17127/12, § 45, 13 janvier 2015). En tout état de cause, la Cour souligne qu’elle ne doit pas décider si, en l’espèce, l’omission de communiquer le document litigieux a causé un quelconque tort au requérant puisque l’existence d’une violation est concevable même en l’absence d’un préjudice (Walston c. Norvège, no 37372/97, § 58, 3 juin 2003). Elle rappelle qu’il appartient aux parties à un litige d’indiquer si elles estiment qu’un document appelle des commentaires de leur part (Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, § 32, 13 juillet 2006, et Grozescu, précité, § 25).

    45.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il incombait au tribunal départemental de Cluj d’offrir au requérant la possibilité de présenter ses commentaires sur les arguments contenus dans le mémoire en défense de la partie adverse. Elle relève que, en l’espèce, le tribunal n’a pas communiqué ledit mémoire en défense au requérant, qui, de plus, n’était ni présent ni représenté par un avocat lors de la seule audience publique tenue par lui. Or, il n’a pas été établi que des circonstances particulières justifiaient cette omission.

    46.  Dans la mesure où l’article 6 § 1 de la Convention vise avant tout à préserver les intérêts des parties et ceux d’une bonne administration de la justice (voir, mutatis mutandis, Acquaviva c. France, 21 novembre 1995, § 66, série A no 333-A), ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la cause du requérant n’a pas été entendue équitablement, faute de débat contradictoire dans la procédure de recours.

    47.  Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’est plus nécessaire d’examiner séparément le volet du grief concernant l’absence du requérant à l’audience publique du 1er septembre 2010 (Trančíková, précité, § 48).

    48.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    49.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    50.  Le requérant réclame 414 800 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, cette somme étant ainsi ventilée : 300 000 EUR qui correspondraient à la valeur des immeubles qui lui avaient été adjugés lors de la vente aux enchères et 114 800 EUR qui représenteraient les loyers qu’il aurait pu percevoir depuis décembre 2006. Le requérant réclame en outre 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi aux motifs d’une violation de ses droits civils par les juridictions nationales et d’une impossibilité de jouir des immeubles adjugés et de se voir rembourser la somme prêtée. Tout ceci aurait provoqué en sa personne des souffrances psychiques et de la frustration qui auraient affecté son état de santé et ses relations familiales.

    51.  Le Gouvernement estime que la demande faite au titre du dommage matériel devrait être rejetée au motif d’une absence de lien de causalité entre les sommes demandées et la violation alléguée. Il soutient que cette demande est spéculative à double titre : selon lui, le requérant se livre à des spéculations tant sur le résultat de l’action en justice que sur la rentabilité des immeubles en cause. S’agissant de la somme sollicitée au titre du préjudice moral, le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable et qu’en tout état de cause, le montant sollicité est excessif par rapport à la jurisprudence de la Cour.

    52.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que le requérant n’a pas bénéficié d’une procédure judiciaire contradictoire. La Cour observe ensuite que, lorsque comme en l’espèce, elle constate la violation des droits d’un requérant, l’article 509 § 10 du nouveau code de procédure civile roumain permet la révision d’un procès sur le plan interne. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que le redressement le plus approprié pour le requérant serait de rejuger ou de rouvrir, à sa demande, la procédure en temps utile et dans le respect des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Siegle c. Roumanie, no 23456/04, § 47, 16 avril 2013). Il n’échet dès lors pas d’accorder au requérant d’indemnité au titre du dommage matériel. S’agissant de la demande formulée au titre du préjudice moral, la Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’aurait été l’issue du procès si les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention avaient été respectées, mais elle estime qu’il n’est pas déraisonnable de penser que l’intéressé a subi un préjudice moral réel dans le cadre dudit procès. En conséquence, elle accorde au requérant à ce titre 900 EUR.

    B.  Frais et dépens

    53.  Le requérant demande également 14 615 lei roumains (RON) au titre des frais d’huissier engagés dans le cadre de la procédure d’exécution forcée ouverte contre ses débiteurs ainsi qu’au titre des honoraires d’avocat exposés pour la représentation devant le tribunal de première instance de Turda et pour la rédaction des moyens de recours dans la procédure achevée avec l’arrêt du tribunal départemental de Cluj du 1er septembre 2010. Il réclame en outre 5 420 francs suisses (CHF) et 300 RON pour les frais engagés devant la Cour, correspondant à des honoraires d’avocat et à des frais de traduction et de correspondance, à verser directement à l’avocate le représentant devant la Cour.

    54.  Le Gouvernement estime que toutes les sommes demandées par le requérant sont sans lien avec l’objet de la présente requête et considère dès lors qu’elles ne doivent pas être prises en considération. Il se réfère aux coûts engagés pour l’évaluation des immeubles litigieux et pour la publicité de la vente aux enchères réalisée au cours de la procédure d’exécution forcée.

    55.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour estime que les frais d’huissier et les honoraires d’avocat exposés au cours de la procédure interne ne sauraient être considérés comme ayant été engagés aux fins de prévention et de correction d’une violation affectant la procédure devant le tribunal départemental de Cluj. Elle estime donc devoir rejeter la partie de la demande y afférente (Ressegatti, précité, § 41). En revanche, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’octroyer au requérant les sommes de 5 396 CHF et 300 RON pour la procédure devant elle, à verser directement à Me Costea.

    C.  Intérêts moratoires

    56.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, faute pour le tribunal départemental de Cluj d’avoir offert au requérant la possibilité de présenter ses commentaires sur les arguments contenus dans le mémoire en défense de la partie adverse ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant l’absence du requérant à l’audience publique du 1er septembre 2010 ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans les monnaies indiquées ci-dessous au taux applicable à la date du règlement :

    i.  900 EUR (neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur ;

    ii.  5 396 CHF (cinq mille trois cent quatre-vingt-seize francs suisses) et 300 RON (trois cents lei roumains), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, que l’État défendeur doit verser directement à l’avocate du requérant, la dernière somme étant à convertir en francs suisses ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Françoise Elens-Passos                                                            András Sajó
           Greffière                                                                              Président


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