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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CIVEK v. TURKEY - 55354/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 207 (23 February 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/207.html
Cite as: [2016] ECHR 207

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE CİVEK c. TURQUIE

     

    (Requête no 55354/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    23 février 2016

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Civek c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55354/11) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, Mmes Hayriye Pınar Civek et Rabia Merve Civek et M. Yaşar Civek (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Me B. Civa, avocate à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants alléguaient en particulier que les autorités turques avaient manqué à leur devoir de protection contre les violences domestiques subies par leur mère et ayant conduit à sa mort.

    4.  Le 21 novembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1989, 2000 et 1999. Ils résident à İzmir.

    6.  Le 24 août 1987, la mère des requérants, Selma Civek, se maria avec H.C.

    7.  Par la suite, les relations entre les époux se dégradèrent.

    8.  Du 11 au 18 février 2009, Selma Civek, victime de la violence de son mari, résida avec ses trois enfants dans un centre d’accueil pour femmes battues à Ankara.

    9.  Le 18 février 2009, elle rentra chez elle avec ses enfants, de son propre chef.

    10.  Le 14 octobre 2010, elle fut à nouveau victime de violences conjugales.

    11.  Le même jour, elle déposa une plainte auprès du parquet de Dikili, alléguant que son mari l’avait blessée au bras avec un couteau et qu’il l’avait menacée de mort.

    12.  Les passages pertinents de sa déposition se lisent ainsi :

    « Je suis mariée avec H.C. depuis 23 ans.

    Il ne travaille pas. Il boit tout le temps. Il me bat souvent. Il dit qu’il finira par me tuer.

    L’année dernière, il a couru derrière moi avec un couteau. J’ai préféré quitter le domicile conjugal. Je suis partie chez ma famille à Ankara. Il a continué à me harceler. Je suis alors allée au « Refuge pour femmes d’Ankara ». J’y suis restée environ un mois et demi. Le père de H.C. est venu me rendre visite. Il m’a assuré que son fils allait cesser d’être violent avec moi. H.C. m’a également suppliée de rentrer à la maison. Il m’a promis qu’il allait trouver du travail et s’occuper de nous. J’ai accepté de rentrer à la maison pour mes enfants. Une semaine après mon retour, il a recommencé à boire et à être violent.

    Le 14 octobre 2010, Monsieur H.A.S. m’a appelée pour savoir quand je pouvais passer m’occuper de son jardin. C’est quelqu’un que je connais depuis maintenant cinq ans. Il m’arrive de discuter au téléphone avec lui. Il n’y a aucune relation sentimentale entre nous. Mon mari le connaît aussi. Si je l’appelle de temps en temps, c’est parce qu’il m’écoute. Or mon mari ne m’écoute jamais. Il est violent avec moi. Bref, ce jour-là, mon mari a vu que je discutais avec quelqu’un au téléphone. J’ai préféré lui dire que c’était mon frère pour éviter une nouvelle dispute. Il m’a pris le téléphone des mains et a rappelé le dernier numéro. H.A.S a répondu en disant « Je t’écoute mon cœur ». Mon mari a raccroché aussitôt et a commencé à me battre. Il ne m’a pas cru quand je lui ai dit qu’il n’y avait aucune relation autre qu’amicale entre H.A.S. et moi. Il a pris un couteau et m’a ordonné de monter avec lui sur sa motocyclette. On est allé chez H.A.S. Il a commencé à me donner des coups de poing. Il m’a mis le couteau sous la gorge. J’ai cru un moment qu’il m’avait égorgée. Par réflexe, j’ai repoussé le couteau et c’est à ce moment-là que j’ai été blessée au bras droit. Les voisins n’ont rien pu faire pour me sauver car il me menaçait en me plaçant le couteau sous la gorge. Ce sont les gendarmes qui m’ont sauvée. J’ai fait un malaise après l’incident.

    Je vais divorcer. Je n’en peux plus. »

    13.  H.C. fut également entendu :

    « Selma Civek est mon épouse. Je l’ai entendue parler au téléphone à voix basse. Elle disait à son correspondant « D’accord mon amour, entendu mon cœur, je vais venir te voir mon chéri ». Elle ne s’est pas rendu compte que je l’écoutais. Dès qu’elle m’a vu, elle a aussitôt raccroché. Je lui ai demandé qui était au téléphone. Elle m’a dit que c’était sa mère. Je ne l’ai pas crue. J’ai rappelé le dernier numéro. Un homme a répondu en disant « Mon cœur ». Quand il a entendu ma voix, il a tout de suite raccroché. J’ai rappelé mais il n’a pas répondu. J’ai noté le numéro et je l’ai composé avec mon portable. J’ai remarqué que c’était un numéro déjà enregistré sur mon téléphone au nom de H.A.S. C’est quelqu’un que je connais. Je me suis senti très mal. J’ai perdu le contrôle de moi-même. J’ai attrapé ma femme par le bras et je l’ai forcée à monter sur la moto avec moi. Nous sommes allés chez H.A.S. J’ai sorti mon couteau et je l’ai placé sous la gorge de mon épouse. Elle a voulu s’enfuir et s’est coupée au bras. La gendarmerie est intervenue pour que je la laisse partir et c’est ce que j’ai fait. Presque tous les hommes auraient réagi comme moi. Sinon, quelles seraient nos valeurs dans ce monde ? Je souhaite porter plainte contre mon épouse et contre H.A.S. »

    14.  Le 15 octobre 2010, H.C. fut placé en détention provisoire.

    15.  Le même jour, le tribunal de grande instance de Dikili prit contre H.C. une injonction de s’abstenir de tout comportement violent ou menaçant envers sa conjointe et une injonction de quitter le domicile conjugal immédiatement, de s’en tenir éloigné pour une durée de trois mois et d’en laisser la jouissance à sa conjointe. Ces mesures étaient assorties d’un avis avertissant H.C. qu’il s’exposait à une arrestation et à une peine d’emprisonnement en cas de manquement aux obligations imposées par le tribunal.

    16.  Par un acte d’accusation du 19 octobre 2010, le procureur de la République de Dikili inculpa H.C. de coups et blessures sur la personne de Selma Civek.

    17.  Le 10 novembre 2010, Selma Civek engagea une procédure de divorce, alléguant qu’il existait de profonds désaccords entre elle et son époux H.C., que celui-ci buvait beaucoup, qu’il n’assumait pas ses responsabilités de mari et de père et qu’il lui faisait subir des violences attestées par des rapports médicaux.

    18.  Le 12 novembre 2010, Selma Civek retira sa plainte et H.C. fut remis en liberté. Cette remise en liberté fut accompagnée d’une mesure de contrôle judiciaire, à savoir une obligation de se rendre au commissariat de police ou à une brigade de gendarmerie tous les mardis et vendredis à 17 heures.

    19.  Le 13 novembre 2010 furent notifiées à H.C. l’injonction de s’abstenir de tout comportement violent ou menaçant envers sa conjointe et l’injonction de quitter le domicile conjugal immédiatement, de s’en tenir éloigné et d’en laisser la jouissance à sa conjointe.

    20.  Le 23 novembre 2010, Selma Civek fut entendue, à sa demande, par les officiers de police judiciaire de la gendarmerie :

    « Ma voisine A. m’a dit que mon mari était allé la voir pour me transmettre un message. Il veut que je quitte le domicile conjugal rapidement faute de quoi il va me tuer.

    Mon mari ne veut pas que je travaille. Malgré les mesures de protection, il ne cesse de me déranger. Il tourne autour de la maison matin et soir. Je n’ai même plus la possibilité d’emmener les enfants à l’école. Il continue d’appeler pour proférer des menaces de mort.

    Ce matin, alors que je partais travailler, il est venu. Il a vu Monsieur A.B. qui était également venu me chercher pour aller travailler. Il a commencé à crier sur lui. Il lui a dit « De quel droit tu es venu à la maison chercher ma femme ! ». A.B. a préféré ne pas répondre. Peu de temps après, il s’est cette fois-ci rendu dans les champs. Comme il a vu que je travaillais et qu’il y avait du monde autour de moi, il est reparti après avoir dévisagé tout le monde.

    H.C. me harcèle tout le temps. Mon état de santé psychologique s’est dégradé. J’en ai assez de vivre cette situation angoissante. Il faut que je continue à travailler ; lui, il ne travaille pas et ne s’occupe pas des enfants. Je suis en difficulté. Je souhaite porter plainte contre lui. Je ne souhaite pas de règlement amiable, je veux qu’il soit jugé et condamné. »

    21.  Le 17 décembre 2010, Selma Civek porta plainte une nouvelle fois contre H.C. Elle affirmait que son mari continuait de menacer de la tuer.

    22.  Le même jour, le procureur de la République de Dikili inculpa H.C. de menaces de mort et de manquement aux obligations édictées par l’ordonnance de protection.

    23.  L’acte d’accusation, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :

    « H.C. menace de tuer son épouse Selma Civek. Le témoignage d’A., la voisine de Selma Civek, confirme cette situation.

    Le 21 novembre 2010, il aurait rendu visite à A. pour lui dire : « Tu dis à Selma Civek de me laisser les enfants et de quitter le domicile conjugal, faute de quoi je vais la tuer ».

    L’intéressé harcèlerait également au téléphone Selma Civek en l’appelant et en lui envoyant des messages avec des menaces de mort.

    Le 23 novembre 2010, il aurait en outre été vu autour du domicile conjugal malgré les mesures de protection prises le 15 octobre 2010.

    Les éléments de l’infraction de menace de mort et de manquement aux obligations édictées par l’ordonnance de protection sont constitués. »

    24.  Le 26 décembre 2010, la gendarmerie recueillit les témoignages des requérants, dont les passages pertinents se lisent comme suit :

    Rabia Merve Civek : « Mon père appelle tout le temps à la maison. Lorsqu’il appelle le soir, il est ivre. Il crie sur maman. Il la menace de mort. Il veut qu’elle quitte la maison. »

    Hayriye Pınar Civek : « Mes parents ne s’entendent pas du tout. Mon père ne cesse de harceler ma mère au téléphone. Il lui envoie des messages aussi. Il l’injurie. Il lui dit même qu’il va finir par la tuer. C’est quelqu’un d’irresponsable. Il est souvent ivre. Il ne s’occupe pas de nous. »

    Yaşar Civek : « Mon père et ma mère ne cessent de se quereller depuis longtemps. Mon père menace de la tuer si elle demande le divorce. Il lui crie dessus tout le temps. Il pense qu’elle a plusieurs amants et que l’un d’entre eux va finir par le tuer un jour à la demande de ma mère. »

    25.  Le 10 janvier 2011, le procureur de la République de Dikili inculpa une nouvelle fois H.C. d’injures, menaces et non-respect des mesures de protection.

    26.  Le 14 janvier 2011, alors qu’elle rentrait de son travail, Selma Civek fut assassinée en pleine rue par son mari H.C. de 22 coups de couteau.

    27.  À l’issue d’une instruction pénale, le procureur de la République déposa auprès de la cour d’assises de Bergama un acte d’accusation de meurtre avec préméditation à l’encontre de H.C.

    28.  Devant la police, le parquet et la cour d’assises, H.C. avoua son crime. Il dit avoir tué son épouse en raison de son infidélité. Il prétendit que, le jour de l’incident, il avait demandé à son épouse pourquoi elle le trompait et comment elle pouvait continuer à regarder ses enfants dans les yeux, ce à quoi elle avait répondu qu’elle n’avait aucun compte à rendre car il n’était pas en réalité le père de ses enfants. Il ajouta qu’il avait alors perdu le contrôle de lui-même et qu’il l’avait poignardée plusieurs fois pour défendre son honneur.

    29.  Le 29 mars 2012, la cour d’assises de Bergama reconnut H.C. coupable d’assassinat et le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité.

    30.  Le 11 février 2014, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’assises en toutes ses dispositions.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

    31.  Le droit et la pratique internes ainsi que le droit international et les éléments de droit comparé pertinents sont décrits dans l’arrêt Opuz c. Turquie (no 33401/02, CEDH 2009).

    32.  La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), adoptée par le Comité des Ministres le 7 avril 2011 et entrée en vigueur le 1er août 2014, impose aux États qui y sont parties de tout faire pour lutter contre les violences faites aux femmes sous toutes leurs formes et de prendre des mesures afin de les prévenir, de protéger ses victimes et d’en poursuivre les auteurs. Cette Convention a été ratifiée par la Turquie le 14 mars 2012.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    33.  Les requérants allèguent que le manquement des autorités à leur obligation de protéger la vie de leur mère, tuée par leur père, a emporté violation de l’article 2 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

    « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

    A.  Sur la recevabilité

    34.  Le Gouvernement estime que les requérants auraient dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Or il ressort des informations fournies par la haute juridiction qu’elle n’est saisie d’aucun recours des requérants.

    35.  Les requérants réfutent ces arguments. Ils soutiennent avoir épuisé toutes les voies de recours internes disponibles et que celles-ci se sont révélées inefficaces puisque les autorités n’ont pas réussi à protéger la vie de leur mère.

    36.  S’agissant de la question de savoir si les requérants auraient dû saisir préalablement la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour pour faire valoir leur droit, la Cour rappelle d’abord que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001). Elle rappelle qu’elle s’est en particulier écartée du principe général susmentionné dans des affaires dirigées contre certains États membres concernant des recours qui avaient pour objet la durée excessive de procédures (Taron c. Allemagne (déc.), n53126/07, 29 mai 2012, et Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010). Elle a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie qui soulevaient des questions liées au droit de propriété (İçyer c. Turquie (déc.), 18888/02, §§ 73-87, 12 janvier 2006, Arıoğlu et autres c. Turquie (déc.), n11166/05, 6 novembre 2012, et Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012).

    37.  La Cour note par ailleurs que, à la suite d’amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, un recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été mis en place dans le système juridique turc. Le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles. La Cour a déjà examiné cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l’affaire Hasan Uzun ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013), qui concernait le défaut allégué d’équité d’une procédure relative à la rectification du registre foncier. Dans cette affaire, après avoir tout d’abord relevé que la procédure interne avait pris fin le 25 septembre 2012, soit postérieurement à la création de cette nouvelle voie de recours, la Cour avait conclu, à l’issue d’un examen des principaux aspects de cette nouvelle voie de recours individuelle devant la Cour constitutionnelle, que M. Uzun aurait dû l’exercer préalablement au dépôt de sa requête à Strasbourg.

    38.  Toutefois, la Cour observe que la présente requête diffère de l’affaire Hasan Uzun (décision précitée) dans la mesure où elle a été introduite le 5 juillet 2011, c’est-à-dire bien avant la création de ce nouveau recours, et environ cinq mois après l’incident qui en est à l’origine. Il est vrai que, lorsque les requérants ont saisi la Cour, la procédure engagée contre leur père, responsable du décès de leur mère, était pendante devant les tribunaux. Mais l’objet principal de la requête en l’espèce est avant tout de savoir si les autorités ont fait preuve de la diligence requise pour prévenir les actes de violence dirigés contre la mère des requérants, notamment en prenant à l’égard de H.C. des mesures appropriées à caractère répressif ou préventif. Par conséquent, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour.

    39.  Elle estime donc que, en l’espèce, les requérants n’ont pas lieu de se voir opposer l’obligation de soumettre à la juridiction constitutionnelle leurs griefs tirés des articles 2 et 14 de la Convention (voir, dans le même sens, Cvetković c. Serbie, no 17271/04, § 41, 10 juin 2008, A. et B. c. Montenegro, no 37571/05, § 62, 5 mars 2013, Maširević c. Serbie, n30671/08, § 42, 11 février 2014, et Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, § 45, 17 mars 2015).

    40.  Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement doit être rejetée.

    41.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    42.  Les requérants allèguent que les autorités n’ont pas pris suffisamment de mesures pour empêcher le meurtre de leur mère par leur père.

    43.  Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé de la requête.

    44.  Il tient néanmoins à informer la Cour des développements qui ont eu lieu après l’incident :

    -  la loi no 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence contre les femmes, entrée en vigueur le 20 mars 2012, donne aux autorités administratives et judiciaires le pouvoir de prendre des mesures préventives et de protection contre les actes de violence envers les femmes ;

    -  en 2012, un plan d’action de lutte contre les violences subies par les femmes a été mis en œuvre, et des réunions d’évaluation sur le suivi de ce plan d’action sont régulièrement organisées ;

    -  le 5 janvier 2013, des lieux d’accueil et des centres d’hébergement pour les femmes victimes de violences ont été créés ;

    -  le 18 janvier 2013, des centres de prévention et de surveillance ont été institués dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes ;

    -  la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), signée le 14 mars 2012 par la Turquie, est entrée en vigueur le 1er août 2014 à l’égard de ce pays ;

    -  le 25 novembre 2014, une commission d’enquête parlementaire a été établie en vue d’enquêter sur les causes des violences faites aux femmes et de déterminer les mesures qui doivent être prises ;

    -  dans le cadre des études sur la prévention des violences contre les femmes, 157 000 fonctionnaires en poste dans différentes autorités étatiques ont suivi une formation spécifique.

    45.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III).

    46.  L’obligation de l’État à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre les personnes et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Denizci et autres c. Chypre, nos 25316-25321/94 et 27207/95, § 375, CEDH 2001-V).

    47.  L’article 2 comporte aussi, dans certaines circonstances, l’obligation positive pour les États de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III, Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III, et Opuz c. Turquie, précité, § 128).

    48.  Il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-90, CEDH 2001-III, Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 165, CEDH 2005-XI, et Opuz, précité, § 129). Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question.

    49.  La Cour va donc rechercher si les autorités nationales ont rempli leur obligation de prendre des dispositions préventives d’ordre pratique pour protéger la vie de la mère des requérants. La question cruciale pour la Cour est celle de savoir si les autorités locales ont fait preuve de la diligence requise pour prévenir les actes de violence dirigés contre Selma Civek, notamment en prenant à l’égard de H.C. des mesures appropriées à caractère répressif ou préventif.

    50.  Toutefois, avant de procéder à cet examen, la Cour tient à souligner que la violence domestique est un phénomène qui peut prendre diverses formes - agressions physiques, violences psychologiques, insultes - et qui n’est pas circonscrit à la présente espèce. Il s’agit là d’un problème général commun à tous les États membres. La violence domestique demeure particulièrement préoccupante dans les sociétés européennes d’aujourd’hui (Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 71, CEDH 2015). Elle n’apparaît pas toujours au grand jour car elle s’inscrit fréquemment dans le cadre de rapports personnels ou de cercles restreints. Par ailleurs, elle ne concerne pas exclusivement les femmes : les hommes peuvent eux aussi faire l’objet de violences domestiques, ainsi que les enfants, qui en sont souvent directement ou indirectement victimes. La Cour tiendra compte de la gravité de ce problème en examinant les faits de la cause.

    51.  En l’espèce, la Cour observe que les rapports difficiles entre la mère et le père des requérants, ainsi que les violences exercées par le père sur son épouse étaient connues des forces de l’ordre. Au regard des faits, on peut raisonnablement considérer que les forces de l’ordre étaient informées des violences exercées par H.C. contre Selma Civek durant la période précédant son assassinat (Branko Tomašić et autres c. Croatie, n46598/06, § 53, 15 janvier 2009).

    52.  Pour apprécier les renseignements que pouvaient détenir les forces de l’ordre quant à la question de savoir si l’animosité du père des requérants envers leur mère pouvait l’inciter à tenter de la tuer, la Cour relève que la police avait été informée de la probabilité de cet assassinat par les nombreuses plaintes de Selma Civek et par les témoignages des requérants.

    53.  On peut dès lors estimer que les autorités savaient ou auraient dû savoir que Selma Civek était susceptible de faire l’objet d’une agression fatale. De plus, eu égard aux circonstances, ce risque pouvait être considéré comme réel et imminent.

    54.  La Cour va à présent examiner si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation du risque pesant sur Selma Civek.

    55.  Sur ce point, la Cour note que les autorités ont pris un certain nombre de mesures :

    -  l’intéressée a été hébergée avec ses enfants dans un centre d’accueil pour femmes battues à Ankara du 11 au 18 février 2009 ;

    -  le 15 octobre 2010, à la suite de l’agression dont elle a été victime, H.C. a été placé en détention provisoire jusqu’au 12 novembre 2010 ;

    -  lorsque H.C. a été libéré, une mesure de contrôle judiciaire, à savoir une obligation de se rendre au commissariat de police ou à une brigade de gendarmerie tous les mardis et vendredis à 17 heures, lui a été imposée ;

    -  les autorités ont également pris des mesures préventives de protection, à savoir une injonction adressée à H.C. de s’abstenir de tout comportement violent ou menaçant envers Selma Civek et une injonction de quitter le domicile conjugal immédiatement, de s’en tenir éloigné jusqu’au 15 janvier 2011 et d’en laisser la jouissance à sa conjointe.

    56.  Le procureur de la République a également poursuivi H.C. à trois reprises : d’abord pour coups et blessures sur la personne de Selma Civek (paragraphe 16 ci-dessus) puis pour menaces de mort et manquement aux obligations édictées par l’ordonnance de protection (paragraphe 22 ci-dessus) et enfin pour injure, menace et non-respect des mesures de protection (paragraphe 25 ci-dessus).

    57.  Cependant, la Cour estime que les autorités n’ont pas réagi de manière suffisamment concrète pour empêcher l’assassinat de Selma Civek à partir du 12 novembre 2010, date à laquelle H.C. a été libéré (paragraphe 18 ci-dessus).

    58.  La plainte de Selma Civek datée du 23 novembre 2010 permet de comprendre que, malgré les mesures de protection, son époux continuait de la harceler et de la menacer de mort.

    59.  Or les forces de l’ordre se sont contentées d’enregistrer la déposition de la victime sans penser à prendre la moindre mesure supplémentaire contre H.C.

    60.  De telles mesures étaient cependant nécessaires car l’intéressé était déjà connu des services de police : il était poursuivi pour coups et blessures sur la personne de son épouse et était menacé d’arrestation en cas de non-respect des injonctions et des mesures de contrôle judiciaire qui lui avaient été adressées.

    61.  Cette situation a perduré, ce qui a conduit Selma Civek à porter plainte de nouveau le 17 décembre 2010 contre H.C., qui continuait de la menacer de meurtre (paragraphe 21 ci-dessus).

    62.  Le procureur de la République a alors inculpé H.C. de menaces de mort et de manquement aux obligations édictées par l’ordonnance de protection (paragraphe 22 ci-dessus). Néanmoins, il ne semble avoir pris aucune mesure pratique et utile pour protéger concrètement Selma Civek, alors que la loi lui permettait de procéder à l’arrestation de H.C., qui ne respectait pas les injonctions adressées par le tribunal de grande instance de Dikili.

    63.  Le 26 décembre 2010, lorsque les requérants furent entendus comme témoins dans le cadre de l’enquête ouverte à la suite de la plainte du 17 décembre 2010, ils confirmèrent les dires de leur mère (paragraphe 24 ci-dessus). Il ressort des éléments du dossier qu’à cette date, malgré le risque d’agression fatale contre Selma Civek, le parquet n’avait toujours pris aucune mesure réelle contre H.C., hormis la préparation d’un nouvel acte d’accusation contre lui le 10 janvier 2011. Or il était du devoir des autorités de prendre d’office des mesures concrètes pour protéger Selma Civek.

    64.  C’est ainsi que H.C., qui était en liberté, a pu assassiner son épouse en pleine rue, de 22 coups de couteau, le 14 janvier 2011. Les autorités nationales n’ont pas réagi afin d’empêcher son assassinat alors qu’elles savaient qu’elle était menacée de manière réelle et sérieuse.

    65.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités n’ont pas pris les mesures auxquelles elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour prévenir la matérialisation d’un risque certain et imminent pour la vie de Selma Civek.

    66.  Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    67.  Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2, les requérants se plaignent que leur mère a été victime d’une discrimination fondée sur le sexe.

    L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

    « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

    68.  Le Gouvernement conteste cette thèse. Il estime que la présente affaire se distingue de l’affaire Opuz (précitée). À cet égard, il est d’avis que les autorités ne sont pas restées totalement inactives en l’espèce. Il note enfin que, lors du procès pénal, les circonstances atténuantes de provocation injustifiée n’ont pas été retenues par la cour d’assises et que le meurtrier a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité.

    69.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    Eu égard au constat de violation relatif à l’article 2 de la Convention (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances de la présente affaire, de se prononcer séparément sur le grief des requérants fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    70.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    71.  Chaque requérant réclame 100 000 euros (EUR) en réparation du préjudice matériel résultant de la perte de revenus consécutive au décès de leur mère. Toutefois, ils ne fournissent aucun document, tel un bulletin de salaire de leur mère ou un autre document officiel, à l’appui de leurs prétentions.

    Ils sollicitent 100 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

    72.  Le Gouvernement soutient que l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice matériel invoqué et les circonstances de l’affaire n’a pas été établie. Il estime également que les prétentions des requérants pour dommage moral sont excessives.

    73.  S’agissant du préjudice matériel, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 2 de la Convention, la Cour considère que se trouve établi le lien de causalité requis entre la conclusion en question et la perte du soutien financier que Selma Civek aurait pu fournir de son vivant aux requérants. Toutefois, les intéressés n’ont pas été en mesure de communiquer à la Cour des éléments d’appréciation objectifs à l’appui de leurs prétentions, notamment en ce qui concerne les revenus que percevait leur mère avant son décès. Aussi la Cour ne saurait-elle accueillir les demandes formulées pour préjudice matériel.

    74.  En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour estime que les requérants ont sans nul doute ressenti de l’angoisse et de la détresse en raison du meurtre de leur mère par leur père et du manquement des autorités à leur obligation de prendre des mesures adéquates pour prévenir cet assassinat. Statuant en équité, la Cour alloue conjointement aux requérants 50 000 EUR au titre du dommage moral subi.

    B.  Frais et dépens

    75.  Les requérants demandent également 20 000 livres turques (TRY - soit environ 6 500 EUR) au titre des honoraires d’avocat, soumettant, à titre de justificatif, une convention d’honoraires.

    76.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    77.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde conjointement aux requérants.

    C.  Intérêts moratoires

    78.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

        Abel Campos                                                                     Julia Laffranque
      Greffier adjoint                                                                        Présidente

     


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