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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> RAZVAN LAURENTIU CONSTANTINESCU v. ROMANIA - 59254/13 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 263 (15 March 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/263.html
Cite as: [2016] ECHR 263

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE RĂZVAN LAURENŢIU CONSTANTINESCU c. ROUMANIE

     

    (Requête no 59254/13)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    15 mars 2016

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Răzvan Laurenţiu Constantinescu c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              András Sajó, président,
              Vincent A. De Gaetano,
              Boštjan M. Zupančič,
              Nona Tsotsoria,
              Krzysztof Wojtyczek,
              Egidijus Kūris,
              Iulia Antoanella Motoc, juges,
    et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 59254/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Răzvan Laurenţiu Constantinescu (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 septembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me G. Ionescu, avocat à Piteşti. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le requérant allègue en particulier avoir été soumis à des mauvais traitements de la part de la police et ne pas avoir bénéficié, par la suite, d’une enquête effective à ce sujet.

    4.  Le 14 février 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1969 et réside à Pitești.

    A.  L’incident du 2 septembre 2009

    6.  Le matin du 2 septembre 2009, vers 8 heures, un particulier appela la police et signala que le requérant, qui semblait être en état d’ivresse, faisait du tapage en compagnie d’un autre homme.

    7.  Ce jour, vers 8 heures 30, une équipe de deux policiers de proximité (agenţi de poliţie comunitară) se rendit à l’endroit où se trouvait le requérant, à savoir devant un bloc d’appartements de la cité de Războieni, à Piteşti. Les policiers lui demandèrent de décliner son identité ce qu’il refusa de faire. L’équipe de policiers de proximité se retira. Peu après, des policiers du commissariat de police no 3 de Piteşti arrivèrent sur place et invitèrent le requérant à les suivre au siège du commissariat de police. Face à son refus, les policiers firent usage d’un spray irritant, lui passèrent les menottes, et l’emmenèrent de force au commissariat, dans une voiture de police.

    8.  La décision définitive du 20 mars 2012 du tribunal départemental d’Argeş décrit ainsi cet épisode :

    « D’après le requérant, à ce moment, il a été insulté, on lui a pulvérisé du gaz irritant, on l’a immobilisé et on l’a fait monter de force dans la voiture de la police pour le conduire au commissariat de police no 3 et lui imposer une amende.

    L’agent de police M. - dans sa déclaration versée au dossier, à la page (...) reconnaît qu’il a fait usage du gaz irritant afin d’immobiliser la partie lésée, fait confirmé par [le policier] P. selon lequel « nous l’avons conduit de force au commissariat de police ».

    9.  Le requérant affirme qu’une fois arrivé au commissariat, les policiers qui l’avaient amené, ainsi que plusieurs autres, qui s’étaient joint à eux, se mirent à le frapper à coups de poing et de pied, alors qu’il était tombé par terre. Ses vêtements furent déchirés.

    10.  L’épouse du requérant s’était rendue au commissariat de police, accompagnée par leur fils et demanda qu’on le relâche.

    11.  Se servant des documents d’identité présentés par la famille du requérant, les policiers lui infligèrent une amende contraventionnelle pour trouble à l’ordre public. Le procès-verbal fut dressé en présence de trois témoins assistants (martori asistenţi). Une enquête fut également ouverte à son encontre du chef d’outrage. Le requérant contesta, par la suite, le procès-verbal lui infligeant une sanction contraventionnelle et obtint gain de cause par un jugement du 19 mars 2010 du tribunal de première instance de Piteşti, qui devint définitif par la suite. Selon ce jugement, le
    procès-verbal contesté n’avait pas été régulièrement établi, principalement en raison du fait que l’agent de police qui l’avait dressé n’était pas présent sur place lorsque les faits reprochés au requérant avaient été commis et que, dans ces circonstances, il n’avait pas procédé aux vérifications nécessaires.

    12.  Après lui avoir infligé ladite amende, les policiers laissèrent partir le requérant.

    13.  La décision définitive du 20 mars 2012 du tribunal départemental d’Argeş décrit ainsi cette deuxième séquence de l’incident du 2 septembre 2009 :

    « L’agent de police S. (page...) précisa que la partie lésée est restée au commissariat de police environ 10 à 15 minutes, pendant lesquelles il proféra des injures, des menaces « en hurlant et en criant ». Le témoin F. déclara qu’il ne savait pas ce qui s’était passé dedans, mais seulement que 20 minutes après, le requérant était sorti du commissariat.

    La famille de la partie lésée, à savoir son fils (...) et son épouse (...), arrivés au commissariat l’ont aperçu allongé à terre, le T-shirt déchiré, le visage rouge et pleurant.

    Le policier S. a déclaré que le requérant avait été filmé avec une caméra vidéo pendant le temps où il était resté au commissariat de police et qu’il avait mis cet enregistrement à la disposition des enquêteurs. »

    14.  D’après la décision définitive du 25 mars 2013, à peine sorti dans la rue, le requérant proféra des injures à l’adresse des policiers. Alors, les policiers S. et G. partirent à sa poursuite afin de le ramener à l’intérieur du commissariat.

    15.  Le requérant affirme qu’il fut rattrapé par ces policiers, qui firent à nouveau usage d’un spray irritant en visant son visage, le firent tomber à terre et le frappèrent à coups de poing et de pied, alors que les gens qui passaient dans la rue disaient aux policiers d’arrêter de le frapper. Un des deux policiers lui coinça la jambe contre le trottoir surélevé et le frappa jusqu’à lui causer une fracture du fémur.

    16.  La décision du 20 mars 2012 du tribunal départemental d’Argeş décrit ainsi cette dernière séquence de l’incident du 2 septembre 2009 :

    « Un troisième épisode de l’agression alléguée par la partie lésée s’est déroulé devant le siège du commissariat de police no 3, au carrefour se trouvant à proximité, lorsque, après le départ de la partie lésée, qui continuait à proférer des injures et des menaces, l’agent de police S. et l’inspecteur G. partirent à sa poursuite dans l’intention de le ramener au commissariat.

    L’intimé P. a affirmé qu’avec l’agent M., ils avaient pris la voiture [de la police] dans l’intention de faciliter le transport du requérant au commissariat ; une fois dans la rue, il avait aperçu la partie lésée tombée à côté du poteau de signalisation lumineuse destiné à guider le déplacement des véhicules. »

    17.  Ramené dans la cour du commissariat de police, le requérant fut déposé à terre, puis attrapé par les mains et les pieds, en dépit du fait qu’il accusait une très forte douleur au pied, et transporté à l’intérieur. À ce moment, il n’arriva plus à maîtriser ses sphincters à cause de la douleur et ressentit un fort sentiment d’humiliation. Sa femme demanda aux policiers d’appeler une ambulance pour l’emmener à l’hôpital, ce qu’ils refusèrent. Par la suite, les policiers permirent à la famille du requérant de l’emmener à l’hôpital dans leur voiture personnelle.

    B.  Les blessures constatées chez le requérant

    18.  Le requérant fut hospitalisé du 2 au 17 septembre 2009 en raison de sa fracture du fémur gauche et subit plusieurs interventions chirurgicales.

    19.  Le rapport médico-légal dressé le 28 septembre 2009 indiqua, sur la base de l’examen médical du requérant et des documents établis lors de son hospitalisation, qu’il nécessitait environ 90 jours de soins médicaux, si aucune complication n’intervenait. Un complément d’expertise
    médico-légale réalisé à une date non-précisée, en décembre 2009, porta à 120 jours le nombre de jours de soins médicaux nécessaires au rétablissement du requérant.

    20.  Le rapport précité établit également que le requérant présentait des lésions traumatiques, dont notamment une fracture comminutive du fémur gauche, la tuméfaction de la cuisse gauche et des crépitations osseuses. Selon ledit rapport, ces lésions ont été produites par coup avec ou contre un objet dur (prin lovire cu sau de corp dur), et pouvaient dater du 2 septembre 2009.

    21.  À la demande de l’avocat du requérant, le 12 décembre 2012, un rapport d’expertise médico-légale extrajudiciaire fut établi par le médecin légiste A.F. Les conclusions de ce rapport excluaient que le requérant ait pu se fracturer le fémur en tombant tout seul et en heurtant le sol. Ces conclusions sont ainsi rédigées dans leurs parties pertinentes en l’espèce :

    « (...) Constantinescu Răzvan Laurenţiu a présenté en date du 2 septembre 2009, une fracture comminutive du fémur gauche, à 1/3 distale.

    Compte tenu des caractéristiques morphologiques de cette fracture décrites dans les documents médicaux et visibles sur les radiographies présentées par l’intéressé, cette fracture a pu se produire uniquement par coup direct (prin mecanism direct de lovire activă). Il est exclu qu’elle se soit produite par collision contre une surface rigide (fiind exclus mecanismul de lovire de plan dur).

    Le fémur est un os d’une résistance particulièrement élevée qui ne cède qu’à des forces cinétiques de grande intensité appliquées au niveau de quelconque segment. Dans le chapitre intitulé Discussion du cas, nous avons présenté toutes les modalités selon lesquelles les fractures peuvent survenir ; les forces qui agissaient sur l’os et son moyen de réagir à celles-ci, ainsi que le trait de la fracture, respectivement. Eu égard aux données théoriques et aux ouvrages de spécialité, la fracture présentée par M. Constantinescu le 2 septembre 2009 a été causée par l’application d’un coup ayant une force cinétique particulièrement élevée, qui a vaincu la structure de résistance du fémur, de sorte que ce dernier s’est fracturé selon un trait comminutif au niveau de l’impact.

    En théorie, la seule possibilité qu’une fracture de type comminutif au fémur puisse résulter d’une collision avec un objet dur ou une surface rigide, à la suite d’une chute, serait dans le cas d’un os pathologique (ostéoporose ou affections générées par des tumeurs). Or tel n’est pas le cas de M. Constantinescu, qui ne souffre d’aucune affection de ce type et qui était âgé de 40 ans à la date de l’incident. (...) »

    C.  La procédure pénale contre les policiers accusés par le requérant

    22.  Le 21 octobre 2009, le requérant porta plainte au sujet des violences auxquelles il avait été soumis.

    1.  Premier non-lieu à l’égard des policiers et sa contestation avec succès auprès du tribunal départemental

    23.  Par décision du 31 août 2010, le parquet près le tribunal départemental d’Argeş rendit un non-lieu à l’égard de trois policiers (S., M. et P.), principalement du chef de l’infraction de comportement abusif (purtare abuzivă) prévue à l’article 250 du code pénal en vigueur à l’époque des faits, en considérant que le requérant s’était cassé la jambe en tombant tout seul. Par la même décision il déclina également sa compétence en ce qui concernait le quatrième policier, G., qui avait un rang supérieur. Sur contestation du requérant, le procureur en chef confirma cette décision.

    24.  Le 29 novembre 2010, le parquet près la cour d’appel de Piteşti rendit un non-lieu également à l’égard de G., au motif que ce dernier, qui était simplement parti avec le policier S. à la poursuite du requérant pour le ramener au commissariat de police, n’avait aucunement provoqué les blessures constatées par la suite sur la personne du requérant. Ce dernier s’était blessé accidentellement en tombant tout seul, sans être poussé par quiconque. Le parquet fonda sa décision sur les dépositions d’un des trois témoins assistants ayant signé le procès-verbal de contravention dressé le 2 septembre 2009 (voir le paragraphe 11, ci-dessus), qui avait déclaré avoir vu le requérant courir, heurter une bordure et tomber.

    25.  Après un premier recours hiérarchique rejeté, le requérant contesta le premier non-lieu devant le tribunal départemental, en se plaignant de ce que le parquet n’avait pas fait d’investigations sérieuses au sujet de sa plainte.

    26.  Par décision définitive du 11 mars 2011, le tribunal départemental d’Argeş accueillit ce recours et renvoya l’affaire devant le parquet, en considérant que les investigations n’avaient pas été complètes. Le tribunal constata que les témoins proposés par le requérant n’avaient pas été entendus et que les policiers accusés n’avaient pas été questionnés quant à l’ensemble des faits dénoncés. Le tribunal observa également que la convocation du requérant et des témoins qu’il avait proposés pour être entendus n’avait pas été régulièrement faite. En particulier, le tribunal constata que les citations à comparaître en question n’avaient pas été envoyées par la poste ou par des agents procéduraux spécialement désignés à cette fin, comme l’exigeait le code de procédure pénale en vigueur à l’époque, mais par des agents de police du commissariat de police no 3, donc du même commissariat que celui où travaillaient les policiers accusés. Le tribunal précisa qu’il ne saurait ignorer ce dernier détail et ordonna que le requérant et ses témoins soient convoqués et entendus dans le respect des règles de procédure.

    27.  Enfin, le tribunal renvoya l’affaire devant le parquet près le tribunal départemental afin que des poursuites pénales soient entamées (în vederea începerii urmăririi penale faţă de făptuitori) et que plusieurs actes d’enquête soient réalisés, notamment l’audition du requérant, l’administration des preuves demandées par lui et l’interrogatoire des policiers accusés au sujet de l’ensemble des faits allégués.

    2.  Complément d’enquête, deuxième non-lieu et décision du tribunal départemental du 20 mars 2012 infirmant ce non-lieu

    28.  À la suite de la décision du 11 mars 2011, du tribunal départemental d’Argeş, le parquet procéda à un complément d’enquête, consistant principalement à exploiter aux fins de l’enquête le contenu de l’enregistrement audio-vidéo qui avait été déposé au dossier par le policier S. le 29 juin 2010.

    29.  Le 28 juillet 2011, le requérant se plaignit au procureur du manque d’impartialité des enquêteurs chargés de son affaire et travaillant au même commissariat de police que les policiers accusés.

    30.  Un rapport de constatation technico-scientifique fut établi le 12 août 2011. Ce rapport portait sur le contenu numérique d’un CD-ROM, déposé au dossier par le policier S. D’après ce rapport, le disque en question contenait un fichier créé le 4 mai 2010. Ce fichier numérique comportait 11 minutes et 33 secondes d’enregistrement audio-vidéo. Ledit rapport fit état de la transcription des conversations enregistrées et de neuf planches photographiques résultant des captures d’écran pratiquées sur l’enregistrement vidéo. Selon la transcription contenue dans ledit rapport, l’échange verbal entre le requérant et les policiers ne contenait pas d’injures ou de menaces qui soient proférées par le requérant. Ce dernier demandait aux policiers d’arrêter de le frapper et disait ne pas pouvoir marcher, car il avait très mal au pied gauche, ce pourquoi il implorait l’aide des policiers.

    31.  L’extrait des transcriptions en question contenait un échange, qui eut lieu peu après le début de l’enregistrement, tel que contenu dans le fichier, entre le requérant et des policiers non-identifiés par ledit rapport, et est ainsi rédigé :

    « R.[L.]C. : Qu’est-ce que j’ai fait, bonnes gens ?

    - Tu t’es moqué de nous... et nous nous moquons de toi... c’est simple

    R.[L.]C. « Et à ce point vous me tapez ? Comme ça ?

    - Oui... et pire si...(...)

    - Tu pleurniches

    R.[L.]C. Pourquoi me tapez-vous ?

    - Tu pleurniches comme une femme en couches »

    32.  Un second non-lieu fut rendu par le procureur, le 18 août 2011 au sujet uniquement d’un des policiers accusés, à savoir P., alors que pour deux autres - à savoir S. et M. - le parquet près le tribunal départemental déclina sa compétence en faveur du parquet près le tribunal de première instance de Piteşti. Cette décision fut confirmée, sur recours hiérarchique du requérant, le 5 octobre 2011.

    33.  Le requérant contesta ce non-lieu et obtint gain de cause par décision du tribunal départemental du 20 mars 2012. Le tribunal infirma le non-lieu du 18 août 2011 en raison de lacunes dans l’enquête et des insuffisances du raisonnement de la décision du procureur. Le tribunal constata également que le parquet ne s’était conformé que partiellement aux instructions données par le juge dans sa décision définitive du 11 mars 2011. La principale lacune identifiée par le tribunal départemental consistait dans le fait que le rapport de constatation technico-scientifique établi le 12 août 2011 n’identifiait pas les personnes, mis à part le requérant, qui parlaient sur l’enregistrement. Considérant que ce rapport était, dès lors, incomplet, le tribunal estima qu’une expertise criminalistique à ce sujet était nécessaire.

    34.  En outre, le tribunal nota que le parquet n’avait pas ordonné d’expertise médico-légale visant à établir comment les lésions traumatiques constatées chez le requérant le 2 septembre 2009 avaient été causées exactement.

    35.  Par conséquent, le tribunal renvoya l’affaire devant le parquet près le tribunal départemental afin que des poursuites pénales soient entamées et que les actes d’enquête soient réalisés.

    3.  Complément d’enquête et troisième non-lieu

    36.  À la suite de la décision du 20 mars 2012, du tribunal départemental d’Argeş, le requérant dénonça le manque de diligence des enquêteurs après ladite décision. Il fit notamment valoir qu’aucune mesure d’enquête n’avait été prise pour faire avancer l’enquête.

    37.  Par décision du 2 juillet 2012, le procureur en chef du parquet près le tribunal départemental d’Argeş fit droit à la réclamation du requérant et ordonna que l’enquête soit finalisée pour le 10 août 2012.

    38.  Le parquet procéda à un complément d’enquête. Le 14 août 2012, le rapport de constatation technico-scientifique du 12 août 2011 fut complété sur demande du procureur. Le parquet demanda au laboratoire d’expertises criminalistiques d’effectuer des captures d’images sur l’enregistrement vidéo à la 4ème minute de cet enregistrement, et plus précisément des images captées dans l’intervalle allant de 4 minutes 20 secondes à 4 minutes et 30 secondes.

    39.  Par un procès-verbal dressé le 18 septembre 2012, à part le requérant, sept autres personnes qui apparaissaient sur l’enregistrement en question furent identifiées, dont les policiers S., P. et G. contre lesquels le requérant avait porté plainte. Le chef du commissariat de police avait également été identifié sur cet enregistrement, ainsi que deux autres policiers. En réaction à ces révélations, le requérant sollicita qu’ils soient également interrogés au sujet des violences dénoncées par lui. Les 25 et 26 septembre 2012, les deux policiers susmentionnés furent entendus par le procureur. Parmi les sept personnes identifiées sur l’enregistrement, six, au total, étaient des policiers. Selon le complément de rapport, deux autres personnes apparaissant sur cet enregistrement ne purent pas être identifiées.

    40.  Le 4 octobre 2012, le parquet rendit un non-lieu à l’égard des policiers accusés et déclina sa compétence pour ce qui était de l’accusation d’outrage portée à l’égard du requérant, accusation jointe entre-temps à l’enquête contre les policiers.

    41.  Ce non-lieu fut confirmé le 25 novembre 2012, par le procureur en chef, puis par une décision définitive du 25 mars 2013 du tribunal départemental d’Argeş, au motif que la force appliquée par les policiers pour interpeller le requérant avait été rendue nécessaire par son propre comportement agressif et qu’il n’était pas exclu que la fracture qu’il avait subie à cette occasion ait été causée par sa chute. S’agissant des six témoins oculaires qui avaient déclaré avoir vu que les policiers frappaient le requérant dans la rue, le tribunal considéra que leurs dépositions ne pouvaient pas être retenues car elles n’étaient pas corroborées par d’autres moyens de preuve.

    42.  S’agissant de l’injonction faite au parquet par la décision de justice du 20 mars 2012 d’entamer des poursuites pénales, le tribunal départemental considéra, dans sa décision du 25 mars 2013, qu’elle ne s’imposait pas automatiquement au procureur, mais seulement dans l’hypothèse où ce dernier estimait qu’il était en possession de tous les éléments requis par la loi afin d’entamer des poursuites pénales, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

    43.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du droit interne et les constatations et les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture pertinentes en la matière sont, en partie, résumées dans les arrêts Şercău c. Roumanie (no 41775/06, §§ 53, 55 et 57, 5 juin 2012), Antochi (no 36632/04, §§ 28-31, 12 juillet 2011), Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, § 82, 13 juillet 2010) et Vereş c. Roumanie, no 47615/11, § 40, 24 mars 2015).

    44.  L’avis du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur le règlement indépendant et efficace des plaintes contre la police, publié le 12 mars 2009 (CommDH(2009)4) est cité dans l’arrêt Anton c. Roumanie (no 57365/12, § 31, 19 mai 2015).

    45.  Dans son rapport établi à la suite de sa visite en Roumanie du 31 mars au 4 avril 2014, publié le 8 juillet 2014 (CommDH(2009)4), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe considère qu’il est crucial que la Roumanie établisse un mécanisme indépendant et efficace en matière de plaintes contre la police.

    EN DROIT

    I.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    46.  Le requérant se plaint d’avoir été soumis à des mauvais traitements par des policiers et de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective au sujet de la plainte qu’il a déposée contre lesdits policiers. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    47.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    48.  La Cour relève que la requête porte, d’une part, sur les traitements subis par le requérant le 2 septembre 2009 et, d’autre part, sur le caractère, que le requérant estime inapproprié, de l’enquête menée par les autorités au sujet de ces traitements. Elle analysera séparément ces deux griefs sous l’angle des deux volets - substantiel et procédural - de l’article 3 de la Convention.

    1.  Sur l’allégation de mauvais traitements

    a)  Arguments des parties

    49.  Le requérant affirme qu’il a été victime de mauvais traitements de la part de plusieurs policiers lors de son interpellation, le 2 septembre 2009 : ces dernier l’ont soumis à des violences en lui cassant la jambe gauche et, au lieu d’appeler une ambulance, ils l’ont ramené de force au commissariat de police alors qu’il souffrait de fortes douleurs. Le requérant indique, à cet égard, que les moyens de preuve administrés lors de la procédure interne, - notamment les rapports d’expertise médico-légale établis au sujets des blessures constatées chez lui le 2 septembre 2009, l’enregistrement audio-vidéo déposé au dossier par un des policiers accusés et les déclarations de nombreux témoins - convergent à établir l’existence et la gravité des mauvais traitements qui lui ont été infligés.

    50.  Le Gouvernement combat les accusations de mauvais traitements. Se référant aux constats auxquels sont parvenus les autorités internes - qu’il estime les mieux placées pour établir les faits -, il soutient que les policiers mis en cause n’étaient aucunement responsables des lésions constatées chez le requérant. Comme constaté par le procureur, puis confirmé par la décision de justice du 25 mars 2013, la fracture subie par le requérant aurait été causée par sa chute, alors qu’il tentait de s’enfuir du commissariat de police. Cette chute n’avait été provoquée par l’intervention d’aucune force extérieure.

    51.  Le Gouvernement estime, en outre, qu’en immobilisant le requérant afin de le ramener au commissariat de police, les policiers ont agi, en respectant le niveau de proportionnalité requis pour l’emploi de la force en pareilles circonstances, dans le but de prévenir les agissements antisociaux et sans enfreindre les exigences de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, le Gouvernement estime que ce traitement, en particulier, n’atteindrait pas le seuil de gravité exigé pour l’application de l’article 3 de la Convention.

    b)  Appréciation de la Cour

    52.  La Cour rappelle que, lorsqu’une personne est blessée alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de la police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur l’origine de ces blessures et de produire des preuves de nature à faire peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V et Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 80, 12 octobre 2004).

    53.  Eu égard à l’obligation pour les autorités de rendre compte des personnes placées sous leur contrôle, la Cour rappelle également que l’acquittement des policiers au pénal ne dégage pas l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 168, 1er mars 2001).

    54.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a subi des violences le 2 septembre 2009, après lesquelles il a été emmené à l’hôpital par sa famille, dès que les policiers lui ont permis de quitter le commissariat de police. Des rapports médico-légaux ont confirmé que l’intéressé présentait des lésions traumatiques, dont notamment une fracture comminutive du fémur gauche, accompagnée de la tuméfaction de la cuisse, et que ces lésions avaient nécessité cent vingt jours de soins médicaux.

    55.  Citant le non-lieu confirmé par la décision du tribunal départemental d’Argeş, rendue le 25 mars 2013, le Gouvernement affirme que les lésions en question avaient pour origine une chute subie par le requérant.

    56.  La Cour constate, à cet égard qu’aucun des rapports médico-légaux établis au sujet des lésions présentées par le requérant et produits devant la Cour n’affirment que la fracture de son fémur gauche auraient pu résulter exclusivement d’une chute. Elle constate en revanche que le plus détaillé des deux rapports écartait expressément l’hypothèse que la fracture subie par le requérant ait été causée par une chute (voir paragraphe 21 ci-dessus, et aussi Vereş, précité, § 51).

    57.  Par ailleurs, la Cour note que les dépositions évoquant la chute accidentelle du requérant, émanant des policiers mis en cause et d’un témoin assistant ayant signé le procès-verbal de contravention ayant infligé une amende au requérant (paragraphe 24 ci-dessus) n’ont pas été confirmées par un nombre important de témoins interrogés au cours de l’enquête.

    58.  Dès lors, en l’absence d’une explication plausible de la part du Gouvernement, qui soit soutenue par des éléments de nature à mettre en doute les constatations des rapports médico-légaux non-contestés, la Cour estime établi en l’espèce que les lésions dont les traces ont été constatées sur la personne du requérant ont été causées par un traitement dont l’État défendeur porte la responsabilité.

    59.  Enfin, la Cour rappelle également que lorsqu’on amène une personne à la police, les policiers doivent consigner immédiatement ou dans les plus brefs délais et de manière aussi précise que possible tout signe visible d’un traumatisme récemment subi par cette personne. Il s’agit en effet de parer au risque de dissimulation des mauvais traitements susceptibles d’être infligés par les agents de l’État après le placement en garde à vue (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 173, 24 juin 2008).

    60.  En l’espèce, à supposer même que les blessures du requérant auraient été dues à une autre cause que les agissements des policiers qui l’ont interpellé, le Gouvernement n’a invoqué aucun obstacle à la consignation de telles informations au moment où les policiers se seraient aperçus de l’état du requérant.

    61.  La Cour observe, en outre, que nonobstant ses blessures visibles et alors qu’il se plaignait de fortes douleurs au pied, au lieu d’être transporté à l’hôpital, le requérant a été ramené pour la deuxième fois au commissariat de police, peu de temps après ce qu’on lui ait déjà infligé une amende pour trouble à l’ordre public. Il s’ensuit que les agents de police n’ont pas pris de mesure adéquate en relation avec la souffrance du requérant, méconnaissant ainsi leur obligation de protéger la santé des personnes se trouvant sous leur autorité. La Cour en déduit que les autorités de police n’ont pas, en l’espèce, fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer au requérant le niveau de protection requis contre les mauvais traitements.

    En particulier, compte tenu du sérieux des blessures constatées chez l’intéressé, et à supposer même qu’il s’agisse de blessures accidentelles, une fois que les policiers avaient remarqué son état, ils auraient normalement dû agir avec promptitude et diligence pour faire venir un professionnel de la santé ou l’emmener à l’hôpital (Iambor, précité, § 179, et Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 67, 26 juillet 2007).

    62.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

    2.  Sur l’allégation d’insuffisance de l’enquête

    a)  Arguments des parties

    63.  Le requérant soutient que l’enquête menée au sujet de sa plainte n’a pas été effective. Il fait principalement valoir que le procureur ne l’a entendu que le 10 juin 2011, après un premier renvoi de l’affaire au parquet par le tribunal. En outre, les enquêteurs ne lui ont pas présenté les transcriptions contenues dans le rapport du 12 août 2011, afin qu’il puisse identifier lui-même les policiers qui l’avaient agressé. D’après le requérant, les trois procureurs, qui ont été consécutivement en charge de l’affaire, ont mené l’enquête de manière arbitraire puisqu’ils n’ont pas suivi les indications fournies par le tribunal départemental. Qui plus est, l’opinion du médecin légiste A.F. a été totalement ignorée par les autorités judiciaires.

    64.  Le requérant relève, en outre, qu’une période d’inactivité totale peut être décelée au cours de l’enquête. Cette période a débuté à la date à laquelle il a porté plainte, en octobre 2009 et s’est achevée en août 2010. De plus, le requérant expose avoir été convoqué par le procureur et, au lieu d’être entendu, il avait été laissé dans les couloirs du parquet, alors qu’il n’avait pas totalement récupéré après son opération au pied gauche et se servait encore de béquilles pour marcher.

    65.  Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il y a eu une enquête effective et sérieuse, sans périodes de passivité de la part des enquêteurs, et que le non-lieu rendu par le procureur était fondé sur de nombreuses preuves. Par ailleurs, le Gouvernement indique que les procureurs se sont conformés aux injonctions du tribunal départemental et que les insuffisances de l’enquête initialement identifiées ont été corrigées.

    b)  Appréciation de la Cour

    66.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 315-319, 17 septembre 2014).

    67.  L’enquête menée ne doit pas être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur. Elle doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent démontrer avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV).

    68.  Enfin, pour qu’une enquête menée au sujet des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, d’une manière générale, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (Bursuc, précité, § 103).

    69.  Dans la présente affaire, la Cour note qu’une enquête a bien eu lieu. Il reste à apprécier son caractère effectif.

    70.  En l’espèce, la Cour constate que l’enquête a été confiée au parquet près le tribunal départemental d’Argeş, soit à des procureurs qui travaillaient quotidiennement avec les services de police au sein desquels les agents poursuivis exerçaient leurs fonctions. Or cette pratique a récemment fait l’objet de préoccupations exprimées par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Celui-ci a estimé qu’il était crucial que la Roumanie établisse un mécanisme indépendant et efficace d’examen des plaintes contre la police. Il a aussi indiqué qu’un système indépendant et efficace de plaintes contre la police était primordial pour obtenir et préserver la confiance du public dans la police et qu’un tel système constituait une protection essentielle contre les mauvais traitements et comportements répréhensibles. Pour le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, pareil système requiert qu’il n’y ait pas de lien institutionnel ou hiérarchique entre l’enquêteur et le fonctionnaire visé par la plainte, et l’indépendance concrète doit prévaloir dans la pratique (Anton, précité, § 56).

    Par ailleurs, la Cour note les préoccupations exprimées à cet égard par le tribunal départemental d’Argeş, dans sa décision du 11 mars 2011 (paragraphe 26, ci-dessus, in fine).

    71.  S’agissant de la diligence avec laquelle l’enquête aurait dû être conduite, la Cour observe que le Gouvernement n’a apporté aucun élément pour expliquer la période d’inactivité au début de l’enquête, dénoncée par le requérant. Qui plus est, la Cour constate que le délai de finalisation de l’enquête, fixé pour le 10 août 2012, à la suite d’un recours hiérarchique exercé par le requérant, n’a pas été respecté (paragraphe 37 ci-dessus). Le Gouvernement n’a aucunement expliqué cette absence manifeste de diligence des enquêteurs par rapport à leurs propres injonctions. Il en va de même pour ce qui est de l’injonction faite, par deux fois, par le tribunal départemental, dans ses décisions définitives des 11 mars 2011 et 20 mars 2012, que des poursuites pénales soient entamées contre les policiers accusés (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).

    72.  À cet égard, la Cour n’est pas convaincue qu’il ait été dûment remédié à toutes les lacunes de l’enquête signalées par les décisions des 11 mars 2011 et 20 mars 2012 du tribunal départemental d’Argeş. En particulier, il ne ressort pas des pièces du dossier qui lui ont été soumises que le parquet se soit conformé à l’injonction du tribunal départemental, contenue dans sa décision du 20 mars 2012, de demander un complément d’expertise médico-légale, visant à rechercher de quelle manière exactement les lésions traumatiques du requérant avaient été causées (paragraphe 34
    ci-dessus).

    73.  La Cour note ensuite que les enquêteurs n’ont recherché que près de trois ans après le début de l’enquête, et après deux renvois successifs de l’affaire par le tribunal, des informations essentielles pour l’affaire - à savoir l’identité des policiers présents lors de l’incident - informations qui étaient contenues dans l’enregistrement audio-vidéo déposé au dossier par un des policiers accusés dès le 29 juin 2010.

    74.  Par ailleurs, elle estime particulièrement frappant que les enquêteurs ne se soient pas préoccupés du fait que l’enregistrement en question avait été extrait d’un fichier électronique créé le 4 mai 2010 (paragraphe 30,
    ci-dessus) et n’aient pas recherché à retrouver le support sur lequel l’enregistrement initial réalisé à la date de l’incident, soit le 2 septembre 2009, avait été stocké, afin de vérifier si son contenu avait été entièrement mis à la disposition des enquêteurs.

    75.  La Cour relève également que le tribunal départemental d’Argeş ne s’est nullement penché, dans sa décision du 25 mars 2013, sur les constats contenus dans le rapport du médecin légiste A.F., établi le 12 décembre 2012, quant à l’origine des blessures relativement graves constatées sur le corps du requérant, dont faisait état le rapport médico-légal (Cucu, précité, § 97).

    76.  Enfin, la déclaration détaillée de la victime et les dépositions des témoins oculaires proposés par elle, n’ont pas été recueillies dès le début de l’enquête, mais seulement à la suite de la décision de justice rendue le 11 mars 2011, qui a accueilli le recours du requérant contre le premier
    non-lieu rendu dans cette affaire.

    77.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête approfondie et effective au sujet de l’allégation défendable du requérant selon laquelle des policiers lui avaient infligé des mauvais traitements.

    78.  Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    79.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    80.  Le requérant réclame 1 600 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi. Selon lui, ce montant couvre le coût - d’un montant de 1 000 EUR - de la tige de métal qui lui a été implantée dans la jambe pour soigner la fracture subie, ainsi qu’un traitement médical dont il a dû supporter également le coût s’élevant à 600 EUR.

    81.  Le Gouvernement fait principalement valoir que le requérant n’a pas étayé sa demande par des justificatifs adéquats et que, de toute manière, le coût des soins médicaux aurait été couvert par le système public d’assurance maladie.

    82.  La Cour observe que cette demande n’a pas été étayée et la rejette.

    83.  Le requérant réclame également la réparation du préjudice moral qu’il dit avoir subi du fait des mauvais traitements infligés par les agents de l’État, dont les suites ont impliqué qu’il subisse à quatre reprises des interventions chirurgicales accompagnées de longues périodes d’hospitalisation, mais aussi du fait de l’absence d’une enquête effective, de nature à sérieusement mettre à mal sa confiance dans l’État de droit. Il demande, à ce titre, 200 000 EUR de dommages et intérêts.

    84.  Le Gouvernement estime que le seul constat de violation pourrait représenter une satisfaction équitable et, à titre subsidiaire, il fait référence aux montants octroyés par la Cour dans d’autres affaires similaires, en considérant comme excessif le montant demandé par le requérant.

    85.  La Cour estime que la violation de l’article 3 de la Convention tant sous son volet substantiel que sous son aspect procédural a causé un préjudice moral à l’intéressé en le plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    86.  Le requérant demande également 12 652,15 lei roumains (RON), dont 8 082 RON pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 570,15 RON pour ceux engagés devant la Cour.

    87.  Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas suffisamment étayé sa demande, car il a omis de soumettre les contrats d’assistance juridique et de prouver que les montants payés par lui, selon les quittances soumises, étaient effectivement en relation avec les procédures à l’origine de la présente requête.

    88.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 300 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    89.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement) :

    i)  12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  2 300 EUR (deux mille trois cent euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Françoise Elens-Passos                                                            András Sajó
           Greffière                                                                              Président

     


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