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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALTiN AND KiLiC v. TURKEY - 15225/08 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 735 (06 September 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/735.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:0906JUD001522508, [2016] ECHR 735, CE:ECHR:2016:0906JUD001522508 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALTIN ET KILIÇ c. TURQUIE
(Requête no 15225/08)
ARRÊT
STRASBOURG
6 septembre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Altın et Kılıç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15225/08) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Esma Altın et M. İsmail Kılıç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes R. Yalçındağ Baydemir et Ömer Halefoǧlu, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignent en particulier d’une atteinte au droit à la vie de leurs proches, soutenant notamment que l’opération antiterroriste ayant conduit au décès de ces derniers n’a pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Ils invoquent les articles 2, 3, 13, 14 et 17 de la Convention.
4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, Mme Esma Altın et M. İsmail Kılıç, sont des ressortissants turcs, respectivement nés en 1966 et 1974 et résidant respectivement à Diyarbakır et à Aksaray.
Mme Esma Altın est la sœur de Hüseyin Altın et M. İsmail Kılıç est le frère d’İbrahim Kılıç (« İ.K. »). Hüseyin Altın et İ.K. sont décédés le 3 décembre 2003 lors d’une opération policière dirigée contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale) à Diyarbakır.
Les circonstances de l’espèce
6. Le 3 décembre 2003, à la suite d’une dénonciation anonyme selon laquelle des terroristes se trouvaient dans un appartement situé au rez-de-chaussée d’un immeuble dans un quartier de Diyarbakır, le procureur de la République délivra un mandat de perquisition dudit appartement.
7. Il ressort du procès-verbal d’incident signé par les policiers que, aux environs de 20 h 30, une équipe de quarante-deux policiers rattachés à la section de lutte contre le terrorisme de la direction de la sûreté de Diyarbakır est intervenue aux abords de l’appartement susmentionné. Les policiers, estimant que les suspects étaient armés et qu’ils projetaient de perpétrer un attentat à la bombe, encerclèrent l’appartement. Toutefois, les personnes qui s’y trouvaient les remarquèrent et ouvrirent le feu. Les policiers commencèrent par riposter aux tirs avant de lancer des avertissements verbaux en turc et en kurde pour inviter les suspects à se rendre. Par la suite, les forces de police forcèrent la porte de l’appartement. Alors qu’ils entraient dans le logement, des coups de feu furent tirés sur eux. Les policiers ripostèrent en tirant dans la direction d’où partaient les tirs sans viser de cible précise. Par la suite, ils s’aperçurent qu’une personne qui se trouvait dans la chambre située à droite de l’entrée de l’appartement s’apprêtait à lancer une grenade qu’elle tenait dans sa main droite. Les policiers ouvrirent le feu sur cette personne. L’affrontement armé se termina sur ces entrefaites et, lorsque les policiers fouillèrent l’appartement, ils retrouvèrent, outre le corps de la personne portant la grenade à main, celui d’une personne tenant un revolver dans la main droite. Par ailleurs, ils découvrirent deux autres grenades.
8. Des croquis des lieux furent établis. En outre, deux impacts de balle furent relevés sur le bouclier de protection que portaient les policiers.
9. Le même jour, à 22 heures, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») se rendit sur les lieux. Il désigna le policier H.S., qui avait participé à l’opération litigieuse, pour rédiger le procès-verbal de ladite opération. Aux termes de ce document, elle avait été menée à la suite d’un appel anonyme, reçu vers 17 heures par la section de lutte contre le terrorisme, selon lequel des terroristes se trouvaient à l’adresse en question. Le procureur constata la présence, à l’entrée de l’appartement, d’un corps à terre, un revolver dans la main droite. Par ailleurs, trois grenades, soixante douilles et quarante-sept balles furent trouvées sur les lieux de l’incident. Le procès-verbal fit également état de la présence de plusieurs impacts de balle sur les murs de l’appartement.
10. Toujours le 3 décembre, à 23 h 30, le procureur de la République entendit Y.K., l’épouse du propriétaire de l’appartement en question, qui habitait dans le même bâtiment. Dans sa déposition, très sommaire, celle-ci indiquait avoir d’abord entendu des bruits puis des coups de feu.
11. Un examen externe et une autopsie des corps des deux victimes, Hüseyin Altın et İ.K., furent réalisés. Dans son rapport établi le 4 décembre 2003, le médecin mentionnait, concernant Hüseyin Altın, la présence de deux orifices d’entrée de balle, l’un sur le front, avec une destruction partielle du crâne, et l’autre sur la partie droite du dos. Il estimait que la mort était due à la destruction du cerveau et à une hémorragie interne.
12. Quant à İ.K., le médecin décela la présence de deux entrées et sorties de balles. Il conclut que la mort était due à la destruction du cerveau causée par la balle ayant atteint la tête ainsi qu’aux lésions causées par celle ayant touché le cœur et un poumon.
13. Le 5 décembre 2003, M.K., le père de İ.K., fut entendu par la police. Il déclara qu’il n’avait pas vu son fils depuis 1998.
14. Le 6 décembre 2003, S.K. fut entendu et identifia le corps de son frère. M.Ku., le propriétaire de l’appartement en question et époux de Y.K. (paragraphe 10 ci-dessus), fut également entendu. Il déclara ne pas avoir été présent dans l’immeuble lors de l’incident.
15. Le 8 décembre 2003, le laboratoire rattaché à la direction de la police criminelle effectua une expertise balistique des armes, des douilles et des balles retrouvées sur les lieux de l’incident. Le rapport dressé à la suite de cet examen indiquait que, parmi les 60 douilles et 14 balles retrouvées sur les lieux, 8 douilles et une balle provenaient du revolver retrouvé dans la main droite de İ.K.
16. Le rapport de l’expertise effectuée le 18 décembre 2003 sur le rideau de l’appartement faisait état de résidus de tirs et concluait qu’il s’agissait de tirs de longue distance.
17. Toujours le 18 décembre 2003, la requérante, Mme Esma Altın, porta plainte auprès du procureur de la République de Diyarbakır contre les fonctionnaires de police ayant participé à l’opération en question. À la suite de sa plainte, elle fut entendue par le procureur de la République. Elle déclara que son frère n’était pas membre d’une organisation illégale et que, lorsqu’elle s’était rendue sur les lieux quelques jours après l’incident, une dame lui avait dit que son frère avait été tué à l’extérieur de l’immeuble avant d’y être ensuite transporté.
18. Le même jour, le parquet près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır adopta une décision d’incompétence et renvoya l’affaire devant le parquet général de Diyarbakır.
19. Le 24 décembre 2003, les empreintes digitales de Hüseyin Altın et de İ.K. furent examinées par le laboratoire de la police criminelle de Diyarbakır. D’après le rapport d’expertise, İ.K. avait des traces de poudre sur les deux mains. Pareilles traces ne furent trouvées que sur la main droite de Hüseyin Altın.
20. Le 7 janvier 2005, le procureur entendit à nouveau le témoin Y.K., qui habitait dans le même bâtiment au moment des faits. Celle-ci compléta sa déposition initiale (paragraphe 10 ci-dessus), en déclarant que, lors de l’incident, elle regardait la télé et qu’elle avait d’abord entendu des coups de feu, puis une sommation de la police et à nouveau des coups de feu.
21. Le 1er février 2005, U.O., un policier ayant participé à l’opération du 3 décembre 2003, fut entendu par le parquet. Il confirma le procès-verbal d’incident et déclara qu’il se trouvait à l’extérieur de l’immeuble lors de l’affrontement armé.
22. Le 7 février 2005, N.K., un policier membre de la police scientifique fut entendu par le parquet. Il déclara avoir dessiné les croquis des lieux.
23. Le 23 février 2005, V.I., un policier ayant participé à l’opération en question, fut entendu. Il déclara avoir lui-même lancé des avertissements verbaux et que, à la suite de ces sommations, des coups de feu provenant de l’appartement en question avaient été tirés vers lui, et qu’il était resté dans un véhicule de police lors de l’affrontement.
24. Toujours le 23 février 2005, le parquet procéda à l’audition d’O.B., un policier ayant participé à l’opération. Ce dernier confirma le procès-verbal d’incident, déclara faire partie de l’équipe de police ayant pénétré dans l’immeuble, composée de cinq policiers, que deux de ses collègues portaient un bouclier de protection, que dès qu’il avait remarqué que Hüseyin Altın tenait à main une grenade, il l’avait averti, en disant « halte ! » et que, à la suite de l’absence de réaction de celui-ci, il lui avait tiré dans sa direction.
25. Le 24 février 2005, A.Y.K. et C.A., deux policiers ayant participé à l’opération en question, furent entendus par le parquet. Ils confirmèrent le procès-verbal d’incident et déclarèrent qu’ils ne faisaient pas partie de l’équipe de police ayant pénétré dans l’appartement en question.
26. Toujours le 24 février, Z.Y., un policier qui faisait partie de l’équipe ayant pénétré dans l’immeuble, fut entendu. Il confirma le procès-verbal d’incident et déclara qu’il était resté près des escaliers de l’immeuble sans rentrer dans l’appartement.
27. Le 25 février 2005, M.K.O., H.A. et S.E., des policiers ayant participé à l’opération en question, furent entendus. M.K.O. déclara que, à la suite des avertissements verbaux, des coups de feu avaient été tirés depuis l’appartement en question et qu’il était resté dans un véhicule de police lors de l’affrontement. H.A. et S.E. affirmèrent qu’ils attendaient près du véhicule de police lors de l’affrontement.
28. De même, le 28 février 2005, M.G., M.K.H., et E.B.K. furent entendus. M.G. et E.B.K. confirmèrent le procès-verbal d’incident et déclarèrent ne pas avoir pénétré dans l’appartement. M.K.H. affirma quant à lui qu’il faisait partie de l’équipe qui était entrée dans l’appartement. Il déclara que S.K., l’un des policiers qui était positionné derrière le bouclier de protection lors de l’intervention, avait été muté en Irak où il avait été tué.
29. Le 1er mars 2005, A.S. fut entendu et déclara qu’il était posté près de l’immeuble en question pendant l’opération.
30. Le 2 juin 2005, K.Y., un policier qui faisait partie de l’équipe ayant pénétré dans l’immeuble sans rentrer dans l’appartement, fut entendu. Il confirma le procès-verbal d’incident.
31. Le 7 juin 2007, un expert chargé de procéder à l’examen des images filmées dans l’appartement en question rendit son rapport.
32. Le 21 juin 2007, se fondant notamment sur les croquis des lieux et les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des accusés et des victimes, ainsi que sur les rapports d’expertises, le procureur de la République rendit un non-lieu au motif qu’il ressortait du dossier que le premier coup de feu était venu de l’intérieur de l’appartement et que les policiers avaient par conséquent agi en état de légitime défense conformément à l’article 16 de la loi no 2559 relative aux attributions et obligations de la police et à l’article 25 du nouveau code pénal.
33. Le 13 juillet 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Ils soutinrent que leurs frères avaient été tués dans des conditions suspectes, puisqu’ils avaient tous les deux été touchés à la tête. Ils exposèrent que, pour déterminer la distance des tirs, il aurait fallu effectuer un examen des vêtements des personnes tuées, ce qui n’avait pas été fait. Par ailleurs, alors qu’ils avaient demandé qu’une reconstitution des faits fût organisée, aucune suite n’avait été donnée à cette demande. Ils soutinrent également que l’enquête n’aurait pas dû être confiée à la police de Diyarbakır, au motif que les agents enquêteurs étaient des collègues directs des personnes soupçonnées d’être les responsables du décès de leurs proches. Mme Altın réitéra que son frère n’était pas membre d’une organisation illégale et que, lorsqu’elle s’était rendue sur les lieux de l’incident quelques jours après, une dame lui avait dit que son frère avait été tué à l’extérieur de l’immeuble avant d’être transporté à l’intérieur. Or, le procureur de la République n’aurait pas essayé de recueillir des témoignages susceptibles de confirmer ou d’infirmer ces dires.
34. Le 1er août 2007, le président de la cour d’assises de Siverek confirma le non-lieu attaqué, sans se prononcer sur les motifs invoqués par les requérants. Cette décision fut notifiée le 20 septembre 2007.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
35. Le droit et la pratique internes ainsi que le droit international et les éléments de droit comparé pertinents sont décrits dans les arrêts Perk et autres c. Turquie (no 50739/99, §§ 43-46, 28 mars 2006) et Ülüfer c. Turquie (no 23038/07, §§ 37-41, 5 juin 2012).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
36. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de leurs proches, soutenant notamment que l’opération ayant conduit au décès de ces derniers n’avait pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Par ailleurs, selon eux, les autorités de l’État ont failli à leur obligation de mener une enquête approfondie, impartiale et effective. Les requérants invoquent les articles 2, 13 et 17 de la Convention, le premier étant, dans sa partie pertinente en l’espèce, ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. ...
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière (...) »
Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations des requérants sous l’angle de l’article 2 de la Convention uniquement (voir, mutatis mutandis, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).
37. Le Gouvernement s’oppose au grief.
A. Sur la recevabilité
38. La Cour constate que les présents griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle les déclare donc recevables.
B. Sur le fond
39. Les requérants allèguent que le meurtre de Hüseyin Altın et de İ.K. par les policiers constitue une violation de l’article 2 de la Convention. Se basant sur la déclaration du témoin Y.K. et sur le rapport d’expertise du 24 décembre 2003, ils contestent les constats des organes d’enquête, aux termes desquels leurs proches avaient utilisé des armes à feu et déclenché un véritable affrontement entre eux et les forces de sécurité.
40. Les requérants sont également convaincus que les policiers ont tiré avec l’intention de tuer les victimes. Ils allèguent que les policiers auraient pu intervenir dans la journée - sans attendre quatre heures après l’appel anonyme - en mettant en œuvre des moyens appropriés pour procéder aux arrestations. Ils affirment que les forces de l’ordre n’ont pas tenté de limiter au maximum le recours à la force meurtrière lors de la mise en œuvre de l’opération et que la force fatale qu’elles ont employée était manifestement excessive, non nécessaire et disproportionnée.
41. Les requérants se plaignent de surcroît de l’ineffectivité de l’enquête pour les motifs suivants :
- en l’absence de recherches sur les vêtements des défunts, la distance et la direction des tirs n’ont pas été déterminées ;
- le procureur s’est borné à entendre quatre policiers parmi les quarante-deux ayant pris part à l’opération en cause ;
- toutes les preuves ont été recueillies par les agents de police ayant eux-mêmes mené l’opération ; ainsi, le policier H.S. a été désigné comme rédacteur du procès-verbal de l’opération policière à laquelle il avait personnellement participé.
42. Le Gouvernement conteste les thèses des requérants. Il affirme que la force dont les policiers ont fait usage était prévue par des dispositions légales et qu’elle était compatible avec les prescriptions de l’article 2 de la Convention. Se référant au procès-verbal d’incident, il soutient que, au cours de l’affrontement armé qui a eu lieu entre les terroristes et les forces de l’ordre, les policiers ont dû recourir à la force meurtrière. Il allègue que les faits, non contestés selon lui, démontrent également que les policiers ont adressé des sommations aux membres de l’organisation terroriste et qu’ils n’ont ouvert le feu qu’en riposte aux tirs de ces derniers. Les policiers auraient donc été obligés de riposter en tirant pour se défendre, et ils auraient agi dans le cadre des dispositions légales. De même, eu égard aux circonstances, les forces de l’ordre n’auraient pas eu la possibilité d’utiliser d’autres moyens pour appréhender les membres de l’organisation en question. Le Gouvernement soutient également que les policiers n’ont eu recours à la force qu’en dernier ressort. À cet égard, il expose que, si ceux-ci n’avaient pas utilisé la force meurtrière, ils auraient été eux-mêmes exposés aux tirs des membres de l’organisation illégale.
1. Sur le volet matériel
43. À la lumière des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits), et Aydan c. Turquie, no 16281/10, §§ 63-71, 12 mars 2013), la Cour doit examiner si le Gouvernement s’est acquitté de son obligation de justifier le recours à l’usage de la force meurtrière au regard de ces principes. Elle relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que les proches des requérants ont été tués le 3 décembre 2003 par les forces de l’ordre. Il s’ensuit donc que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au regard de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010). Dans ce contexte, la Cour doit rechercher en l’espèce non seulement si le recours à une force meurtrière contre les proches des requérants était légitime, mais aussi si l’opération était organisée de telle manière à réduire au minimum, autant que possible, le recours à la force meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004-XI). Elle doit également vérifier si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005-VII).
44. La Cour observe qu’il ressort des éléments soumis à son appréciation que Hüseyin Altın et İ.K. ont été tués lors d’une opération antiterroriste menée par une équipe de policiers rattachés à la section de lutte contre le terrorisme de la direction de la sûreté de Diyarbakır.
45. La Cour note que les requérants semblent soutenir que leurs proches ont pu être victimes d’une exécution extrajudiciaire et que leurs corps ont pu avoir été transportés par la suite sur le lieu de l’incident. Elle souligne toutefois qu’il lui faudrait des éléments convaincants pour conclure à l’existence d’une exécution extrajudiciaire et non de simples hypothèses comme celles que les requérants avancent sans les étayer par le moindre commencement de preuve (Muhacır Çiçek et autres c. Turquie, no 41465/09, § 44, 2 février 2016). En effet, même si, dans sa plainte, la requérante avait déclaré que, lorsqu’elle s’était rendue quelques jours après l’incident sur les lieux du drame, une dame lui avait dit que son frère aurait été tué à l’extérieur de l’immeuble avant d’être transporté dans le bâtiment, la Cour relève que la requérante n’avait pas été un témoin oculaire direct de l’incident et qu’elle s’était fondée sur des ouï-dire sans pouvoir nommer de témoins.
46. La Cour constate que, dans sa décision de non-lieu du 21 juin 2007, le procureur de la République tenait pour établi que, lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été tirés contre les policiers présents sur les lieux pour accomplir leur devoir et qu’il avait conclu que l’usage d’une arme à feu par les fonctionnaires de police était légitime au regard du droit national. Elle relève que, pour aboutir à cette conclusion, il s’est fondé notamment sur les croquis des lieux et les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des accusés et des témoins, ainsi que sur les rapports d’expertises (paragraphe 32 ci-dessus). À cet égard, pour la Cour, il est fondamental qu’il soit établi que les premiers coups de feu avaient été tirés par les suspects et que les policiers avaient ainsi réagi en état de légitime défense (voir, dans le même sens, Perk et autres c. Turquie, no 50739/99, § 66, 28 mars 2006). Il convient d’observer que le dossier de l’affaire ne comporte aucun début de preuve susceptible de remettre en cause cette conclusion du parquet. En effet, le rapport d’expertise a permis d’établir que les deux mains d’un des suspects et une main de l’autre suspect portaient des traces de poudre (paragraphe 19 ci-dessus). Par ailleurs, Y.K., un témoin qui habitait dans le même bâtiment, a déclaré, dans sa déposition du 7 janvier 2005, avoir entendu en premier lieu des coups de feu, puis une sommation de la police, et, enfin, à nouveau des coups de feu (paragraphe 20 ci-dessus). Cette chronologie des faits est en harmonie avec celle présentée dans le procès-verbal d’incident.
47. Par ailleurs, la Cour ne dispose pas d’élément donnant à penser que l’opération n’avait pas été préparée ni exécutée de manière à réduire, autant que possible, le recours à la force meurtrière. Il ressort du dossier que, à la suite d’une dénonciation anonyme selon laquelle il y avait des terroristes dans un appartement situé au rez-de-chaussée d’un immeuble dans un quartier de Diyarbakır, le procureur de la République a délivré un mandat de perquisition. Afin d’exécuter ce mandat, les autorités nationales avaient mis en place un important dispositif policier, à savoir une équipe de quarante-deux policiers qui appartenaient tous à la section de lutte contre le terrorisme. Cette équipe était chargée de procéder à la perquisition et, le cas échéant, d’arrêter les suspects. Aux environs 20 h 30, les forces de sécurité se sont rendues sur les lieux et ont pris les mesures nécessaires en encerclant notamment le domicile des suspects. Toutefois, les suspects les ont remarqués et ont ouvert le feu. Les policiers ont tout d’abord riposté aux tirs des suspects ; ensuite, ils ont lancé des avertissements verbaux en turc et en kurde, invitant les suspects à se rendre. Les suspects n’ont pas obtempéré et n’ont pas cessé de tirer. C’est ainsi que le bouclier de protection des policiers a été touché par des balles (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour estime que, dans ces conditions, sachant que les suspects étaient armés et croyant qu’ils projetaient un attentat terroriste, les policiers pouvaient raisonnablement estimer qu’il fallait tenter de pénétrer dans l’appartement, désarmer les intéressés et les arrêter. En outre, lorsque les policiers sont entrés dans l’appartement en question, il est raisonnable de penser qu’ils ont jugé nécessaire de tirer jusqu’à ce que les suspects, dont l’un était armé et un autre tenait une grenade à la main, ne soient plus physiquement en mesure de riposter par des coups de feu ou de lancer la grenade en question (voir, entre autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 200, série A no 324, et Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 192, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI).
48. La Cour estime dès lors que l’usage de la force meurtrière dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, pour « effectuer une arrestation régulière ». De surcroît, il n’est pas établi que l’opération en question n’a pas été programmée et organisée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie des proches des requérants. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à cet égard.
2. Volet procédural
49. La Cour renvoie aux arrêts Giuliani et Gaggio (précité, §§ 298-306), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 317-325, CEDH 2014 (extraits)), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, § 229-239, 30 mars 2016), qui exposent l’ensemble des principes généraux sur l’obligation procédurale de mener une enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme.
50. La Cour observe que les requérants contestent de manière générale le caractère effectif de l’enquête réalisée par les autorités : leur première doléance tient à l’absence de minutie nécessaire dans l’établissement des circonstances de l’espèce ; leur seconde plainte porte principalement sur l’absence d’indépendance de l’enquête, laquelle aurait été menée par de proches collègues des policiers en cause. À cet égard, ils dénoncent notamment que l’un des policiers, à savoir H.S., a été désigné comme rédacteur du procès-verbal de l’opération policière à laquelle il avait personnellement participé.
51. En l’occurrence, la Cour note que le procureur de la République de Diyarbakır a ouvert une enquête immédiatement après le drame et plusieurs mesures ont été prises pour préserver les moyens de preuve sur les lieux de l’incident. Il s’est rendu sur les lieux de l’incident tout de suite après l’incident. Les preuves matérielles ont été recueillies, des croquis ont été dressés, des prélèvements sur les mains des défunts ont été réalisés, et des photographies des lieux ont également été prises.
52. Toutefois, malgré les mesures d’enquêtes citées ci-dessus, la Cour estime que la conduite de l’enquête a souffert de manquements importants. Tout d’abord, elle relève que le procureur de la République n’a pas jugé nécessaire d’entendre immédiatement après les faits les policiers ayant pris part à l’opération antiterroriste. Par ailleurs, l’audition des policiers impliqués dans l’incident n’a débuté qu’environ un an et deux mois après les faits (paragraphe 21 ci-dessus). Entre le 1er février et le 2 juin 2005, quinze policiers sur quarante-deux ont été entendus par le procureur de la République. Il est à cet égard important de noter que, nonobstant le rôle capital de leurs déclarations, seuls deux policiers parmi les cinq ayant pénétré à l’appartement ont été entendus (paragraphes 24 et 28 ci-dessus). Le dossier ne permet pas d’établir si le procureur de la République avait entrepris des démarches afin d’entendre les trois autres policiers. Selon le dossier, l’un de ces trois policiers était décédé ultérieurement lors d’une autre mission (paragraphe 28 ci-dessus).
53. Par ailleurs, compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière, les délais susmentionnés pour entendre les policiers ayant pris part à l’opération sont manifestement très longs et ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches du défunt - ainsi que le public en général - à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II). En outre, tout retard injustifié dans le recueil des témoignages risque d’entrainer la disparition des preuves et de rendre difficile l’obtention d’une déclaration complète sur l’incident puisque des témoins oublient les détails de leurs souvenirs à mesure que le temps passe.
54. Au demeurant, la Cour observe que la cour d’assises a rejeté les demandes des requérants tendant à obtenir une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. Dans les circonstances de l’espèce, elle estime qu’une reconstitution présentait une importance cruciale et qu’elle aurait dû être réalisée au moins en présence des policiers ayant pénétré dans l’appartement en question et des avocats des requérants. Un tel acte d’investigation aurait pu permettre aux autorités nationales d’élaborer les scénarios possibles et d’apprécier la crédibilité des déclarations de ces policiers. La Cour considère que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits, en dépit de la demande réitérée des requérants en ce sens, a sérieusement nui à la capacité des autorités nationales à contribuer à l’établissement des faits (voir, dans le même sens, Abik c. Turquie, no 34783/07, § 49, 16 juillet 2013).
55. Plus important encore, la Cour note qu’aucune analyse n’a été effectuée sur les vêtements des défunts, alors que les requérants avaient expressément dénoncé la non-réalisation de cet examen. Or, un tel examen aurait pu permettre notamment de déterminer la distance des tirs.
56. La Cour considère que les carences ayant entaché l’enquête sont d’autant plus importantes que, en dehors des policiers, il ne ressort pas du dossier que le procureur de la République ait entrepris les démarches nécessaires afin d’entendre les résidents du quartier, lesquels auraient certainement pu apporter un éclaircissement important sur la manière dont l’opération a été menée. À cet égard, il est regrettable qu’aucun autre témoin qui aurait vu de près les phases préparatoires de l’opération n’ait été entendu.
57. À la lumière de ce qui précède, on peut donc en conclure que ces déficiences ont nui à la qualité de l’enquête (Aydan, précité, § 115) et affaibli sa capacité à établir les circonstances des décès. La Cour n’estime pas nécessaire de s’attarder sur les préoccupations des requérants quant à l’indépendance de l’enquête, car les éléments énumérés ci-dessus lui suffisent pour conclure que l’instruction pénale menée à la suite du décès de Hüseyin Altın et de İ.K. n’a pas rempli la condition d’effectivité requise.
Dès lors, il y a eu, en l’espèce, violation par l’État défendeur de l’obligation résultant pour lui de l’article 2 § 1 de la Convention de conduire une enquête effective sur le décès du proche des requérants.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
58. Les requérants estiment par ailleurs que le meurtre de Hüseyin Altın et de İ.K. constitue, pour les membres de leur famille et donc pour eux-mêmes, un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
Par ailleurs, selon les requérants, Hüseyin Altın et İ.K. ont été tués en raison de leur origine kurde. À cet égard, les intéressés allèguent une violation de l’article 14 de la Convention.
59. Le Gouvernement conteste ces thèses.
60. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, au vu des critères posés par sa jurisprudence (Aydan, précité, § 131), la Cour considère que la présente affaire ne comporte pas suffisamment de facteurs particuliers qui auraient pu conférer à la souffrance des requérants une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme (comparer avec Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 179-181, CEDH 2013, et voir aussi Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 62, 22 juillet 2014). Partant, rien ne justifie un constat de violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
61. Quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention, la Cour note qu’il n’est pas étayé. Il s’ensuit qu’il est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage, frais et dépens
63. Les requérants réclament chacun 80 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi. Les requérants demandent également 13 582 EUR pour les frais et dépens qu’ils auraient engagés devant la Cour. Ils indiquent que ce montant couvre les honoraires de leurs conseils et divers frais d’expédition et de traduction. Ils présentent à cet égard un décompte horaire et prennent pour référence le tarif minimum des honoraires d’avocat du barreau de Diyarbakır.
64. Le Gouvernement conteste ces demandes.
65. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 10 000 EUR à chacun des requérants pour dommage moral. Quant aux frais et dépens, elle rappelle qu’elle ne s’estime pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (voir, entre autres, Özpolat et autres c. Turquie, no 23551/10, § 102, 27 octobre 2015). Cela étant, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR, tous frais confondus, et l’accorde à tous les requérants conjointement.
B. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 4 000 EUR (quatre mille euros) conjointement à tous les requérants, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı Julia Laffranque
Greffier adjoint Présidente