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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> USTDAG v. TURKEY - 41642/08 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 746 (13 September 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/746.html
Cite as: CE:ECHR:2016:0913JUD004164208, ECLI:CE:ECHR:2016:0913JUD004164208, [2016] ECHR 746

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ÜSTDAĞ c. TURQUIE

     

    (Requête no 41642/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

     

    13 septembre 2016

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Üstdağ c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 août 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41642/08) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Celal Üstdağ et Mme Hanım Üstdağ (« les requérants »), nés respectivement en 1942 et en 1945, ont saisi la Cour le 23 août 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  M. Celal Üstdağ est décédé le 3 juillet 2012. Mme Hanım Üstdağ a fait savoir, par une lettre du 1er mars 2013, qu’elle entendait continuer la procédure en son propre nom seulement.

    3.  Les requérants ont été représentés par Me R. Yalçındağ Baydemir, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    4.  Les requérants reprochaient notamment aux autorités d’avoir failli, d’une part, à protéger la vie de leur fils et, d’autre part, à mener une enquête effective sur le décès de celui-ci.

    5.  Le 22 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    A.  L’incident du 16 décembre 1999

    6.  Les requérants sont les parents de Celal Abbas Üstdağ, décédé en 2003.

    7.  Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.

    8.  Le 16 décembre 1999, Celal Abbas Üstdağ fut blessé par balle par un autre appelé, M.G., avec l’arme de fonction de ce dernier, un fusil G-3, dans la caserne où il effectuait son service militaire.

    9.  Selon la déposition faite le jour même par le médecin militaire présent dans la caserne, la balle était entrée par le dos et ressortie par le ventre, les premiers soins avaient été administrés et le pronostic vital était engagé.

    10.  Hospitalisé d’abord à l’hôpital de Diyarbakır puis à l’hôpital militaire « GATA » d’Ankara, Celal Abbas Üstdağ subit l’ablation du gros intestin, du rein gauche, de la rate et d’une partie du foie. Il souffrait en outre de blessures des muscles abdominaux.

    B.  L’enquête pénale

    11.  Dans sa déposition recueillie le 17 décembre 1999, un appelé, S.U., indiqua avoir vu dans les escaliers Celal Abbas Üstdağ et M.G. se défier sur le ton de la plaisanterie tandis que les appelés étaient tous en train de rejoindre leur poste de garde. S.U. s’exprima comme suit :

    « Celal Abbas Üstdağ a lancé à son collègue « vas-y, tue-moi ! » en montrant sa poitrine. M.G. était en train d’enlever la charge de son fusil. Ils bloquaient le passage. Je leur ai dit : « Que faites-vous, vous êtes devenus fous ? » Ils m’ont laissé passer. J’étais pressé, j’ai continué mon chemin. Alors que je me dirigeais vers l’autre étage, j’ai entendu un coup de fusil. J’ai vu quelqu’un rouler dans les escaliers tandis que quelqu’un d’autre criait « Celal, Celal ! ».

    12.  D’autres soldats furent entendus comme témoins. Ils dirent tous que Celal Abbas Üstdağ et M.G. n’avaient aucune animosité l’un envers l’autre et qu’ils s’entendaient très bien. Ils ajoutèrent que M.G. était très affecté par l’incident.

    13.  M.G. fut auditionné. Il affirma qu’il s’agissait d’un tir malheureux parti accidentellement alors qu’ils étaient en train de s’amuser. Mis en examen, il fut placé en détention provisoire du 20 décembre 1999 au 7 avril 2000.

    14.  Le même jour, Celal Abbas Üstdağ fut entendu à l’hôpital par le procureur militaire. Il déclara :

    « Alors que M.G. était derrière moi, j’ai entendu un coup de feu. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé ensuite. Je n’ai aucune idée de ce qui est arrivé. Je n’avais pas d’arme sur moi au moment où j’ai été blessé. Je ne souhaite pas porter plainte contre M.G. C’est un très bon ami. Il n’y a jamais eu d’altercation entre nous. On s’entend bien. »

    15.  À la même date, le 17 décembre 1999, un technicien de la maintenance de l’armement examina le fusil G-3 ayant blessé Celal Abbas Üstdağ ; il conclut qu’il était en bon état de fonctionnement.

    16.  Le 24 décembre 1999, M.G. fut une nouvelle fois entendu par le procureur militaire. Les passages pertinents en l’espèce de sa déposition se lisent comme suit :

    « Le jour de l’incident, j’étais de garde de 19 heures à 21 heures. Celal Abbas Üstdağ a voulu m’accompagner pour fumer. Je lui ai fait une blague avec mon arme en lui disant que j’allais lui tirer dessus. Il m’a dit : « Tu n’as qu’à tirer ! » J’ai pris le chargeur et chargé le fusil. Il m’a dit d’arrêter. J’ai alors compris que c’était une erreur de s’amuser de cette façon et j’ai cessé de blaguer. Celal Abbas Üstdağ était devant moi. Il a continué de marcher. J’ai voulu enlever la charge du fusil, mais aucune balle n’est tombée. Pour enclencher le cran de sécurité, j’ai fait tomber la gâchette à sec, l’arme s’est actionnée. Mon ami a été touché. Il a été immédiatement transporté à l’hôpital. Je regrette sincèrement ce qui s’est passé. J’ai des remords. Je n’ai pas voulu blesser mon ami. C’est mon meilleur ami. Nous étions tout le temps ensemble. C’est un accident. »

    17.  Le 11 février 2000, Celal Abbas Üstdağ adressa une lettre au commandement de la gendarmerie de Batman, duquel il dépendait. Il demandait, d’une part, l’établissement des faits et des responsabilités directes et indirectes par l’ouverture d’une enquête judiciaire, et, d’autre part, l’indemnisation de tout préjudice corporel déjà subi et à venir du fait de la privation d’organes vitaux.

    C.  La procédure pénale engagée contre M.G. pour blessures

    18.  Par un acte d’accusation du 27 mars 2000, une procédure pénale fut engagée devant le tribunal militaire de Diyarbakır contre M.G.

    19.  Entendu le 7 avril 2000 devant le tribunal militaire, M.G. répéta qu’il s’agissait d’un malencontreux accident. Les passages pertinents en l’espèce de sa déposition se lisent ainsi :

    « Nous étions en train de blaguer en descendant les escaliers. J’ai dit [à Celal Abbas Üstdağ] « je te tire dessus ». Il a ouvert sa chemise, toujours en blaguant, et m’a défié : « Vas-y, tire ! » J’ai alors pris le chargeur et chargé le fusil, juste pour lui faire peur. J’ai tiré et lâché la tigette de chargement ; il m’a dit : « Qu’est-ce qu’on est en train de faire, si ça explose, on aura des problèmes. » Alors j’ai répondu à mon ami « tu as raison » et j’ai arrêté la blague. Mon ami descendait les escaliers devant moi. J’ai retiré la tigette de chargement avec l’intention de décharger l’arme, aucune balle n’est tombée. Le canon du fusil était dirigé vers le haut. En pensant qu’il n’y avait pas de balle dans le canon, j’ai fait « charge-décharge », mais, sans que je m’en sois rendu compte, le canon s’était dirigé vers mon ami. J’ai fait tomber la gâchette à sec, l’arme s’est actionnée, j’ai blessé mon ami. »

    20.  M.G. ajouta qu’il n’avait aucun antécédent disciplinaire ou psychiatrique, et qu’il n’avait eu aucun conflit avec la victime. Il fut remis en liberté à l’issue de cette audience.

    21.  Celal Abbas Üstdağ demeura à l’hôpital jusqu’au 7 août 2000.

    22.  Le 8 novembre 2000, Celal Abbas Üstdağ fut entendu sur commission rogatoire au tribunal pénal d’İmranlı (Sivas) en tant que victime et témoin. Il déclara qu’il n’avait pas eu de conflit avec M.G. Il dit qu’il n’avait pas vécu la scène de défi décrite dans l’acte d’accusation, qu’il avait seulement entendu une détonation en descendant les escaliers et qu’il avait été blessé. Il indiqua qu’il était demeuré conscient jusqu’au moment de sa première opération à Diyarbakır, le jour des faits. Il déposa une plainte contre M.G.

    23.  Par un jugement du 24 juillet 2001, le tribunal militaire de Diyarbakır condamna M.G. à deux mois et quinze jours d’emprisonnement pour blessures par négligence et pour non-observation des instructions en matière de prévention des accidents.

    24.  Le tribunal militaire écarta toute hypothèse de préméditation dans l’acte de M.G., considérant notamment que, selon les témoins, il entretenait des relations d’amitié avec la victime et qu’il avait été retrouvé en état de choc après les faits. Il conclut que la peine d’emprisonnement avait déjà été exécutée, M.G. ayant été détenu du 20 décembre 1999 au 7 avril 2000.

    25.  Le requérant Celal Üstdağ ainsi que son fils Celal Abbas Üstdağ figuraient à la procédure en tant que parties intervenantes. Ils se pourvurent en cassation contre ce jugement dans les délais légaux.

    26.  Au cours de la procédure, le 11 janvier 2003, Celal Abbas Üstdağ décéda à l’hôpital de Sivas.

    D.  La continuation de la procédure pénale contre M.G. après le décès de Celal Abbas Üstdağ

    27.  Le 4 mars 2003, la Cour de cassation militaire cassa le jugement du 24 juillet 2001 au motif que Celal Abbas Üstdağ aurait dû figurer seul comme partie intervenante et non avec son père, le requérant. Elle estima que, dans les circonstances de la cause, le requérant n’était qu’une victime indirecte et que cette qualité ne lui conférait pas le droit d’être partie intervenante à la procédure.

    28.  À la suite de cet arrêt, l’affaire fut renvoyée devant le tribunal militaire.

    29.  Le 1er février 2006, le requérant introduisit une nouvelle demande, étayée par le décès de son fils, dans le but d’être admis à la procédure en tant que partie intervenante. Sa demande fut acceptée.

    30.  Il exposa par ailleurs au tribunal militaire qu’il avait dû à maintes reprises faire hospitaliser son fils à l’hôpital public de Sivas pour des problèmes résultant de la perte de ses organes vitaux.

    31.  Le 6 février 2006, le tribunal militaire demanda une expertise à l’institut médicolégal afin de savoir si le décès était dû aux blessures qui avaient été causées par balle le 16 décembre 1999.

    32.  L’institut médicolégal examina le compte rendu des opérations subies par Celal Abbas Üstdağ le 16 décembre 1999 et le 30 mars 2000 et les rapports médicaux établis dans divers hôpitaux en 2000 et en 2002. Il rendit son rapport d’expertise le 19 avril 2006. Il indiquait qu’il n’était possible d’établir ni « la cause et le mécanisme » du décès, ni l’existence d’un lien de causalité entre le décès et les blessures. En effet, selon ce rapport, à cause de l’absence d’autopsie et de documents détaillés relatant l’état de santé du jeune homme pendant la période comprise entre la survenue des blessures et son décès, il n’avait pas été possible d’établir les altérations de ses organes internes.

    33.  Entre-temps, le 9 mars 2005, le médecin en chef de l’hôpital de Sivas où Celal Abbas Üstdağ était décédé déclara au tribunal militaire que, le 11 janvier 2003, l’intéressé était arrivé aux urgences pour des maux de ventre et des vomissements et qu’il était décédé un quart d’heure plus tard à la suite d’un arrêt cardio-respiratoire.

    34.  Par une requête du 19 juin 2006 adressée au tribunal militaire, les requérants contestèrent les conclusions du rapport de l’institut médicolégal. Dans leur recours, ils exposaient que le lien de causalité entre les blessures graves dont leur fils avait été victime en 1999 et son décès en 2003 était selon eux avéré, et ils détaillaient toutes les complications que ces blessures avaient entraînées dans ce laps de temps. Ils ajoutaient que les autorités judiciaires auraient pu très bien obtenir les documents détaillés dont l’institut médicolégal relevait l’absence.

    35.  Ils soutenaient en outre qu’aucune déposition de leur fils n’avait été recueillie quant au déroulement des faits pendant la phase d’instruction et que le jugement avait été rendu sur la base de dépositions de témoins qui n’avaient pas assisté à l’incident. Ils demandaient une expertise graphologique de la signature apposée sous la déposition de leur fils datée du 17 décembre 1999, arguant que ce dernier était en réanimation pendant treize jours à partir de sa première intervention chirurgicale, subie le 16 décembre 1999. Ils sollicitaient en outre la requalification des faits et le jugement de M.G. pour meurtre. Ils déclaraient enfin qu’ils se réservaient le droit d’engager une procédure civile pour obtenir réparation des dommages subis.

    36.  À la demande du tribunal militaire, le procureur militaire qui avait recueilli le 17 décembre 1999 la déposition de Celal Abbas Üstdağ à l’hôpital fut entendu le 9 août 2006 par le tribunal correctionnel de Çameli. Il déclara ne pas se souvenir exactement du déroulement de l’interrogatoire. Il expliqua qu’il était d’usage de prendre systématiquement l’autorisation des médecins avant l’interrogatoire d’une personne blessée afin de s’assurer que celle-ci était en état de répondre aux questions posées. Il ajouta que s’il y avait une signature apposée en bas de la déposition, cela signifiait que Celal Abbas Üstdağ était bien en état de signer. Il soutint que l’absence de sa propre signature sur le document était certainement due à un simple oubli de sa part.

    37.  Lors de l’audience du 11 septembre 2006, le greffier qui était de garde le 17 décembre 1999 fut également entendu. Il déclara ne pas se souvenir avec précision de la prise de déposition de la victime. L’accès à la salle de réanimation pour interrogatoire des patients était toujours soumis à l’accord des médecins. Lorsque la personne interrogée n’était pas en mesure d’apposer sa signature, il le mentionnait dans un procès-verbal. Selon lui, Celal Abbas Üstdağ avait pu signer sa déposition.

    38.  Soutenant que son fils n’avait pas été entendu par le procureur ce jour-là, le requérant Celal Üstdağ contesta ces dépositions. Il maintint qu’il ne s’agissait pas d’un accident et demanda la condamnation de M.G. pour homicide volontaire.

    39.  Par un jugement rendu le 23 novembre 2006, le tribunal militaire considéra qu’il était suffisamment établi que la déposition de Celal Abbas Üstdağ du 17 décembre 1999 ne souffrait d’aucune irrégularité et qu’il n’y avait pas lieu de demander une expertise graphologique de sa signature. Il relevait que les témoignages étaient concordants quant à l’absence d’animosité entre Celal Abbas Üstdağ et M.G. Il estimait qu’aucun élément du dossier d’instruction n’avait permis d’étayer la thèse du tir intentionnel. Il jugeait ensuite qu’aucun lien de causalité n’avait été établi entre la blessure de Celal Abbas Üstdağ le 16 décembre 1999 et son décès le 11 janvier 2003. Il constatait enfin que le délai de prescription de cinq ans prévu à l’article 549 § 2 du code pénal pour l’infraction en question, blessures causées par négligence et méconnaissance des règles, avait expiré depuis le 24 juillet 2006.

    40.  Le 12 janvier 2007, les requérants se pourvurent en cassation contre ce jugement.

    41.  Par un arrêt du 10 juillet 2007, la Cour de cassation militaire confirma le jugement rendu en première instance. Elle concluait à l’absence de lien de causalité clair et certain entre le délit et le décès, et constatait que le délai de prescription de cinq ans qui courait depuis le jugement de condamnation du 24 juillet 2001 avait expiré. L’arrêt du 10 juillet 2007 a été notifié aux requérants le 25 février 2008.

    E.  Les démarches entreprises par les requérants avant le décès de Celal Abbas Üstdağ en vue de l’obtention d’une prise en charge des soins médicaux

    42.  Avant le décès, les requérants et leur fils avaient fait de nombreuses démarches afin d’obtenir une prise en charge des soins médicaux.

    43.  Dans une lettre adressée le 9 janvier 2001 au tribunal militaire de Diyarbakır, Celal Abbas Üstdağ se plaignait de ne bénéficier d’aucune aide de l’État nonobstant la circonstance qu’il avait subi les blessures graves dont il souffrait pendant son service militaire, à trois mois de la fin de ses obligations. Il exposait que ces blessures avaient entraîné une série de complications, arguait de l’urgence de sa situation et demandait à bénéficier des indemnités accordées aux personnes ayant subi des dommages corporels dans l’exercice de leurs fonctions.

    44.  Dans une lettre adressée le 24 avril 2001 au commandement de la gendarmerie de Batman, le requérant affirmait prendre personnellement en charge tous les frais occasionnés par l’état de santé désastreux de son fils. Il demandait le traitement en urgence de sa requête visant à l’attribution d’indemnités ou d’une allocation.

    45.  Il ressort des termes du pourvoi en cassation formé par les requérants le 12 janvier 2007 (paragraphe 40-ci-dessus), qu’à une date non précisée, une allocation leur a été attribuée par le ministère de la Défense. Le dossier ne contient pas d’autre information à cet égard.

    EN DROIT

    I.  QUESTION PRÉLIMINAIRE

    46.  La Cour observe que le requérant M. Celal Üstdağ (père de Celal Abbas Üstdağ) est décédé le 3 juillet 2012 et que la requérante, Mme Hanım Üstdağ, a fait savoir à la Cour qu’elle maintenait la requête en son propre nom seulement (paragraphe 2 ci-dessus).

    47.  La Cour décide dès lors de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne le requérant M. Celal Üstdağ, en application de l’article 37 § 1 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    48.  La requérante reproche aux autorités de ne pas avoir prévenu les blessures mortelles infligées à son fils alors que celui-ci effectuait son service militaire obligatoire. Elle soutient que Celal Abbas Üstdağ a été victime d’un homicide volontaire en raison de son origine kurde. Elle fait également grief aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective. Elle se plaint enfin de la durée de la procédure litigieuse et souligne que celle-ci a de surcroît entraîné la prescription des faits. Elle invoque les articles 2, 6, 13 et 14 de la Convention.

    49.  Le Gouvernement conteste ces thèses.

    50.  La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 2 de la Convention, dont le passage pertinent en l’espèce est ainsi libellé :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    51.  Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

    52.  Constatant que les griefs de la requérante tirés de l’article 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    53.  La requérante allègue que l’État a failli à son obligation positive de protection de la vie de son fils, qui était selon elle en bonne santé au moment de son engagement sous les drapeaux. Elle estime que les supérieurs hiérarchiques de son fils n’ont pas rempli leurs devoirs de surveillance et de prévention. Elle est d’avis que son fils a été victime d’un homicide en raison de son origine kurde.

    54.  Elle reproche par ailleurs aux autorités de n’avoir pas rempli leurs obligations procédurales sur le terrain de l’article 2 de la Convention. Elle expose à cet égard différents arguments.

    En premier lieu, l’instruction pénale conduite en l’espèce n’a pas permis de déterminer les circonstances et d’établir les responsabilités dans le déroulement des faits. En particulier, la requérante allègue qu’aucun constat sur les lieux n’a été effectué et qu’aucune enquête n’a été menée à la suite des contestations de Celal Abbas Üstdağ au sujet des dépositions qu’il aurait faites le lendemain de l’incident.

    La requérante ajoute que les autorités judiciaires n’ont pas pu établir le lien de causalité, flagrant selon elle, entre les blessures et le décès de son fils en raison de l’absence dans le dossier d’éléments médicaux détaillés, alors que, selon elle, ces éléments auraient pu être recueillis auprès de l’hôpital public de Sivas, où son fils avait été maintes fois hospitalisé au cours des deux ans ayant précédé sa mort.

    La requérante indique enfin que la procédure pénale a abouti à une prescription, et donc à une impunité. Dès lors, elle estime que le système pénal, tel qu’appliqué en l’espèce, n’a pas permis de répondre aux exigences de protection par la loi du droit à la vie.

    55.  Le Gouvernement nie toute responsabilité des autorités dans le décès de Celal Abbas Üstdağ. Il soutient que, en dépit de la formation donnée aux appelés sur la sécurité et la prévention des accidents et des directives relatives à la manipulation des fusils, M.G. a blessé le fils de la requérante en voulant faire une plaisanterie. Il estime que les autorités militaires ont pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir un tel accident, mais que les comportements humains restent en partie imprévisibles. Il ajoute que tout a été fait pour sauver la vie de Celal Abbas Üstdağ.

    56.  Le Gouvernement considère en outre que rien ne permet de remettre en cause la thèse de l’accident retenue par les autorités à l’issue de l’instruction. Selon lui, une enquête minutieuse, dont l’indépendance et l’effectivité ne pourraient être mises en cause, a été menée. Il estime que les organes judiciaires compétents ont examiné les faits et les responsabilités de toutes les personnes impliquées avant de conclure qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre le décès de Celal Abbas Üstdağ et les blessures causées par M.G. Il ajoute qu’en tout état de cause le délai de prescription avait expiré.

    1.  Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

    57.  La Cour rappelle que l’obligation positive de protection de la vie qui découle de l’article 2 de la Convention impose aux États de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace des atteintes à la vie. Elle souligne que cette obligation vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire.

    58.  La Cour rappelle également que ce cadre doit réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux risques pour la vie qui pourraient résulter du service militaire, tant du fait de la nature de certaines activités et missions qu’en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un État appelle des citoyens sous les drapeaux.

    59.  La Cour redit que pareille réglementation doit exiger l’adoption, d’une part, de mesures d’ordre pratique propres à assurer une protection effective des appelés contre les dangers inhérents à la vie militaire et, d’autre part, de procédures adéquates permettant d’identifier les défaillances et les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons.

    60.  Dans la présente affaire, la Cour relève d’emblée qu’aucun élément dans le dossier ne permet d’envisager l’hypothèse d’un tir intentionnel de M.G. sur Celal Abbas Üstdağ. Elle note certes l’existence de certaines lacunes susceptibles d’avoir nui à la rigueur de l’enquête menée en l’espèce (sur lesquelles elle reviendra lors de son examen de l’aspect procédural au regard de l’article 2 de la Convention). Elle estime cependant que, dans les circonstances de la présente affaire, ces quelques lacunes ne sont pas de nature à remettre en cause la thèse de l’accident retenue par les autorités nationales. En effet, eu égard notamment aux témoignages concordants et aux déclarations de Celal Abbas Üstdağ dont l’authenticité n’est pas sujette à caution, rien ne permet de supposer que la vie du fils de la requérante ait été menacée par les agissements d’autrui. La Cour considère donc que conclure que Celal Abbas Üstdağ ait été victime d’un tir intentionnel de M.G. relève de la spéculation.

    61.  Cela dit, la Cour doit encore vérifier si les autorités militaires ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir cet accident. À cet égard, rien n’indique que l’administration militaire ait manqué d’adopter les mesures pratiques nécessaires visant à la protection effective des appelés contre les risques inhérents à la vie militaire. Se référant aux éléments dont elle dispose, la Cour ne décèle pas de défaut de formation des appelés au maniement des armes ou de mauvais fonctionnement du fusil ayant blessé Celal Abbas Üstdağ. Au demeurant, la requérante n’a jamais cherché à établir la responsabilité de l’État devant les juridictions administratives sur ces points. Tout donne donc à penser qu’à la suite d’un jeu qui a mal tourné, le fils de la requérante a été grièvement blessé par un tir accidentel.

    62.  Aussi, à la lumière de ce qui précède, la Cour estime-t-elle que, dans les circonstances de la cause, reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas pu prévenir l’incident reviendrait à leur imposer un fardeau excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel.

    2.  Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

    63.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009).

    64.  Elle rappelle également que pour être qualifiée d’ « effective » l’enquête doit être adéquate, rapide, indépendante et accessible à la famille de la victime. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Pour de plus amples détails concernant ces critères, la Cour renvoie à ses arrêts Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).

    65.  En l’espèce, la Cour relève que les faits ayant conduit aux blessures de Celal Abbas Üstdağ se sont produits le 16 décembre 1999. Une enquête pénale a été aussitôt ouverte. À l’issue de celle-ci, le 27 mars 2000, une procédure pénale a été engagée devant le tribunal militaire de Diyarbakır contre l’appelé qui avait blessé le fils des requérants. Cette procédure s’est terminée par l’arrêt de la Cour de cassation militaire du 10 juillet 2007. L’ensemble de la procédure a donc duré environ sept ans et six mois.

    66.  La Cour constate que la procédure a suivi un rythme normal jusqu’au premier jugement du tribunal militaire. À partir de ce moment, les procédures devant la Cour de cassation militaire et de nouveau devant le tribunal militaire ont connu des retards.

    67.  Les lenteurs dans la phase du jugement ont eu pour conséquence que l’action publique engagée contre M.G. a dû être déclarée éteinte par la prescription (paragraphe 41 ci-dessus).

    68.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les investigations et les poursuites en cause n’ont pas été menées avec la célérité requise. Or, elle rappelle qu’une réponse rapide des autorités peut être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux, (voir, mutatis mutandis, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 323, CEDH 2014 (extraits), et Armani Da Silva, précité, § 237).

    69.  La Cour conclut que la durée de la procédure, qui a conduit à l’extinction de l’action publique, ne saurait se concilier avec l’obligation des autorités de faire la lumière sur les responsabilités avec célérité (Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 71, 24 février 2015).

    70.  Ce manquement suffit pour conclure que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été « effective » dans son ensemble.

    71.  Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

    III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

    72.  La requérante se plaint d’une violation de l’article 3 de la Convention en raison de la souffrance morale qu’elle dit avoir endurée. Elle soutient que, pendant environ deux ans, son fils unique et elle-même se sont retrouvés délaissés par les autorités alors que ces dernières étaient, selon elle, pleinement responsables des préjudices corporels et moraux subis. Elle déplore n’avoir bénéficié, en dépit de ses demandes répétées, d’aucune prise en charge ni d’aucune attention de la part des autorités militaires.

    73.  Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention.

    74.  Partant, elle déclare ces griefs irrecevables.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    75.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    76.  La requérante réclame 35 000 euros (EUR) pour préjudice matériel.

    77.  Elle sollicite également l’octroi de 70 000 EUR pour préjudice moral.

    78.  L’intéressée demande en outre 3 035 EUR pour frais et dépens. À titre de justificatif, son avocat fournit un tableau présenté par rubriques (décompte horaire et autres frais).

    79.  Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

    80.  La Cour ne voit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 20 000 EUR pour le préjudice moral subi.

    81.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR pour tous frais et dépens confondus et l’accorde à la requérante.

    82.  Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Décide de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne le requérant, M. Celal Üstdağ, décédé ;

     

    2.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

    i.  20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente


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