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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HASAN TUNC AND OTHERS v. TURKEY - 19074/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2017] ECHR 112 (31 January 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/112.html
Cite as: CE:ECHR:2017:0131JUD001907405, [2017] ECHR 112, ECLI:CE:ECHR:2017:0131JUD001907405

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE HASAN TUNÇ ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 19074/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    31 janvier 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Hasan Tunç et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de
    Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19074/05) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Hasan Tunç, Memiş Tunç et Mehmet Tunç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 29 avril 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été autorisés à assurer eux-mêmes la défense de leurs intérêts, conformément à l’article 36 § 2 in fine du règlement de la Cour (« le règlement »). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants se plaignent en particulier d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils allèguent en outre que leur cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable et d’une manière équitable.

    4.  Le 10 septembre 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants, MM. Hasan Tunç, Memiş Tunç et Mehmet Tunç, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1935, en 1946 et en 1948 et résidant à Ankara.

    6.  En 1946, la mère des requérants, décédée en 1994, vendit deux biens immobiliers se trouvant à Serik, référencés comme étant les parcelles nos 47 et 49, à İ.Y., l’un de ses deux fils nés de son premier mariage. En 1950, İ.Y. transféra la propriété de la moitié desdits biens à son frère M.Y., né également de ce premier mariage. Les deux biens furent ainsi inscrits sur le registre foncier au nom des deux demi-frères des requérants.

    7.  Le 1er novembre 1996, les requérants saisirent le tribunal de grande instance de Serik (« le tribunal ») d’une demande en annulation du titre de propriété de la parcelle no 47 et réclamèrent des parts de succession sur ce bien.

    Le 17 avril 1997, ils engagèrent devant le tribunal une autre action par laquelle ils réitéraient leur précédente demande et formulaient une demande similaire quant à la parcelle no 49. Ils indiquaient que la valeur des biens était de 13 000 000 livres turques (TRL). Ils soutenaient que les transactions effectuées par leur mère et par leurs demi-frères concernant ces parcelles étaient en réalité une « vente simulée » ayant eu pour but de les empêcher d’hériter de ces biens au décès de leur mère. Ils alléguaient également que, pour les mêmes motifs, M.Y. avait ensuite procédé, sous l’apparence d’une vente, à une cession de ses parts sur la parcelle no 47 au profit de sa belle-fille.

    8.  À une date non précisée, le tribunal décida de joindre les deux actions en raison de leur connexité en fait et en droit.

    9.  Le 11 novembre 1998, le tribunal procéda à une visite des lieux en vue d’une estimation de la valeur des biens faisant l’objet du litige. Selon un rapport d’expertise établi le 30 novembre 1998, la valeur totale des parcelles s’élevait à 5 450 625 000 TRL à la date de l’introduction de l’action des requérants.

    10.  Le 10 février 1999, le tribunal demanda aux requérants de payer une somme supplémentaire pour compléter les frais de justice en proportion de la valeur des biens objet du litige établie par le rapport d’expertise. Le 12 février 1999, les requérants payèrent la somme supplémentaire de 49 056 000 TRL pour les frais de justice.

    11.  Le tribunal tint une trentaine d’audiences au cours desquelles il entendit les témoins et recueillit les preuves présentées par les parties.

    12.  Le 28 mai 2003, le tribunal rejeta la demande des requérants. Pour ce faire, il tint compte du contenu du dossier et des dépositions des témoins, et il jugea que les intéressés n’étaient pas parvenus à prouver que leur de cujus avait effectué une donation déguisée dans le but de les écarter de la succession.

    13.  Le 1er septembre 2003, les requérants se pourvurent en cassation en sollicitant la tenue d’une audience.

    14.  Le 29 avril 2004, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. Elle rejeta aussi la demande des requérants quant à la tenue d’une d’audience publique au motif que la valeur des biens litigieux n’atteignait pas le seuil minimum exigé par la loi en la matière.

    15.  Le 21 juin 2004, les requérants introduisirent un recours en rectification d’arrêt.

    16.  Par un arrêt du 1er novembre 2004, la Cour de cassation rejeta le recours en question au motif que la valeur des biens litigieux n’atteignait pas le seuil requis par la loi pour le dépôt d’un tel recours, à savoir 150 000 000 TRL, à la date d’introduction de l’action concernée.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    17.  Selon l’article 440 de la loi no 1086 sur la procédure civile, abrogé par la loi no 25606 du 7 octobre 2004 (l’abrogation de cet article est devenue effective au 1er juin 2005), il n’était pas possible d’introduire un recours en rectification d’arrêt contre les arrêts de la Cour de cassation relativement aux affaires dont l’objet du litige avait une valeur inférieure à 150 000 000 TRL au 20 juin 1996. La loi no 4146 du 20 juin 1996 a porté la valeur de l’objet du litige applicable en la matière à 300 000 000 TRL à partir du 1er janvier 1998, puis à 600 000 000 TRL à partir du 1er janvier 2000.

    18.  L’article 435 de la loi no 1086 sur la procédure civile, tel qu’il était applicable à l’époque des faits, prévoyait que, si l’une des parties le demandait, la Cour de cassation pouvait tenir une audience lors de la procédure de pourvoi en cassation dans les affaires qui étaient relatives à une créance ou à un bien et dont l’objet du litige avait une valeur supérieure à 10 000 000 000 TRL.

    EN DROIT

    I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

    19.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes par les requérants. Il soutient d’une manière générale que ces derniers n’ont pas soulevé leurs griefs, fût-ce en substance, devant les autorités internes.

    20.  La Cour rappelle que le gouvernement excipant du non-épuisement des voies de recours doit la convaincre de l’existence de recours accessibles et susceptibles d’offrir au requérant le redressement de ses griefs (voir, entre autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

    21.  En l’occurrence, la thèse du Gouvernement ne contenant aucune précision à ce sujet, la Cour ne peut que l’écarter (Benli c. Turquie, no 65715/01, § 25, 20 février 2007).

    II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    22.  Les requérants se plaignent du rejet de leur recours en rectification d’arrêt par la Cour de cassation. Selon eux, la haute juridiction a commis une erreur d’appréciation en jugeant que la valeur des biens objet du litige était inférieure au seuil exigé par la loi pour pouvoir introduire ce recours. Ils allèguent à cet égard que la valeur en question, telle qu’elle a été estimée par un rapport d’expertise lors de la procédure devant le tribunal de grande instance, était supérieure au seuil légal requis pour le dépôt d’un recours en rectification d’arrêt.

    23.  Ils se plaignent ensuite que leur cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

    24.  Ils dénoncent également une absence de débats publics devant la Cour de cassation. Ils allèguent que cette juridiction a rejeté leur demande quant à la tenue d’une audience en raison d’une appréciation erronée de la valeur des biens objet du litige.

    25.  Les requérants critiquent enfin l’appréciation des preuves effectuées par le tribunal de première instance, reprochant notamment à celui-ci d’avoir accepté et pris en considération des preuves soumises par la partie défenderesse en dehors du délai accordé pour ce faire. Ils se plaignent aussi de l’application du droit interne et de la solution retenue par les juridictions internes.

    26.  La Cour juge opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    A.  Sur le grief relatif au rejet du recours en rectification d’arrêt

    27.  Constatant que le grief relatif au rejet du recours en rectification d’arrêt n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    28.  Le Gouvernement fait observer que la Cour de cassation a rejeté le recours en rectification d’arrêt introduit par les requérants en considérant que la valeur des biens objet du litige indiquée par les requérants lors de l’introduction de leur demande était inférieure au seuil requis par la loi. Il soutient que la condition de la valeur de l’objet du litige prévue par la loi pour la recevabilité des recours en rectification d’arrêt est conforme à l’article 6 de la Convention.

    29.  La Cour estime que les requérants se plaignent en substance d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal.

    30.  Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation portant sur ses droits ou obligations de caractère civil. Ce « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, peut être invoqué par toute personne qui a des raisons sérieuses d’estimer illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits de caractère civil et qui se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18).

    31.  La Cour rappelle en outre que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 précité que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Sotiris et Nikos Koutras ATTEE c. Grèce, no 39442/98, § 15, CEDH 2000-XII).

    32.  La Cour rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Mottola et autres c. Italie, no 29932/07, § 29, 4 février 2014). Les règles relatives aux délais à respecter pour recourir visent à assurer une bonne administration de la justice. Cela étant, l’application qui est faite des règles en question ne devrait pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible. Par ailleurs, il convient dans chaque cas que la Cour procède à une appréciation à la lumière des particularités de la procédure dont il s’agit et en fonction du but et de l’objet de l’article 6 § 1 de la Convention (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 36, CEDH 2000-I).

    33.  La Cour rappelle aussi qu’il résulte de ces principes que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24, 27 juillet 2006).

    34.  La Cour rappelle encore qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004-I), par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

    35.  La Cour note qu’en droit turc le recours en rectification d’arrêt a pour objet d’inviter la juridiction ayant rendu l’arrêt attaqué à réviser cette décision en raison d’une erreur de sa part. En fait, la juridiction en cause procède à un deuxième examen de la même affaire sur simple recours des parties, sans qu’il y ait d’éléments nouveaux (Dedecan et Ok c. Turquie, nos 22685/09 et 39472/09, § 23, 22 septembre 2015, et Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, § 50, 27 juillet 2006).

    36.  La Cour rappelle avoir déjà considéré que le recours en rectification d’arrêt, tel qu’il est prévu en droit turc pour les procédures civiles, constitue un recours interne efficace au sens des principes du droit international généralement reconnus (voir Molin İnşaat c. Turquie, (déc.) no 23762/94, 7 septembre 1995, et Latif Fuat Öztürk et autres c. Turquie, no 54673/00, § 29, 2 février 2006).

    37.  La Cour note ensuite que, selon l’article 440 de la loi sur la procédure civile, applicable à l’époque des faits, ce recours était accessible aux parties pour les affaires dont l’objet du litige avait une valeur supérieure à 150 000 000 TRL (paragraphe 17 ci-dessus).

    38.  La Cour constate qu’en l’espèce la Cour de cassation a rejeté le recours en rectification d’arrêt formé par les requérants en jugeant que la valeur des biens objet du litige, tel qu’elle était précisée par les requérants à la date de l’introduction de leur demande, à savoir 13 000 000 TRL, était inférieure au seuil exigé par la loi pour l’introduction d’un tel recours.

    39.  Or, la Cour relève que, le 10 février 1999, le tribunal de grande instance, en se fondant sur le rapport d’expertise du 30 novembre 1998 estimant la valeur des biens litigieux à 5 450 625 000 TRL, a demandé aux requérants de payer des frais de justice supplémentaires et que les intéressés ont réglé ces frais le 12 février 1999. La valeur actualisée des biens objet du litige, acceptée par le tribunal de grande instance, était donc de 5 450 625 000 TRL.

    40.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’en rejetant le recours en rectification d’arrêt introduit par les requérants en prenant en considération la valeur des biens litigieux indiquée par ceux-ci au début de la procédure, et non pas celle acceptée ultérieurement par le tribunal de grande instance sur la base du rapport d’expertise, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif (voir, dans ce sens, Zubac c. Croatie, no 40160/12, § 40, 11 octobre 2016).

    41.  En effet, le recours des requérants pouvait bien être considéré comme répondant aux conditions de recevabilité énoncées par la loi puisque la valeur des biens objet du litige sur la base de laquelle les requérants ont payé les frais de justice, en l’occurrence 5 450 625 000 TRL, était bien supérieure au seuil exigé pour l’introduction du recours en rectification d’arrêt à l’époque des faits, à savoir 150 000 000 TRL.

    42.  Partant, la Cour estime que l’interprétation particulièrement stricte par la Cour de cassation de l’article 440 de la loi sur la procédure civile a restreint de façon disproportionnée le droit des requérants à voir leur recours en rectification d’arrêt examiné au fond (voir Reichman c. France, no 50147/11, § 38, 12 juillet 2016, et Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 73, 18 octobre 2016).

    Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.

    B.  Sur le grief relatif à la durée de la procédure

    43.  La Cour fait d’abord observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (n24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir fait usage des voies de recours internes, notamment le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

    44.  La Cour rappelle également que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé notamment qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes du même type qui avaient été communiquées au Gouvernement avant l’adoption de l’arrêt pilote en question. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé dans le cadre de la présente affaire une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, elle décide de poursuivre l’examen de la présente requête.

    45.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    46.  Le Gouvernement soutient que la durée de la procédure litigieuse ne peut être considérée comme déraisonnable au regard de la complexité de l’affaire. Il allègue en outre que les requérants ont eux-mêmes contribué à la prolongation du délai de la procédure. À cet égard, il affirme que les requérants ont fait preuve d’un manque de diligence puisqu’ils auraient été absents à certaines audiences et que leur avocat a formulé des demandes de délais supplémentaires pour soumettre ses observations à deux reprises.

    47.  La Cour constate que la période à prendre en considération a débuté le 1er novembre 1996 par la première demande introductive d’instance déposée par les requérants devant le tribunal de grande instance et qu’elle s’est terminée le 1er novembre 2004 par le rejet de leur recours en rectification d’arrêt par la Cour de cassation. La durée globale de la procédure en cause était donc d’environ huit ans pour deux degrés de juridiction.

    48.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

    49.  La Cour rappelle ensuite avoir conclu à maintes reprises à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans des affaires soulevant des questions semblables à celle de la présente espèce (voir, entre autres, Mehmet Yolcu c. Turquie, no 33200/05, §§ 26-30, 15 novembre 2012, Şevket Kürüm et autres c. Turquie, no 54113/08, §§ 61-67, 25 novembre 2014, et Sodan c. Turquie, no 18650/05, §§ 66-69, 2 février 2016). En l’espèce, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la durée de la procédure a été excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

    50.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    C.  Sur le grief relatif à l’absence d’audience devant la Cour de cassation

    51.  La Cour note d’abord que, selon l’article 435 de la loi no 1086 sur la procédure civile, tel qu’il était applicable à l’époque des faits, la tenue d’une audience devant la Cour de cassation était possible pour les affaires qui étaient relatives à une créance ou à un bien et dont l’objet du litige avait une valeur supérieure à 10 000 000 000 TRL. La valeur des biens objet du litige dans l’affaire des requérants étant de 5 450 625 000 TRL, la Cour n’aperçoit pas d’erreur d’appréciation quant au rejet de la demande de tenue d’audience.

    52.  La Cour souligne ensuite que plusieurs audiences ont eu lieu devant la juridiction de première instance. Eu égard au rôle de la Cour de cassation dans le système juridique, elle estime que l’absence de débats en deuxième instance n’est pas de nature à entacher l’équité de la procédure, telle que prévue à l’article 6 de la Convention (Suat Ünlü c. Turquie, no 12458/03, § 65, 15 janvier 2008, et Emire Eren Keskin c. Turquie (déc.), no 49564/99, 16 décembre 2003).

    53.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    D.  Sur le grief relatif à l’appréciation des preuves et à l’issue de la procédure

    54.  La Cour rappelle que, aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz, précité, § 28). La Cour ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, sinon elle s’érigerait en juge de quatrième instance et elle méconnaîtrait les limites de sa mission (voir, mutatis mutandis, Kemmache c. France (nº 3), 24 novembre 1994, § 44, série A nº 296-C). La Cour a pour seule fonction, au regard de l’article 6 de la Convention, d’examiner les requêtes alléguant que les juridictions nationales ont méconnu des garanties procédurales spécifiques énoncées par cette disposition ou que la conduite de la procédure dans son ensemble n’a pas garanti un procès équitable au requérant (voir, parmi beaucoup d’autres, Donadzé c. Géorgie, nº 74644/01, §§ 30-31, 7 mars 2006).

    55.  En l’espèce, la Cour note que les requérants mettent en cause la façon dont les juridictions ont interprété et appliqué le droit interne pertinent ainsi que l’issue de la procédure. Elle estime que le simple désaccord des requérants avec l’appréciation des preuves faite par les tribunaux internes ne l’autorise pas à conclure que la procédure devant les juridictions internes n’a pas été équitable. De surcroît, elle ne décèle rien dans le dossier qui permette de croire que celles-ci ont fait preuve d’une attitude arbitraire en statuant en défaveur des intéressés.

    56.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est de type « quatrième instance » et qu’elle doit être rejetée comme manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE Nº 1 À LA CONVENTION

    57.  Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, alléguant qu’ils ont été privés de la succession des biens appartenant à leur mère d’une manière discriminatoire au profit de leurs demi-frères. Ils soutiennent que la propriété des biens en question a été transférée à leurs demi-frères par le biais d’une vente simulée dans le but de les écarter de la succession. Ils invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole nº 1 à la Convention ainsi que l’article 5 du Protocole nº 7 à la Convention.

    58.  Rappelant que la Turquie n’est pas partie au Protocole nº 7 à la Convention, la Cour estime opportun d’examiner ce grief sous le seul angle de l’article 1 du Protocole nº 1 à la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...) »

    59.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne vaut que pour des biens actuels et qu’un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » au sens de cet article que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par un requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 50 et 52, CEDH 2004-IX, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], n73049/01, §§ 64-65, CEDH 2007-I).

    60.  La Cour rappelle à cet égard qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 105, CEDH 2003-X, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 86, CEDH 2005-VI). Elle-même jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne, surtout si aucun élément du dossier ne lui permet de conclure que les autorités ont fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires, des dispositions légales en cause (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000-I).

    61.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que l’objet de la procédure engagée par les requérants en droit interne ne se rapportait pas à un « bien actuel ». Reste à examiner si la prétention des requérants sur les parts de succession relatives aux biens vendus par leur mère, avant son décès, à un de leurs demi-frères pouvait constituer pour les intéressés « une espérance légitime ».

    62.  La question essentielle pour la Cour est donc de savoir s’il existait une base suffisante en droit interne, tel qu’interprété par les juridictions nationales, pour que l’on puisse qualifier les parts de succession réclamées par les requérants de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    63.  La Cour observe à cet égard que, afin de récupérer les parts de succession qu’ils réclamaient, les requérants ont intenté devant les juridictions internes une action en annulation des titres de propriété des biens transférés par leur mère à un de leurs demi-frères, en alléguant que ces biens avaient fait l’objet d’une vente simulée.

    64.  La Cour note que, après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties à la lumière du droit interne pertinent, les juridictions nationales ont conclu que les requérants n’avaient pas prouvé l’existence d’une vente simulée des biens en question et ont par conséquent rejeté leur demande. Rappelant sa compétence limitée pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les tribunaux internes, la Cour n’aperçoit aucune apparence d’arbitraire dans la manière dont les juridictions nationales ont statué sur la demande des requérants.

    65.  Elle note à cet égard que le simple espoir que les juridictions nationales trancheraient en la faveur des intéressés ne peut pas être considéré comme une forme d’« espérance légitime » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Comme elle l’a en effet énoncé à de multiples reprises, il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne (Kopecký, précité, § 52, et Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie (déc.), no 22522/03, 9 décembre 2008).

    66.  Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ne disposaient pas d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Par conséquent, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.

    67.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    68.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    69.  Les requérants n’ont pas présenté une demande de satisfaction équitable dans les délais accordés par la Cour. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs relatifs au rejet du recours en rectification d’arrêt formé par les requérants et à la durée de la procédure, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison d’une atteinte au droit d’accès à un tribunal des requérants ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée excessive de la procédure ;

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

       Hasan Bakırcı                                                                    Julia Laffranque
      Greffier adjoint                                                                        Présidente

     


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