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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> B.V. v. BELGIUM - 61030/08 (Judgment : Violation of Article 3 - Prohibition of torture (Article 3 - Effective investigation) (Procedural aspect)) French Text [2017] ECHR 401 (02 May 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/401.html
Cite as: [2017] ECHR 401, ECLI:CE:ECHR:2017:0502JUD006103008, CE:ECHR:2017:0502JUD006103008

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE B.V. c. BELGIQUE

     

    (Requête no 61030/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    2 mai 2017

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire B.V. c. Belgique,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Işıl Karakaş, présidente,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mars 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61030/08) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme B.V. (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

    2.  La requérante a été représentée par Me C. Marchand, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Tysebaert, conseiller général, Service Public Fédéral Justice.

    3.  La requérante se plaint en particulier de ne pas avoir bénéficié d’une enquête complète et exhaustive pour se plaindre des viols et de l’attentat à la pudeur qu’elle dit avoir subis. Elle invoque les articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention.

    4.  Le 6 janvier 2016, les griefs concernant les articles 3 et 6 § 1 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante réside à Bruxelles.

    6.  Elle affirme avoir fait l’objet de deux viols et d’un attentat à la pudeur commis par X, un collègue de travail. Ces faits se seraient respectivement produits en 1996 dans un restaurant lors d’un dîner de service, en 1997 chez elle, après un diner de service et en 1998 dans son bureau, à l’occasion d’un drink.

    7.  Le 15 septembre 1998, la requérante se confia à ses supérieurs hiérarchiques qui contactèrent la Cellule de Protection contre le Harcèlement Sexuel au Travail (« CPHST »). Celle-ci procéda à diverses auditions au cours des mois de septembre et octobre 1998, dont celle de X, et rendit son rapport le 15 octobre 1998.

    8.  Le 25 septembre 1998, la requérante déposa plainte auprès de la gendarmerie. À cette occasion, elle déposa une attestation médicale concernant les faits de 1997 et le nom complet d’un témoin (D) qui serait arrivé chez elle juste après les seconds faits pour y effectuer des travaux, qui aurait constaté que sa jupe était déchirée et à qui elle aurait raconté ce qui venait de se passer. Une étudiante en psychologie (Mademoiselle R.), qui effectuait un stage, fut invitée à donner son opinion sur son état mental. Cette opinion fut consignée dans le procès-verbal en ces termes :

    « Madame B.V. ; lutte encore avec des problèmes liés à son passé. Mme B.V. a une angoisse vis-à-vis des hommes et selon Mademoiselle R., celle-ci n’est pas en état de construire une relation normale. Mademoiselle R. a conseillé à Mme B.V. de prendre une dizaine de jours de congé afin de réfléchir aux faits ».

    9.  La requérante fut une nouvelle fois auditionnée le 29 septembre 1998 et déposa à cette occasion un certificat médical émanant de son psychiatre.

    10.  Le 12 novembre 1998, certaines pièces du rapport interne de la CPHST furent jointes à l’information judiciaire.

    11.  Le 8 décembre 1998, la gendarmerie procéda à l’audition de X. Le procès-verbal relatif à cette audition ne laisse apparaitre aucune question qui lui aurait été posée par les enquêteurs relativement aux faits, X se bornant pour l’essentiel à renvoyer au travail mené par la CPHST et aux mesures préventives prises au sein du service. X remit par ailleurs aux enquêteurs la déclaration de sept pages qu’il avait effectuée le 30 septembre 1998 à la CPHST. Dans cette déclaration, X reconnaissait, s’agissant des premiers faits, l’existence d’une fellation dans les toilettes du restaurant mais soutenait que celle-ci avait eu lieu à l’initiative de la requérante. En ce qui concerne les seconds faits, les relations entre les intéressés s’étaient selon X limitées à des caresses consenties. Enfin, s’agissant des derniers faits, il expliquait avoir fait le clown dans le bureau de la requérante en faisant des imitations qui l’avaient fait rire. À titre d’explication quant à la situation, X avançait l’hypothèse que la requérante cherchait à lui nuire.

    12.  La plainte de la requérante fut classée sans suite à une date indéterminée et sans qu’elle n’en soit officiellement avertie.

    13.  Le 18 avril 2001, D établit une attestation à la demande de la requérante, par laquelle il confirma s’être rendu à son domicile le jour des seconds faits en 1997 et relata notamment avoir remarqué que sa jupe était déchirée et que celle-ci semblait être « vraiment dans le désarroi ». Il ajoutait que la requérante lui avait expliqué la situation et qu’il y avait déjà eu un fait similaire précédemment.

    14.  Le 30 avril 2001, après avoir appris par hasard que sa plainte avait été classée sans suite, la requérante s’adressa au ministère public et demanda que le dossier contre X soit rouvert. Elle se plaignit que X n’avait pas été interrogé par la gendarmerie, mais s’était contenté de déposer sa déclaration auprès de la CPHST et faisait valoir qu’elle était en droit d’exiger une audition par laquelle il serait effectivement entendu sur ses actes. Elle sollicita également l’audition de ses anciens collègues, de l’ex-compagne de X qui avait selon elle également été victime de la part de viols et de D, dont elle déposa l’attestation.

    15.  Le conseil de la requérante écrivit également au procureur du Roi pour lui demander de rouvrir l’enquête en date du 28 novembre 2001.

    16.  Aucune suite ne fut réservée à ces courriers.

    17.  En date du 14 février 2002, la requérante porta plainte avec constitution de partie civile entre les mains d’un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles, déposant quatre attestations médicales. Le 6 mars 2002, elle fut entendue par les services de police, et demanda à cette occasion l’audition de plusieurs anciens collègues.

    18.  Le 15 mars 2002, la requérante se rendit auprès des services de police pour compléter ses déclarations et déposer la jupe qui aurait selon elle été déchirée lors des seconds faits.

    19.  Aucun devoir d’enquête ne fut effectué entre mars 2002 et juin 2004, malgré des relances adressées au juge d’instruction en janvier, février et novembre 2003.

    20.  Il apparut au cours de l’enquête qu’il n’était plus possible d’effectuer une enquête sur les lieux, le restaurant où se seraient produits les premiers faits ayant fermé et la requérante ayant déménagé.

    21.  En juin et juillet 2004, la police procéda à l’audition de six anciens collègues de la requérante.

    22.  Le 13 septembre 2004, la requérante saisit la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles qui, par arrêt du 28 septembre 2004, dessaisit le juge d’instruction, au motif que l’instruction, en dépit des insistances répétées du conseil de la requérante, retardait « de manière inacceptable » et que le juge d’instruction se limitait à réitérer ses apostilles auxquelles aucune suite n’était donnée.

    23.  Le 21 octobre 2004, X fut entendu une seconde fois par les services de police. Il sollicita l’audition de quatre personnes qui n’avaient pas encore été entendues.

    24.  Un nouveau magistrat-instructeur fut désigné par le président du tribunal le 27 octobre 2004.

    25.  En novembre et décembre 2004, plusieurs personnes furent entendues par la police, dont l’ex-compagne de X et les quatre personnes dont X avait sollicité l’audition.

    26.  Le juge d’instruction mandata un expert psychiatre en date des 13 décembre 2004 et 23 février 2005 afin de procéder à une expertise mentale respectivement de X ainsi que de la requérante.

    27.  Les rapports furent établis les 7 février et 18 avril 2005.

    28.  Par une lettre du 5 août 2005, la requérante écrivit au juge d’instruction et demanda l’accomplissement de certains devoirs et en particulier l’audition de D.

    29.  Le 8 novembre 2005, la requérante fut entendue une nouvelle fois par la police et remit une série de documents pour démontrer le bien-fondé de sa plainte.

    30.  Par une requête du 8 février 2006, la requérante demanda au juge d’instruction l’accomplissement de certains devoirs complémentaires.

    31.  Par une ordonnance du 3 mars 2006, le juge d’instruction fit droit à la requête et ordonna la tenue de quatre auditions supplémentaires, la soumission de X à un test polygraphique et la saisine de l’intégralité du dossier de la CPSHT et des éventuels dossiers de cette cellule qui concerneraient tant X que la requérante.

    32.  Plusieurs auditions furent effectuées en mars et avril de la même année, dont celle de D, le 28 mars 2006. D. déclara notamment, s’agissant de son attestation du 18 avril 2001, que c’est la requérante qui lui avait demandé de décrire les évènements de telle manière. Il ajouta qu’hormis le fait que la jupe de cette dernière était déchirée, il n’avait rien remarqué d’anormal ce jour-là.

    33.  Le 24 avril 2006, X fit savoir qu’il ne se soumettrait pas à un test polygraphique. Le rendez-vous programmé à cette fin fut alors annulé.

    34.  Le 2 juin 2006, le juge d’instruction communiqua le dossier au parquet qui dressa en date du 2 octobre 2006 un réquisitoire de non-lieu pour défaut de charges suffisantes.

    35.  L’affaire fut fixée devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles le 25 octobre 2006 mais remise au 20 décembre 2006 en raison de l’encombrement du rôle, la requérante s’étant opposée à la remise par l’intermédiaire de son avocat.

    36.  Le 7 novembre 2006, la requérante déposa une nouvelle requête en vue de l’accomplissement de devoirs d’instruction complémentaires, demande à laquelle le juge d’instruction fit droit en ordonnant le 7 décembre 2006 qu’il soit enquêté sur le travail effectué par la CPHST.

    37.  Par une ordonnance du 23 janvier 2007, la chambre du conseil remit l’affaire sine die au vu du changement de langue accordé à X par une ordonnance du juge d’instruction du 8 novembre 2006 afin de lui permettre de faire réaliser les traductions nécessaires.

    38.  Le 5 mars 2007, le parquet dressa un nouveau réquisitoire de non-lieu. La chambre du conseil, par une ordonnance du 17 janvier 2008 constata, au vu des déclarations effectuées par les personnes entendues, l’absence de charges suffisantes et prononça un non-lieu à l’égard de X.

    39.  Elle motiva sa décision comme suit :

    « A. faits (...) 1996

    Attendu que les témoignages des collègues présents à cette soirée sont concordants pour dire que la partie civile et l’inculpé sont ressortis des toilettes souriants et en se tenant le bras,

    B. faits (...) 1997

    Attendu qu’à l’occasion d’une nouvelle sortie, l’inculpé a raccompagné la plaignante chez elle. Que selon l’inculpé la partie civile lui aurait fait des avances et ils ont entretenu des relations sexuelles consentantes. Au cours de cet épisode, la robe de la plaignante s’est déchirée et celle-ci a été réparée par la mère de l’inculpé trois jours plus tard.

    C. faits (...) 1998

    Attendu que l’inculpé conteste formellement les faits mais reconnaît s’être rendu dans le bureau de la plaignante pour y faire « le clown ».

    Attendu qu’il y a lieu de relever que les faits se déroulent il y a près de douze ans et que les témoins ne seraient plus en mesure de se souvenir avec précision de ces derniers.

    Attendu que les plaintes déposées par la partie civile en 1998 ont été classées sans suite.

    Qu’une plainte avec constitution de partie civile ne sera déposée que le 14 février 2002.

    Attendu que tant les collègues de la plaignante que l’inculpé invoquent un différend d’ordre professionnel qui aurait surgi entre les parties et à la suite duquel la partie civile a réactivé ses plaintes.

    Attendu que la partie civile a tenté d’influencer des témoins et notamment l’ex-compagne de l’inculpé, la nommée Y., qui atteste avoir été approchée par la plaignante afin de confirmer qu’elle avait aussi fait l’objet de sévices sexuelles de la part de l’inculpé, ce que cette dernière a formellement démenti.

    Attendu au vu de ces considérations qu’il n’existe pas de charges sérieuses justifiant le renvoi de l’inculpé devant le tribunal correctionnel et qu’il convient de déclarer un non-lieu. »

    40.  Le non-lieu fut confirmé par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles par un arrêt du 28 février 2008.

    41.  Par un arrêt du 18 juin 2008, la Cour de cassation, statuant sur les moyens de la requérante tirés exclusivement d’une motivation déficiente de l’arrêt de la chambre des mises en accusation, rejeta le pourvoi de la requérante au motif que l’arrêt critiqué était régulièrement motivé.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION

    42.  Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, la requérante se plaint d’un défaut d’enquête complète et exhaustive qui aurait permis aux juridictions d’instruction de statuer en pleine connaissance de cause et de n’avoir pas eu à sa disposition de recours effectif pour se plaindre des viols et de l’attentat à la pudeur qu’elle dit avoir subis.

    43.  La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, juge approprié d’examiner les allégations de la requérante sous le seul angle de l’article 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé:

    Article 3

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Thèses des parties

    44.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que la requérante n’a pas invoqué, même en substance, un grief tiré de ce que l’enquête n’aurait pas été menée avec une célérité ou une diligence raisonnable dans ses conclusions déposées devant les juridictions d’instruction ou la Cour de cassation.

    45.  La requérante avance que sa plainte avait pour objet de faire reconnaître la violation dont elle avait fait l’objet par un particulier. Elle explique n’avoir eu de cesse durant l’enquête d’attirer l’attention des autorités sur la gravité des faits commis et sur les conséquences dramatiques de ceux-ci sur sa santé et son évolution professionnelle et sociale. Elle ajoute qu’après presque neuf ans d’enquête, elle a estimé que les éléments figurant au dossier répressif justifiaient le renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel et déposé des conclusions en ce sens, estimant qu’il n’était plus opportun de solliciter d’autres devoirs complémentaires. Elle fait valoir que les victimes de viol sont des personnes particulièrement vulnérables, cette vulnérabilité étant en l’espèce accrue du fait qu’elle avait déjà fait l’objet de violences sexuelles étant mineure ainsi que d’un harcèlement au travail. Elle estime par conséquent avoir invoqué en substance le grief tiré de l’article 3 de la Convention au cours de la procédure pénale.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Rappel des principes généraux

    46.  La Cour rappelle que l’obligation pour les requérants d’épuiser les voies de recours disponibles en droit interne avant de la saisir constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-71, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 83, 9 juillet 2015). L’article 35 § 1 impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Vučković et autres, précité, § 72, et Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 70, CEDH 2016).

    47.  La Cour rappelle que ce qui importe avant tout au regard de l’exigence d’épuisement des voies de recours internes d’un grief tiré de l’article 3, c’est que les autorités compétentes aient eu la possibilité de mener une enquête officielle et effective conformément à l’obligation que cette disposition met à leur charge, c’est-à-dire que l’affaire ait été portée à leur attention (soit qu’elles en ont eu connaissance par elles-mêmes dans le cadre de leurs fonctions, soit qu’elles en ont été informées par le biais d’une plainte ; voir, par exemple, mutatis mutandis, Stojnšek c. Slovénie, no 1926/03, § 79, 23 juin 2009, et De Donder et De Clippel c. Belgique, n8595/06, § 59, 6 décembre 2011).

    b)  Application au cas d’espèce

    48.  La Cour relève que la requérante a porté plainte une dizaine de jours après les derniers faits allégués en 1998 et s’est constituée partie civile en 2002, ayant appris de façon non officielle que le parquet avait classé sa plainte sans suite. Il y a lieu d’ajouter que la requérante a ensuite écrit à trois reprises au juge d’instruction en vue de relancer l’enquête entre 2002 et 2004, pour finalement solliciter son remplacement, avec succès. L’enquête stagnant, elle a par ailleurs sollicité à plusieurs reprises l’accomplissement de devoirs complémentaires consistant pour l’essentiel en des demandes d’auditions et ayant été jugés utiles à la manifestation de la vérité. Elle a enfin contesté la décision de non-lieu tant en appel qu’en cassation.

    49.  Il découle de ce qui précède que la requérante a dans un premier temps porté les faits à la connaissance des autorités compétentes, puis a dans un second temps, relayé par différentes voies les difficultés auxquelles elle était confrontée dans le cadre de l’enquête.

    50.  La Cour considère que ce faisant, la requérante a donné aux autorités compétentes la possibilité de redresser le manquement allégué (voir, mutatis mutandis, Fadime et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, § 37, 27 mai 2010).

    51.  Il s’ensuit que l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

    52.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    53.  La requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective. Elle pointe le fait de n’avoir pas été informée du classement sans suite de sa plainte ainsi qu’un manque de professionnalisme dans la gestion de l’enquête. Ainsi, une étudiante en psychologie effectuant un stage a été amenée à donner un avis sur son état mental sans par ailleurs que leur entretien ne soit repris dans un procès-verbal. La requérante ignore dans quelle mesure cet avis a déterminé l’attitude postérieure des autorités de poursuite mais elle indique que cet épisode n’a pas créé le climat de confiance nécessaire à ce type de dossier. Elle ajoute que les devoirs qu’elle a sollicités ont été mal ou très tardivement effectués, par des policiers qui n’avaient pas étudié le dossier. En particulier, aucune question pertinente n’a été posée à X lors de son audition du 21 octobre 2004, il n’y a pas eu de confrontation avec ses précédentes auditions ni avec celles de ses collègues. La requérante se plaint également que l’intégralité de l’enquête effectuée au sein de la CPHST n’ait pas été transférée à la gendarmerie à l’époque. Elle avance qu’elle était particulièrement vulnérable et dans une position défavorable par rapport à l’auteur des faits notamment en raison du climat défavorable régnant sur son lieu de travail. Elle déplore à cet égard qu’il n’ait pas été tenu compte de la personnalité de l’agresseur. Elle regrette également que le neuropsychiatre l’ayant rencontré n’ait pas examiné les éléments de sa personnalité au regard des conséquences connues sur la santé et la personnalité des victimes de violences sexuelles.

    54.  Le Gouvernement souligne que l’obligation de mener l’enquête est une obligation de moyens et non de résultat. Il insiste sur le fait que X a été entendu le 8 décembre 1998 et que ses déclarations à la CPHST ont été remises à la police le même jour. Il fait un relevé des devoirs ayant été effectués et rappelle que l’obligation en cause n’emporte pas que chaque instruction mène à une condamnation. Le Gouvernement fait également valoir que les allégations de mauvais traitement doivent être étayées par des moyens de preuve appropriés.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux

    55.  La Cour rappelle que les États ont l’obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (voir M.C. c. Bulgarie, n39272/98, § 153, CEDH 2003-XII).

    56.  Lorsqu’une personne formule une allégation défendable d’atteinte à son intégrité physique ou mentale, les autorités doivent promptement ouvrir une enquête capable d’identifier et de punir, le cas échéant, les personnes responsables (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016). Une telle obligation ne saurait être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (voir M.C. c. Bulgarie, précité, § 151).

    57.  Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les responsabilités risque de ne pas répondre aux exigences de l’article 3 de la Convention (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV (extraits), Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 54, 31 mai 2007, et Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 96, CEDH 2015 (extraits)).

    58.  En outre, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il est nécessaire qu’elle soit menée avec une célérité et une diligence raisonnables. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance des actes illégaux (Membres (97) de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, et Y. c. Slovénie, précité, § 96).

    59.  La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 122, CEDH 2015).

    60.  Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123, et Ciorap c. République de Moldova (no 5), no 7232/07, § 60, 15 mars 2016).

    61.  Il n’appartient toutefois pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête. Elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011, et G.U. c. Turquie, no 16143/10, § 68, 18 octobre 2016).

    b)  Application au cas d’espèce

    62.  Selon la Cour, telles qu’exposées dans les plaintes déposées devant les autorités internes, les allégations de la requérante selon lesquelles un collègue l’avait violée et agressée sexuellement étaient défendables. Ces plaintes peuvent s’analyser comme des plaintes relatives à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Cette disposition obligeait donc les autorités à mener une enquête effective (voir M.C. c. Bulgarie, précité § 151, Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, § 91, 24 janvier 2008, et G.U. c. Turquie, précité, § 61).

    63.  Compte tenu de cette obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, les autorités internes auraient dû user, dans les meilleurs délais, de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour faire la lumière sur les faits et le cas échéant établir les circonstances des viols et attentat à la pudeur allégués et ce dès le dépôt de plainte de la requérante en septembre 1998.

    64.  La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 181, 14 avril 2015). Aussi, le respect de l’exigence procédurale de l’article 3 s’apprécie notamment tenant compte des paramètres suivants : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête et le caractère approfondi de l’enquête (voir paragraphes 57, 58 et 60, ci-dessus).

    65.  La Cour relève qu’il s’agissait en l’espèce de plaintes dénonçant trois faits de mœurs échelonnés sur plusieurs années et impliquant des majeurs, alors collègues de travail, dans laquelle aucun élément de preuve matériel n’était déposé (du moins à l’origine de l’enquête) et dans laquelle il n’y avait aucun témoin direct.

    66.  Compte tenu des principes rappelés ci-dessus, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour apprécier la crédibilité des accusations et éclaircir les circonstances de la cause, ceci en respectant les exigences de célérité et diligence raisonnables.

    67.  Or, la Cour constate que lors du dépôt de plainte par la requérante en septembre 1998, aucune mesure adéquate n’a été prise pour s’enquérir de la crédibilité de cette dernière. Les enquêteurs se sont bornés à l’époque à solliciter l’avis d’une étudiante stagiaire, ce qui ne témoigne pas du sérieux dans le recueil et le traitement de la plainte. Le seul devoir exécuté avant le classement sans suite de ladite plainte par le parquet a consisté en l’audition succincte de X en décembre 1998. La Cour observe que l’ensemble des mesures d’investigation ordonnées ensuite dans le cadre de l’instruction postérieurement à la constitution de partie civile de la requérante, le 14 février 2002, qu’il s’agisse des auditions des collègues, du témoin D (désigné dès l’origine comme témoin capital par la requérante), de l’ex-compagne de X, des expertises, ou de l’analyse de l’enquête de la CPHST, ont été réalisées tardivement, après plusieurs années, et sans qu’un plan d’enquête cohérent tendant à la recherche de la vérité ne puisse s’en dégager. Ce constat de carence s’impose avec d’autant plus de vigueur que tous les devoirs évoqués ci-dessus ont été finalement jugés utiles à la manifestation de la vérité par le juge d’instruction. La Cour observe enfin, à tout le moins, une différence de traitement apparente entre les devoirs à charge et à décharge, les auditions sollicitées par X le 21 octobre 2004 ayant été réalisées dans les deux mois qui suivirent sa demande aux enquêteurs.

    68.  Aux yeux de la Cour, l’enquête ne peut, dans ces conditions, pas passer comme ayant été menée de façon sérieuse et approfondie.

    69.  La Cour estime que la passivité des autorités compétentes, le retard et le manque de coordination dans la réalisation des mesures d’investigation exécutées ont en effet compromis l’efficacité de l’enquête, l’écoulement du temps étant au demeurant susceptible d’avoir une incidence sur le caractère probant des témoignages et partant sur les possibilités s’offrant à ces autorités d’établir les circonstances des actes dont il s’agit.

    70.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes n’ont pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir lesdites circonstances.

    71.  La Cour conclut par conséquent à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    72.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint en outre d’un dépassement du délai raisonnable et pointe notamment une période d’inactivité totale de sept ans et cinq mois et demi à partir de sa plainte pour laquelle l’État belge n’apporterait, à la suivre, pas d’explication convaincante. La disposition concernée est libellée comme suit :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    73.  Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 3 de la Convention (paragraphe 71, ci-dessus), et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour considère, à supposer que l’article 6 § 1 de la Convention soit applicable, qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur le grief tiré de  cette disposition (mutatis mutandis, G.U. c. Turquie, précité, § 84).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    74.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    75.  La requérante réclame 49 620 euros (EUR) au titre du préjudice matériel (frais médicamenteux, frais médicaux et perte de rémunération) et 25 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

    76.  Le Gouvernement s’en réfère à la sagesse de la Cour.

    77.  La Cour estime que le lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué n’est pas établi et rejette cette demande.

    78.  Considérant que la requérante a subi un préjudice moral certain et statuant en équité, la Cour estime qu’il y a lieu de lui octroyer 20 000 EUR à ce titre.

    B.  Frais et dépens

    79.  La requérante demande également 11 013 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 8 028 EUR pour ceux engagés pour sa défense devant la Cour. En ce qui concerne les frais engagés devant les juridictions internes, la requérante produit un décompte accompagné de pièces justificatives. En ce qui concerne la procédure devant la Cour, elle produit un état de frais et honoraires établi par son avocat.

    80.  Le Gouvernement s’en réfère à la sagesse de la Cour.

    81.  Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 13 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

    C.  Intérêts moratoires

    82.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    4.  Dit, à l’unanimité,

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

    i)  20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

     

    5.  Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                     Işıl Karakaş
            Greffier                                                                              Présidente


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