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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖZALP c. TURQUIE
(Requêtes nos 48583/07 et 53717/07)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juillet 2017
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Özalp c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Ledi Bianku, président,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 juin 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve deux requêtes (nos 48583/07 et 53717/07) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Suat Özalp (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. Karakaş Doğan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait notamment une violation des articles 6 et 10 de la Convention.
4. Le 4 novembre 2014, les griefs concernant les articles 6 et 10 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1975 et réside à Istanbul. Il est le propriétaire et le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Azadiya Welat.
A. La requête no 48583/07
7. Le 26 avril 2003, Azadiya Welat publia un article en langue kurde annoncé à la une sous le titre « La déclaration de solution du conseil du KADEK pour la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie » (JiKonseya Serokatiye Kadek’ê bo Tirkiye, Iraq, Iran û Suriye-Danezana Careseriyĕ) et intitulé en pages intérieures « La déclaration de solution du KADEK » (JiKADNEK’e Danezana Careseriyĕ). Il s’agissait d’une déclaration émanant d’une organisation illégale armée, le KADEK (Congrès pour la liberté et la démocratie au Kurdistan). Les parties pertinentes en l’espèce de cette déclaration se lisent ainsi :
« Déclaration du conseil du KADEK
(...)
Après la guerre d’Irak, un processus nouveau et différent a commencé. Dans celui-ci, le Moyen-Orient se trouve face à une alternative : la guerre ou la paix.
(...)
Si les problèmes ne sont pas résolus par la voie pacifique, l’option de la guerre entre en jeu.
(...)
Si ceux qui s’opposent à une solution n’écoutent pas les peuples, ils deviendront les esclaves des réactionnaires. La chute du régime de Saddam déclenchera le progrès de la société. (...) Ce genre de régime ne prend pas en compte la revendication par les peuples de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme. [Il] exerce une pression de plus en plus forte sur les peuples. Cela bloque les voies qui mènent au changement. C’est la raison pour laquelle mettre un terme à de tels régimes est devenu une nécessité historique.
(...)
Les Kurdes sont confrontés à des politiques de négation, d’assimilation et de destruction dans les quatre territoires où ils vivent. Bien qu’il y ait un certain nombre de différences [entre ces territoires], le sort réservé aux Kurdes y est le même. Désormais, il est temps pour le peuple de s’exprimer sur la vie en démocratie.
(...)
Le manifeste « La République démocratique » rédigé par Abdullah Öcalan, président du KADEK, est une garantie de la démocratie pour les Kurdes.
(...)
Les voies de la guerre seront écartées si les États de la région entreprennent des changements importants et réalisent des réformes démocratiques.
(...)
Si le Mouvement démocratique kurde veut prendre part à la solution, il doit reconsidérer les politiques qu’il a menées jusqu’ici et se ranger derrière la République démocratique. Une solution fondée sur l’union démocratique, et non sur le nationalisme, doit être trouvée.
Les recommandations du KADEK :
pour la Turquie,
il est nécessaire :
- d’adopter une Constitution conforme aux exigences contemporaines avec la participation du gouvernement, des partis politiques et des organisations non gouvernementales ;
- de mettre fin à la dissolution des partis politiques afin que toute activité politique puisse s’exercer librement et d’instaurer un nouveau système électoral pour que chaque fraction de la société puisse être représentée à l’Assemblée nationale ;
- de supprimer les inégalités économiques injustifiées entre les différentes régions du pays ;
- d’éliminer des traitements injustes à l’égard des personnes et des institutions fondés sur la croyance religieuse et d’accorder à celles-ci une garantie constitutionnelle à cet égard ;
- de libérer le président du KADEK, Abdullah Öcalan, initiateur de la solution de « l’union démocratique » ;
- de déclarer une amnistie générale pour les condamnés politiques ; cette amnistie doit bénéficier aux guérilleros du HPG et du KADEK, et ce dernier doit être impliqué dans le processus ;
- de supprimer le système dit de « gardien du village » (koruculuk) et les institutions spéciales de guerre ;
- de résoudre les affaires dites de « meurtre par un inconnu » (faili meçhul) et d’en punir les auteurs ;
- de mettre en œuvre le projet de « retour au village », de réparer les préjudices subis par les victimes de guerre et d’adopter une législation à cet effet.
Pour l’Iran,
il est nécessaire :
- de réserver une place particulière à la question kurde dans la nouvelle Constitution (...)
- (...) d’adopter des lois permettant aux Kurdes de prendre part au gouvernement central ;
(...)
- d’abroger les lois restreignant la liberté des Kurdes (...).
Pour la Syrie,
il est nécessaire :
- d’instaurer un régime parlementaire démocratique et d’adopter une Constitution répondant aux exigences de notre temps et fondée sur les droits de l’homme ;
(...)
- d’élaborer une nouvelle loi relative aux partis politiques et une loi électorale permettant l’accès des Kurdes au Parlement et leur participation active à la formation du gouvernement.
(...)
Pour l’Irak,
il est nécessaire :
(...)
- d’instaurer un nouveau régime parlementaire et démocratique (...)
- d’accorder une place particulière dans la Constitution d’Irak à la Fédération kurde et aux libertés des Kurdes. »
8. Le 17 octobre 2003, la cour de sûreté de l’État d’Istanbul ordonna la saisie de l’hebdomadaire susmentionné.
9. Des poursuites furent engagées à l’encontre du requérant. Le 12 juillet 2007, la cour d’assises d’Istanbul condamna celui-ci à verser une amende de 343 livres turques (TRY) (soit environ 192 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à cette date), et à payer les frais de procédure, qui s’élevaient à 210 TRY (environ 118 EUR) et qui incluaient les frais de traduction de l’article litigieux, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle précisa que l’arrêt était susceptible de pourvoi.
10. Le 21 août 2007, le requérant se pourvut en cassation. Le 22 août 2007, la cour d’assises rejeta sa demande de pourvoi au motif que la décision était définitive et qu’elle n’était pas susceptible de pourvoi en cassation.
B. La requête no 53717/07
11. Dans son numéro du 18-24 octobre 2003, l’hebdomadaire Azadiya Welat publia un article en langue kurde intitulé « Un membre du conseil du KADEK - C’est une déclaration de guerre) » (Endame Konseya Serokatiya Gişti ya KADEK’e Duran Kalkan - Tezkere ilankirina şer’e). Cet article reprenait la déclaration d’un membre du conseil de la présidence générale du KADEK à propos d’un mémorandum adopté par la Grande Assemblée nationale de Turquie concernant l’envoi de militaires en Irak. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article se lisent ainsi :
« Question 1 : Monsieur Kalkan, quel sera l’effet de la décision de l’Assemblée nationale d’envoyer des troupes en Irak et des derniers événements sur la situation actuelle dans ce pays ?
D. Kalkan : Au XXe siècle, l’Irak n’a jamais été à l’abri des problèmes et du chaos. (...) Il a été le terrain privilégié de la concurrence entre l’Empire ottoman et l’Angleterre et entre l’Union soviétique et les États-Unis. Avec la guerre du Golfe, les États-Unis ont instauré leur suprématie en Irak. Avec leur intervention du 23 mars 2003, ils ont obtenu non seulement la supériorité politique, mais également la maîtrise militaire et économique. (...) Depuis cette intervention, les forces de l’opposition font preuve d’une résistance accrue. (...) Ces dernières, qui s’opposent au changement en Irak et qui ne souhaitent pas la victoire des États-Unis, créent le désordre et le chaos. (...) Par ailleurs, la Russie et l’Europe font preuve de la même résistance que les forces locales. Elles veulent profiter de la situation chaotique dans laquelle se trouvent les États-Unis. (...) Afin de mettre un terme au chaos, les États-Unis tentent d’attirer d’autres pays en Irak en faisant des concessions. Depuis un certain temps, ils veulent former une force coordonnée avec les armées turque, pakistanaise et indienne. Ils veulent que la Turquie soit à la tête de cette force. Dans cette optique, des négociations diplomatiques de grande envergure ont lieu depuis longtemps. À la suite de ces négociations, l’Assemblée nationale de Turquie a approuvé, le 7 octobre, l’habilitation du gouvernement à envoyer des troupes turques en Irak. (...) Le gouvernement turc souhaite prendre sa part du gâteau après la guerre et renverser la situation désavantageuse dans laquelle il se trouve actuellement. (...) Cependant, cette décision a isolé la Turquie dans la région. La Turquie ne sait pas quel sera le rôle des Kurdes du Kurdistan du Sud et comment les choses évolueront. Cela fait peur à la Turquie. (...) Comme la portée de cette habilitation le montre, le but est de liquider le KADEK avec l’aide des États-Unis.
Question 2 : Le gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement) a clairement déclaré que l’objectif de cette habilitation était d’anéantir le KADEK. Quelles en seront les conséquences sur le processus de paix que vous menez ?
D. Kalkan : Cette habilitation fait sans doute partie du programme gouvernemental. Son but principal est la liquidation du KADEK. Nous considérons cela comme la suite du complot international qui a débuté le 9 octobre. (...) Le gouvernement a montré quelle attitude il avait à l’égard des Kurdes avec l’adoption de la loi relative aux repentis, (...) et la pression sur le peuple et les opérations militaires contre la guérilla se sont intensifiées. L’envoi de soldats en Irak et l’alliance avec les États-Unis visent à liquider la guérilla. (...) Ainsi, nous considérons la décision prise par l’Assemblée comme une déclaration de guerre et un rejet de la feuille de route (...) pour une solution démocratique décidée par notre président et le Conseil d’administration. Cependant, malgré tous ces obstacles, nous insisterons pour établir la paix et la démocratie. Nous voulons que le cessez-le-feu soit réciproque. À cette fin, le peuple a déjà lancé une campagne de désobéissance. Femmes, jeunes, ouvriers, retraités, intellectuels et artistes portent cette lutte partout. (...) »
12. Le 17 octobre 2003, la cour de sûreté de l’État d’Istanbul ordonna la saisie de Azadiya Welat.
13. Des poursuites furent déclenchées à l’encontre du requérant. Le 12 juillet 2007, la cour d’assises d’Istanbul condamna ce dernier à une amende de 350 TRY (environ 200 EUR selon le taux de change en vigueur à cette date) en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle le condamna également à payer les frais de procédure, qui s’élevaient à 210 TRY (environ 118 EUR) et qui incluaient les frais de traduction de l’article litigieux, en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle précisa que l’arrêt était susceptible de pourvoi.
14. Le 21 août 2007, le requérant se pourvut en cassation. Le 22 août 2007, la cour d’assises rejeta sa demande de pourvoi au motif que la décision était définitive et qu’elle n’était pas susceptible de pourvoi en cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. L’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait, en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes est puni d’une amende de 5 à 10 millions de livres turques.
(...)
Lorsque les faits décrits aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci paraît une fois par mois ou moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à 50 millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée à l’éditeur. »
16. À la suite de modifications apportées par la loi no 5532 du 29 juin 2006 et par la loi no 6459 du 11 avril 2013, l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 se lit désormais ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes légitimant ou faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes est puni d’une peine d’emprisonnement d’un an à trois ans.
(...)
Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de la presse et de la publication, les responsables de la publication des organes de presse et de publication n’ayant pas participé à la commission de l’infraction sont également condamnés à une peine de 1 000 à 10 000 jours-amende. »
17. En 2015, la Cour constitutionnelle turque a statué dans deux affaires concernant la condamnation de responsables d’organes de presse en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 (Ali Gürbüz et Hasan Bayar, no 2013/568, 24 juin 2015, et Ali Gürbüz, no 2013/724, 25 juin 2015). Dans ces deux affaires, elle a conclu à la violation de la liberté d’expression des intéressés au motif que les déclarations litigieuses en cause ne contenaient aucun appel à la violence, à la haine ou au soulèvement armé.
Les passages pertinents en l’espèce de l’arrêt Ali Gürbüz et Hasan Bayar (précité) se lisent ainsi :
« Le constat selon lequel la publication des considérations d’Abdullah Öcalan sur certains sujets constitue l’infraction de « publication des déclarations d’organisations terroristes » et la décision subséquente de suspension des poursuites doivent être analysés. Une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées ne peut être justifiée uniquement par une considération liée à la personnalité d’un individu. De même, le fait de publier des opinions et des idées d’un membre ou d’un dirigeant d’une organisation illégale ne peut, à lui seul, justifier une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées. En effet, une telle approche ferait obstacle à l’exercice des droits constitutionnels et priverait certaines personnes ou certains groupes de personnes de la jouissance des droits protégés par l’article 26 de la Constitution (Abdullah Öcalan, § 101).
Il faut souligner que les autorités publiques disposent d’une marge d’appréciation très étroite lorsqu’il s’agit de condamner des « déclarations de presse », tel l’article publié par les requérants. Les idées qui ne sont pas accueillies favorablement par les autorités publiques ou par une partie de la population ne peuvent faire l’objet de restrictions tant qu’elles n’incitent pas à la violence, ne légitiment pas les actes terroristes et n’encouragent pas les discours de haine.
Lu dans son ensemble, l’article en cause ne peut être considéré comme faisant l’apologie de la violence et incitant à l’adoption de méthodes terroristes, autrement dit à la violence, à la haine, à la vengeance ou à la résistance armée. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
18. Les faits à l’origine des requêtes enregistrées sous les numéros 48583/07 et 53717/07 étant étroitement liés, la Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de joindre ces requêtes.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
19. Le requérant dénonce une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) »
20. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
21. La Cour note que l’ingérence en cause était prévue par la loi et qu’elle poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, §§ 43-45, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle observe que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
22. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de l’espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gözel et Özer, précité, § 64 et Belek, précité, § 29). Elle examinera donc la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence.
23. La Cour portera une attention particulière aux termes employés dans les articles litigieux (paragraphes 7 et 11 ci-dessus) et au contexte de leur publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
24. Elle constate à cet égard que les articles en cause ne contenaient aucun appel à la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est, à ses yeux, l’élément essentiel à prendre en considération.
25. Ayant examiné les motifs avancés par la cour d’assises pour condamner le requérant, la Cour conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans les affaires Gözel et Özer (précitée, § 64), Belek (précitée, § 29) et Belek et Velioğlu c. Turquie (no 44227/04, §§ 26 et 27, 6 octobre 2015).
26. Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
27. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre les jugements de première instance en raison du montant des amendes qui lui ont été infligées. L’article 6 est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
28. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
29. La Cour rappelle avoir déjà jugé que la restriction à la saisine de la Cour de cassation fondée sur le montant de l’amende infligée par la juridiction de première instance n’est guère compatible avec le principe de l’égalité des armes, compte tenu de l’enjeu du litige pour un requérant et du fait que, en matière pénale, les exigences du procès équitable sont plus strictes (Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012). Dans l’affaire précitée, elle a estimé que les requérants avaient subi une entrave disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention avait été atteint dans sa substance même. Elle considère que, en l’espèce, le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument susceptible de mener en l’espèce à une conclusion différente de celle à laquelle elle est parvenue dans l’affaire susmentionnée.
Partant, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Le requérant a présenté au titre de l’article 41 de la Convention une demande globale concernant ses deux requêtes communiquées en même temps. Il sollicite 10 000 EUR au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi en raison de la saisie de son hebdomadaire ainsi que du paiement des amendes et des frais de procédure, et 20 000 EUR pour préjudice moral. Il réclame en outre, sans fournir aucun justificatif, 7 000 EUR en remboursement des frais d’avocat et des dépens qu’il déclare avoir engagés.
31. Le Gouvernement conteste ces sommes.
32. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que les amendes infligées au requérant sont la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle relève que le requérant a en outre été condamné au paiement des frais de procédure. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral à l’intéressé de la somme qu’il a acquittée au titre des amendes et des frais de procédure. À cet effet, la Cour alloue 628 EUR au requérant (Yalçınkaya et autres c. Turquie, nos 25764/09, 25773/09, 25786/09, 25793/09, 25804/09, 25811/09, 25815/09, 25928/09, 25936/09, 25944/09, 26233/09, 26242/09, 26245/09, 26249/09, 26252/09, 26254/09, 26719/09, 26726/09 et 27222/09, § 53, 1er octobre 2013). Quant au préjudice résultant de la saisie du journal en question, elle constate que le requérant n’a communiqué aucun élément permettant d’estimer précisément le dommage subi. Dès lors, elle rejette cette partie de la demande.
33. Pour ce qui est du dommage moral, la Cour estime que, compte tenu de sa jurisprudence en la matière (Belek et Velioğlu, précité, § 35), l’on peut considérer que les circonstances de l’espèce ont causé au requérant un certain désarroi. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle alloue à l’intéressé la somme de 2 500 EUR.
34. Compte tenu de l’absence de documents de nature à étayer la demande du requérant au titre des frais et dépens, la Cour rejette cette prétention (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).
35. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 628 EUR (six cent vingt-huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan
Bakırcı Ledi
Bianku
Greffier adjoint Président