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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OZER v. TURKEY - 47257/11 (Judgment : Violation of Article 10 - Freedom of expression-{general} (Article 10-1 - Freedom of expression)) [2017] ECHR 752 (05 September 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/752.html
Cite as: [2017] ECHR 752, ECLI:CE:ECHR:2017:0905JUD004725711, CE:ECHR:2017:0905JUD004725711

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ÖZER c. TURQUIE

     

    (Requête no 47257/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    5 septembre 2017

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Özer c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

              Ledi Bianku, président,
              Valeriu Griţco,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47257/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Aziz Özer (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le 25 août 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    4.  Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour l’a rejetée.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1964 et réside à Istanbul.

    6.  À l’époque des faits, il était le rédacteur en chef de la revue « Yeni Dünya için Ҫağrı » (Appel pour un nouveau monde).

    7.  Par un acte d’accusation du 30 décembre 2003, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant de dénigrement de l’État et du gouvernement en raison du contenu d’un article intitulé « Irak’ta İşgal Ortaklığına Hayır » (Non au partenariat d’occupation en Irak), publié dans l’édition de novembre 2003 de la revue en question. Il exposa que, le nom de l’auteur de l’article n’étant pas mentionné, le requérant, en sa qualité de rédacteur en chef, devait assumer devant les autorités judiciaires la responsabilité au titre de cet article. Il précisa qu’il avait obtenu le 18 décembre 2003 l’accord du ministre de la Justice pour l’ouverture d’une procédure pénale. Il requit la condamnation de l’intéressé en application de l’article 159 § 1 de l’ancien code pénal (CP).

    8.  Le 22 décembre 2005, le tribunal correctionnel d’Istanbul (« le tribunal correctionnel ») reconnut le requérant coupable des chefs de dénigrement de l’État et de dénigrement du gouvernement et le condamna, en application de l’article 301 du nouveau code pénal (NCP) entré en vigueur le 1er juin 2005, à deux peines cumulées de cinq mois d’emprisonnement, soit dix mois en tout. Il commua ces peines en une amende judiciaire de six mille livres turques au total. Il considéra que l’article en cause dépassait les limites de la critique admissible et était constitutif des infractions de dénigrement de la République et de dénigrement du gouvernement.

    9.  Le 8 octobre 2007, la Cour de cassation infirma le jugement entrepris au motif que, après l’entrée en vigueur du NCP, la loi la plus favorable n’avait pas été appliquée pour la détermination des peines, ces dernières ayant été cumulées avant de devenir définitives.

    10.  La procédure pénale reprit devant le tribunal correctionnel.

    11.  Le 4 novembre 2008, le tribunal correctionnel reconnut de nouveau le requérant coupable de dénigrement de la République et du gouvernement et le condamna, en application de l’article 301 du NCP, à dix mois d’emprisonnement. Cette peine fut commuée en une amende judiciaire de deux mille sept cents livres turques (environ 1 775 euros (EUR) à la date du prononcé du jugement) au total. À l’appui de son jugement, le tribunal correctionnel retint les passages suivants de l’article litigieux :

    « Le gouvernement AKP [Parti de la justice et du développement] ment pour cacher son visage de collaborateur ! L’approbation du mémorandum [permettant à l’armée turque d’intervenir en Irak et de recevoir des troupes étrangères sur le sol turc dans ce but] est la preuve que le gouvernement AKP présidé par Recep Tayyip Erdoğan est un gouvernement qui collabore avec l’impérialisme comme tous les gouvernements précédents. (...) En réalité, sur des questions telles que les services [rendus] à l’impérialisme, la protection des intérêts des classes dominantes turques et l’expansionnisme, ces groupes opposants ne sont pas, au fond, différents du gouvernement AKP. Allez, exaltons la lutte révolutionnaire contre l’État turc fasciste, occupant et expansionniste qui refuse la moindre de nos revendications de droits au moyen de sa police, de ses soldats et de son despotisme. »

    12.  Le 21 février 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant et confirma le jugement du 4 novembre 2008.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    13.  L’article 159 § 1 de l’ancien code pénal (CP) (loi no 765 du 1er mars 1926) en vigueur jusqu’au 1er juin 2005, disposait ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement toute personne qui, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou la sûreté de l’État (Devletin askeri veya emniyet muhafaza kuvvetleri).

    (...)

    L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »

    14.  L’article 301 du nouveau code pénal (NCP) (loi no 5237 du 26 septembre 2004 entrée en vigueur le 1er juin 2005), tel qu’amendé par la loi no 5759 du 30 avril 2008, se lit comme suit :

    « Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre publiquement la nation turque, la République de Turquie, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie et les organes judiciaires de l’État.

    Est sanctionné selon les dispositions du premier paragraphe quiconque dénigre publiquement les forces militaires ou la sûreté de l’État.

    L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit.

    La poursuite de ce délit est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    15.  Invoquant l’article 10 § 1 de la Convention, le requérant allègue que sa condamnation pénale porte atteinte à son droit à la liberté d’expression.

    16.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, il se plaint d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juridictions ayant statué dans son affaire au motif que le ministre de la Justice est intervenu dans la procédure pénale par le biais de l’autorisation de poursuites qu’il a accordée.

    17.  Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime que ces griefs doivent être examinés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit :

    « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

    2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    A.  Sur la recevabilité

    18.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    19.  Le requérant soutient qu’il n’a pas été jugé équitablement devant un tribunal indépendant et impartial au motif que, ayant accordé une autorisation de poursuites, le ministre de la Justice est intervenu dans la procédure pénale. Il ajoute que la publication litigieuse présentait les pensées et les critiques de son auteur sur la politique générale et la politique étrangère de l’État et qu’elle n’incitait pas à la violence.

    20.  Le Gouvernement reconnaît que la décision rendue par les autorités judiciaires à l’égard du requérant constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression.

    21.  Il expose cependant que l’article 301 du NCP, en application duquel le requérant a été condamné, possède la qualité de loi exigée par la jurisprudence de la Cour et que le requérant pouvait facilement anticiper la responsabilité pénale susceptible de découler de la publication litigieuse.

    22.  Il indique aussi que cette ingérence poursuivait les buts légitimes de maintien de la sûreté publique et de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.

    23.  Il estime enfin que l’article publié par le requérant dépassait les limites de la critique admissible et était constitutif d’une insulte à l’égard de la République de Turquie et de son gouvernement. Il considère donc que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

    2.  Appréciation de la Cour

    24.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Karácsony et autres c. Hongrie ([GC], no 42461/13, § 132, 17 mai 2016), et Dilipak c. Turquie (no 29680/05, §§ 60-64, 15 septembre 2015).

    25.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 § 1 de la Convention.

    26.  La Cour observe que cette ingérence avait une base légale, à savoir l’article 301 du NCP. Elle rappelle cependant à cet égard que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de cette disposition, en raison de la large portée des termes « dénigrer la nation turque et la République de Turquie » (Dilipak, précité, §§ 57-58). Elle rappelle encore avoir estimé, quant à la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue par l’article 301 du NCP, qu’une évolution de la situation politique pourrait influer sur la position du ministre de la Justice à cet égard et permettre des poursuites arbitraires (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, § 94, 25 octobre 2011). Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 30 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.

    27.  Elle admet que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes du maintien de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime (Dilipak, précité, § 59).

    28.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour constate que l’article litigieux communiquait les idées et opinions de son auteur sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique, à savoir la politique étrangère de l’État. Procédant à une analyse des passages concernés (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour relève que, malgré la sévérité de certaines des expressions employées, ces passages peuvent être considérés comme une critique acerbe envers l’État et le gouvernement formulée dans un langage idéologique. Elle estime que cet article était dépourvu de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’il n’incitait ni à la violence ni à la haine. Le texte concerné ne contenait pas, aux yeux de la Cour, d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés, ou de remarques incitant à des actions violentes à l’encontre de l’État et de ses fonctionnaires (Dilipak, précité, § 68).

    29.  La Cour considère également que, en condamnant le requérant en sa qualité de rédacteur en chef de la revue en question à une amende judiciaire, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 70).

    30.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

    31.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    32.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    33.  Le requérant réclame 3 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 3 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

    34.  Le Gouvernement considère que les demandes du requérant au titre des préjudices matériel et moral sont excessives et ne correspondent pas à la jurisprudence de la Cour.

    35.  La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 775 EUR au titre du préjudice matériel et 2 500 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    36.  Le requérant demande également 2 000 EUR en remboursement des frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, cette somme comprenant ses frais d’avocat. À cet égard, il présente un décompte horaire du travail accompli par son avocat, qui indique une somme de 1 800 EUR correspondant aux honoraires de ce dernier et une somme de 200 EUR correspondant aux frais de traduction, de poste et de fournitures.

    37.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a fourni aucun document à l’appui de sa demande de frais et dépens.

    38.  Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais de traduction, de poste et de fournitures pour la procédure interne et pour la procédure devant elle, faute de justificatifs fournis par le requérant à cet égard. En revanche, elle estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 500 EUR pour les frais d’avocat.

    C.  Intérêts moratoires

    39.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  1 775 EUR (mille sept cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

    ii.  2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    iii.  500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 septembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

     Hasan Bakırcı                                                                         Ledi Bianku
    Greffier adjoint                                                                         
    Président

     


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