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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CENGIZ AND SAYGIKAN v. TURKEY - 26754/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2017] ECHR 91 (24 January 2017) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/91.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0124JUD002675412, [2017] ECHR 91, CE:ECHR:2017:0124JUD002675412 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CENGİZ ET SAYGIKAN c. TURQUIE
(Requête no 26754/12)
ARRÊT
STRASBOURG
24 janvier 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cengiz et Saygıkan c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête dirigée contre la République de Turquie par neuf ressortissants de cet Etat (« les requérants »), dont les noms figurent en annexe. Ils ont saisi la Cour le 9 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La première requérante, Mme Halime Cengiz, est la mère de Davut Cengiz, né le 2 décembre 1982 et décédé le 1er mars 2010 alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire. Les autres requérants sont les frères et sœurs du défunt.
3. Les requérants ont été représentés par Me R. Bataray Saman, avocate au barreau de Diyarbakır.
4. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
5. Les requérants reprochaient aux autorités d’avoir failli à leur obligation découlant de l’article 2 de la Convention.
6. Le 10 décembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
8. Le recensement concernant le contingent auquel le proche des requérants, Davut Cengiz, était rattaché pour l’accomplissement du service militaire obligatoire eut lieu en 2009.
9. Davut Cengiz se fit inscrire au bureau des appelés de Bismil (Diyarbakır) le 14 octobre 2009.
10. Il fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical, préalable à toute incorporation, comprenant entre autres un examen psychologique. D’après les éléments du dossier, il n’a informé les autorités d’aucun problème particulier. Il fut déclaré apte à faire le service militaire.
11. Le 17 octobre 2009, il rejoignit l’unité de formation militaire des nouvelles recrues à Ankara.
12. Lors de la consultation médicale, les médecins de la caserne constatèrent que Davut Cengiz avait des problèmes psychologiques. L’intéressé déclara que son père s’était suicidé, qu’il avait lui-même fait une tentative de suicide sept ans auparavant et qu’il lui arrivait toujours de penser à se donner la mort.
13. Davut Cengiz fut transféré au service psychiatrique de l’hôpital Mamak. À l’issue de la consultation, le psychiatre nota que Davut Cengiz avait une personnalité névrotique[1] et qu’il ne pouvait pas intégrer une unité de commando. Il estima qu’il était cependant apte à reprendre son service militaire, qu’il n’avait pas besoin d’un traitement médical, mais qu’il devait obligatoirement se rendre tous les quinze jours au centre d’orientation de la caserne pour un suivi psychologique.
14. Le 27 novembre 2009, à l’issue de sa formation militaire, Davut Cengiz rejoignit son lieu d’affectation à Kırıkhan (Hatay).
15. Il fut informé de toutes les consignes de sécurité par écrit. Dans le formulaire établi à son nom, aucun problème particulier de santé ne fut noté.
16. Le 1er décembre 2009, Davut Cengiz se rendit au centre d’orientation de la caserne. Il affirma n’avoir aucun problème d’ordre psychologique. Il déclara avoir seulement des problèmes financiers et souffrir de douleurs cervicales.
17. Le 1er février 2010, il se rendit une nouvelle fois au centre d’orientation de la caserne. Il déclara ne pas avoir de soucis et prendre toujours son traitement pour sa hernie cervicale.
18. Le 22 février 2010, Davut Cengiz fut transféré à l’hôpital public de Kırıkhan pour être examiné par un spécialiste. La tomographie cervicale réalisée permit de conclure à l’absence d’anomalie.
19. Le 1er mars 2010, vers 20 h 30, alors qu’il avait pris son tour de garde, Davut Cengiz fut découvert gravement blessé à la tête par une arme à feu. Il fut immédiatement transporté à l’hôpital où son décès fut constaté par les médecins.
20. Une enquête pénale fut aussitôt ouverte d’office par le procureur militaire d’Adana.
21. Une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Kırıkhan fut dépêchée sur les lieux pour recueillir les premiers éléments matériels.
22. Le procureur de la République de Kırıkhan se rendit également sur place.
23. Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé. Un croquis de l’état des lieux fut réalisé. Des clichés furent pris et les lieux furent filmés.
24. Un fusil de type G-3 appartenant à Davut Cengiz, une douille de balle, un chargeur et dix-neuf balles furent recueillis.
25. Le même jour, à 22 h 10, un examen externe de la dépouille fut pratiqué à l’hôpital sous la supervision du procureur de la République de Kırıkhan. Plusieurs clichés du corps furent pris.
26. Le 2 mars 2010, une autopsie classique fut également pratiquée à l’institut médicolégal d’Adana sous la supervision du procureur militaire. Il fut constaté que Davut Cengiz était décédé à la suite du tir à bout touchant d’une balle dont l’orifice d’entrée était situé sous la mâchoire. Aucune autre trace de violence ne fut observée sur le corps du défunt.
27. Une expertise balistique fut réalisée. Les experts examinèrent le fusil G-3 ayant causé la mort de Davut Cengiz et conclurent que l’arme en question était en bon état de fonctionnement. L’examen balistique confirma que la douille retrouvée sur les lieux provenait bien de l’arme confiée à Davut Cengiz. De nombreuses traces de résidus de tirs furent également retrouvées sur le corps, sur le visage et sur les vêtements du défunt.
28. De nombreux témoins furent entendus dans le cadre des investigations pénales et de l’enquête administrative interne de l’administration militaire.
29. Les appelés déclarèrent que Davut Cengiz était quelqu’un de très réservé, qu’il n’aimait pas communiquer avec les autres et qu’il préférait systématiquement s’isoler. Ils ajoutèrent qu’il avait des problèmes d’argent. Ils assurèrent n’avoir vu personne maltraiter Davut Cengiz et n’avoir connaissance d’aucun événement et d’aucune animosité de la part d’un tiers susceptible d’avoir poussé Davut Cengiz au suicide.
30. L’appelé A.C. témoigna notamment en ces termes :
« J’étais le Buddy[2] de Davut Cengiz depuis deux mois et demi. C’était quelqu’un d’introverti, de calme, qui ne partageait ses problèmes avec personne. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la cantine, le jour de son décès. Il avait l’air particulièrement joyeux ce jour-là, à tel point que je lui ai demandé pourquoi il était si gai. Il m’avait répondu qu’il n’y avait rien de spécial et qu’il s’apprêtait à monter la garde. Comme Davut Cengiz était le boulanger de la caserne, il passait son temps dans la cuisine. Il ne me parlait pas de ses problèmes. On mangeait et on regardait la télé ensemble, mais il ne discutait pas avec nous. Si j’avais su qu’il avait des problèmes, je l’aurais dit à nos supérieurs. »
31. Les supérieurs de Davut Cengiz déclarèrent que, à leur connaissance, l’intéressé ne souffrait d’aucun problème psychologique et que son comportement avait toujours été normal et respectueux. Ils ajoutèrent qu’il ne leur avait fait part d’aucune préoccupation et qu’aucun signe n’avait permis de déceler chez lui une instabilité psychologique.
32. La mère de Davut Cengiz affirma également que son fils ne souffrait d’aucun problème particulier. Les frères de Davut Cengiz confirmèrent les dires de leur mère. Ils ajoutèrent qu’ils avaient parlé avec lui par téléphone une semaine avant son décès, qu’il leur avait dit être boulanger à la caserne et qu’il ne leur avait fait part d’aucun souci.
33. Le frère de Davut Cengiz, H.C., déclara notamment ce qui suit :
« Mon frère avait fait sa formation militaire à Ankara. Comme je fais mes études à Ankara, j’avais l’occasion de lui rendre visite. Il allait bien. Il m’avait dit qu’il ne montait pas la garde et qu’on ne lui avait pas confié d’arme. Par la suite, il a continué son service militaire à Hatay. Dans la vie civile, il était boulanger. Depuis le décès de notre père, en 2003, il aidait notre famille. Il payait notamment mes frais de scolarité. C’est la raison pour laquelle il avait retardé son départ pour le service militaire. Il n’avait aucune envie de déserter. S’il s’était inscrit au bureau des appelés tardivement, c’était pour des raisons purement économiques. Son but était de terminer d’abord son service militaire et d’organiser ensuite sa vie. Il était célibataire. Il ne s’était pas marié. Il n’avait pas de petite amie. Lorsqu’il était à Hatay, je l’appelais régulièrement pour avoir de ses nouvelles. Mon frère donnait aussi de ses nouvelles à la famille. Il ne m’avait fait part d’aucun problème. Nous ne pensons pas qu’il se soit suicidé. Il nous avait dit qu’il travaillait comme boulanger à la caserne, qu’il ne faisait pas les gardes et qu’aucune arme ne lui avait été confiée. À ses dires, il ne faisait pas les gardes parce qu’il commençait à travailler à partir de 3 ou 4 heures du matin à la boulangerie. Je l’avais eu au téléphone environ dix jours avant [sa mort]. Il avait l’air d’aller très bien. Il ne m’avait fait part d’aucun souci. J’avais même eu l’impression qu’il s’était vraiment habitué à la vie militaire ces derniers temps et qu’il se sentait bien à la caserne. Je ne crois pas à la thèse du suicide. Je ne soupçonne personne en particulier, mais je souhaite des éclaircissements sur ce qui s’est passé et si, à l’issue de l’enquête pénale, il y a des preuves pouvant indiquer qu’une tierce personne a pu provoquer la mort de mon frère, je porte d’ores et déjà plainte contre elle. »
34. Le 23 juillet 2010, par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants demandèrent et obtinrent une copie des pièces du dossier d’instruction.
35. À l’issue de l’instruction pénale, le 9 janvier 2011, le substitut du procureur militaire d’Adana rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima que Davut Cengiz s’était volontairement donné la mort. Il nota l’absence de preuves susceptibles d’indiquer qu’une tierce personne avait pu provoquer sa mort en l’incitant ou en l’aidant à se suicider, et considéra qu’aucune négligence n’était attribuable aux autorités militaires. Pour prendre cette décision, le procureur se fonda notamment sur le rapport d’investigation des lieux, les rapports médicaux, le rapport d’autopsie, le rapport d’expertise balistique et les dépositions concordantes des témoins.
36. Le 28 juillet 2011, les requérants firent opposition à l’ordonnance de non-lieu par l’intermédiaire de leur avocat. Ils exposaient avoir des doutes quant à la thèse du suicide, au motif que leur proche n’avait eu aucun problème de santé avant son service militaire et qu’il n’avait eu, à leur connaissance, aucune raison de vouloir mettre fin à ses jours. Ils indiquaient aussi que, même s’il s’agissait réellement d’un suicide, il fallait en déterminer les causes. Selon eux, ce drame pouvait avoir pour origine des fautes imputables à des tiers.
37. Le 22 août 2011, le tribunal militaire de Gaziantep rejeta l’opposition des requérants au motif que l’instruction pénale avait été menée conformément à la loi et qu’elle avait permis de déterminer avec exactitude les circonstances du décès de Davut Cengiz. Il précisa notamment que les témoignages recueillis par le procureur de la République de Kırıkhan avaient démontré que le proche des requérants n’avait subi aucun mauvais traitement durant son service militaire. Cette décision fut notifiée aux requérants le 26 septembre 2011.
38. Par ailleurs, outre l’enquête pénale, une enquête administrative fut diligentée, conformément à la pratique habituelle. À l’issue de celle-ci, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne concernant le décès de Davut Cengiz. Ce rapport se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Cause des événements
L’appelé Davut Cengiz s’est tiré une balle dans la tête alors qu’il était de garde.
Il souffrait de problèmes psychosociaux. Son père s’était suicidé huit ans auparavant. Sa famille avait des problèmes financiers. Cette situation l’a fait sombrer dans le désespoir.
Davut Cengiz n’avait fait part de ses problèmes ni à ses supérieurs ni à ses camarades. Il n’avait pas demandé d’aide financière aux autorités.
Le dossier personnel de Davut Cengiz étant parvenu tardivement à son lieu d’affectation, les autorités militaires n’ont pas eu connaissance de ses problèmes psychologiques à temps et n’ont pas pu prendre les mesures qui s’imposaient.
La famille de Davut Cengiz n’a pas fait part aux autorités militaires des problèmes dont l’intéressé souffrait.
Davut Cengiz était quelqu’un d’introverti, il ne partageait ses problèmes avec personne et arrivait à les cacher, il était discipliné et calme, et n’attirait donc pas l’attention sur lui.
Appréciation
Selon les témoignages, Davut Cengiz, qui avait une personnalité introvertie et calme, semblait avoir été plus joyeux deux semaines avant [son décès]. Cela donnait l’impression qu’il s’était habitué à la vie militaire.
En raison de ses problèmes psychosociaux et des problèmes financiers de sa famille, l’appelé Davut Cengiz s’est suicidé dans un moment de désespoir avec l’arme qui lui avait été confiée. »
EN DROIT
39. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants se plaignent d’abord du décès leur proche alors que celui-ci se trouvait sous la responsabilité des autorités militaires. Ils se plaignent ensuite d’une insuffisance de l’enquête pénale, soutenant que celle-ci n’a pas été indépendante ni conduite avec toute la célérité que les circonstances auraient requise.
40. Le Gouvernement combat cette thèse.
41. L’article 2 de la Convention dans sa partie pertinente en l’espèce, énonce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET MATÉRIEL
A. Sur la recevabilité
42. Constatant que le grief tiré du volet matériel de l’article 2 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
43. Les requérants soutiennent que l’État avait une obligation positive de protéger la vie de leur proche non seulement contre une tierce personne mais aussi contre lui-même dès lors qu’il accomplissait un service militaire obligatoire et qu’il était donc sous le contrôle des autorités.
44. Le Gouvernement réplique que Davut Cengiz s’est suicidé et que la responsabilité ne peut pas en être attribuée aux autorités militaires. Il précise qu’il existe un mécanisme pour la protection de l’intégrité physique et psychique des appelés et que tout est mis en œuvre pour prévenir les sentiments de solitude et d’isolement. Il affirme que rien n’indique qu’il y avait un risque réel que le proche des requérants se donnât la mort lors de l’accomplissement de son service militaire.
45. En ce qui concerne le volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour renvoie pour les principes généraux applicables en la matière à ses arrêts Tanrıbilir c. Turquie (no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000), Keenan c. Royaume-Uni (no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001-III), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 55-58, 17 juin 2008), Lütfi Demirci et autres c. Turquie (no 28809/05, § 31, 2 mars 2010) et Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 45-46, 3 novembre 2011), et à sa décision Álvarez Ramón c. Espagne ((déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001).
46. Dans la présente affaire, s’agissant d’abord de l’obligation pour l’État de protéger la vie de Davut Cengiz contre une tierce personne, la Cour estime que, eu égard aux éléments recueillis lors de l’instruction pénale par les autorités, aux circonstances mêmes du décès et à l’ensemble des circonstances de l’affaire, rien ne permet de supposer que la vie du jeune homme ait été menacée par les agissements d’autrui. Aucun élément dans le dossier ne permet d’envisager l’hypothèse d’un homicide. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la thèse du suicide à laquelle elles ont donné crédit.
47. S’agissant ensuite de l’obligation de protéger la vie de Davut Cengiz contre lui-même, la Cour doit vérifier si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que le proche des requérants se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Tanrıbilir, précité, § 72, Keenan, précité, § 93, et Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 43, 7 juin 2005).
48. Dans son examen à cet égard, la Cour rappelle qu’elle doit vérifier si l’éventuelle faute imputable aux professionnels de l’armée va bien au-delà d’une simple erreur de jugement ou d’une imprudence (Abdullah Yılmaz, précité, § 57). En effet, dans ce type d’affaires, il ne faut pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain et il faut interpréter l’obligation positive de l’État de manière à ne pas lui imposer un fardeau insupportable ou excessif (Keenan, précité, § 90).
49. En l’espèce,
la Cour observe en premier lieu que, le 14 octobre 2009, Davut Cengiz a été
soumis à la procédure habituelle d’examen médical avant de commencer son
entraînement militaire et qu’il a été considéré par les médecins comme apte à
accomplir son service militaire (paragraphe 10
ci-dessus). Au regard des éléments du dossier, la Cour note que l’intéressé n’a
pas contesté cette décision et qu’il n’a fait part d’aucun problème aux
médecins.
50. Or, le 17 octobre 2009, lorsqu’il a rejoint son unité de formation militaire des nouvelles recrues à Ankara, les médecins ont relevé que le proche des requérants souffrait en réalité de problèmes psychologiques et qu’il avait des tendances suicidaires. Aux dires de l’intéressé, son père s’était suicidé, il avait lui-même fait une tentative de suicide sept ans auparavant et il lui arrivait toujours de penser à se donner la mort (paragraphe 12 ci-dessus).
51. Les autorités militaires à Ankara l’ont transféré dans le service psychiatrique de l’hôpital Mamak. À l’issue de la consultation, le médecin psychiatre qui l’avait examiné a conclu que Davut Cengiz avait une personnalité névrotique.
52. Le médecin psychiatre a ajouté que l’intéressé pouvait reprendre son service militaire, mais qu’il ne pouvait pas intégrer une unité de commando. Il a précisé qu’un traitement médical n’était pas nécessaire, mais que Davut Cengiz devait néanmoins se rendre tous les quinze jours au centre d’orientation de la caserne pour un suivi psychologique (paragraphe 13 ci-dessus).
53. Il ressort de la déposition du frère de Davut Cengiz que les autorités militaires à Ankara auraient exempté Davut Cengiz de garde et qu’elles ne lui auraient pas confié d’arme pendant sa formation militaire (paragraphe 33 ci-dessus). Néanmoins, ces informations ne sont confirmées par aucun élément du dossier devant la Cour.
54. La Cour note que les autorités militaires étaient conscientes des problèmes psychologiques et des tendances suicidaires de Davut Cengiz (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), et que ces informations provenaient du dossier personnel de l’intéressé.
55. Cependant, comme cela a été mentionné dans l’enquête administrative, le dossier personnel de Davut Cengiz n’a pas été transmis à son lieu d’affectation à Kırıkhan (Hatay). Cette absence de coordination effective entre les différents corps militaires a eu pour conséquence que, contrairement aux autorités militaires à Ankara, les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) ont vraisemblablement ignoré non seulement que le proche des requérants souffrait de problèmes psychologiques, mais également qu’il avait des tendances suicidaires.
56. La Cour ne saurait spéculer sur ce qui serait advenu si les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) avaient reçu le dossier personnel de l’intéressé et qu’elles avaient ainsi été informées de ses problèmes psychologiques et de ses tendances suicidaires. Elle estime cependant que cette négligence et ce manque de communication entre les différents corps militaires ont contribué à la situation qui a conduit le proche des requérants à se donner la mort.
57. En effet, si les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) avaient reçu le dossier personnel de Davut Cengiz, elles auraient pu veiller à ce que l’intéressé se rendît au centre d’orientation de la caserne toutes les deux semaines pour un suivi de son état psychologique, comme le psychiatre qui l’avait examiné à Ankara l’avait préconisé (paragraphe 13 ci-dessus). Cela aurait donné aux autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) la possibilité de surveiller de plus près l’état psychologique de Davut Cengiz et, le cas échéant, de prendre les mesures de précaution qui s’imposaient.
58. Il est vrai que Davut Cengiz s’est rendu au centre d’orientation à Kırıkhan (Hatay) le 1er décembre 2009 et le 1er février 2010, et qu’il a été transféré à l’hôpital le 22 février 2010 pour un examen médical (paragraphes 16, 17 et 18 ci-dessus). Cependant, la Cour ne peut que constater que ces consultations et examens se sont déroulés sans le bénéfice de l’information sur ses problèmes psychologiques et ses tendances suicidaires puisque, comme cela a été souligné précédemment, son dossier personnel n’avait pas été transféré à la base militaire de Kırıkhan (Hatay).
59. En outre, la Cour répète qu’il incombe aux autorités de s’assurer que les personnes ayant accès à des armes mortelles sont aptes à assumer ce genre de responsabilité (voir Acet et autres c. Turquie, no 22427/06, § 59, 18 octobre 2011, et les affaires qui y sont citées). La responsabilité de l’État est d’autant plus importante lorsque les autorités militaires ont connaissance des problèmes psychologiques et des tendances suicidaires d’un soldat, comme c’était le cas en l’espèce.
60. Dans la présente affaire, la Cour relève que le psychiatre qui a examiné Davut Cengiz a estimé ce dernier apte à accomplir son service militaire, mais qu’il a émis les réserves suivantes : l’intéressé ne devait pas intégrer une unité de commando et il devait obligatoirement se rendre tous les quinze jours au centre d’orientation de la caserne pour un suivi psychologique (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour note que Davut Cengiz n’a pas été affecté à une unité de commando et qu’on lui a attribué la fonction de boulanger dans la caserne. Cependant, le jour de son décès, le jeune homme était muni d’une arme pour monter la garde et il s’est suicidé avec celle-ci. À cet égard, la Cour juge préoccupant que Davut Cengiz, qui avait des problèmes psychologiques connus et des tendances suicidaires, se soit vu confier la mission d’une garde armée sans que les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) aient pris des mesures pour s’assurer qu’il était réellement dans un état de santé lui permettant de gérer ce type de responsabilité.
61. Par conséquent, même si elle ne saurait spéculer sur ce qui serait advenu si les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) avaient été informées des problèmes psychologiques et des tendances suicidaires de Davut Cengiz, la Cour peut néanmoins affirmer avec certitude que la négligence et le manque de communication ont eu une incidence sur le risque de suicide, risque qui s’est malheureusement matérialisé le 1er mars 2010. Autrement dit, ce sont cette négligence et ce manque de communication qui ont empêché les autorités militaires de Kırıkhan (Hatay) de prendre des mesures adéquates pour réduire le risque de suicide présenté par l’appelé.
62. Partant, la Cour constate que l’État a manqué à son obligation positive de protéger la vie de Davut Cengiz pendant l’accomplissement de son service militaire obligatoire. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET PROCÉDURAL
63. En ce qui concerne le volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour renvoie pour les principes généraux applicables en la matière à ses arrêts Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, CEDH 2016).
64. S’agissant de l’adéquation de l’enquête, en l’espèce, il convient d’observer en premier lieu que le décès de Davut Cengiz a eu lieu le 1er mars 2010, que le parquet a été immédiatement prévenu et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Le 9 janvier 2011, le parquet a clôturé les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu. Les requérants ont pu contester cette décision par l’intermédiaire de leur avocat le 28 juillet 2011. Par une décision du 22 août 2011, notifiée aux requérants le 26 septembre 2011, le tribunal militaire a rejeté cette opposition. Dans ces circonstances, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise et que l’enquête ne laisse apparaître aucun retard injustifié.
65. La Cour considère ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir les éléments de preuve relatifs aux faits en question.
66. En coopération avec le procureur de la République de Kırıkhan, le parquet militaire d’Adana a commencé les investigations immédiatement après le décès de Davut Cengiz.
67. Une autopsie classique, durant laquelle des clichés ont été pris, a été pratiquée. Elle a conduit à l’établissement d’un compte rendu de la blessure de Davut Cengiz, auquel était jointe une analyse objective des constatations cliniques concernant la cause du décès et la distance de tir.
68. Le fusil de type G-3 et la douille retrouvés sur les lieux ont été soumis à des examens scientifiques.
69. L’expertise balistique a permis de constater que la douille retrouvée sur les lieux provenait bien de l’arme confiée à Davut Cengiz. Elle a également révélé la présence de résidus de tir sur le corps, sur le visage et sur les vêtements du défunt.
70. La Cour observe que les autorités ont recueilli plusieurs dépositions après les faits. Aucun élément ne donne à penser qu’elles ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée.
71. Rien ne permet donc de mettre en doute la volonté des instances d’enquête d’élucider les faits. Au regard des investigations menées, on ne saurait affirmer que le parquet a omis d’examiner d’autres thèses que celle qu’il a finalement retenue, dès lors qu’aucun élément solide ne permettait d’accréditer ni la thèse de l’homicide ni la thèse de l’accident.
72. Les requérants se bornent à critiquer l’enquête en termes généraux sans dénoncer une défaillance pouvant être considérée comme un élément qui aurait réduit l’effectivité de l’ensemble du mécanisme d’investigation et de la procédure d’opposition.
73. D’une manière générale, la Cour ne voit aucun manquement de nature à remettre en cause le caractère globalement adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances nationales.
74. S’agissant de la participation à l’enquête des proches du défunt, la Cour note que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations issues de l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure et de faire opposition à l’ordonnance de non-lieu devant un tribunal.
75. S’agissant de l’indépendance de l’enquête, la Cour se réfère à l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 217-234) pour les principes généraux en la matière.
76. La Cour considère que les circonstances de la cause ne présentent aucune particularité lui permettant de se départir de sa jurisprudence établie en la matière.
77. La Cour reconnaît que l’on ne peut considérer en l’espèce que les entités militaires ayant joué un rôle dans l’enquête étaient totalement indépendantes sur le plan statutaire. Toutefois, cet élément ne suffit pas à lui seul pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête. Encore faut-il examiner in concreto l’indépendance de ces entités. Eu égard aux éléments du dossier et, notamment, à l’absence de liens avérés avec la ou les personnes susceptibles d’être inquiétées ou des éléments trahissant concrètement un parti pris de ces entités, la Cour estime que l’enquête a été suffisamment indépendante au sens de l’article 2 de la Convention.
78. Dès lors, dans la mesure où l’enquête menée en l’espèce a été suffisamment approfondie et indépendante et où les requérants y ont été associés à un degré suffisant pour la sauvegarde de leurs intérêts et l’exercice de leurs droits, les griefs des intéressés soulevés sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
79. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
80. Les requérants réclament 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi.
81. Ils sollicitent également 100 000 EUR pour préjudice moral.
82. Les intéressés demandent en outre 4 293,54 EUR pour frais et dépens. À titre de justificatifs, ils présentent une facture de frais de traduction, un décompte de frais et un décompte horaire de travail de leur avocat. Ils font référence, pour les honoraires d’avocat d’un montant de 3 964,12 EUR, au tarif minimum fixé par l’Union des barreaux de Turquie.
83. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.
84. La Cour ne voit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 15 000 EUR pour le préjudice moral subi.
85. Pour ce qui est des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.
86. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré du volet matériel de l’article 2 de la Convention et irrecevable quant aux griefs tirés du volet procédural l’article 2 de la Convention ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
J.L.
S.H.N.
ANNEXE
1. Halime CENGİZ née le 01/01/1955 est une ressortissante turque née en 1955, résidant à Diyarbakır
2. Adalet CENGİZ né le 01/01/1973 est un ressortissant turc né en 1973, résidant à Diyarbakır
3. Aydın CENGİZ né le 01/04/1977 est un ressortissant turc né en 1977, résidant à Diyarbakır
4. Celal CENGİZ né le 10/07/1988 est un ressortissant turc né en 1988, résidant à Diyarbakır
5. Hidayet CENGİZ né le 28/12/1986 est un ressortissant né en 1986, résidant à Diyarbakır
6. Mecit CENGİZ né le 15/02/1980 est un ressortissant turc né en 1980, résidant à Diyarbakır
7. Nurettin CENGİZ né le 11/07/1991 est un ressortissant turc né en 1991, résidant à Diyarbakır
8. Salihe CENGİZ née le 01/03/1990 est une ressortissante turque née en 1990, résidant à Diyarbakır
9. Sahide SAYĞIKAN née le 06/11/1985 est une ressortissante turque née en 1985, résidant à Diyarbakır
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
1. À mon regret, je ne peux pas suivre la majorité dans sa conclusion selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.
Mon désaccord avec mes collègues ne concerne pas les principes à appliquer, mais seulement l’appréciation des éléments du dossier.
2. Selon la majorité, l’État défendeur n’a pas pris toutes les mesures requises pour réduire le risque de suicide présenté par Davut Cengiz, au motif que le dossier personnel dans lequel se trouvaient des informations relatives à ses problèmes psychologiques et à ses tendances suicidaires n’avait pas été transmis de l’unité de formation militaire à Ankara au lieu d’affectation de l’intéressé à Kırıkhan (Hatay). Cette négligence et ce manque de coordination entre les différents corps militaires auraient contribué à la situation qui a conduit Davut Cengiz à se donner la mort (paragraphes 56-57 de l’arrêt).
3. Il est vrai que lors de la consultation médicale à l’unité de formation militaire à Ankara, Davut Cengiz avait déclaré que son père s’était suicidé, qu’il avait lui-même fait une tentative de suicide sept ans auparavant et qu’il lui arrivait toujours de penser à se donner la mort. En outre, le psychiatre de l’hôpital auquel il avait été envoyé lui avait prescrit de se rendre tous les quinze jours au centre d’orientation de la caserne qu’il rejoindrait, pour un suivi psychologique (voir paragraphes 12-13 de l’arrêt).
Ces éléments étaient-ils tels que, si les autorités à Kırıkhan en avaient eu connaissance, elles auraient pu prévenir le suicide ? Je n’en suis pas aussi certain que mes collègues.
En premier lieu, les médecins à Ankara n’ont pas estimé nécessaire de tirer la sonnette d’alarme. Ils ont considéré que malgré son passé et sa personnalité, Davut Cengiz était toujours apte au service militaire. La seule conclusion qu’ils ont tirée des éléments dont ils disposaient, c’était que l’intéressé devait régulièrement se rendre au centre d’orientation pour un suivi psychologique.
En second lieu, il est vrai que Davut Cengiz n’a consulté le centre d’orientation à Kırıkhan que deux fois en trois mois (voir paragraphes 16-17 de l’arrêt), et non tous les quinze jours. En outre, les psychologues n’avaient pas été mis au courant du passé et de la personnalité de l’intéressé. Toutefois, rien dans le dossier n’indique que Davut Cengiz avait à Kırıkhan un comportement qui pouvait laisser présager une prédisposition au suicide. Personne n’avait apparemment observé un signe avant-coureur d’un risque imminent de suicide. Rien ne permet d’affirmer que, dans les circonstances concrètes, des consultations plus régulières de Davut Cengiz au centre d’orientation et un suivi opéré par celui-ci sur la base des éléments recueillis à Ankara auraient permis de prévenir ce suicide ou d’en réduire le risque.
4. Il me semble que, faute d’éléments plus concrets relatifs au comportement de Davut Cengiz à Kırıkhan, on ne peut pas conclure qu’il y avait un « risque réel », dont les autorités militaires étaient censées avoir connaissance, que l’intéressé se donnât la mort (voir paragraphe 48 de l’arrêt). Dans ces circonstances, on ne peut pas non plus à mon avis conclure que la négligence dans le transfert du dossier personnel était telle qu’elle a « empêché » ces autorités de prendre toutes les mesures « qu’on pouvait attendre d’elles » pour prévenir le risque de suicide (voir paragraphes 48 et 62 de l’arrêt).
Nonobstant la sympathie que j’ai pour les requérants, qui ont perdu leur fils et frère dans des circonstances tragiques et alors qu’il se trouvait sous la responsabilité de l’État, je ne me sens pas en mesure de conclure, sur base du dossier tel qu’il a été présenté à la Cour, que l’État a manqué à son obligation positive de protéger la vie de Davut Cengiz.