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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BLAIR AND OTHERS v. ITALY - 1442/14 (Judgment : Violation of Prohibition of torture : Violation of Article 3) French Text [2017] ECHR 946 (26 October 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/946.html
Cite as: CE:ECHR:2017:1026JUD000144214, ECLI:CE:ECHR:2017:1026JUD000144214, [2017] ECHR 946

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    PREMIÈRE SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BLAIR ET AUTRES c. ITALIE

     

    (Requêtes nos 1442/14 et 2 autres - voir liste en annexe)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    26 octobre 2017

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Blair et autres c. Italie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

              Linos-Alexandre Sicilianos, président,
              Kristina Pardalos,
              Guido Raimondi,
              Aleš Pejchal,
              Ksenija Turković,
              Armen Harutyunyan,
              Pauliine Koskelo, juges,
    et de Abel Campos, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 1442/14, 21319/14 et 21911/14) dirigées contre la République italienne et introduites par vingt-huit ressortissants de différentes nationalités (« les requérants »), dont les noms figurent à l’annexe I, devant la Cour respectivement le 10 décembre 2013, le 6 mars 2014 et le 10 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les noms des représentants des requérants figurent également à l’annexe I. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son co-agent, Mme A. Aversano.

    3.  Les gouvernements allemand, britannique, espagnol et suisse n’ont pas exercé de leur droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

    4.  Sur le terrain de l’article 3 de la Convention, les requérants alléguaient en particulier avoir été victimes de torture. Ils se plaignaient que les autorités internes n’avaient pas respecté leur obligation de mener une enquête effective sur leurs allégations. De surcroît, ils dénonçaient l’absence en droit interne d’un délit punissant la torture et les traitements inhumains et dégradants.

    5.  Le 28 septembre 2015, les griefs concernant l’article 3 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13, ainsi que les articles 5 § 2, 8, 9, 10, 11 et 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement, et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants et tels qu’ils ressortent des documents pertinents en l’espèce issus de différentes affaires liées aux faits à l’origine du présent litige[1], peuvent se résumer comme suit

    A.  Le contexte général

    7.  Les 19, 20 et 21 juillet 2001, la ville de Gênes accueillit le vingt-septième sommet des huit pays les plus industrialisés (G8), sous la présidence du gouvernement italien. De nombreuses organisations non gouvernementales, rassemblées sous la bannière du groupe de coordination « Genoa Social Forum - GSF » (« le GSF »), organisèrent un sommet « altermondialiste » qui se déroula à la même période. Il a été estimé que 200 000 personnes (selon le ministère de l’Intérieur) à 300 000 personnes (selon le GSF) participèrent à l’événement.

    8.  Un vaste dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes (arrêts Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 12, CEDH 2011, et Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 11-12, 23-24, 7 avril 2015). Celles-ci divisèrent la ville en trois zones concentriques : la « zone rouge », de surveillance maximale, où le sommet devait se dérouler et où les délégations devaient loger ; la « zone jaune », une zone tampon où les manifestations étaient en principe interdites, sauf autorisation du chef du bureau de la police (questore) ; et la « zone blanche », où les principales manifestations étaient programmées.

    9.  Les autorités attribuèrent une couleur à chaque groupe organisé, à chaque association, à chaque syndicat et à chaque ONG, en fonction de sa dangerosité potentielle : le « bloc rose », non dangereux ; le « bloc jaune » et le « bloc bleu », considérés comme comprenant des auteurs potentiels d’actes de vandalisme, de blocage de rues et de rails, et également d’affrontements avec la police ; et enfin, le « bloc noir », dont faisaient partie plusieurs groupes, anarchistes ou plus généralement violents, ayant pour but de commettre des saccages systématiques.

    10.  La journée du 19 juillet se déroula dans une ambiance relativement calme, sans épisodes particulièrement significatifs. Par contre, les journées des 20 et 21 juillet furent marquées par des accrochages de plus en plus violents entre les forces de police et certains manifestants appartenant essentiellement au « bloc noir ». Au cours de ces incidents, plusieurs centaines de manifestants et de membres des forces de l’ordre furent blessés ou intoxiqués par du gaz lacrymogènes. Des quartiers entiers de la ville de Gênes furent dévastés (pour une analyse plus détaillée, voir Giuliani et Gaggio, précité, §§ 12-30, et Cestaro, précité, §§ 9-17).

    B.  Les traitements subis par les requérants à la caserne de Bolzaneto

    11.  Le 12 juin 2001, le Comité provincial pour l’ordre et la sécurité publique élabora un plan logistique relatif à la prise en charge des personnes arrêtées pendant le sommet.

    12.  La prison de Marassi se trouvant dans une zone considérée comme sensible, il fut décidé, pour des raisons de sécurité, de créer, dans des lieux excentrés, deux centres temporaires où les personnes arrêtées devaient être regroupées pour être soumises aux démarches consécutives à une arrestation, à savoir l’identification, la notification du procès-verbal d’arrestation, la fouille, l’immatriculation et la visite médicale, avant d’être transférées vers différentes prisons.

    13.  Par un arrêté du ministère de la Justice du 12 juillet 2001, les casernes de Forte San Giuliano et de Bolzaneto furent désignées comme étant des « sites utilisés à des fins de détention, annexes du bureau médical et du bureau matricule (ufficio matricola) des établissements pénitentiaires de Pavie, Voghera, Vercelli et Alexandrie ».

    14.  À l’intérieur de la caserne de Bolzaneto, une partie des locaux fut affectée aux activités de la police judiciaire. Le restant des locaux fut réservé aux activités de la police pénitentiaire (immatriculation, fouille et visite médicale).

    15.  À la suite du décès de Carlo Giuliani au cours des heurts entre carabiniers et manifestants sur la place Alimonda, les carabiniers ne furent plus affectés aux activités de gestion de l’ordre public dans la ville. À partir du 20 juillet, la caserne de Bolzaneto, placée sous la responsabilité de la police, resta ainsi le seul lieu de regroupement et de répartition des personnes arrêtées.

    16.  Selon le ministère de la Justice, pendant la période d’activité de la structure, du 12 au 24 juillet, 222 personnes ont été immatriculées avant leur transfert vers les prisons d’Alexandrie, Pavie, Vercelli et Voghera (voir le « Rapport final de l’enquête parlementaire d’information sur les faits survenus lors du G8 de Gênes du 20 septembre 2001 », mentionné dans la note en bas de la page précédente).

    17.  Les tribunaux internes ont établi avec exactitude, au-delà de tout doute raisonnable, les mauvais traitements dont avaient fait l’objet les personnes présentes à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto. Les témoignages des victimes ont été confirmés par les dépositions des membres des forces de l’ordre et de l’administration publique, les reconnaissances partielles des faits par les accusés ainsi que par les documents à disposition des magistrats, notamment les rapports médicaux et les expertises judiciaires. À partir de cette multitude d’informations, il est possible de décrire les épisodes de violence dont les requérants firent l’objet :

    1.  Requête no 1442/14

    18.  Le requérant M. Blair fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini (pour les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’intervention, voir Cestaro précité, § 25-35) puis conduit à la caserne de Bolzaneto le dimanche 22 juillet 2001, vers 5 heures. Il indique que, dès son arrivée, un agent lui a marqué la joue d’une croix tracée au feutre, puis qu’il a été frappé à coups de pied. Pendant la fouille, il aurait été frappé d’une gifle en plein visage, et aurait été obligé de se déshabiller en présence d’agents et de faire des flexions. Avec les autres occupants de la cellule, il aurait été privé de sommeil, des agents criant et riant bruyamment dans le couloir ou procédant à de nombreux contrôles d’identité inopinés. Dans les toilettes, il aurait été frappé par un agent de la police pénitentiaire. Le 23 juillet, il fut transféré à la prison de Pavie.

    19.  Le requérant M. Mc Quillan fut blessé au bras, à la tête et à la cheville lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini. Après un passage aux urgences pour y être soigné, il fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 22 juillet. Il indique qu’une croix a été tracée au feutre sur son visage. Il ajoute que, pendant la fouille, il a reçu un coup à la cheville blessée. Dans la cellule, il aurait été privé de sommeil, soumis à des contrôles d’identité fréquents et injustifiés. À sa sortie des toilettes, des agents auraient jeté un seau d’eau froide sur lui. Enfin, le requérant indique qu’il a été contraint de signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Il n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    20.  Le requérant M. Buchanan fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et conduit à la caserne de Bolzaneto. Il indique que, à son arrivée, il a été roué de coups par un officier et par des agents. Il ajoute qu’il a été contraint de signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Il n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    2.  Requête no 21319/14

    21.  Le requérant M. Amodio fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet 2001, aux alentours de 15 heures. Il relate que, placé dans une cellule, il a souffert d’une infection intestinale et qu’il a dû attendre longtemps avant d’être conduit vers des toilettes, dont il n’aurait pas été autorisé à fermer la porte. Il aurait de plus été empêché de terminer ses besoins. De retour dans la cellule, il aurait été forcé à se mettre à genoux, il aurait été insulté en raison de sa taille (« Maintenant, nous allons jouer au cirque, espèce de singe, nain. »), puis menacé (« Nous dirons à tout le monde que tu es un pédophile, que t’as agressé des enfants, comme ça quand tu seras dans ta cellule, ils vont te faire ta fête. »), et ce dans les émanations de gaz irritant à l’intérieur de la cellule. D’après le témoignage de M. Della Corte (requérant de la requête no 21319/14 figurant à l’annexe I sous le numéro 3 de la liste), le requérant a eu une crise d’hystérie : « Réduit à un piètre état, il pleurait, il a fait une crise d’hystérie, car il avait été réellement effrayé. » Il aurait assisté au passage à tabac d’un codétenu portant une prothèse à la jambe (le requérant Mohammed Tabbach, requérant de la requête no 21319/14 figurant à l’annexe I sous le numéro 8 de la liste). Il n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    22.  Le requérant M. Callieri fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, aux alentours de 14 heures. Il indique que, amené dans une petite salle, il y a été passé à tabac pour avoir regardé un agent dans les yeux. Il aurait ensuite été conduit dans une cellule et à nouveau frappé et insulté. Il précise que du gaz irritant a été répandu à l’intérieur de la cellule. Il aurait demandé à se rendre aux toilettes et y aurait été frappé par des agents de la police pénitentiaire. De retour dans la cellule, il aurait assisté au passage à tabac d’un codétenu portant une prothèse à la jambe (le requérant Mohammed Tabbach). Pendant la visite médicale, il aurait été forcé à faire des flexions et, en raison de ses difficultés à toucher ses orteils avec les mains, il aurait été frappé à coups de pied par un agent. Il n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    23.  Le requérant M. Della Corte arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, vers 14 heures. Il relate que du gaz irritant a été projeté dans la cellule. Il indique en outre qu’il a demandé à se rendre aux toilettes et qu’il y a été frappé par des agents de la police pénitentiaire. Témoin du tabassage d’un codétenu portant une prothèse (le requérant Mohammed Tabbach), il aurait protesté verbalement. À la suite de son intervention, les agents lui auraient assené des coups dans le dos. Le requérant fut transféré à la prison d’Alexandrie à une date non précisée.

    24.  Le requérant M. De Munno, souffrant d’une fracture au pied, fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, vers 17 heures. Il indique qu’il y a été l’objet de coups et d’insultes. Il ajoute que, ayant des difficultés à respirer à cause de la fracture d’une côte, il a demandé à maintes reprises à voir un médecin avant de s’évanouir. Il aurait repris connaissance à l’infirmerie et aurait ensuite été emmené aux urgences. À son retour à la caserne, un agent lui aurait marché intentionnellement sur le pied fracturé tandis que d’autres surveillants auraient menacé de lui casser l’autre pied. Ramené dans la cellule, il aurait été autorisé à s’asseoir, dos au mur. Dans cette position, il aurait assisté aux violences infligées aux autres détenus. Lors de son témoignage, il a déclaré ne pas avoir demandé à se rendre aux toilettes, sur les avertissements d’un des carabiniers, en raison de son état physique et par peur d’être exposé à des violences.

    25.  Le requérant M. Morozzi arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, vers 12 heures. Il indique que, à son entrée, il a été conduit par des agents cagoulés dans une pièce et qu’il y a été frappé de multiples coups sur le dos et sur les jambes. Amené ensuite dans une cellule, il aurait inhalé du gaz irritant. Il aurait également assisté au passage à tabac d’un codétenu portant une prothèse (le requérant Mohammed Tabbach). À son retour de l’infirmerie, il aurait été frappé de deux coups de poing au visage. Ayant appris que c’était le jour de son anniversaire, les agents l’auraient emmené dans une petite pièce et lui auraient assené de nombreux coups (« Ils ont appelé d’autres agents : « venez ici, il y en a un qui a son anniversaire, on va te le fêter. »). Le requérant fut transféré à la prison d’Alexandrie à une date non précisée.

    26.  La requérante Mme Morrone arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, vers 15 heures. Elle indique que, souffrant d’une hernie discale, elle a signalé sa pathologie aux agents mais qu’elle a néanmoins été frappée à plusieurs reprises. Du gaz irritant aurait été répandu dans sa cellule, dans laquelle elle aurait de plus été l’objet d’insultes à caractère sexuel. Elle aurait demandé, en vain, des serviettes hygiéniques et aurait dû se résoudre à déchirer son t-shirt et à s’en servir en guise de protection. À l’infirmerie, elle aurait été contrainte d’ôter ses vêtements en présence de deux agents de sexe masculin. Elle n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle elle a été dirigée.

    27.  Le requérant M. Pignatale fut emmené à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il relate que, conduit dans une salle, il a été forcé à se déshabiller, à se mettre en position fœtale puis à sauter sous les coups que des agents lui auraient assenés. Il ajoute que, dans la cellule, il a eu à pâtir des émanations de gaz irritant. Il aurait également été insulté et menacé en raison de son travail dans l’administration publique (« T’es un infâme, un traître (...), t’es un fonctionnaire de l’État et tu viens ici, contre nous ? Honte à toi, on te fera licencier, ton fils aura honte de toi, tu ne le reverras plus avant longtemps. »). Il n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    28.  Le requérant M. Tabbach arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet, vers 14 heures. Il indique qu’il a signalé aux agents avoir une prothèse à la jambe droite. En dépit de cela, il aurait été obligé dans la cellule de se maintenir face au mur, les jambes écartées et les bras vers le haut, dans la même position vexatoire que celle imposée à tous les individus arrêtés. Du gaz irritant aurait été répandu dans la cellule. Ne pouvant plus se maintenir dans cette position, il se serait assis par terre à deux reprises. Chaque fois, des agents auraient fait irruption dans la cellule et l’auraient frappé à coups de matraque. Dans le bureau du médecin, on lui aurait refusé une chaise, il aurait été obligé de s’asseoir par terre et, dans cette position, d’ôter ses vêtements en présence de plusieurs agents. Le requérant n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle il a été dirigé.

    3.  Requête no 21911/14

    29.  La requérante Mme Allueva fut arrêtée lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini. Elle indique que, à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto, elle a été insultée et passée à tabac par des agents. En particulier, un agent l’aurait obligée à écrire des insultes sur une feuille et à les lire à haute voix. Aux toilettes, elle aurait été contrainte de maintenir la porte ouverte et de faire ses besoins sous le regard d’agents de sexe masculin. Le 22 juillet, avant d’être transférée à la prison de Vercelli, elle aurait été forcée à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète.

    30.  Le requérant M. Brauer fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et conduit à la caserne de Bolzaneto. Il relate que, dans l’enceinte de la caserne, il a été insulté et frappé au dos. Son visage aurait été marqué de deux croix tracées au feutre. Dans la cellule, il aurait reçu des jets de gaz irritant en plein visage, ce qui aurait déclenché une forte crise obligeant le personnel médical à intervenir et à le « décontaminer » (il aurait été déshabillé et arrosé avec un jet d’eau froide). Il précise que, à la suite de cette intervention, ses vêtements ont été jetés et que, encore mouillé, il serait resté vêtu d’une simple blouse d’hôpital. Avant de sortir, il aurait été contraint de signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le 23 juillet, il fut conduit à la prison de Pavie.

    31.  Le requérant M. Hinrichsmeyer fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini puis, le 22 juillet, conduit à la caserne de Bolzaneto. Il expose que, à son arrivée, il a été contraint de marcher devant des agents avec un chapeau rouge sur la tête et un autocollant dans le dos. Aux toilettes, il aurait été contraint de maintenir la porte ouverte et de faire ses besoins sous le regard des agents. Enfin, il aurait été forcé à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le 23 juillet, il fut transféré à la prison de Pavie.

    32.  Le requérant M. Marquello fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et emmené, le 22 juillet, à la caserne de Bolzaneto. Il indique qu’il y a été insulté et frappé, et forcé à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le lendemain, il fut transféré à la prison de Pavie.

    33.  Le requérant M. Moret fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et, le 22 juillet, il fut conduit à la caserne de Bolzaneto. Il indique qu’une croix a été tracée au feutre sur son visage, et que, par la suite, il a subi des insultes et des crachats. Enfin, il aurait été forcé à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le 23 juillet, il fut transféré à la prison de Pavie.

    34.  Le requérant M. Samperiz fut arrêté lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et conduit à la caserne de Bolzaneto le 22 juillet. Blessé à la jambe, il fut frappé par des agents, et insulté. Il dit avoir été privé de ses effets personnels, notamment de son médicament contre l’asthme. À l’infirmerie, il aurait été obligé de se déshabiller sous le regard des agents. Il aurait été forcé à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le lendemain, il fut transféré dans une prison dont le nom n’est pas précisé dans le dossier.

    35.  La requérante Mme Wagenschein fut arrêtée lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini et, le 22 juillet, elle fut conduite à la caserne de Bolzaneto. Elle indique avoir été l’objet d’insultes répétées. Lors de la visite médicale, elle aurait été contrainte de se déshabiller devant un médecin de sexe masculin et de faire des flexions. Enfin, elle aurait été forcée à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le lendemain, elle fut transférée à la prison de Voghera.

    36.  La requérante Mme Zapatero fut arrêtée lors de l’irruption des forces de police dans l’école Diaz-Pertini puis, le 22 juillet, elle fut conduite à la caserne de Bolzaneto. Elle dit avoir été forcée à signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le lendemain, elle fut transférée à la prison de Voghera.

    37.  Le requérant M. Cuccadu fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il dit que, dans la cellule, on lui a cogné plusieurs fois la tête contre le mur et on l’a frappé aux jambes et au dos. Il ajoute que, le lendemain, avant son transfert à la prison d’Alexandrie, il a été l’objet de menaces (« Ils t’amèneront dans une belle prison avec jardin, où il y a beaucoup d’arbres avec des cordes »).

    38.  La requérante Mme Germano arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Elle dit y avoir été l’objet d’insultes à caractère sexuel et avoir été contrainte d’enlever un piercing sous la menace d’un agent. Elle aurait été forcée à signer un document sans avoir pu en lire le contenu. Le lendemain, elle fut transférée à la prison d’Alexandrie.

    39.  Le requérant M. Ighina fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il relate que du gaz irritant a été répandu dans la cellule. Il dit avoir reçu un premier coup de poing dans les côtes, puis un deuxième alors qu’il attendait d’être amené à l’hôpital en ambulance. Il aurait également été l’objet de menaces (parmi d’autres : « on va te tuer », « tu es mort »). Le 22 juillet, il fut transféré à la prison d’Alexandrie.

    40.  Le requérant M. Laconi arriva à la caserne de Bolzaneto la nuit du 20 juillet. Il dit que, pendant la fouille, il a ôté sa ceinture et qu’un agent a ensuite utilisé celle-ci pour le frapper. Dans la cellule, il aurait été frappé sur le dos et sur les côtes. Il aurait été insulté et forcé à crier des phrases faisant l’apologie d’un dictateur italien. Le lendemain, il fut transféré à la prison d’Alexandrie.

    41.  La requérante Mme Menegon fut conduite à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet et transférée le même jour à la prison d’Alexandrie. Elle indique que, à la caserne, elle a été l’objet d’insultes et de menaces à caractère sexuel. Lors de la visite médicale, le personnel aurait mimé des actes sexuels et le médecin aurait fait des remarques sur son aspect physique. La requérante n’a pas précisé la date de son transfert ni la prison vers laquelle elle a été dirigée.

    42.  Le requérant M. Passiatore arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il indique que, dans la cellule, il a été frappé sur le dos et sur la nuque. À cause de ces coups, sa tête aurait cogné si violemment le mur qu’il aurait perdu connaissance pendant un moment. Ensuite, il aurait été soumis à des jets de gaz irritant. Le lendemain, il fut transféré à la prison d’Alexandrie.

    43.  Le requérant M. Pfister arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il expose que, forcé par des agents à se mettre à genoux, la tête au sol, il a été frappé dans cette position avec une matraque. Il aurait été insulté et contraint de crier des insultes contre des personnalités de gauche. Le lendemain, il fut transféré à la prison d’Alexandriea.

    44.  Le requérant M. Sesma fut conduit à la caserne de Bolzaneto le 20 juillet. Il dit avoir été l’objet d’insultes et de coups dans le couloir et aux toilettes, où des agents lui auraient coupé des mèches de cheveux et sectionné un collier pour les jeter ensuite dans la cuvette. Il aurait été contraint de signer des documents sans en avoir la traduction et en l’absence d’un interprète. Le 22 juillet, il fut transféré à la prison d’Alexandrie.

    45.  Le requérant M. Spingi arriva à la caserne de Bolzaneto le 21 juillet. Il indique qu’il a demandé à prendre contact avec ses parents et qu’on lui a répondu : « Nous allons les appeler et leur dire que tu es mort. » Il aurait également été l’objet d’insultes et aurait été frappé. Avec d’autres détenus, il aurait été forcé à se tenir dans des positions bizarres, désignées par les termes « compositions humaines ». Le lendemain, il fut transféré à la prison d’Alexandrie.

    C.  La procédure pénale engagée contre des membres des forces de l’ordre pour les faits commis à la caserne de Bolzaneto

    46.  À la suite des faits commis à la caserne de Bolzaneto, le parquet de Gênes entama des poursuites contre quarante-cinq personnes, parmi lesquelles un préfet de police adjoint (vice-questore aggiunto), des membres de la police et de la police pénitentiaire, des carabiniers et des médecins de l’administration pénitentiaire. Les chefs d’accusation retenus étaient les suivants : abus d’autorité publique, abus d’autorité à l’égard de personnes arrêtées ou détenues, coups et blessures, injures, violence, menaces, omission, recel de malfaiteurs et faux. Le 27 janvier 2005, le parquet demanda le renvoi en jugement des inculpés. Les requérants et d’autres personnes (155 au total) se constituèrent parties civiles.

    1.  Le jugement de première instance

    47.  Par le jugement no 3119 du 14 juillet 2008, déposé le 27 novembre 2008, le tribunal de Gênes condamna quinze des quarante-cinq accusés à des peines allant de neuf mois à cinq ans d’emprisonnement assorties d’une peine accessoire d’interdiction temporaire d’exercer des fonctions publiques (interdizione dai pubblici uffici). Dix condamnés bénéficièrent d’un sursis et de la non-inscription de la condamnation au casier judiciaire. Enfin, en application de la loi no 241 du 29 juillet 2006 relative aux conditions d’octroi de la remise générale de peine (indulto), trois condamnés bénéficièrent d’une remise totale de leur peine d’emprisonnement et deux autres, condamnés respectivement à trois ans et deux mois et à cinq ans d’emprisonnement, d’une remise de peine de trois ans.

    48.  Le tribunal estima tout d’abord qu’il était prouvé que les faits suivants avaient été commis à l’encontre de tous les requérants : insultes, menaces, coups et blessures, positions vexatoires, vaporisation de produits irritants dans les cellules, destruction d’effets personnels, longs délais d’attente pour utiliser les toilettes et marquage au feutre sur le visage des personnes arrêtées à l’école Diaz-Pertini. Il nota que ces traitements pouvaient être qualifiés d’inhumains et dégradants et qu’ils avaient été commis dans un contexte particulier « et, on l’espér[ait], unique ». Il ajouta que ces épisodes avaient aussi porté atteinte à la Constitution républicaine et affaibli la confiance du peuple italien dans les forces de l’ordre.

    49.  Le tribunal souligna ensuite que, malgré la longue, laborieuse et méticuleuse enquête menée par le parquet, la plupart des auteurs des mauvais traitements, dont l’existence avait été démontrée pendant les débats, n’avaient pas pu être identifiés en raison de difficultés objectives, et notamment de l’absence de coopération de la police, résultat aux yeux du tribunal d’une mauvaise interprétation de l’esprit de corps.

    50.  Le tribunal précisa enfin que l’absence en droit pénal du délit de torture avait obligé le parquet à circonscrire la plupart des mauvais traitements avérés au cadre du délit d’abus d’autorité publique. En l’espèce, les agents, les cadres et les fonctionnaires auraient été accusés de ne pas avoir empêché, de par leur comportement passif, les mauvais traitements dénoncés. À cet égard, le tribunal estima que la plupart des accusés du chef d’abus d’autorité publique ne pouvaient pas être jugés coupables eu égard au fait que : a)  le délit en cause était caractérisé par un dol spécifique, à savoir l’intention claire et avérée de l’agent public de commettre un certain délit ou de ne pas en empêcher la commission, et que b)  l’existence de ce dol spécifique n’avait pas été prouvée au-delà de tout doute raisonnable.

    51.  Les coupables des actes litigieux ainsi que les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense furent condamnés au paiement des frais et dépens et au dédommagement des parties civiles, des sommes comprises entre 2 500 et 15 000 euros (EUR) étant accordées à titre de provision sur les dommages-intérêts.

    2.  L’arrêt d’appel

    52.  Saisie par les accusés, le procureur près le tribunal de Gênes, le procureur général, les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense (responsables civils) et par les victimes qui s’étaient constituées parties civiles, la cour d’appel de Gênes, par son arrêt no 678 du 5 mars 2010, déposé le 15 avril 2011, infirma partiellement le jugement entrepris.

    53.  Concernant le délit d’abus d’autorité publique envers des personnes arrêtées, elle confirma d’abord la condamnation à un an d’emprisonnement avec sursis pour deux accusés et la remise totale de peine s’agissant d’un troisième accusé. Par ailleurs, elle condamna un agent à trois ans et deux mois d’emprisonnement pour délit de lésions corporelles. Ce dernier bénéficia d’une remise de peine de trois ans.

    S’agissant du délit de faux, elle condamna trois accusés jugés non coupables en première instance à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement avec sursis et sans mention au casier judiciaire et une quatrième accusée à deux ans d’emprisonnement avec sursis et sans mention au casier judiciaire.

    54.  Enfin, elle prononça un non-lieu en raison de la prescription des délits dont étaient accusées vingt-huit personnes, dont deux personnes condamnées ayant bénéficié d’une remise de peine en première instance (paragraphe 47 ci-dessus). Elle rendit également un non-lieu à l’égard d’un accusé décédé.

    55.  Elle condamna également tous les accusés (excepté ce dernier) ainsi que les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense aux frais et dépens de la procédure et au dédommagement des parties civiles. Des sommes comprises entre 5 000 et 30 000 EUR furent accordées à titre de provision sur les dommages-intérêts.

    56.  Dans les motifs de l’arrêt, la cour d’appel précisa tout d’abord que, bien que les délits en question fussent prescrits, elle devait statuer sur les effets civils des infractions.

    57.  Elle indiqua ensuite que la crédibilité des témoignages des victimes ne faisait aucun doute : d’une part, lesdits témoignages avaient été corroborés par la comparaison des diverses déclarations, dont celles de deux infirmiers et d’un inspecteur de police, par les aveux partiels de certains accusés ainsi que par plusieurs pièces du dossier ; d’autre part, ces témoignages présentaient les caractéristiques typiques des récits de victimes d’événements traumatiques et faisaient état d’une volonté sincère de restituer la vérité.

    58.  Quant aux événements qui s’étaient produits à la caserne de Bolzaneto, la cour d’appel observa que toutes les personnes ayant transité par ce centre y avaient été l’objet de sévices de toutes sortes, continus et systématiques, par des agents de la police pénitentiaire ou des agents des forces de l’ordre ayant participé, pour la plupart, à la gestion de l’ordre public dans la ville au cours des manifestations.

    59.  En effet, elle nota que, dès leur arrivée et tout au long de leur détention dans la caserne, ces personnes, parfois déjà éprouvées par les violences subies lors de l’arrestation, avaient été obligées de se tenir dans des positions vexatoires et avaient été l’objet de coups, de menaces et d’injures à caractère principalement politique et sexuel. Même à l’infirmerie, les médecins et les agents présents auraient ostensiblement contribué, par des actes ou des omissions, à provoquer et à accroître la terreur et la panique des personnes arrêtées. La cour d’appel releva que certaines, blessées lors de l’arrestation ou à la caserne, auraient en tout état de cause nécessité de soins adéquats, voire une hospitalisation immédiate. De surcroît, elle remarqua aussi que le couloir de la caserne avait été surnommé « le tunnel des agents », car les nombreux passages des personnes arrêtées avaient eu lieu entre deux rangées d’agents les injuriant et les tabassant.

    60.  La cour d’appel ajouta que de nombreux autres éléments avaient brisé la résistance physique et psychologique des personnes arrêtées et temporairement détenues à la caserne, à savoir : l’interdiction de regarder les agents ; la privation ou la destruction injustifiée des effets personnels ; le fait - tout en étant soumis à l’interdiction de communiquer entre détenus et donc à l’impossibilité de chercher un réconfort mutuel - de devoir assister aux sévices infligés aux autres personnes arrêtées, d’écouter les cris de celles-ci ou de voir leur sang, leurs vomissures, leur urine ; l’impossibilité d’accéder régulièrement aux toilettes et de les utiliser à l’abri des regards et des injures des agents ; la privation d’eau et de nourriture ; le froid et la difficulté de trouver un peu de détente dans le sommeil ; l’absence de tout contact avec l’extérieur, et la mention mensongère par les agents de la renonciation des personnes arrêtées au droit de prévenir un membre de leur famille, un avocat et, le cas échéant, un diplomate de leur pays d’origine ; enfin, l’absence d’informations pleinement intelligibles sur les raisons de l’arrestation des personnes concernées.

    61.  En somme, d’après la cour d’appel, ces personnes avaient été soumises à plusieurs traitements contraires à l’article 3 de la Convention tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans ses arrêts Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, série A no 25), Raninen c. Finlande (16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII) et Selmouni c. France ([GC], no 25803/94, CEDH 1999-V). Pour la cour d’appel, tous les agents et le personnel de santé qui se trouvaient à la caserne avaient été à même de s’apercevoir que de tels traitements étaient infligés, ce qui, à ses yeux, était suffisant en l’espèce pour constituer le délit d’abus d’autorité publique.

    62.  En outre, la cour d’appel estima que ces traitements, combinés avec la négation de certains droits de la personne arrêtée, avaient pour but de donner aux victimes le sentiment d’être tombées dans un espace de négation de l’habeas corpus, des droits fondamentaux et de tout autre aspect de la prééminence du droit, ce que, au demeurant, confirmaient selon elle les diverses formes d’évocation du fascisme faites par les agents. En d’autres termes, en infligeant torture et mauvais traitements, les auteurs de ces sévices avaient voulu produire un processus de dépersonnalisation similaire à celui mis en œuvre à l’encontre des juifs et des autres personnes internés dans les camps de concentration. Ainsi, à l’instar d’objets ou d’animaux, les personnes arrêtées dans l’école Diaz-Pertini auraient été, à leur arrivée à la caserne, marquées au feutre sur le visage.

    63.  Enfin, selon la cour d’appel, ces événements avaient eu des conséquences très graves sur les victimes et perduraient dans leurs effets bien au-delà de la fin de la détention de celles-ci à la caserne de Bolzaneto, car ils avaient déstructuré les catégories rationnelles et émotionnelles au travers desquelles la personne humaine vit ses besoins quotidiens, ses relations aux autres, ses liens avec l’État et sa participation à la vie publique. Ils auraient également touché les familles des victimes en tant que communautés d’échange d’expériences et de valeurs.

    3.  L’arrêt de la Cour de cassation

    64.  Saisie par les accusés, le procureur général et les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense (responsables civils), la Cour de cassation rendit son arrêt n37088 le 14 juin 2013. Celui-ci fut déposé le 10 septembre 2013. La Cour de cassation confirma pour l’essentiel l’arrêt entrepris.

    65.  Tout d’abord, elle releva que, s’agissant de tous les délits retenus par le tribunal de première instance et la cour d’appel de Gênes, la quasi-totalité avait été touchée par la prescription, à laquelle toutefois trois officiers de police avaient renoncé, exception faite du délit de lésions corporelles retenu à l’encontre d’un agent et du délit de faux retenu à l’encontre de quatre autres agents.

    66.  Elle rejeta ensuite l’exception de constitutionnalité soulevée par le procureur général de Gênes, estimant que, en vertu de l’article 25 de la Constitution relatif au principe de réserve de la loi, seul le législateur pouvait établir les sanctions pénales et définir l’application de mesures telles que la prescription et la remise de peine (pour une analyse plus détaillée, voir Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 75-80, 7 avril 2015).

    67.  Elle jugea en outre que les violences perpétrées à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto l’avaient été sans interruption, dans des conditions où chaque personne présente en avait la totale perception auditive et visuelle. Elle estima, en s’appuyant sur trente-neuf témoignages concordants, que, dans la caserne de Bolzaneto, les principes fondamentaux de l’état de droit avaient été écartés.

    68.  En conclusion, concernant le sort individuel de chaque personne condamnée, elle confirma la condamnation des trois officiers ayant renoncé à la prescription à un an d’emprisonnement pour délit d’abus d’autorité (dont deux bénéficièrent d’un sursis à l’exécution et le troisième d’une remise de peine), de trois autres officiers à un an et six mois d’emprisonnement avec sursis pour délit de faux et d’un médecin de l’administration pénitentiaire à deux ans pour le même délit. Elle confirma également la condamnation d’un agent à trois ans et deux mois d’emprisonnement pour délit de lésions corporelles. Celui-ci bénéficia d’une remise de peine de trois ans.

    69.  Pour ce qui est des autres appelants, la Cour de cassation confirma l’arrêt entrepris quant à la responsabilité civile des plus hauts gradés impliqués, à savoir le préfet de police adjoint, la commissaire en chef (commissario capo) et l’inspecteur de police pénitentiaire chargé de la sécurité du site pénitentiaire établi dans la caserne de Bolzaneto. Elle parvint au même constat concernant de nombreux officiers et agents de la police pénitentiaire et des forces de l’ordre ainsi que le personnel de santé en cause, dont le responsable du service de santé du site.

    D.  L’enquête parlementaire d’information

    70.  Le 2 août 2001, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés décidèrent qu’une enquête d’information (indagine conoscitiva) sur les faits survenus lors du G8 de Gênes serait menée par les commissions des Affaires constitutionnelles des deux chambres du Parlement. À cette fin, il fut créé une commission composée de dix-huit députés et de dix-huit sénateurs.

    71.  Le 20 septembre 2001, la commission déposa un rapport contenant les conclusions de sa majorité, intitulé « Rapport final de l’enquête parlementaire d’information sur les faits survenus lors du G8 de Gênes ».

    72.  Ce rapport citait les déclarations du responsable des activités de la police pénitentiaire lors du sommet, selon lesquelles la décision d’affecter à la police pénitentiaire et à la police judiciaire une seule et même caserne s’était révélée être « un choix malheureux ».

    73.  Le rapport indiquait ensuite que, dans la nuit du 21 au 22 juillet, la durée de la détention à la caserne de Bolzaneto des personnes arrêtées avait été excessivement longue en raison de la fermeture de certains bureaux, qui aurait été due à l’insuffisance de personnel, à l’afflux des personnes arrêtées dans l’école Diaz-Pertini et aux modalités de transfert vers les prisons choisies en tant que lieux de détention provisoire. Le rapport faisait aussi état de ce que, au cours de la même nuit, entre 1 h 35 et 2 heures, le ministre de la Justice s’était rendu à la caserne de Bolzaneto et avait vu dans une cellule une femme et dix hommes placés jambes écartées et face contre le mur sous la surveillance d’un agent.

    74.  Le rapport mentionnait en outre l’existence de deux enquêtes administratives relatives aux faits survenus à la caserne de Bolzaneto, engagées à l’initiative du chef de la police et du ministre de la Justice. Le rapport provisoire de la deuxième enquête faisait état de onze cas de violences dénoncés par la presse ou par les victimes elles-mêmes ainsi que d’autres vexations signalées par un infirmier.

    75.  Le rapport indiquait enfin que, d’après le préfet de police F., entendu par la commission parlementaire, certaines déclarations faites à la presse ou aux enquêteurs par les victimes s’étaient révélées fausses et infondées. Le rapport concluait toutefois que le préfet F. n’avait pas précisé à quel des centres de répartition (Forte San Giuliano, Bolzaneto ou les deux) se référaient ses observations.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    76.  Pour ce qui est du droit et de la pratique internes pertinents en l’espèce, la Cour renvoie à son arrêt Cestaro (précité, §§ 87-106).

    77.  La proposition de loi visant à sanctionner la torture et les mauvais traitements, intitulée « Introduction du délit de torture dans l’ordre juridique italien » (introduzione del delitto di tortura nell’ordinamento italiano), Sénat de la République S-849, a été votée par le Sénat de la République italienne le 5 mars 2014, puis transmise à la Chambre des députés qui a modifié le texte et envoyé la nouvelle version au Sénat le 13 avril 2015. Le 17 mai 2017, le Sénat a adopté des amendements à la proposition de loi et a communiqué le nouveau texte à la Chambre des députés. Le 5 juillet 2017, la Chambre des députés a définitivement adopté le texte.

    La loi no110 du 14 juillet 2017, intitulée « Introduction du délit de torture dans l’ordre juridique italien (Introduzione del delitto di tortura nell’ordinamento italiano) a été publiée au Journal officiel (Gazzetta ufficiale) le 18 juillet 2017. Elle est entrée en vigueur le même jour.

    III.  ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL

    78.  Pour ce qui est des éléments de droit international pertinents en l’espèce, la Cour renvoie à son arrêt Cestaro (précité, §§ 107-121).

    EN DROIT

    I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

    79.  Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles soulèvent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 de son règlement.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    80.  Les requérants se plaignent d’avoir été soumis à des actes de violence qu’ils qualifient de torture et de traitements inhumains et dégradants.

    Ils invoquent l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    81.  Ils soutiennent aussi que l’enquête a été défaillante en raison des sanctions, à leurs yeux inadéquates, infligées aux personnes jugées responsables. À cet égard, ils dénoncent notamment la prescription appliquée à la plupart des délits reprochés, la remise de peine dont certains condamnés auraient bénéficié et l’absence de sanctions disciplinaires à l’égard de ces mêmes personnes. Dans ce cadre, ils maintiennent que, en s’abstenant d’inscrire dans l’ordre juridique national le délit de torture, l’État n’a pas adopté les mesures nécessaires permettant de prévenir des violences et autres mauvais traitements similaires à ceux dont ils se disent victimes.

    Ils invoquent à cet égard les articles 3 et 13 de la Convention, pris séparément et combinés.

    82.  Eu égard à la formulation des griefs des requérants, la Cour estime qu’il convient d’examiner la question de l’absence d’une enquête effective sur les mauvais traitements allégués uniquement sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention (Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 33, 24 septembre 2013, avec les références qui y figurent).

    83.  Dans la seule requête no 21911/14, les requérants se plaignent également, sur le terrain de l’article 5 § 2 de la Convention, d’un défaut de communication dans le plus court délai et, le cas échéant, en présence d’un interprète, des raisons de leur arrestation et de toute accusation portée contre eux ; invoquant l’article 8 de la Convention, d’une privation non justifiée et définitive de leurs effets personnels ; invoquant les articles 9, 10 et 11 de la Convention, de la violation de leurs libertés en conséquence de leur seule participation aux manifestations du G8. Ils invoquent ces articles seuls ou combinés avec l’article 14 de la Convention.

    84.  Maîtresse de la qualification juridique des faits (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998-I), la Cour considère les actes dénoncés dans ces griefs comme des éléments visant à briser la résistance psychologique des personnes placées à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto et donc comme additionnels au grief principal relatif à l’infliction de mauvais traitements (voir, entre autres, Algür c. Turquie, no 32574/96, § 44, 22 octobre 2002). La Cour se propose dès lors d’examiner ces griefs uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

    A.  Sur la demande de radiation du rôle de la requête no 21911/14 en ce qui concerne les requérants figurant à l’annexe I sous les numéros 1, 8, 9 et 14 de la liste

    85.  La Cour a reçu des déclarations de règlement amiable signées par les parties requérantes le 27 juillet 2016 et par le Gouvernement le 9 septembre 2016. Ce dernier s’engage à verser à chaque requérant la somme de 45 000 EUR au titre du préjudice matériel et moral et pour les frais et dépens engagés tant dans la procédure devant la Cour que dans celle devant les juridictions internes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les intéressés, lesquels ont renoncé à toute autre prétention à l’encontre de la République italienne au sujet des faits à l’origine de leurs requêtes.

    Cette somme sera versée dans les trois mois suivant la date de la notification de la décision de la Cour. À défaut de règlement dans ledit délai, le Gouvernement s’engage à verser, à compter de l’expiration de celui-ci et jusqu’au règlement effectif de la somme en question, un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, augmenté de trois points de pourcentage. Ce versement vaudra règlement définitif de l’affaire.

    86.  La Cour prend acte du règlement amiable auquel les parties sont parvenues. Elle estime que ce règlement s’inspire du respect des droits de l’homme tels que les reconnaissent la Convention et ses Protocoles, et elle ne voit par ailleurs aucun motif justifiant de poursuivre l’examen de la requête à l’égard des requérants concernés.

    87.  Partant, il convient de rayer l’affaire du rôle en ce qui concerne les requérants figurant à l’annexe I sous les numéros 1, 8, 9 et 14 de la liste correspondant à la requête no 21911/14. La Cour poursuit l’examen de la requête no 21911/14 à l’égard des autres requérants.

    B.  Sur les requêtes nos 1442/14 et 21319/14, et sur la requête no 21911/14 en ce qui concerne les requérants figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10-13 et 15-17 de la liste

    1.  Sur la recevabilité

    88.  La Cour note que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception d’irrecevabilité par rapport aux présentes requêtes. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    2.  Sur le fond

    a)  Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention

    i.  Thèses des parties

    α)  Les requérants

    89.  Les requérants, arrêtés puis placés à la caserne de Bolzaneto, allèguent avoir été insultés, menacés, frappés et avoir fait l’objet d’autres types de mauvais traitements de la part de membres des forces de l’ordre. Ils déplorent les vives souffrances physiques et psychologiques que ces violences leur auraient causées.

    90.  Les requérants dénoncent également l’impossibilité pour eux de prendre contact avec un proche, un avocat ou, le cas échéant, un représentant consulaire, ainsi que l’absence de prise en charge médicale adaptée à leur état de santé, les visites médicales auxquelles ils auraient été soumis étant selon eux superficielles, souvent humiliantes et réalisées en présence d’agents des forces de l’ordre (paragraphes 18-45 ci-dessus).

    91.  Ils considèrent enfin que l’État n’a pas mis en place les mesures nécessaires qui leur éviteraient d’être soumis à de tels traitements et ils estiment que les actions des agents et fonctionnaires impliqués ne peuvent trouver d’autre justification que la volonté de les punir, eux et les autres personnes arrêtées, pour leurs opinions politiques et pour leur participation aux manifestations contre le sommet du G8 de Gênes. Enfin, selon eux, les auteurs des mauvais traitements en cause ont agi avec le consentement et la connivence de leurs supérieurs hiérarchiques présents à la caserne de Bolzaneto.

    92.  Partant, compte tenu de tous ces éléments, les requérants estiment avoir été victimes de torture et de traitements inhumains et dégradants.

    β)  Le Gouvernement

    93.  Le Gouvernement assure ne pas sous-estimer la gravité des faits qui se sont produits au sein de la caserne de Bolzaneto entre le 20 et le 23 juillet 2001. Il estime que les actions commises par les agents de police constituent des infractions graves et déplorables, auxquelles l’État italien aurait réagi de manière adéquate, à travers l’action des tribunaux, en rétablissant l’état de droit affaibli par cet épisode.

    94.  En gage de « complète reconnaissance par l’Italie des violations des droits perpétrées », le Gouvernement déclare souscrire « au jugement des juridictions nationales, qui ont très durement stigmatisé le comportement des agents de police » à l’époque des faits.

    ii.  Appréciation de la Cour

    α)  Principes généraux

    95.  Les principes généraux applicables en la matière ont été récemment rappelés dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 88-90, CEDH 2015) et Bartesaghi Gallo et autres c. Italie (nos 12131/13 et 43390/13, §§ 111-113, 22 juin 2017).

    β)  Application de ces principes aux circonstances en l’espèce

    96.  La Cour note d’emblée que les tribunaux internes ont établi de manière détaillée et approfondie, avec exactitude et au-delà de tout doute raisonnable les mauvais traitements dont les personnes placées à la caserne de Bolzaneto ont été l’objet (paragraphes 18-45 ci-dessus) et elle ne relève pas d’éléments convaincants qui l’inciteraient à s’écarter des conclusions auxquelles les juridictions internes sont parvenues (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 93, CEDH 2010). Les témoignages des victimes ont été confirmés par les dépositions de membres des forces de l’ordre et de l’administration publique, par les admissions partielles des accusés ainsi que par les documents à disposition des magistrats, notamment les comptes rendus médicaux et les expertises judiciaires.

    97.  Dès lors, la Cour juge établies tant les agressions physiques et verbales dont les requérants se plaignent que les séquelles découlant de celles-ci. Elle constate en particulier ce qui suit :

    -  dès leur arrivée à la caserne de Bolzaneto, il a été interdit aux requérants de lever la tête et de regarder les agents qui les entouraient ; ceux qui avaient été arrêtés à l’école Diaz-Pertini ont été marqués d’une croix tracée au feutre sur la joue ; tous les requérants ont été obligés de se tenir immobiles, bras et jambes écartés, face aux grilles à l’extérieur de la caserne ; la même position vexatoire a été imposée à chacun à l’intérieur des cellules ;

    -  à l’intérieur de la caserne, les requérants étaient contraints de se déplacer penchés en avant et la tête baissée ; dans cette position, ils devaient traverser « le tunnel des agents », à savoir le couloir de la caserne dans lequel des agents se tenaient de chaque côté pour les menacer, les frapper et leur lancer des insultes à caractère politique ou sexuel (paragraphe 59 ci-dessus) ;

    -  lors des visites médicales, les requérants ont été l’objet de commentaires, d’humiliations et parfois de menaces de la part du personnel médical ou des agents de police présents ;

    -  les effets personnels des requérants ont été confisqués, voire détruits de façon aléatoire ;

    -  compte tenu de l’exiguïté de la caserne de Bolzaneto ainsi que du nombre et de la répétition des épisodes de brutalité, tous les agents et fonctionnaires de police présents étaient conscients des violences commises par leurs collègues ou leurs subordonnés ;

    -  les faits en cause ne peuvent se résumer à une période donnée au cours de laquelle, sans que cela ne puisse aucunement le justifier, la tension et les passions exacerbées auraient conduit à de tels excès : ces faits se sont déroulés pendant un laps de temps considérable, à savoir entre la nuit du 20 au 21 juillet et le 23 juillet, ce qui signifie que plusieurs équipes d’agents se sont succédé au sein de la caserne sans aucune diminution significative en fréquence ou en intensité des épisodes de violence.

    98.  En ce qui concerne les récits individuels des requérants, la Cour ne peut que constater la gravité des faits décrits par les intéressés. Ce qui ressort du matériel probatoire démontre nettement que les requérants, qui n’ont opposé aucune forme de résistance physique aux agents, ont été victimes d’une succession continue et systématique d’actes de violence provoquant de vives souffrances physiques et psychologiques (Gutsanovi c. Bulgarie, n34529/10, § 126, CEDH 2013 (extraits)). Ces violences ont été infligées à chaque individu dans un contexte général d’emploi excessif, indiscriminé et manifestement disproportionné de la force (Bouyid, précité, § 101).

    99.  Ces épisodes ont eu lieu dans un contexte délibérément tendu, confus et bruyant, les agents criant à l’encontre des individus arrêtés et entonnant de temps en temps des chants fascistes. Dans son arrêt no 678/10 du 15 avril 2011, la cour d’appel de Gênes a établi que la violence physique et morale, loin d’être épisodique, a, au contraire, été indiscriminée, constante et en quelque sorte organisée, ce qui a eu pour résultat de conduire à « une sorte de processus de déshumanisation réduisant l’individu à une chose sur laquelle exercer la violence » (paragraphe 62 ci-dessus).

    100.  La gravité des faits de la présente espèce réside également dans un autre aspect qui, aux yeux de la Cour, est tout aussi important. En effet, elle a rappelé à maintes reprises que la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les personnes placées en garde à vue impose aux autorités le devoir de les protéger (ibidem, § 107). Or l’ensemble des faits litigieux démontre que les membres de la police présents à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto, les simples agents et, par extension, la chaîne de commandement, ont gravement contrevenu à leur devoir déontologique primaire de protection des personnes placées sous leur surveillance.

    101.  Cela est d’ailleurs souligné par le tribunal de première instance de Gênes (paragraphe 48 ci-dessus), qui a estimé que les agents poursuivis avaient trahi le serment de fidélité et d’adhésion à la Constitution et aux lois républicaines en portant atteinte, par leur comportement, à la dignité et à la probité de la police italienne en tant que corps de métier et, par suite, en affaiblissant la confiance de la population italienne dans les forces de l’ordre.

    102.  La Cour ne saurait dès lors négliger la dimension symbolique de ces actes ni le fait que les requérants ont été non seulement les victimes directes de sévices, mais aussi les témoins impuissants de l’usage incontrôlé de la violence à l’encontre des autres personnes arrêtées. Aux atteintes portées à l’intégrité physique et psychologique individuelle s’est donc ajouté l’état d’angoisse et de stress causé par les épisodes de violence auxquels ils ont assisté (Iljina et Sarulienė c. Lituanie, n32293/05, § 47, 15 mars 2011).

    103.  En s’appuyant notamment sur les conclusions de la cour d’appel de Gênes (paragraphe 63 ci-dessus) et de la Cour de cassation (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime que les requérants, traités comme des objets aux mains de la puissance publique, ont vécu pendant toute la durée de leur détention dans un lieu de « non-droit » où les garanties les plus élémentaires avaient été suspendues.

    104.  En effet, outre les épisodes de violence susmentionnés, la Cour ne saurait ignorer les autres atteintes aux droits des requérants s’étant produites à la caserne de Bolzaneto. Aucun requérant n’a pu prendre contact avec un proche, un avocat de son choix ou, le cas échéant, un représentant consulaire. Les effets personnels ont été détruits sous les yeux de leurs propriétaires. L’accès aux toilettes était refusé et, en tous cas, les requérants ont été fortement dissuadés de s’y rendre en raison des insultes, des violences et des humiliations subies par les personnes ayant demandé à y accéder. En outre, il y a lieu de remarquer que l’absence de nourriture et de draps en quantité suffisante, ce qui, d’après les juges nationaux, ne découlait pas tant d’une volonté délibérée d’en priver les requérants que d’une mauvaise planification du fonctionnement du site, ne peut qu’avoir amplifié la situation de détresse et le niveau de souffrance éprouvés par les requérants.

    105.  En conclusion, la Cour ne saurait ignorer que, en l’espèce, tel qu’il ressort des jugements internes (paragraphe 62 ci-dessus), les actes qui ont été commis dans la caserne de Bolzaneto sont l’expression d’une volonté punitive et de représailles à l’égard des requérants, privés de leurs droits et du niveau de protection reconnu à tout individu par l’ordre juridique italien (voir, mutatis mutandis, Cestaro, précité, § 177).

    106.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les actes de violence répétés subis par les requérants à l’intérieur de la caserne de Bolzaneto doivent être regardés comme des actes de torture. Partant, il y a eu violation à leur égard de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

    b)  Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

    i.  Thèses des parties

    α)  Les requérants

    107.  Les requérants, nonobstant la méticuleuse enquête menée par le procureur de la République de Gênes et les conclusions du tribunal de première instance et de la cour d’appel de Gênes ayant permis d’établir les faits allégués, reprochent aux juges d’avoir appliqué la prescription à la quasi-totalité des délits imputés aux accusés. Ils indiquent que seuls des délits mineurs ont été retenus à l’égard d’un nombre réduit d’accusés, lesquels auraient par ailleurs, en raison de la courte durée des peines prévues, bénéficié du sursis à l’exécution ou d’une remise de peine en application de la loi no 241 du 29 juillet 2006. Ils dénoncent ainsi l’issue de la procédure pénale et évoquent à cet égard les arrêts de la Cour Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004) et Ali et Ayşe Duran c. Turquie (no 42942/02, § 69, 8 avril 2008).

    108.  Les requérants précisent qu’en outre les responsables des événements de la caserne de Bolzaneto n’ont été punis par aucune mesure disciplinaire de suspension pendant le procès ou de sanction à l’issue de celui-ci, et qu’ils ont même obtenu des promotions par la suite.

    109.  Ils critiquent dès lors l’absence dans l’ordre juridique interne d’un délit punissant la torture et les traitements inhumains ou dégradants, disposition législative qui aurait permis selon eux de poursuivre non seulement les auteurs matériels mais aussi les coresponsables des actes en question, notamment les supérieurs hiérarchiques. En effet, ils arguent que la qualification juridique des faits retenue par les juges internes prévoyait un élément psychologique spécifique que l’interdiction de la torture ne prévoirait pas, ce qui permettrait de poursuivre les auteurs matériels et ceux qui, en raison de leur connivence ou de leur consentement, ont participé à la commission d’actes pouvant être qualifiés de torture ou de traitements inhumains ou dégradants.

    110.  La nécessité de criminaliser la torture et les autres mauvais traitements se justifierait en outre par la nécessité d’éviter l’application de la prescription ou d’autres mesures de clémence à des actes particulièrement graves et suscitant des troubles considérables au niveau social.

    111.  Quant à la possibilité d’obtenir une indemnisation dans le cadre de la procédure civile en dommages-intérêts, les requérants s’appuient sur la jurisprudence de la Cour (Gäfgen, précité, §§ 116-119) pour souligner l’ineffectivité du remède civil eu égard à l’infliction délibérée de mauvais traitements.

    β)  Le Gouvernement

    112.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants et maintient que l’État a bien rempli son obligation positive de mener une enquête indépendante et impartiale. Il soutient que les autorités ont adopté toutes les mesures permettant l’identification et la condamnation des responsables des mauvais traitements litigieux à une peine adéquate, comme l’exige la jurisprudence de la Cour.

    113.  Il estime en particulier que, à l’issue d’une procédure pénale complexe et approfondie qui a permis l’établissement des faits dénoncés, les quarante-cinq policiers poursuivis ont été condamnés, même si, pour la plupart d’entre eux, la cour d’appel a reconnu l’application de la prescription. En ce qui concerne l’action civile, il indique que tous les requérants se sont vu accorder une somme à titre de provision sur les dommages-intérêts.

    114.  Se penchant ensuite sur l’allégation relative à l’absence du délit de « torture » dans l’ordre juridique italien, le Gouvernement expose que les juges internes ont pu sanctionner de manière adéquate les délits contre la personne en utilisant l’arsenal juridique existant. À ce titre, il maintient que la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 ne prévoit pas une définition univoque de la notion de « torture », ce qui impliquerait que le code pénal italien permet de sanctionner de manière appropriée les différentes formes de mauvais traitements.

    115.  Enfin, le Gouvernement informe la Cour qu’une proposition de loi visant à introduire dans le code pénal italien le délit de torture est actuellement en cours d’examen devant le Parlement (paragraphe 77 ci-dessus). Il précise que des peines pouvant aller jusqu’à douze ans de prison sont envisagées en cas de mauvais traitements infligés par des fonctionnaires ou des officiers publics et que la peine d’emprisonnement à perpétuité pourra être prononcée lorsque les mauvais traitements en question ont causé le décès de la victime.

    ii.  Appréciation de la Cour

    α)  Principes généraux

    116.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables et à l’établissement de la vérité. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de piétiner, en jouissant d’une impunité virtuelle, les droits des personnes soumises à leur contrôle (voir, parmi beaucoup d’autres, Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, § 262, 23 février 2016).

    117.  Les principes pertinents concernant les éléments d’« une enquête officielle effective » ont été rappelés récemment par la Cour dans son arrêt Cestaro (précité, §§ 205-212, et les références qui y sont citées) et résumés dans son arrêt Nasr et Ghali (précité, § 263), auxquels la Cour renvoie.

    β)  Application de ces principes aux circonstances en l’espèce

    118.  La Cour observe d’emblée que la plupart des auteurs matériels des actes de « torture » (paragraphe 49 ci-dessus) n’ont pu être ni identifiés par les autorités judiciaires ni inquiétés par une enquête, et qu’ils sont donc restés impunis.

    119.  Tout en rappelant que l’obligation de mener une enquête n’est pas, selon sa jurisprudence, une obligation de résultat mais de moyens (voir, parmi beaucoup d’autres, Gheorghe Dima c. Roumanie, no 2770/09, § 100, 19 avril 2016), il y a lieu de noter que les remarquables efforts des juges nationaux pour identifier les agents de police ayant participé aux faits dénoncés se sont soldés par un échec pour deux raisons principales.

    120.  D’une part, l’interdiction faite aux requérants de regarder les agents et l’obligation qui leur était imposée de se tenir face aux grilles à l’extérieur de la caserne ou au mur des cellules, combinées à l’absence de signes distinctifs sur l’uniforme des agents, tel qu’un numéro de matricule, ont contribué à rendre impossible l’identification par les victimes des policiers présents dans la caserne de Bolzaneto.

    121.  D’autre part, la Cour constate que le regrettable manque de coopération de la police avec les autorités judiciaires chargées de l’enquête a été déterminant en l’occurrence.

    122.  En ce qui concerne la procédure pénale, elle note que la vaste majorité des délits de lésions corporelles, simples ou aggravés, ainsi que ceux de calomnie et d’abus d’autorité publique ont été déclarés prescrits. En effet, sur quarante-cinq personnes renvoyées en justice, la Cour de cassation (paragraphe 65 ci-dessus) n’a confirmé la condamnation que de huit agents ou cadres des forces de l’ordre à des peines d’emprisonnement allant d’un an pour abus d’autorité publique (les trois agents condamnés ayant renoncé à la prescription) à trois ans et deux mois pour le délit de lésions corporelles (puis réduite de trois ans en application de la loi no 241/06). La Cour constate que tous les condamnés ont bénéficié soit de la remise de peine, soit du sursis à l’exécution et de la non-inscription de la condamnation au casier judiciaire. Elle remarque que, en pratique, personne n’a passé un seul jour en prison pour les traitements infligés aux requérants.

    123.  En vertu de l’article 19 de la Convention et conformément au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’État s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protéger les droits des personnes relevant de sa juridiction, en particulier dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction infligée. Sinon, le devoir qu’ont les États de mener une enquête effective perdrait beaucoup de son sens.

    124.  Partant, elle ne peut que relever que, malgré l’établissement des faits les plus graves par les juridictions internes, la prescription a empêché le constat de la responsabilité pénale de leurs auteurs. Elle remarque aussi que, en application de la loi no 241 du 29 juillet 2006 relative aux conditions d’octroi de la remise générale de peine (indulto), les peines prononcées pour les autres délits ont été réduites de trois ans (paragraphe 53 ci-dessus).

    125.  Elle rappelle que, parmi les éléments qui caractérisent une enquête effective sur le terrain de l’article 3 de la Convention, le fait que les poursuites judiciaires ne souffrent d’aucun délai de prescription est primordial. Elle indique également avoir déjà jugé que l’octroi d’une amnistie ou d’un pardon ne devrait pas être toléré en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (Abdülsamet Yaman, précité, § 55, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 326, CEDH 2014 (extraits)).

    126.  Comme elle l’a fait dans son arrêt Cestaro (précité, §§ 223 et 224), la Cour reconnaît que les juges nationaux ont dû diligenter pour les faits relatifs à la caserne de Bolzaneto une procédure pénale complexe liée à un épisode de violence policière unique dans l’histoire de la République italienne. Elle ne saurait ignorer qu’aux difficultés de la procédure à l’égard de nombre de coaccusés et de parties civiles se sont ajoutés des obstacles liés au manque de coopération de la part de l’administration de la police (paragraphe 49 ci-dessus).

    127.  Contrairement à sa conclusion dans d’autres affaires, la Cour considère que, en l’espèce, la durée de la procédure interne et le non-lieu prononcé pour cause de prescription de la plupart des délits ne sont pas imputables aux atermoiements ou à la négligence du parquet ou des juges internes, mais aux défaillances structurelles de l’ordre juridique italien (voir, parmi d’autres, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 142-147, CEDH 2004-IV (extraits), et Hüseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, §§ 68-70, 20 mai 2008).

    128.  En effet, aux yeux de la Cour, l’origine du problème réside dans le fait qu’aucune des infractions pénales existantes n’apparaît à même d’englober toute la gamme de questions soulevées par un acte de torture dont un individu risque d’être victime (Myumyun c. Bulgarie, no 67258/13, § 77, 3 novembre 2015).

    129.  La Cour a déjà jugé dans son arrêt Cestaro (précité, § 225) que la législation pénale nationale appliquée dans les affaires en cause s’était révélée à la fois inadéquate par rapport à l’exigence de sanction des actes de torture en question et dépourvue de l’effet dissuasif nécessaire à la prévention des violations similaires de l’article 3 de la Convention.

    130.  Dans ce cadre, elle a invité l’Italie à se munir des outils juridiques aptes à sanctionner de manière adéquate les responsables d’actes de torture ou d’autres mauvais traitements au regard de l’article 3 et à empêcher que ceux-ci puissent bénéficier de l’application de mesures en contradiction avec la jurisprudence de la Cour, notamment la prescription et la remise de peine (ibidem, §§ 242-246).

    131.  Le législateur italien a présenté une proposition de loi introduisant le délit de torture. Après des modifications successives, le 18 juillet 2017 la loi est entrée en vigueur. La Cour prend note de l’introduction des nouvelles dispositions qui ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.

    132.  Concernant, enfin, les mesures disciplinaires, la Cour observe que le Gouvernement indique que les policiers concernés n’ont pas été suspendus de leurs fonctions pendant le procès. Elle note que le Gouvernement ne précise pas si ces mêmes policiers ont fait l’objet de mesures disciplinaires et n’indique pas, le cas échéant, quelles ont été les mesures adoptées à cet égard.

    133.  La Cour rappelle en tout état de cause, à ce propos, avoir répété que, lorsque des agents de l’État sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et en soient démis en cas de condamnation (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdülsamet Yaman, précité, § 55, Ali et Ayşe Duran, précité, § 64, Çamdereli, précité, § 38, Gäfgen, précité, § 125, Cestaro, précité, § 205, Erdal Aslan c. Turquie, nos 25060/02 et 1705/03, §§ 74 et 76, 2 décembre 2008, et Saba c. Italie, no 36629/10, § 78, 1er juillet 2014).

    134.  En conclusion, la Cour considère que les requérants n’ont pas bénéficié d’une enquête officielle effective aux fins de l’article 3 de la Convention. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de cette disposition sous son volet procédural.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    135.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    136.  Les requérants des requêtes nos 1442/14 et 21319/14 réclament 150 000 EUR chacun au titre du préjudice matériel et moral qu’ils estiment avoir subi tandis que les requérants de la requête no 21911/14 (notamment les requérants figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10-13 et 15-17 de la liste correspondante) s’en remettent à l’appréciation de la Cour.

    137.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et critique le montant réclamé par les requérants comme étant disproportionné notamment en raison des versements déjà effectués de sommes à titre de provision sur les dommages-intérêts. Il précise à cet égard que les requérants ont obtenu des indemnités au niveau national, d’un montant compris entre 10 000 EUR et 15 000 EUR, et, dans deux cas, d’un montant de 70 000 EUR.

    138.  La Cour relève que les requérants n’ont pas étayé suffisamment leurs prétentions pour que le lien de causalité nécessaire entre la violation constatée et le dommage matériel allégué pût être établi. Elle rejette par conséquent cette partie de la demande (Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres c. Turquie, no 20347/07, § 116, 5 juillet 2016).

    139.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour considère que les requérants ont subi un préjudice moral certain du fait des violations constatées. Compte tenu des circonstances de l’affaire et, notamment, du dédommagement déjà obtenu au niveau national par les requérants (Cestaro, précité, § 251), la Cour, statuant en équité, estime qu’il y a lieu d’octroyer à ce titre à Mme Menegon et M. Spingi la somme de 10 000 EUR (dix mille euros) chacun, aux requérants des requêtes nos 1442/14 et 21319/14 et aux requérants figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10, 12, 13, 16 et 17 de la liste correspondant à la requête no 21911/14 la somme de 70 000 EUR (soixante-dix mille euros) chacun.

    B.  Frais et dépens

    140.  Les requérants de la requête no 1442/14 ont sollicité le remboursement des frais et dépens engagés dans la procédure devant la Cour sans les quantifier. Dès lors, la Cour estime qu’il y lieu de rejeter ces demandes. Quant aux requérants de la requête no 21319/14, ils n’ont formulé aucune demande de remboursement concernant des frais et dépens qu’ils auraient engagés dans la procédure devant la Cour. La Cour estime dès lors qu’il n’y a pas lieu de leur accorder de somme à ce titre.

    141.  Les requérants de la requête no 21911/14 sollicitent 66 357,28 EUR en remboursement des frais et dépens engagés dans la procédure devant la Cour et ils produisent à cet égard des notes d’honoraires émanant des différents avocats les ayant représentés. En particulier, ils distinguent les frais et dépens exposés pour l’assistance de Mes V. Onida et B. Randazzo, se rapportant au travail d’étude, de rédaction et de suivi de la requête introduite par tous les requérants, de ceux relatifs au travail de collecte d’informations effectué par les autres avocats ayant assisté un ou plusieurs requérants.

    142.  En ce qui concerne ces derniers, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime en principe raisonnable la somme demandée pour la procédure devant elle.

    143.  Pour ce qui est des avocats Mes Onida et Randazzo, les requérants demandent 17 001,92 EUR pour frais et dépens. Ils réclament en premier lieu 4 313,92 EUR pour les frais qui auraient été exposés à titre de débours par le cabinet. En outre, ils sollicitent le remboursement des honoraires qu’ils souhaitent verser aux avocats pour leur assistance juridique pro bono relative à la rédaction de la requête et au suivi de la procédure. À ce titre, « dans le cas où la Cour octroie à titre de satisfaction équitable une somme à chaque requérant, qui comprend aussi le remboursement des honoraires d’avocat », les requérants estiment raisonnable la somme globale de 12 688 EUR. Ils fournissent à cet égard une note d’honoraires du cabinet d’avocats.

    144.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    145.  Selon les critères dégagés par sa jurisprudence lorsqu’elle se prononce sur la satisfaction équitable (article 41 de la Convention), la Cour examine une demande de remboursement de frais et dépens en estimant qu’un requérant ne peut obtenir leur remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Dudgeon c. Royaume-Uni (article 50), 24 février 1983, § 20, série A no 59, et Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 109, 26 février 2009).

    146.  En l’occurrence, la Cour observe que les requérants ont accompagné leur demande de pièces justificatives nécessaires (Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, §§ 64-66, CEDH 2009, Troubnikov c. Russie, n49790/99, §§100-104, 5 juillet 2005, Akoulinine et Babitch c. Russie, no 5742/02, §§ 71-73, 2 octobre 2008, Omojudi c. Royaume-Uni, n1820/08, §§ 58-60, 24 novembre 2009, Artyomov c. Russie, no 14146/02, §§ 219-222, 27 mai 2010, Shulenkov c. Russie, no 38031/04, § 69-71, 17 juin 2010 et Gheorghe Dima, précité, § 117-119 ).

    147.  Pour ce qui est de la complexité de l’affaire, la Cour observe que les requérants sont de nationalités différentes et que, pour la plupart d’entre eux, ils ne résident pas en Italie, ce qui a demandé à la fois un long travail de collecte des informations et de la documentation nécessaires pour étayer la requête et un effort de coordination conséquent. En outre, il ressort de la qualité et de l’ampleur des observations présentées qu’un travail considérable a été réalisé au nom des requérants.

    148.  Enfin, quant au caractère raisonnable du montant des frais et dépens, la Cour note que les dix-sept requérants demandent au total 12 688 EUR pour les frais et dépens, ce qui correspond à environ 750 EUR chacun.

    149.  En conclusion, sous réserve des paragraphes suivants, la Cour estime en principe raisonnable la demande de frais et dépens présentée par les requérants pour l’activité pro bono de leurs avocats.

    150.  Elle constate cependant que certains parmi les requérants ont accepté la proposition de règlement amiable présentée par le gouvernement défendeur (paragraphes 85-87 ci-dessus). Le texte de la déclaration, formulée de manière identique pour chaque requérant concerné, est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

    « Le Gouvernement a proposé au requérant la somme de 45 000 EUR (quarante-cinq mille euros) au titre des préjudices matériel et moral ainsi que pour les frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par l’intéressé, lequel a renoncé à toute autre prétention à l’encontre de l’Italie concernant les faits à l’origine de sa requête. »

    151.  Dès lors, en acceptant la proposition de règlement amiable, ces requérants ont renoncé à toute prétention relative aux frais et dépens. Par conséquent, la Cour décide qu’il y a lieu de déduire du montant global demandé la somme correspondant aux requérants ayant accepté la proposition de règlement amiable (Bartesaghi Gallo et autres, précité, §§ 131-133).

    152.  En conclusion, la Cour accorde aux requérants de la requête no 21911/14 figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10-13 et 15-17 de la liste correspondante la somme globale de 40 320 EUR en remboursement des frais et dépens engagés dans la procédure devant elle (voir l’annexe II pour le détail des sommes accordées aux requérants).

    C.  Intérêts moratoires

    153.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Décide de joindre les requêtes ;

     

    2.  Décide de rayer la requête du rôle en ce qui concerne les requérants dans la requête no 21911/14 qui figurent à l’annexe I sous les numéros 1, 8, 9 et 14 de la liste correspondante ;

     

    3.  Déclare les requêtes recevables ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    6.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

    i.  10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants Mme Menegon et à M. Spingi, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  70 000 EUR (soixante-dix mille euros) à chacun des requérants des requêtes nos 1442/14 et 21319/14 et des requérants de la requête no 21911/14 figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10, 12, 13, 16 et 17 de la liste correspondante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    iii.  40 320 EUR (quarante mille trois cent vingt euros) aux requérants de la requête no 21911/14 figurant à l’annexe I sous les numéros 2-7, 10-13 et 15-17 de la liste correspondante, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

        Abel Campos                                                     Linos-Alexandre Sicilianos
            Greffier                                                                       Président


     

    ANNEXE I

    Requête no 1442/14 (introduite le 10/12/2013)

     

     

    No

    Prénom

    NOM

    Date de naissance

    Nationalité

    Lieu de résidence

    Représenté par

    1.      

    Jonathan Norman

    BLAIR

    31/03/1963

    Britannique

    Londres

    Gilberto Pagani

    2.      

    Daniel Mark Thomas

    Mc QUILLAN

    23/09/1965

    Britannique

    Londres

    Gilberto Pagani

    3.      

    Samuel BUCHANAN

    02/06/1965

    Néozélandaise

    Paekakariki

    Gilberto Pagani

     

     

    Requête no 21319/14 (introduite le 06/03/2014)

     

     

    No

    Prénom

    NOM

    Date de naissance

    Nationalité

    Lieu de résidence

    Représenté par

    1.

    Massimiliano Mario

    AMODIO

    01/05/1970

    Italienne

    Naples

    Simonetta Crisci

    2.

    Valerio

    Callieri

    09/09/1980

    Italienne

    Rome

    Simonetta Crisci

    3.

    Raffaele

    Della Corte

    01/02/1955

    Italienne

    Ascoli Piceno

    Simonetta Crisci

    4.

    Alfonso

    De Munno

    17/08/1974

    Italienne

    Rome

    Simonetta Crisci

    5.

    David

    Morozzi

    22/07/1978

    Italienne

    Bevagna

    Simonetta Crisci

    6.

    Maria Addolorata Morrone

    28/10/1963

    Italienne

    Taranto

    Simonetta Crisci

    7.

    Sergio Pignatale

    22/04/1956

    Italienne

    Taranto

    Simonetta Crisci

    8.

    Mohamed Tabbach

    25/01/1954

    Syrienne

    Villa Stellone

    Simonetta Crisci

     

     

    Requête no 21911/14 (introduite le 10/03/2014)

     

    No

    Prénom

    NOM

    Date de naissance

    Nationalité

    Lieu de résidence

    Représenté par

    1.

    Rosana ALLUEVA FORTEA

    16/09/1980

    Espagnole

    Monreal del Campo

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Emanuele Tambuscio

    2.

    Stefan

    Brauer

    24/07/1971

    Allemande

    Storkow

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Silvia Rocca

    3.

    Roberto Raimondo Cuccadu

    10/01/1953

    Italienne

    Milan

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Fabio Taddei

    4.

    David Moret Ferndandez

    07/11/1971

    Espagnole

    Lleida

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Emanuele Tambuscio

    5.

    Chiara Germano

    09/04/1980

    Italienne

    Gènes

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Laura Tartarini

    6.

    Adolfo Sesma Gonzales

    26/05/1970

    Espagnole

    Saragosse

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Emanuele Tambuscio

    7.

    Thorsten Hinrichsmeyer

    04/06/1973

    Allemande

    Hambourg

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Sara Busoli

    8.

    Cristiano Ighina

    09/07/1964

    Italienne

    Besano (Varese)

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Fabio Taddei

    9.

    Boris

    Laconi

    31/05/1974

    Italienne

    Montoggio (Gènes)

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Fabio Taddei

    10.

    Felix Pablo Marquello

    05/11/1965

    Espagnole

    Saragosse

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Emanuele Tambuscio

    11.

    Elisabetta Valentina Menegon

    05/09/1966

    Italienne

    Londres

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    12.

    Angelo Passiatore

    22/01/1978

    Italienne

    Turin

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Fabio Taddei

    13.

    Stephan Pfister

    17/09/1980

    Suisse

    Gachnang

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Fabio Taddei

    14.

    Benito Francisco Javier Samperiz

    14/05/1976

    Espagnole

    Saragosse

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Emanuele Tambuscio

    15.

    Massimiliano Spingi

    09/05/1966

    Italienne

    Rome

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Paolo A. Sodani

    16.

    Kirsten Wagenschein

    12/05/1968

    Allemande

    Berlin

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Laura Tartarini

    17.

    Guillermina Garcia Zapatero

    09/03/1974

    Espagnole

    Turin

    Valerio Onida

    Barbara Randazzo

    Laura Tartarini

    Annexe II

     

     

    Avocats représentants

     

    Requérants représentés

    Montant total à payer[2]

     

    Me V. ONIDA

    Me B. RANDAZZO

     

     

    Tous les requérants de la requête no 21911/14

     

     

    13 000 EUR

     

    Me S. BUSOLI

     

     

    Thorsten Hinrichsmeyer

     

    2 530 EUR

     

    Me S. ROCCA

     

     

    Stefan BRAUER

     

     

    2 530 EUR

     

    Me P. A. SODANI

     

     

    Massimo SPINGI

     

    2 530 EUR

     

    Me F. TADDEI

     

    Roberto Raimondo Cuccadu

    Cristiano Ighina

    Boris Laconi

    Angelo Passiatore

    Stephan Pfister

     

     

    7 600 EUR

     

    Me L. TARTARINI

     

    Chiara Germano

    Kirsten Wagenschein

    Guillermina Zapatero Garcia

     

     

    7 600 EUR

     

    Me E. TAMBUSCIO

     

    Rosana Allueva Fortea

    Felix Pablo Marquello

    David Moret Ferndandez

    Benito Francisco Javier Samperiz

    Adolfo Sesma Gonzales

     

     

    4 500 EUR

     

     

     

     

     

     

     



    [1].  Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, CEDH 2011 (extraits) ; voir également le « Rapport final de l’enquête parlementaire d’information sur les faits survenus lors du G8 de Gênes du 20 septembre 2001 » ; le jugement no 3119/08 du tribunal de Gênes, rendu le 14 juillet 2008 et déposé le 27 novembre 2008 ; le jugement no 4252/08 du tribunal de Gênes, rendu le 13 novembre 2008 et déposé le 11 février 2009 ; l’arrêt no 1530/10 de la cour d’appel de Gênes, rendu le 18 mai 2010 et déposé le 31 juillet 2010 ; l’arrêt no 678/10 de la cour d’appel de Gênes, rendu le 5 mars 2010 et déposé le 15 avril 2011 ; l’arrêt no 38085/12 de la Cour de cassation, rendu le 5 juillet 2012 et déposé le 2 octobre 2012.

    [2].  Certains requérants ont accepté la proposition de règlement amiable en renonçant à toute prétention relative aux frais et dépens engagés (paragraphe 85 ci-dessus).


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