BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAMBAYEV v. RUSSIA - 19816/09 (Judgment : Violation of Prohibition of torture - Effective investigation) (Procedural aspect)) French Text [2017] ECHR 982 (07 November 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/982.html
Cite as: [2017] ECHR 982, CE:ECHR:2017:1107JUD001981609, ECLI:CE:ECHR:2017:1107JUD001981609

[New search] [Contents list] [Printable RTF version] [Help]


     

     

     

    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BAMBAYEV c. RUSSIE

     

    (Requête no 19816/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    7 novembre 2017

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Bambayev c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Helena Jäderblom, présidente,
              Branko Lubarda,
              Luis López Guerra,
              Dmitry Dedov,
              Pere Pastor Vilanova,
              Alena Poláčková,
              Jolien Schukking, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19816/09) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Tseren Anatolyevich Bambayev (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me L.V. Spirina, avocat à Elista. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par le successeur de celui-ci, M. M. Galperine.

    3.  Le requérant alléguait en particulier avoir été soumis, pendant sa détention, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

    4.  Le 30 août 2013, le grief tiré de l’article 3 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1985 et réside à Elista.

    6.  En 2007, il fut condamné à une peine d’emprisonnement et fut transféré dans la colonie pénitentiaire no IK-3 (« la colonie pénitentiaire ») située dans le village de Vakhtovo de la république de Kalmoukie.

    A.  L’usage de la force à l’encontre du requérant et les lésions subies par ce dernier

    7.  Le 1er janvier 2009, des gardiens de la colonie pénitentiaire assenèrent au requérant et à six autres détenus plusieurs coups de matraque au motif que les intéressés avaient refusé de se soumettre à une fouille corporelle.

    8.  Selon le requérant, les gardiens l’ont passé à tabac au moins à trois reprises, une première fois dans un dortoir, ensuite deux fois dans la section administrative de la colonie pénitentiaire où il aurait été conduit avec six autres détenus.

    9.  Le 4 janvier 2009, le médecin légiste B., du bureau de médecine légale de la république de Kalmoukie, examina le requérant dans le cadre d’une expertise médicolégale ordonnée par les autorités chargées de l’instruction (paragraphe 13 ci-dessous).

    10.  Le 12 janvier 2009, il rendit son rapport, qui se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « (...) Circonstances de l’espèce

    [Il ressort] des explications [du patient] que, le 1er janvier 2009, [celui-ci] a été battu par [des gardiens].

    (...)

    [Lors de l’examen du patient par l’expert]

    Plaintes : vertiges, nausées, vomissements. Pas de perte de conscience.

    (...) Sur la surface postérieure du thorax, il y a de nombreux hématomes de forme longitudinale [et] de couleur bleu pourpre [dont les dimensions varient] de 2 x 7 cm à 2 x 12 cm. Sur la partie interne de l’avant-bras gauche, il y a un hématome similaire de 3 x 7 cm. Sur la partie externe du tiers supérieur de l’avant-bras gauche, il y a un hématome similaire de 2 x 3,5 cm. Sur la partie externe du tiers inférieur de l’avant-bras gauche, il y a un hématome similaire de 2 x 6 cm. Sur les fesses, il y a de nombreux hématomes similaires [dont les dimensions varient] de 1 x 1 cm à 6 x 7 cm à gauche et de 1 x 2 cm à 2 x 8 cm à droite. Dans la région coccygienne, il y a un hématome [similaire] de 2 x 3 cm. Sur la partie postérieure de la hanche gauche, il y a un hématome horizontal de couleur bleu pourpre de 2 x 5 cm. Sur la partie postérieure de la hanche droite, il y a un hématome similaire de 3,5 x 6 cm. [À l’endroit] de chaque rotule, il y a un hématome de couleur bleu pourpre de 4 x 5 cm à droite et de 3 x 4 cm à gauche. Sur la partie frontale de la jambe droite, il y a une éraflure de 1 x 1,5 cm recouverte d’une croûte de couleur brun foncé en relief par rapport à la peau.

    Une consultation chez un radiologue est recommandée.

    [Diagnostic] du radiologue du 6 janvier 2009 : sur le cliché radio no 10 du 6 janvier 2009, la structure osseuse n’est pas altérée. Le placement et la direction des côtes sont normaux.

    Conclusions :

    1.  L’examen [du patient] a permis de constater les lésions suivantes :

    -  des hématomes sur la surface postérieure du thorax (plusieurs), sur la partie interne de l’avant-bras gauche (1), sur la partie externe gauche (1), sur la partie externe de l’avant-bras gauche (1), sur les fesses (plusieurs), dans la région coccygienne (1), sur la partie postérieure de la hanche gauche (1), sur la partie postérieure de la hanche droite (1), [à l’endroit] des rotules (1 sur chaque),

    -  et une éraflure sur la partie frontale de la jambe droite,

    qui ont été provoquées par un/des objet[s] contondant[s] ; [lesdites lésions], dont la survenance pendant la période et dans la circonstance indiquées par [le patient] n’est pas exclue, ne peuvent pas être considérées comme ayant causé un dommage à la santé (...) »

    B.  L’enquête préliminaire sur l’usage de la force

    11.  Le 2 janvier 2009, la mère du requérant adressa une plainte au procureur, dans laquelle elle dénonçait le caractère selon elle excessif et infondé de l’usage de la force à l’encontre de son fils le 1er janvier 2009. Des plaintes similaires furent soumises en même temps par des proches de deux autres détenus ayant été l’objet de l’usage de la force dénoncé.

    12.  Les autorités chargées de l’instruction décidèrent alors d’examiner les allégations contenues dans lesdites plaintes en recourant à la procédure d’enquête préliminaire telle que prévue à l’article 144 du code de procédure pénale (CPP).

    13.  Ainsi, le 4 janvier 2009, l’enquêteur G. du comité d’instruction près le service du procureur de la république de Kalmoukie ordonna un examen médicolégal du requérant (pour les conclusions de l’expert, voir le paragraphe 10 ci-dessus).

    14.  Le 12 janvier 2009, l’enquêteur G. rendit une décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale sur les faits du 1er janvier 2009. Il se basa en substance sur la version des faits que lui avaient présentée les gardiens pénitentiaires B., D. et G. dans leurs déclarations. Ces derniers avaient confirmé qu’ils avaient utilisé des matraques à l’encontre du requérant et de six autres détenus au motif que les intéressés avaient refusé de se soumettre à une fouille corporelle. D’après les gardiens en question, le requérant et les autres détenus impliqués étaient en état d’ébriété et la fouille était nécessaire pour trouver des objets interdits.

    15.  Le 14 janvier 2009, la décision de l’enquêteur G. fut annulée par son supérieur hiérarchique, qui ordonna un complément d’enquête.

    16.  Ultérieurement, les autorités chargées de l’instruction rendirent sept décisions de refus d’ouverture d’une enquête pénale, datées des 24 janvier, 5 février, 21 février, 12 mars, 18 avril, 9 mai et 5 juin 2009. Toutes ces décisions se basaient, en substance, sur les mêmes motifs que ceux exposés dans la décision du 12 janvier 2009.

    C.  Le recours civil engagé par le requérant en dédommagement du préjudice moral allégué

    17.  À une date non spécifiée dans le dossier, le requérant saisit la justice d’un recours civil contre le département du service fédéral de l’exécution des peines de la république de Kalmoukie et le ministère des Finances de la Russie. Il réclama 1 000 000 de roubles (RUB) à titre de dédommagement pour le préjudice moral qu’il estimait avoir subi en raison du recours à la force à son encontre par les gardiens de la colonie pénitentiaire le 1er janvier 2009.

    18.  Par un jugement du 1er octobre 2009, le tribunal de la ville d’Elista accueillit partiellement l’action du requérant. Il nota d’abord qu’il n’était pas controversé entre les parties à la procédure que, le 1er janvier 2009, les gardiens B., D. et G. avaient recouru à la force à l’encontre du requérant en utilisant des matraques en caoutchouc et que cela avait causé à l’intéressé les lésions constatées par l’expertise médicolégale (paragraphe 10 ci-dessus). Il indiqua également que, selon les articles 28 et 30 de la loi sur les établissements pénitentiaires (loi no 5473-I du 21 juillet 1993), toute utilisation d’une matraque en caoutchouc par des agents des services pénitentiaires devait être suivie du dépôt d’un rapport à cet égard, complété par une attestation médicale sur l’état de santé de la personne concernée, et qu’elle devait être signalée aux supérieurs directs des agents en question. Il constata que, toutefois, aucun des documents susmentionnés n’avait été établi par les agents pénitentiaires ayant fait usage en l’espèce de telles matraques. Il considéra par ailleurs que les parties défenderesses n’avaient pas réfuté les allégations du requérant selon lesquelles le passage à tabac avait eu lieu entre 11 heures et 18 heures le 1er janvier 2009.

    19.  Le tribunal de la ville d’Elista rejeta ensuite les arguments des parties défenderesses d’après lesquelles, lors des faits du 1er janvier 2009, le requérant était en état d’ébriété. Il observa que le requérant n’avait pas été soumis à un examen médical à cet égard et que les raisons invoquées par les parties défenderesses pour justifier le défaut d’un tel examen - absence de moyens pour transporter le requérant vers un établissement d’expertise et indisponibilité des médecins du service médical de la colonie pénitentiaire - n’étaient pas suffisantes. Il releva également qu’aucune assistance médicale n’avait été apportée au requérant après l’utilisation de matraques à son encontre. En ce qui concerne l’argument des parties défenderesses selon lequel l’illégalité des actes des agents pénitentiaires n’avait pas été préalablement établie par une décision judiciaire, il exposa que l’existence d’une telle décision n’était pas une condition préalable requise pour l’application de l’article 1069 du code civil et que l’illégalité d’un acte d’un agent de l’État devait être établie sur la base des circonstances factuelles propres à chaque affaire soumise à l’examen d’un tribunal civil.

    20.  Enfin, faisant référence à l’article 3 de la Convention et à l’article 21 § 2 de la Constitution, le tribunal estima qu’il était établi que le recours à la force à l’encontre du requérant avait été illégal et que ce dernier avait subi un dommage moral devant être compensé par l’octroi de 20 000 RUB (soit environ 450 euros (EUR)).

    21.  Par une décision du 12 novembre 2009, la cour suprême de la république de Kalmoukie (« la cour suprême ») confirma le jugement du 1er octobre 2009. Elle fit siennes les conclusions du tribunal et les étoffa en y ajoutant des motifs supplémentaires. Elle considéra, notamment, que les parties défenderesses n’avaient pas démontré que le requérant avait agressé les agents pénitentiaires, qu’il avait participé à des émeutes ou à une insoumission collective aux ordres ou bien qu’il avait opposé un refus aggravé d’obtempérer. Soulignant que la législation en vigueur exigeait que les agents pénitentiaires, lors de l’utilisation de matraques en caoutchouc, réduisent autant que possible les dommages à la santé des détenus, la cour suprême estima que, au vu du nombre et de la localisation des lésions constatées sur le requérant, cette obligation n’avait pas été remplie.

    D.  L’ouverture d’une enquête pénale

    22.  Le 5 novembre 2013, après la communication de la requête au Gouvernement, le comité d’instruction de la république de Kalmoukie annula le refus d’ouverture d’une enquête pénale du 5 juin 2009, ordonna la réouverture d’une enquête préliminaire telle que prévue à l’article 144 du CPP et demanda la réalisation d’un certain nombre de mesures d’instruction.

    23.  Par une décision du 29 janvier 2014, le département de l’arrondissement Yachkoulski du comité d’instruction de la république de Kalmoukie ouvrit une enquête pénale sur les faits du 1er janvier 2009 en énonçant notamment ce qui suit :

    « Le 1er janvier 2009, entre 11 heures et 20 heures, des agents non identifiés de [la colonie pénitentiaire], se trouvant dans la section administrative [de la colonie pénitentiaire], ont assené, avec préméditation, des coups de poing et de pied ainsi que des coups de matraque en caoutchouc [de type] PR-77, aux détenus (...) [dont le requérant], leur causant [ainsi] une douleur physique et des lésions corporelles. (...)

    [L’enquêteur] a décidé

    d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre de personnes non identifiées eu égard aux éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 286 § 3 a), b) du code pénal (...) »

    24.  La Cour ne dispose pas d’informations quant à l’issue de cette enquête pénale.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    25.  Les dispositions du droit interne pertinent concernant le recours à la force dans les établissements pénitentiaires sont décrites dans l’arrêt Dedovski et autres c. Russie (no 7178/03, §§ 63-65, CEDH 2008 (extraits)).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    26.  Le requérant allègue que, lors des faits du 1er janvier 2009, il a été soumis à un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention, qu’il qualifie de torture, et que les autorités n’ont pas mené d’enquête effective à cet égard. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Thèses des parties

    1.  Le Gouvernement

    27.  S’appuyant sur les conclusions des juridictions internes (paragraphes 18-21 ci-dessus), le Gouvernement admet que, dans le cadre des faits du 1er janvier 2009, le requérant a été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Il estime cependant que le requérant a perdu sa qualité de victime eu égard à la réparation du préjudice moral octroyée par les juridictions internes et il se réfère à cet égard aux arrêts Scordino c. Italie (no 1) ([GC], no 36813/97, § 193, CEDH 2006-V) et Vladimir Romanov c. Russie (no 41461/02, § 75, 24 juillet 2008).

    28.  Il cite également la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’octroi d’une compensation pour préjudice moral ne constitue qu’une partie des mesures exigées dans le cadre de l’article 3 de la Convention (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 56, 20 décembre 2007). S’appuyant sur cette jurisprudence, il argue que, compte tenu de la réouverture d’une enquête préliminaire le 5 novembre 2013 sur les faits du 1er janvier 2009 par les autorités chargées de l’instruction (paragraphe 22 ci-dessus) et du caractère pendant de celle-ci devant les autorités compétentes, le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention est prématuré. Il invite dès lors la Cour à le rejeter pour non-épuisement des voies de recours internes.

    29.  En ce qui concerne le volet procédural de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement indique tout d’abord que les autorités chargées de l’instruction ont ordonné que le requérant fût soumis à une expertise médicolégale le 4 janvier 2009, soit deux jours après avoir été informées de la plainte introduite par les proches de ce dernier. Se référant à l’arrêt Mironov c. Russie (no 22625/02, §§ 57-64, 8 novembre 2007), il est d’avis que les autorités internes ont de ce fait rempli l’obligation procédurale d’effectuer un prompt examen médical des personnes susceptibles d’avoir été victimes de mauvais traitements. À cet égard, il ajoute que, selon les conclusions du médecin légiste du 12 janvier 2009, la santé du requérant n’a subi aucun dommage.

    30.  Il estime ensuite que toutes les circonstances des faits du 1er janvier 2009 avaient déjà été établies le 12 janvier 2009 par l’enquêteur chargé de l’instruction, selon lequel les gardiens avaient dû faire usage de la force face à un refus du requérant et des autres détenus d’obtempérer, et afin de prévenir une mutinerie parmi les détenus. Il se réfère à cet égard à l’arrêt Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, § 77, 21 décembre 2006). Citant l’arrêt Dedovski et autres (précité, § 92), il indique en outre que, dans le cadre de l’enquête préliminaire, l’enquêteur a personnellement auditionné le requérant et que ce dernier a été dûment informé du refus du 12 janvier 2009 d’ouvrir une enquête pénale.

    31.  Eu égard à ces éléments, le Gouvernement considère que l’enquête sur les faits du 1er janvier 2009 a été prompte et effective.

    2.  Le requérant

    32.  Le requérant soutient tout d’abord que le versement d’une somme à titre de réparation pour le préjudice moral subi en raison des mauvais traitements en cause ne lui enlève pas la qualité de victime d’une violation de l’article 3 de la Convention, et ce aux motifs, premièrement, de l’absence d’une enquête effective sur ses allégations de mauvais traitements et, deuxièmement, du caractère insuffisant de la somme allouée (450 EUR). Il se réfère sur ce deuxième point aux montants alloués par la Cour à titre de préjudice moral dans ses arrêts concernant des cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, notamment Dmitrachkov c. Russie (no 18825/02, 16 septembre 2010), Kuzmenko c. Russie (no 18541/04, 21 décembre 2010) et Popandopulo c. Russie (no 4512/09, 10 mai 2011).

    33.  Il argue ensuite que l’enquête préliminaire sur les circonstances des faits du 1er janvier 2009 n’a été ni prompte ni effective. Il indique à cet égard que, en 2009, les autorités internes ont refusé à huit reprises d’ouvrir une enquête pénale, et que ces refus ont été annulés en raison du caractère incomplet de l’enquête préliminaire. Il expose que l’enquête pénale n’a été rouverte qu’après la communication du grief tiré de l’article 3 de la Convention au gouvernement défendeur, soit cinq ans après les mauvais traitements en question. Enfin, il soutient que les responsables des mauvais traitements n’ont été sanctionnés ni pénalement ni administrativement.

    B.  Appréciation de la Cour

    1.  Sur la recevabilité

    34.  La Cour relève que les exceptions préliminaires tirées par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes ainsi que de la perte de la qualité de victime par le requérant sont étroitement liées à la substance du grief tiré de l’article 3 de la Convention. En conséquence, elle décide de joindre ces exceptions au fond (Orlov et autres c. Russie, no 5632/10, §§ 82-85, 14 mars 2017, et Vladimir Romanov, précité, §§ 71-90).

    35.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    2.  Sur le fond

    36.  La Cour examinera la présente affaire à la lumière des principes généraux exposés dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90, CEDH 2015) et réitérés récemment dans l’arrêt Jeronovičs c. Lettonie ([GC], no 44898/10, §§ 103-109, CEDH 2016).

    a)  Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

    37.  La Cour note que le Gouvernement ne conteste pas que, le 1er janvier 2009, le requérant a subi de nombreuses lésions à la suite de l’usage de la force à son encontre par des agents pénitentiaires et que, de ce fait, les autorités internes avaient l’obligation de mener une enquête officielle effective. Elle rappelle à cet égard que, pour être effective, une telle enquête doit être apte à conduire à l’établissement des faits, permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances ainsi que d’identifier et - le cas échéant - de sanctionner les responsables (Jeronovičs, précité, § 103).

    38.  En l’espèce, les autorités chargées de l’instruction ont examiné les circonstances des faits du 1er janvier 2009 dans le cadre d’une enquête préliminaire telle que prévue à l’article 144 du CPP (paragraphe 12 ci-dessus).

    39.  La Cour note que, comme le Gouvernement l’a indiqué, les autorités chargées de l’instruction ont promptement ordonné une expertise médicolégale afin de faire constater les lésions subies par le requérant (paragraphes 13 et 29 ci-dessus). Elle relève que cette démarche contraste avec celle qu’elle a observée dans des affaires précédentes portant sur des enquêtes menées sur le recours à la force à l’encontre de personnes détenues (voir, par exemple, Minikayev c. Russie, no 630/08, § 69, 5 janvier 2016, Kopylov c. Russie, no 3933/04, §§ 43 et 137, 29 juillet 2010, Dedovski et autres, précité, § 89, et Mironov, précité, § 63).

    40.  Elle relève ensuite que, dans les déclarations qu’ils ont faites à l’enquêteur chargé de l’enquête préliminaire, les gardiens pénitentiaires B., D. et G. ont confirmé avoir frappé le requérant avec des matraques en caoutchouc (paragraphe 14 ci-dessus).

    41.  À l’instar du Gouvernement (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour constate donc que, onze jours après les faits du 1er janvier 2009, les autorités chargées de l’instruction disposaient des informations relatives aux circonstances de ces faits et à l’identité des personnes ayant infligé au requérant les lésions constatées sur celui-ci. Cependant, elle ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle les mesures prises pendant ce laps de temps ont satisfait à l’obligation de mener une enquête effective (paragraphe 31 ci-dessus). Elle répète à cet égard que l’enquête doit non seulement être apte à établir les circonstances et l’identité des agents de l’État qui ont fait usage de la force, mais également permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non et - le cas échéant - de sanctionner les responsables.

    42.  Or c’est précisément ces éléments que les autorités chargées de l’instruction n’ont pas examinés d’une manière approfondie en donnant prépondérance à la version des gardiens impliqués dans les faits litigieux, selon laquelle le requérant et les six autres détenus avaient refusé d’obtempérer aux ordres et avaient opposé une résistance à la fouille corporelle. La Cour rappelle à cet égard que des explications recueillies dans le cadre d’une enquête préliminaire ne sont pas assorties, en droit interne, des garanties inhérentes à une enquête pénale effective, dans le cadre de laquelle, par exemple, le faux témoignage ou le refus de témoigner engagent la responsabilité pénale (Lyapin c. Russie, no 46956/09, § 134, 24 juillet 2014). En l’espèce, elle note de surcroît que, s’étant hâtivement ralliées auxdites déclarations, les autorités chargées de l’enquête n’ont pas cherché à établir si le recours à la force avait été précédé d’un avertissement et avait été suivi du dépôt d’un rapport sur l’utilisation de matraques ainsi que d’un examen médical du requérant, et elles n’ont pas non plus recherché s’il aurait été possible, dans les circonstances de la cause, d’employer contre le requérant une force moins importante. C’est d’ailleurs l’absence de ces éléments qui a conduit les juridictions civiles, saisies par le requérant d’une demande de dédommagement, à la conclusion que l’usage de la force n’avait pas été légal au regard du droit interne et que la force utilisée avait été disproportionnée (paragraphe 20 ci-dessus).

    43.  Il est vrai qu’une véritable instruction pénale a été ouverte le 29 janvier 2014 (paragraphe 23 ci-dessus), soit cinq ans après les faits litigieux. Cependant, la Cour estime que ce laps de temps peut en soi compromettre l’effectivité de toute enquête susceptible d’être entamée par la suite (voir, par exemple, Shestopalov c. Russie, no 46248/07, § 52, 28 mars 2017, Razzakov c. Russie, no 57519/09, § 64, 5 février 2015, et Kopylov, précité, § 138). En outre, elle relève que l’enquête pénale a été ouverte à l’encontre de « personnes non identifiées », ce qui est incompréhensible puisque l’identité des gardiens ayant recouru à la force contre le requérant avait été établie dès le début de l’enquête préliminaire, ce qui est d’ailleurs souligné par le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 30 ci-dessus).

    44.  La Cour rappelle que l’issue de l’enquête et des poursuites pénales qu’elle déclenche, y compris la sanction prononcée et les mesures disciplinaires prises, passe pour déterminante. Elle est essentielle si l’on veut préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes à l’interdiction des mauvais traitements (Cestaro c. Italie, no 6884/11, § 205, 7 avril 2015). En ce qui concerne les mesures disciplinaires, la Cour a dit à maintes reprises que, lorsque des agents de l’État sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et qu’ils en soient démis en cas de condamnation (ibidem, § 210).

    45.  En l’espèce, le Gouvernement n’a pas soumis d’informations quant à l’issue de l’enquête ouverte le 29 janvier 2014 et, notamment, quant aux éventuelles sanctions prononcées contre les personnes responsables de l’usage de la force litigieuse (paragraphe 24 ci-dessus). Aucun élément du dossier devant la Cour ne démontre que les agents pénitentiaires B., D. et G. ont été suspendus de leurs fonctions en 2009 ou en 2014.

    46.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’enquête sur les mauvais traitements dont le requérant dit avoir été victime n’a pas rempli la condition d’effectivité requise.

    47.  Ce constat étant fait, la Cour rejette l’exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Elle estime que, au vu des défauts qu’elle a constatés dans la conduite de l’enquête préliminaire ainsi que du temps écoulé entre la plainte initiale et l’ouverture de l’enquête pénale, le requérant n’est pas obligé d’attendre l’issue de l’enquête pénale ouverte le 29 janvier 2014 (Barakhoyev c. Russie, no 8516/08, § 38, 17 janvier 2017).

    48.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

    b)  Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention

    i.  Sur la qualité de victime du requérant

    49.  La Cour rappelle avoir dit à maintes reprises que l’octroi d’une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la violation de l’article 3 de la Convention. En cas de mauvais traitements infligés délibérément par des agents de l’État au mépris de l’article 3, la Cour estime de manière constante que, en sus de la reconnaissance de la violation, deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante pour priver le requérant de sa qualité de victime : premièrement, les autorités de l’État doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables ; deuxièmement, le requérant doit, le cas échéant, percevoir une compensation ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui ont causé les mauvais traitements (Cestaro, précité, § 230). En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitements infligés délibérément par des agents de l’État en accordant une simple indemnité, sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (Jeronovičs, précité, § 105).

    50.  En l’espèce, la Cour note que les juridictions civiles ont reconnu en substance que le requérant avait été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et qu’elles lui ont accordé une réparation à ce titre.

    51.  Cependant, ayant constaté que les autorités internes n’ont pas mené par la voie pénale une enquête effective telle qu’elle est exigée par l’article 3 de la Convention (paragraphe 48 ci-dessus), la Cour estime que l’octroi d’une réparation par les juridictions civiles n’a pas suffi pour priver le requérant de la qualité de victime de la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel et elle rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement formulée à cet égard.

    ii.  Sur les allégations de mauvais traitements

    52.  La Cour observe que les juridictions internes ont établi la responsabilité des gardiens pénitentiaires et le caractère excessif du recours à la force exercé à l’encontre du requérant lors des faits du 1er janvier 2009 (paragraphes 18-20 ci-dessus).

    53.  Au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation, la Cour, à l’instar des tribunaux nationaux, juge établi que les lésions constatées sur le requérant avaient pour origine un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité. Elle note par ailleurs que les juridictions internes, tout en reconnaissant que le requérant avait été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ne se sont pas prononcées sur la question de savoir si ces traitements devaient être qualifiés de torture comme le soutient l’intéressé. Compte tenu de l’importance qu’elle attache au droit protégé par l’article 3 de la Convention, la Cour estime donc nécessaire d’aborder cette question.

    54.  Pour un aperçu de la jurisprudence en matière de « torture », la Cour renvoie à son arrêt Cestaro (précité, §§ 171-176), dans lequel elle a cité, entre autres, des arrêts portant sur le recours à la force à l’égard de détenus :

    « 174.  Dans d’autres arrêts, [la Cour] a attribué un poids particulier au caractère gratuit des violences commises à l’égard du requérant, détenu, pour parvenir à un constat de « torture ». Par exemple, dans l’affaire Vladimir Romanov (précitée, §§ 66-70), elle a souligné que le requérant avait été frappé à coups de matraque après qu’il eut obtempéré à l’ordre de quitter sa cellule et alors même qu’il était tombé à terre : les violences en question avaient donc valeur de « représailles ». De même, dans l’affaire Dedovski et autres (précitée), la Cour a pris en compte le potentiel de violence existant dans un établissement pénitentiaire et le fait qu’une désobéissance des détenus pouvait dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant ainsi l’intervention des forces de l’ordre (Dedovski et autres, § 81), la Cour n’a discerné « aucune nécessité qui [eût] justifié l’usage de matraques en caoutchouc contre les requérants. Au contraire, les actions des agents (...) étaient manifestement disproportionnées aux transgressions imputées aux requérants », qui dans le cadre d’une fouille avaient refusé de quitter la cellule ou d’écarter les bras et les jambes, et elles les a, de surcroît, jugées « inutiles à la réalisation des objectifs des agents », car « ce n’était pas en frappant un détenu avec une matraque que les agents [seraient parvenus] au résultat désiré, à savoir faciliter la fouille » (idem, § 83). La Cour a considéré que les mauvais traitements avaient ainsi clairement le caractère de « représailles » ou de « châtiment corporel » (idem, §§ 83 et 85) et que, dans le contexte, l’utilisation de la force était dépourvue de base légale (idem, § 82). »

    55.  La Cour estime que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les affaires Vladimir Romanov c. Russie et Dedovski et autres c. Russie citées ci-dessus sont transposables dans la présente affaire. En effet, compte tenu de l’absence en l’espèce de tout élément démontrant la nécessité de recourir à la force à l’égard du requérant, les coups de matraque qui lui ont été assenés à plusieurs occasions et avec acharnement s’analysent purement et simplement en un acte de représailles ou en un châtiment corporel. La violence gratuite à laquelle les agents pénitentiaires ont délibérément eu recours était destinée à susciter chez le requérant des sentiments de peur et d’humiliation propres à briser sa résistance physique et morale. Ces traitements avaient pour but de le rabaisser et de le contraindre à la soumission. De plus, les coups de matraque ont dû lui causer des souffrances physiques et morales intenses.

    56.  En conclusion, eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mauvais traitements subis par le requérant dans le cadre des faits du 1er janvier 2009 doivent être qualifiés de torture au sens de l’article 3 de la Convention et qu’il y a donc eu violation de cette disposition.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    57.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    58.  Le requérant réclame 100 000 EUR pour préjudice moral.

    59.  Le Gouvernement est d’avis que, si la Cour conclut à la violation de la Convention, le montant à octroyer au titre du préjudice moral doit être établi en conformité avec la jurisprudence de la Cour.

    60.  La Cour considère que le requérant a subi un préjudice moral du fait des violations constatées. Compte tenu des circonstances de l’affaire et, notamment, du dédommagement déjà octroyé au requérant au niveau national, la Cour, statuant en équité, estime qu’il y a lieu d’allouer à l’intéressé 45 050 EUR pour dommage moral.

    B.  Frais et dépens

    61.  Le requérant n’a pas demandé le remboursement de frais et dépens.

    C.  Intérêts moratoires

    62.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Joint au fond les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement pour défaut de qualité de victime du requérant et pour non-épuisement des voies de recours internes, et les rejette ;

     

    2.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    4.  Dit que le requérant a été soumis à la torture lors de l’incident du 1er janvier 2009 en violation de l’article 3 de la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 45 050 EUR (quarante-cinq mille cinquante euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                 Helena Jäderblom
            Greffier                                                                              Présidente


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/982.html