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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OZGUN OZTUNC v. TURKEY - 5839/09 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : Second Section) French Text [2018] ECHR 267 (27 March 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/267.html
Cite as: [2018] ECHR 267, CE:ECHR:2018:0327JUD000583909, ECLI:CE:ECHR:2018:0327JUD000583909

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ÖZGÜN ÖZTUNÇ c. TURQUIE

 

(Requête no 5839/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

27 mars 2018

 

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Özgün Öztunç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 5839/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Özgün Öztunç (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 janvier 2009 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Aksak Uysal, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait notamment avoir subi une perquisition et une saisie sans base légale, en violation de l'article 8 de la Convention et invoquait également les articles 6 § 1 et 13 au regard des procédures menées au niveau interne quant à cette mesure.

4. Le 22 septembre 2014, ces griefs ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Les mesures d'enquête litigieuses

5. Le requérant est né en 1974 et réside à Istanbul.

6. Le 13 janvier 2004, à la demande no 2004/15 du parquet près la cour de sûreté de l'État d'Ankara (« le parquet » - « la CSEA »), le juge assesseur de cette juridiction autorisa, en vertu de l'article 94 de l'ancien code de procédure pénale no 1412 (« ancien CPP » - paragraphe 21 ci-�dessous), que des perquisitions soient effectuées en journée, dans les domiciles, les bureaux et les véhicules de H.E., C.G., G.A., İ.G. et E.R.P., le cabinet d'avocats G., ainsi que les locaux de la société H.B.T.C. Les protagonistes étaient suspectés d'être impliqués dans une organisation criminelle à caractère économique.

Le juge assesseur précisa que, pour ce qui concernait les suspects avocats de profession, les mesures devaient être exécutées conformément à la loi no 1136 sur les avocats (paragraphe 23 ci-dessous).

Le requérant n'était pas visé par ce mandat.

7. Le même jour, le parquet transmit sa demande no 2004/15 susmentionnée à la direction de la sûreté d'Ankara, enjoignant la police :

-� d'appréhender à leurs domiciles R.E.E., H.S.E., A.C.V., E.R.P., O.G., S.A. et le requérant, ainsi que ;

-� de perquisitionner le siège de H.B.T.C.

8. Cette instruction fut exécutée le jour même et le requérant fut arrêté à 13 h 30 dans son bureau qui se trouvait dans les locaux de la société NTV dont il était conseiller juridique. Ledit bureau fut également perquisitionné et les policiers y saisirent un ordinateur portable, chargé d'une disquette, ainsi que le téléphone portable du requérant, dont ils inspectèrent semble-t-il le répertoire des contacts.

S'agissant du requérant, le procès-verbal y afférent se limitait à préciser que la perquisition avait bien eu lieu dans son « bureau d'avocat », et ce, en vertu de « l'instruction no 2004/15 la CSEA » (paragraphes 6 et 7 ci-�dessus).

9. Le lendemain, à 13 h 10, le requérant - alors en garde à vue - subit une fouille corporelle. Aucun objet délictuel ne fut retrouvé sur lui.

10. Toujours le 14 janvier 2004, le requérant déposa un écrit adressé à la CSEA et tenant lieu d'opposition. Il demanda la levée du mandat d'arrestation et l'ordre de mise en garde à vue le concernant, pour motif d'irrégularité. Il fit également valoir que, au mépris des règles de droit et de la procédure pénale ainsi que de la loi sur les avocats, la perquisition et l'arrestation avaient été effectuées dans son bureau, en l'absence d'un procureur et d'un représentant du barreau et que son ordinateur avait ainsi été illégalement confisqué.

Dans ses observations, le Gouvernement a confirmé qu'« aucune décision n'était disponible » quant à ce recours.

11. Le 17 janvier 2004, la direction de la sûreté d'Ankara transmit au parquet un compte rendu concernant cette opération.

Pour ce qui est du requérant, ce document faisait état de la saisie de son ordinateur portable avec une disquette, mais ces objets ne figuraient pas dans la liste des « éventuelles preuves » des faits incriminés. Ce document est également muet quant à un lien quelconque de la société NTV - du reste, non-visée par le mandat initiale - et/ou du requérant avec les agissements des suspects précités (paragraphe 6 ci-dessus).

Il ressort néanmoins de ce compte rendu que le requérant fut mis en liberté, sans doute à la date susmentionnée, avec une interdiction de quitter le territoire turc.

12. Le 19 février 2004, le parquet ordonna la restitution de l'ordinateur du requérant à son avocate.

Le procès

13. Par un acte d'accusation du 15 juin 2004, le parquet déféra les protagonistes devant la Cour d'assises d'Ankara, les accusant de crime organisé et d'abus de pouvoir sur des fonctionnaires.

Le 10 mai 2005, le requérant fut acquitté du premier chef d'accusation, au motif que les éléments constitutifs dudit délit n'étaient pas réunis. Quant au second chef, la Cour d'assises déclina sa compétence ratione materiae au profit du tribunal correctionnel d'Ankara.

14. Le requérant se pourvu en cassation quant à cette dernière partie du dispositif. La Cour n'a pas été informée de l'issue de cette procédure.

B. La procédure administrative

15. Le 7 janvier 2005, le requérant formula une demande préalable d'indemnisation auprès du ministère de la Justice. Affirmant avoir été victime d'une perquisition en violation entre autres des lois nos 1412 et 1136 précitées (paragraphes 21 et 23 ci-dessous) et par conséquent d'une faute grave de service, il réclama respectivement 10 000 TRY et 500 TRY pour son préjudice moral et matériel.

16. Le 14 janvier 2005, agissant au nom dudit ministère, le juge M.K. rejeta la demande du requérant, au motif que l'établissement des faits allégués relevait des tribunaux et qu'il était loisible à l'intéressé d'exercer à cet égard « la voie de contentieux administratif ».

17. Par conséquent, le 26 janvier 2005, le requérant saisit le tribunal administratif d'Ankara (« le tribunal ») d'une action de pleine juridiction. Il dénonça à nouveau l'illégalité des mesures en question et réclama les mêmes sommes que précédemment. Il demanda également la tenue d'une audience.

18. Le 18 octobre 2005, le tribunal se prononça à l'issue d'une audience publique, en présence de l'avocat du requérant.

Dans ses attendus, le tribunal souligna que, si les mesures d'enquête prises par les procureurs ne relevaient pas de l'exercice du pouvoir judiciaire au sens de l'article 9 de la Constitution, ils s'analysaient néanmoins en des actes préparatoires d'une procédure de jugement et étaient caractérisés par une « fonction judiciaire ». Malgré leur « nature administrative », ces actes ne pouvaient donc être dissociés du processus de jugement d'une « juridiction de droit commun » (adli yargı yeri)[1].

D'après le tribunal, le contrôle des actes des procureurs devant appartenir aux « juridictions de droit commun », les demandes de réparation à raison de pareils actes ne pouvaient faire l'objet d'une action administrative de pleine juridiction.

Aussi le tribunal débouta-t-il le requérant, pour motif d'incompétence ratione materiae.

19. Le requérant se pourvut devant le Conseil d'État qui, par un arrêt du 26 novembre 2007, écarta son recours. Faisant sienne la motivation du jugement attaqué, il conclut qu'une mesure d'enquête prise dans le cadre d'une procédure pénale ne pouvait être qualifiée d'« acte administratif » relevant du contentieux administratif.

20. Le 7 juillet 2008, le recours en rectification d'arrêt du requérant fut également rejeté.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21. Les dispositions de l'ancien CPP no 1412, resté en vigueur jusqu'au 1er juin 2005, se lisent comme suit :

Article 90

« Le pouvoir de décider d'une saisie appartient au juge. Toutefois, s'agissant des cas où un retard serait préjudiciable, sur ordre des procureurs de la République ou de leurs substituts, les agents de la police habilités à exécuter pareils ordres peuvent procéder à une mesure de saisi.

Lors d'une saisie opérée sans la décision d'un juge, si l'intéressé (...) était absent ou (...) s'il a formé explicitement opposition à la mesure de saisi, l'agent qui y a procédé est tenu, dans les trois jours, de faire approuver cette mesure par un juge.

(...) »

Article 94

« Une perquisition peut être opérée dans le domicile d'une personne suspectée d'avoir commis un délit ou d'en avoir été complice (...) ainsi que dans d'autres locaux lui appartenant (...).

Cette perquisition pourrait être effectuée tant dans le but d'appréhender la personne suspectée qu'en vue de découvrir des preuves probantes. »

Article 97

« Le pouvoir de décider d'une perquisition appartient au juge. Toutefois, s'agissant des cas où un retard serait préjudiciable, sur ordre des procureurs de la République ou de leurs substituts, les agents de la police habilités à exécuter pareils ordres peuvent procéder à une perquisition[2]. »

22. À l'époque des faits, la loi no 2845 instaurant des cours de sûreté de l'État et portant réglementation de leur procédure étaient encore en vigueur. Cette loi énonçait :

Article 13 §§ 2 et 3

« Lors d'une enquête préliminaire, si une décision devant être rendue par un juge s'impose, les procureurs de le République près les cours de sûreté de l'État et leurs substituts peuvent solliciter un juge assesseur de la cour de sûreté de l'État (...). Pareilles demandes sont traitées dans les 24 heures.

Les oppositions contre les décisions prises par les juges assesseurs (...) sont définitivement tranchées par la cour de sûreté de l'État concernée. »

Article 15

« Les enquêtes et les poursuites contre les agents et leurs supérieurs qui ont agi en violation des dispositions de cette présente loi sont effectuées d'office. »

23. Dans sa version en vigueur à l'époque pertinente, l'article 58 de la loi no 1136 sur les avocats se lit ainsi :

« Toute enquête préliminaire visant des avocats, du fait de délits qu'ils auraient commis dans l'exercice de leur profession (...), est menée sur autorisation du ministère de la Justice par le procureur de la République compétent ratione loci. Les bureaux et les domiciles des avocats ne peuvent être perquisitionnés que sur décision d'un tribunal et relativement au fait mentionné dans ladite décision, et ce, sous la surveillance du procureur de la République et en présence d'un représentant du barreau. Sauf les cas de flagrant délit appelant une peine lourde, un avocat ne peut faire l'objet d'une fouille corporelle. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION

24. Le requérant dénonce le caractère illégale et irrégulier de la mesure de perquisition et de saisie qu'il a subies dans son bureau d'avocat ainsi que l'absence d'une voie de droit efficace pour faire valoir ce grief sur le plan du droit interne. Il invoque à cet égard, les articles 8 et 13 de la Convention, que voici :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la prévention des infractions pénales, (...) ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

25. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement n'a pas excipé de l'irrecevabilité des griefs en question et la Cour constate, quant à elle, que ceux-ci ne sont pas manifestement mal fondés, au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention, ni ne se heurtent à un quelconque autre motif d'irrecevabilité.

Elle les déclare donc recevables.

B. Sur le fond

1. Quant à l'article 8 de la Convention

a) Arguments des parties

27. Le requérant estime que la situation dont il a été victime, du fait des mesures illégalement imposées par le parquet, se trouvait aggravée par la violation de la règle de secret professionnel, à savoir une notion capitale pour l'exercice de son métier.

28. Le Gouvernement se réfère à l'article 97 § 1 de l'ancien CPP (paragraphe 21 ci-dessus), disposition qui, selon lui, autorise les procureurs d'apprécier le caractère urgent d'une situation donnée et, dans ce cas, de procéder à une perquisition sans autorisation préalable d'un juge.

Le Gouvernement affirme que, si le nom du requérant a été inclus ultérieurement dans la liste des personnes à appréhender, c'est parce que, dans une autre affaire, dite de Neşter 1, il figurait parmi les individus suspectés d'avoir cherché à faire pression sur les magistrats afin d'obtenir la relaxe des prévenus dans ladite affaire. Selon le Gouvernement, la mesure imposée au requérant tendait à garantir que le procès Neşter 1 soit équitable et, de ce fait, elle était conforme aux principes généraux du droit.

29. À cet égard, le Gouvernement souligne qu'en l'espèce le requérant a formé opposition devant la cour de sûreté de l'État en date du 14 janvier 2004, mais que ce recours a été rejeté (voir paragraphe 10 in fine ci-�dessus), au motif qu'il avait omis de fournir aux juges suffisamment de précisions qui leur auraient permis de se prononcer sur l'illégalité de la perquisition litigieuse. Par ailleurs, si le requérant a aussi introduit une action de pleine juridiction, sa demande ne relevait toutefois pas du contentieux administratif et il en a d'ailleurs été débouté pour motif d'incompétence ratione materiae.

En résumé, le requérant aurait omis de dûment porter ses doléances à l'attention des juges nationaux.

b) Appréciation de la Cour

30. La Cour rappelle que la notion de « domicile » figurant à l'article 8 § 1 de la Convention ne se limite pas au domicile proprement dit d'un particulier et peut englober le bureau ou le cabinet d'un membre de profession libérale (voir, Buck c. Allemagne, no 41604/98, § 31, CEDH 2005-�IV et les références qui y sont citées).

31. En l'espèce, les mesures litigieuses ont été opérées dans le bureau que le requérant occupait en sa qualité d'avocat, dans les locaux de la société NTV (paragraphe 8 ci-dessus). Partant, la Cour conclut qu'il y a eu ingérence dans le droit du requérant au respect de son « domicile », en ce qui concerne ce bureau (Buck, précité, § 32, et Taner Kılıç c. Turquie, no 70845/01, § 40, 24 octobre 2006), ainsi que de sa « correspondance », relativement aux données contenues dans son ordinateur portable et la disquette saisis (Robathin c. Autriche, no 30457/06, § 39, 3 juillet 2012, et les citations qui y figurent). Le requérant ne se plaignant pas de la fouille corporelle qu'il aurait subie pendant sa garde à vue (paragraphe 9 ci-�dessus), la Cour ne se penchera pas sur cette question.

32. Il convient donc de déterminer si cette double ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 8 de la Convention, plus particulièrement, si elle était « prévue par la loi ».

33. À cet égard, la Cour observe d'emblée que le mandat d'arrestation et de perquisition délivré par le juge assesseur de la CSEA ne visait aucunement le requérant ni les locaux de la société NTV où se trouvait son bureau (paragraphes 6 et 8 ci-dessus).

34. Or, dans l'ordre qu'il a transmis à la direction de la sûreté d'Ankara, le parquet a inclut d'office le nom du requérant dans la liste des personnes à appréhender (paragraphe 7 ci-dessus). Ceci étant, les policiers de la direction de la sûreté d'Ankara ne se sont pas cantonnés à arrêter le requérant ; ils ont également fouillé son bureau, saisi son ordinateur portable, accompagné d'une disquette, et, selon les dires du requérant, ils ont aussi inspecté le contenu de son téléphone portable (ibidem).

35. Force est donc de conclure qu'en l'espèce, si le parquet a élargi l'objet du mandat initialement délivré par le juge assesseur, sans en préciser la raison, les responsables de la police ont interprété l'ordre dudit parquet de manière encore plus large, en procédant à une perquisition et à des saisies dans le bureau du requérant.

De surcroît, le dossier est totalement muet sur la question de savoir si ces mesures se trouvaient justifiées par une situation d'urgence, au sens des articles 90 § 1 et 97 de l'ancien CPP (paragraphe 21 ci-dessus). En tout état de cause, même à supposer que ce fût le cas, il suffit d'observer que les agents impliqués ont omis de faire approuver ultérieurement ces mesures par un juge, comme l'exigeait l'article 90 § 2 de l'ancien CPP (ibidem).

L'explication du Gouvernement en ce que le requérant figurait parmi les suspects dans une autre affaire, dite de Neşter 1 (paragraphe 28 ci-dessus) ne suffit pas à justifier ces manquements.

36. La situation sus-décrite est comparable, sinon identique, à celle qui a amené la Cour à constater, dans l'affaire Taner Kılıç c. Turquie (précitée), une violation de l'article 8 de la Convention, au motif que les mesures litigieuses avaient été exécutées sans l'autorisation requise par la loi et à l'abri de garanties adéquates contre les abus, et que, dès lors, elles ne pouvaient passer pour « prévues par la loi » (arrêt précité, §§ 41 et 42).

Cela étant dit, la Cour observe que les circonstances de l'espèce soulèvent d'autres questions de légalité aussi décisives.

37. En effet, malgré le fait que le requérant bénéficiait des garanties offertes par l'article 58 de la loi no 1136 sur les avocats (paragraphe 23 ci-�dessous) et au mépris de la consigne générale du juge assesseur de respecter les garanties offertes par celle-ci (paragraphe 6 ci-dessous), rien dans le dossier ne démontre que l'enquête préliminaire le concernant ait été entamée sur autorisation préalable du ministère de la Justice ; par ailleurs, le bureau du requérant a bien été perquisitionné, non seulement sans décision d'un tribunal, mais aussi en l'absence d'un procureur et d'un représentant du barreau (voir Robathin, précité, §§ 48 et 49).

38. En dernier lieu, la Cour rappelle que le 14 janvier 2004 le requérant a formé opposition devant la CSEA afin de contester les mesures dénoncées en l'espèce (paragraphe 10 ci-dessus).

Au vu, d'une part, des dispositions de la loi no 2845, selon lesquelles une décision prise par le juge assesseur était effectivement susceptible d'opposition devant la CSEA (paragraphe 22 ci-dessus) et, d'autre part, des attendus du jugement du tribunal, selon lesquels, le contrôle des actes des procureurs relevaient des « juridictions de droit commun» (paragraphe 18 ci-�dessus), en l'occurrence de la CSEA, la Cour n'éprouve aucune difficulté à accepter que le requérant avait usé une voie de recours adéquat pour faire valoir ses griefs.

39. À cet égard, le Gouvernement avance que ce recours a été « rejeté » parce que le requérant avait omis de fournir aux juges les précisions nécessaires quant à l'illégalité des mesures dénoncées (paragraphe 29 ci-�dessus).

Cependant, selon l'avis de la Cour, la requête y afférente du requérant contenait suffisamment d'explications et de références propres à permettre à la CSEA de trancher. Quoiqu'il en soit, la Cour n'est pas convaincue que ce recours a vraiment été « rejeté » après un examen. Comme le Gouvernement l'a admis dans ses observations, si aucune décision rendue à cet égard n'existe dans ses archives (paragraphe 10 in fine ci-dessus), il n'a alors pas été démontré qu'en l'espèce les autorités aient enregistré et donné suite à l'opposition du requérant (voir, mutatis mutandis, Taner Kılıç, précité, § 43).

40. Considérant l'ensemble de ces éléments, la Cour estime qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 8 de la Convention, les mesures imposées au requérant n'ayant pas répondu à l'exigence de légalité prévue par cette disposition.

2. Quant à l'article 13 de la Convention

a) Arguments des parties

41. Le requérant estime que le parquet était le seul responsable des mesures dont il a été victime. Or, ses décisions auraient été épargnées de tout contrôle, le tribunal ayant considéré que celles-ci ne tombaient pas sous le coup du contentieux administratif.

42. Le Gouvernement reproche au requérant d'avoir omis de « déposer une plainte devant une autorité quelconque contre les agents de l'État ayant ordonné la perquisition ou exécuté celle-ci » ; en fait, il n'aurait formulé « aucune demande officielle ni pour faire établir l'illégalité de l'arrestation et de la perquisition ni contre le ou les personne(s) qui aurai(en)t agi illégalement ». Ainsi, selon le Gouvernement, le requérant ne se serait pas prévalu « des garanties procédurales offertes par la législation turque » afin de faire valoir le droit dont il alléguait la violation.

43. Le Gouvernement se réfère derechef à la procédure administrative diligentée en l'espèce et avance que « l'action devait être introduite devant les tribunaux civils ». Il soutient que le requérant aurait pu s'appuyer sur les dispositions du Code des obligations portant sur la responsabilité pour « actes illicites » et demander un dédommagement aux personnes qu'il blâme d'agissements fautifs et illégaux.

44. Par ailleurs, le Gouvernement affirme que le requérant aurait pu exercer la voie de réparation ouverte par les articles 141 § 1 i) et j), et 142 § 1 du code de procédure pénale no 5271, entré en vigueur le 1er juin 2005. Le fait litigieux étant survenu le 13 janvier 2004, il était loisible au requérant de se prévaloir de cette possibilité « dans un délai d'un an à compter de la date de l'incident », à savoir jusqu'au 13 janvier 2005.

b) Appréciation de la Cour

45. Eu égard à ses observations précédentes et à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l'article 8 de la Convention (paragraphes 38 à 40 ci-dessus), la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner séparément le grief tiré de l'article 13 de la Convention combiné avec l'article 8 (dans le même sens, voir, Taner Kılıç, précité, § 45).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

46. Le requérant avance que le rejet de sa demande de tenue d'une audience publique par le Conseil d'État a emporté violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

47. Le Gouvernement rétorque que l'obligation de tenir une audience devant le Conseil d'État n'est pas absolue, d'autant moins que cette juridiction n'est pas compétente à réexaminer le bien-fondé du litige.

48. La Cour estime que cette doléance est étroitement liée à celui examiné précédemment sous l'angle de l'article 8 et qu'il doit aussi être déclaré recevable.

Eu égard toutefois aux faits de l'espèce, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l'angle de ladite disposition, la Cour estime qu'elle a examiné la principale question juridique soulevée par la présente requête et qu'il n'y a pas non plus lieu de statuer séparément sur le grief tiré de l'article 6 § 1 (voir, parmi d'autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 56, CEDH 2014).

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

50. Le requérant réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 300 000 EUR pour le dommage moral. Quant à ce premier poste, il fait valoir une baisse considérable de revenus qu'il aurait subie durant les deux années subséquentes à son arrestation et la saisie de son matériel de travail. N'ayant pas eu accès à son ordinateur, donc à ses données et à sa messagerie professionnelles, entre les 13 janvier et 19 février 2004, il n'aurait pas pu maintenir ses contacts avec ses clients, dont certains l'auraient d'ailleurs quitté à cause de l'enquête ouverte à son encontre.

51. Le Gouvernement estime ses prétentions mal fondées, non documentées et, en tout état de cause, excessives.

52. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 2 000 EUR pour dommage moral (voir, par exemple, Taner Kılıç, précité, § 49).

B. Frais et dépens

53. Le requérant demande également 10 000 dollars américains au titre des honoraires de son avocat, somme qu'il se serait engagé de verser après le prononcé de l'arrêt de la Cour dans la présente affaire.

54. Le Gouvernement fait remarquer qu'aucun justificatif n'a été produit pour appuyer cette demande.

55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu de sa jurisprudence et en l'absence d'un document quelconque qui puisse justifier cette demande, la Cour ne peut l'accueillir.

C. Intérêts moratoires

56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

 

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les griefs tirés des articles 13 et 6 § 1 de la Convention ;

 

4. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, pour dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 000 EUR (deux mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

 


[1]. En droit turc « adli yargı » se réfère au pouvoir judicaire exercé par les juridictions de droit commun, à savoir les tribunaux civils et répressifs, exclusion faite des juridictions administratives, qualifiées d'extraordinaires.

[2]2. Par un arrêt du 6 mai 2006, la deuxième phrase de cette disposition a été annulée par la Cour constitutionnelle.


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