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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KULA v. TURKEY - 20233/06 (Judgment : Remainder inadmissible : Second Section) Frenh Text [2018] ECHR 528 (19 June 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/528.html Cite as: CE:ECHR:2018:0619JUD002023306, [2018] ECHR 528, ECLI:CE:ECHR:2018:0619JUD002023306 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KULA c. TURQUIE
(Requête no 20233/06)
ARRÊT
STRASBOURG
19 juin 2018
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kula c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 20233/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Onur Bilge Kula (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 avril 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).2. Le requérant a été représenté par Me F. Sarıaslan, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.3. Le requérant dénonçait en particulier une atteinte à son droit à la liberté d'expression en raison d'une sanction disciplinaire lui ayant été infligée pour sa participation à une émission de télévision en dehors de sa ville de résidence.4. Le 21 octobre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1954 et réside à Ankara. À l'époque des faits, il était professeur dans le cursus de traduction de la faculté des sciences et de littérature de l'université de Mersin (« la faculté »). Il était un spécialiste de la langue allemande.6. À une date non précisée dans le dossier, le requérant fut invité à Istanbul pour participer à une émission de télévision qui devait être diffusée en direct le samedi 31 mars 2001 sur une chaîne publique. Il s'agissait d'un débat sur le thème suivant : « Structure culturelle de l'Union européenne et structure traditionnelle en Turquie - Comparaison des identités et des formes de comportements - Problèmes probables et suggestions de solutions ».7. Le 27 mars 2001, le requérant informa le directeur du cursus de traduction qu'il avait été invité à l'émission susmentionnée.8. Par une lettre du même jour, le directeur du cursus informa le doyen de la faculté que le requérant avait été invité à participer à une émission de télévision. Dans sa lettre, il faisait également part de ses doutes sur les questions de savoir s'il y avait un lien entre le domaine de spécialité du requérant et le thème de l'émission et si l'invitation du requérant à ladite émission à titre personnel était en accord avec les principes de l'université.9. Le 30 mars 2001, le doyen de la faculté informa le directeur du cursus de traduction que la participation du requérant à l'émission en question n'avait pas été jugée appropriée. Le même jour, le requérant fut informé de la décision du doyen.10. Le 31 mars 2001, il participa tout de même à l'émission en question à Istanbul.11. Par des lettres des 2 et 5 avril 2001 adressées au doyen de la faculté, il demanda pourquoi sa participation à l'émission du 31 mars 2001 n'avait pas été considérée comme opportune malgré ses travaux passés sur le thème de celle-ci. Il indiqua en outre qu'il n'aurait pas été compatible avec sa réputation et sa fiabilité professionnelles de renoncer, peu de temps avant l'émission, à sa participation à celle-ci, alors qu'il avait déjà donné son accord. Il soutint aussi avoir le droit de participer à la manifestation en question en invoquant à cet égard sa liberté académique.12. Par une lettre du 9 avril 2001 adressée au requérant, le doyen de la faculté répondit que le requérant n'avait pas le droit de participer à une manifestation sans l'autorisation de l'administration, que le directeur du cursus de traduction avait exprimé ses doutes quant à la suffisance des connaissances du requérant au regard du thème de l'émission du 31 mars 2001 et que la décision de refus avait été adoptée compte tenu de cet avis du directeur du cursus.13. Le samedi 14 avril 2001, le requérant participa à une autre édition de l'émission concernée à la suite d'une conférence internationale qui s'était déroulée du 11 au 13 avril 2001 à Istanbul et à laquelle il avait obtenu l'autorisation de se rendre de la part du doyen de la faculté.14. Le 27 avril 2001, une enquête disciplinaire fut diligentée à l'encontre du requérant au motif qu'il avait participé à deux reprises à l'émission en question à Istanbul sans l'autorisation de son université.15. Le 26 juin 2001, la commission d'enquête rendit son rapport. Elle constatait tout d'abord que le requérant avait été autorisé à participer à des manifestations en dehors de sa ville de résidence douze fois pendant l'année universitaire 2000-2001, mais que sa demande d'autorisation pour l'émission du 31 mars 2001 avait été rejetée compte tenu de l'avis du directeur du cursus, lequel avait estimé que le sujet de l'émission n'avait pas de lien direct avec le domaine de spécialité du requérant. S'agissant de la participation du requérant à l'émission du 14 avril 2001, la commission notait que le doyen de la faculté avait autorisé le requérant à participer à une manifestation scientifique qui devait avoir lieu du 11 au 13 avril 2001 à Istanbul et que cette autorisation ne portait pas sur le 14 avril 2001. Elle estimait à cet égard que même un enseignant-chercheur ne devait pas participer à une émission de ce type sans contrôle ni autorisation et que les universités devaient défendre l'éthique scientifique. Elle considérait ensuite que la participation du requérant à une émission de télévision à Istanbul, les 31 mars et 14 avril 2001, sans autorisation de son université, était constitutive de l'infraction de sortie des frontières de sa ville de résidence sans autorisation, prévue à l'article 8/g du règlement disciplinaire relatif aux dirigeants, enseignants et fonctionnaires des établissements d'enseignement supérieur (« le règlement disciplinaire »). Elle proposait par conséquent la sanction suivante : la réduction d'un huitième du salaire du requérant, en application de l'article 4/d du règlement susmentionné.16. Le 2 juillet 2001, le doyen de la faculté infligea au requérant la sanction de réduction d'un huitième de son salaire pour être sorti des frontières de sa ville de résidence sans autorisation, une infraction prévue à l'article 8/g du règlement disciplinaire.17. Le 20 juillet 2001, le requérant forma un recours hiérarchique auprès du recteur de l'université et demanda la levée de la sanction qui lui avait été infligée.18. Le 8 août 2001, le recteur de l'université décida de lever la sanction de réduction de salaire et de prononcer à l'encontre du requérant une sanction plus légère, à savoir un blâme, en application de l'article 16 du règlement disciplinaire.19. Le 25 octobre 2001, le requérant introduisit un recours en annulation contre cette décision. Il invoquait sa liberté académique, selon lui prévue par la Constitution, pour justifier sa participation à l'émission de télévision en cause, et précisait que celle-ci était diffusée sur une chaîne de service public. Il soutenait en outre que l'article 8/g du règlement disciplinaire était susceptible d'être appliqué de façon abusive par les supérieurs hiérarchiques et que, au regard des moyens de transports et de communication actuels, les frontières des villes avaient perdu leur importance. Il indiquait enfin que l'émission du 14 avril 2001 était un prolongement de la conférence du 11 au 13 avril 2001, à laquelle il avait obtenu l'autorisation de se rendre, et que les invités de cette émission étaient les participants de la conférence.20. Le 29 mai 2002, le tribunal administratif d'Adana (« le tribunal administratif »), considérant que l'acte de sanction n'était pas illégal, rejeta le recours du requérant. Il releva à cet égard qu'il était indiscutable que, le 31 mars 2001, le requérant avait quitté sa ville de résidence malgré le rejet de sa demande de participation à l'émission de télévision en cause. Il estima en outre que les autres arguments du requérant n'étaient pas de nature à faire penser que l'acte de sanction était entaché de vices.21. Le 8 août 2002, le requérant se pourvut en cassation. Il dénonçait notamment l'insuffisance de l'examen auquel le tribunal administratif s'était livré.22. Le 31 octobre 2005, le Conseil d'État rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant et confirma le jugement du tribunal administratif. Il considéra que la motivation de la décision était conforme à la procédure et à la loi et qu'il n'y avait aucune raison de casser ladite décision.II. LE DROIT INTERNE PERTINENT ET LA RECOMMANDATION DE L'ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L'EUROPE
A. L'article 20 additionnel de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l'État
23. L'article 20 additionnel de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l'État, intitulé « Obligation de résidence », avant son abrogation par la loi no 6111 du 13 février 2011, se lisait ainsi :« (...)
Les fonctionnaires de l'État ne peuvent sortir pendant les jours fériés des frontières de leur ville de résidence sans l'autorisation de leurs supérieurs hiérarchiques. »
B. L'article 7 de la loi no 2577 sur la procédure de contentieux administratif
24. L'article 7 de la loi no 2577 du 6 janvier 1982 sur la procédure de contentieux administratif, intitulé « Délai de saisine », est ainsi libellé :« (...)
4. (...) Lorsqu'un acte [réglementaire] est appliqué, les intéressés peuvent introduire un recours contre l'acte réglementaire, contre l'acte individuel appliqué ou contre les deux. Le fait que l'acte réglementaire ne soit pas annulé n'empêche pas l'annulation de l'acte individuel [adopté sur le fondement de cet acte réglementaire]. »
C. L'article 4 du règlement disciplinaire relatif aux dirigeants, enseignants et fonctionnaires des établissements d'enseignement supérieur
25. L'article 4 du règlement disciplinaire relatif aux dirigeants, enseignants et fonctionnaires des établissements d'enseignement supérieur, publié au journal officiel le 21 août 1982, se lit comme suit :« Les sanctions disciplinaires
Article 4. Les sanctions disciplinaires sont les suivantes :
(...)
b) Blâme : notification par écrit d'une faute commise dans la fonction ou dans le comportement,
(...)
d) Réduction de salaire : réduction du salaire brut entre 1/30 et 1/8,
(...) »
26. L'article 8/g du même règlement, avant son abrogation le 29 janvier 2014, était libellé comme suit :« Réduction de salaire
Article 8. Les actes et situations nécessitant la sanction de réduction de salaire sont les suivants :
(...)
g) Sortir des frontières de sa ville de résidence sans autorisation »
27. L'article 16 du règlement est ainsi libellé :« [Lorsqu'il est décidé de] sanctionner un dirigeant, enseignant ou fonctionnaire (...) qui [a effectué des bons] travaux et a eu une bonne ou très bonne [appréciation] lors de ses services passés, une sanction plus légère peut être appliquée. »
D. La Recommandation no 1762(2006) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe : « Liberté académique et autonomie des universités »
28. La Recommandation 1762 (2006) adoptée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe relative à la sauvegarde de la liberté d'expression académique énonce notamment que :
« (...)
4. Conformément à la Magna Charta Universitatum, l'Assemblée réaffirme le droit des universités à la liberté académique et à l'autonomie, droit qui recouvre les principes suivants :
4.1. la liberté académique, dans la recherche comme dans l'enseignement, devrait garantir la liberté d'expression et d'action, la liberté de communiquer des informations de même que celle de rechercher et de diffuser sans restriction le savoir et la vérité ;
4.2. l'autonomie institutionnelle des universités devrait recouvrir un engagement indépendant envers leur mission culturelle et sociale traditionnelle, toujours essentielle aujourd'hui, à travers une politique d'enrichissement des savoirs, une bonne gouvernance et une gestion efficace ;
4.3. l'Histoire a montré que les atteintes à la liberté académique et à l'autonomie des universités ont toujours entraîné un recul sur le plan intellectuel, et donc une stagnation économique et sociale ;
(...)
6. Avec l'avènement de la société du savoir, il est aujourd'hui évident que, pour répondre aux nouvelles évolutions, un nouveau contrat entre université et société est nécessaire. Les libertés universitaires doivent être considérées comme s'accompagnant d'une contrepartie inévitable: la responsabilité sociale et culturelle des universités, et leur obligation de rendre des comptes au public et de faire état de leur propre mission. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
29. Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, le requérant allègue que le blâme qui lui a été infligé pour sa participation à une émission de télévision en dehors de sa ville de résidence constitue une atteinte à ses libertés de pensée et d'expression et, en particulier, à sa liberté académique. Sans invoquer aucun article de la Convention, le requérant allègue en outre que la sanction litigieuse a porté atteinte au principe de respect de sa vie privée dans la mesure où il noue une partie importante de ses relations avec le monde extérieur dans le cadre de sa vie professionnelle.30. La Cour considère que, eu égard à leur formulation, la question principale soulevée par les griefs du requérant concerne l'atteinte portée à l'exercice par lui de sa liberté d'expression en tant qu'universitaire. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle estime donc qu'il convient d'examiner les griefs du requérant sous le seul angle de l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
31. Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
32. Le requérant soutient qu'il a été porté atteinte, par la sanction qui lui a été infligée, à sa liberté académique, un élément selon lui inséparable de sa liberté d'expression.b) Le Gouvernement
33. Le Gouvernement expose que, en l'espèce, l'administration a accordé douze fois au requérant l'autorisation requise pour participer à des manifestations en dehors de sa ville de résidence. Il soutient que la demande d'autorisation formulée par le requérant au sujet de l'émission du 31 mars 2001 a été rejetée pour absence de lien entre le domaine de spécialité de l'intéressé et le thème de l'émission. Il ajoute qu'une enquête disciplinaire a été diligentée à l'encontre du requérant à la suite de sa deuxième participation à l'émission en question, le 14 avril 2001, alors que, cette fois-ci il n'avait même pas sollicité d'autorisation.34. Le Gouvernement allègue que la sanction disciplinaire infligée au requérant était motivée par le départ de l'intéressé de sa ville de résidence sans l'autorisation de l'administration. Il soutient que cette sanction n'avait aucun lien avec les opinions du requérant et les propos que celui-ci aurait tenus lors de l'émission concernée, ni avec sa liberté d'expression. Il estime à cet égard que le requérant aurait pu communiquer ses opinions, exprimées lors de l'émission en cause, par le biais d'un article ou d'un communiqué.35. Le Gouvernement argue par ailleurs que l'obligation faite aux fonctionnaires d'obtenir l'autorisation de leurs supérieurs pour quitter leur ville de résidence vise à assurer l'exercice du service public sans perturbation et que, en pratique, cette obligation d'autorisation reste une simple condition de forme. Il ajoute que les fonctionnaires ont des devoirs et des responsabilités, et que le requérant est entré dans la fonction publique en acceptant les dispositions légales relatives aux fonctionnaires.2. Appréciation de la Cour
a) Existence d'une ingérence
36. La Cour note que, en l'espèce, le requérant a reçu une sanction disciplinaire, à savoir un blâme, pour être sorti des frontières de sa ville de résidence sans l'autorisation de ses supérieurs. Elle observe qu'il a quitté sa ville de résidence afin de participer à une émission de télévision à laquelle il avait été invité. Elle relève ensuite qu'il a adressé une demande d'autorisation à ses supérieurs afin de participer à l'émission du 31 mars 2001, et que le doyen de la faculté a refusé de lui accorder l'autorisation requise après avoir reçu l'avis du directeur du cursus de traduction, selon lequel le domaine de spécialité du requérant n'aurait pas été compatible avec le thème de l'émission (paragraphes 8, 9 et 12 ci-dessus). La Cour constate que, pour ce qui est de la participation du requérant à l'émission du 14 avril 2001, celui-ci allègue que cette émission était le prolongement d'une manifestation scientifique qui s'était déroulée du 11 au 13 avril 2001 à Istanbul et à laquelle il avait participé avec l'accord de ses supérieurs (paragraphe 19 ci-dessus). Elle note aussi que le rapport de la commission chargée de mener l'enquête disciplinaire ouverte contre le requérant fait référence, en ce qui concerne le rejet de la demande d'autorisation de l'intéressé relative à sa participation à l'émission du 31 mars 2001, à l'avis du directeur du cursus susmentionné, et qu'elle souligne en outre la nécessité de contrôler la participation des enseignants-chercheurs aux émissions de ce type (paragraphe 15 ci-dessus).37. Eu égard à ce qui précède, la Cour observe que, bien que les autorités aient sanctionné le requérant pour avoir quitté sa ville de résidence sans l'autorisation de ses supérieurs, la sanction en cause découlait en vérité de la participation de l'intéressé à une émission de télévision que ses supérieurs n'avaient pas approuvée. En effet, il ressort des décisions des instances universitaires qu'à l'origine de la sanction infligée se trouvait essentiellement le refus initial opposé par le doyen de la faculté à la demande du requérant de participer à l'émission du 31 mars 2001. Ladite demande que le requérant a adressée à ses supérieurs ne portait pas sur une autorisation de sortie de sa ville de résidence mais sur une autorisation de participer à cette émission qui se déroulait dans une autre ville que sa ville de résidence. Par ailleurs, les autorités ont considéré la demande d'autorisation du requérant non pas sous l'aspect d'une sortie de sa ville de résidence mais sous celui de sa participation à l'émission en question. La Cour note à cet égard que l'autorisation demandée par le requérant pour participer à l'émission du 31 mars 2001 avait été rejetée parce que ses supérieurs avaient jugé sa participation inappropriée. Elle relève aussi que les autorités semblent avoir pris en considération, lors de l'enquête disciplinaire diligentée contre le requérant, l'opportunité de la participation de celui-ci aux émissions du 31 mars et du 14 avril 2001.38. Rappelant que l'article 10 de la Convention protège également la forme par laquelle les idées sont transmises (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III), la Cour considère que la présente requête porte essentiellement sur l'exercice par le requérant de son droit à la liberté de s'exprimer en tant qu'universitaire lors d'une émission de télévision organisée en dehors de sa ville de résidence. Elle estime que cette question a incontestablement trait à la liberté académique de l'intéressé, qui doit garantir la liberté d'expression et d'action, la liberté de communiquer des informations, ainsi que celle de « rechercher et de diffuser sans restriction le savoir et la vérité » (Sorguç c. Turquie, no 17089/03, § 35, 23 juin 2009, et Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 43, 20 octobre 2009 ; voir également la recommandation 1762(2006) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (paragraphe 28 ci-�dessus)).39. La Cour considère donc que la sanction de blâme infligée au requérant pour sa participation à une émission de télévision en dehors de sa ville de résidence sans l'autorisation de ses supérieurs, si minime soit-elle, pouvait avoir des incidences sur l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression et provoquer même un effet dissuasif à cet égard.40. Par conséquent, elle estime que la mesure litigieuse constitue une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression.b) Justification de l'ingérence
41. Pareille ingérence emporte violation de l'article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 dudit article et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».i) « Prévue par la loi »
42. La Cour observe qu'il ne prête pas à controverse entre les parties que l'ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir les articles 8/g et 16 du règlement disciplinaire relatif aux dirigeants, enseignants et fonctionnaires des établissements d'enseignement supérieur (paragraphe 26 et 27 ci-�dessus).ii) But légitime
43. La Cour note que le Gouvernement ne précise pas le but légitime poursuivi par la mesure litigieuse. Elle estime qu'une disposition règlementaire concernant la sortie d'un fonctionnaire des frontières de sa ville de résidence sans autorisation pourrait poursuivre le but légitime de la défense de l'ordre. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l'ingérence (paragraphe 52 ci-dessous), elle juge qu'il ne s'impose pas de trancher cette question.iii) « Nécessaire dans une société démocratique »
α) Principes généraux
44. La Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d'expression, lesquels sont résumés notamment dans l'arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).45. Elle rappelle en particulier qu'elle n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 de la Convention les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Bédat, précité, § 48).46. Elle rappelle par ailleurs que l'équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu'il s'agit d'apprécier la proportionnalité d'une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, CEDH 2016, et les référence qui y figurent). Elle a déjà dit que l'absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l'article 10 de la Convention (voir, en particulier, Lombardi Vallauri, précité, §§ 45-�56 ; voir aussi, s'agissant de la liberté académique, Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 40, 27 mai 2014). En effet, comme elle l'a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l'examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l'application de la marge d'appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)).β) Application de ces principes en l'espèce
47. La Cour constate que, en l'espèce, il s'agit non seulement d'une sanction disciplinaire a posteriori, infligée au requérant pour avoir participé sans autorisation à une émission de télévision en dehors de sa ville de résidence, mais aussi d'une restriction préalable, sous la forme d'un refus d'autorisation à participer à l'émission du 31 mars 2001, lequel s'est trouvé notamment à l'origine de cette sanction. Elle rappelle que, dans le domaine de la liberté d'expression, la marge d'appréciation dont jouissent les États contractants va de pair avec un contrôle européen particulièrement strict en raison de l'importance, maintes fois soulignée par elle, de cette liberté. Le besoin d'une éventuelle restriction doit donc se trouver établi de manière convaincante (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 35, série A no 276, Radio ABC c. Autriche, 20 octobre 1997, § 30, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, Lombardi Vallauri, précité, § 45, et Nur Radyo ve Televizyon Yayıncılığı A.Ş. c. Turquie (no 2), no 42284/05, § 48, 12 octobre 2010).48. La Cour observe qu'en l'espèce l'administration, lorsqu'elle a débouté le requérant de sa demande de participation à l'émission du 31 mars 2001, n'a pas indiqué à l'intéressé avec suffisamment de clarté pourquoi sa participation à ladite émission était considérée inappropriée et que la décision de sanction n'était étayée par aucune autre motivation qu'une simple référence à la disposition légale invoquée. Elle note à cet égard que la décision de refus du doyen de la faculté du 30 mars 2001 d'autoriser le requérant à participer à l'émission du 31 mars 2001 n'expose pas les motifs de ce refus (paragraphe 9 ci-dessus) et que la lettre du doyen du 9 avril 2001 adressée au requérant évoque seulement les doutes du directeur du cursus de traduction quant à la suffisance des connaissances du requérant sur le thème de l'émission comme fondement de la décision de refus (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note aussi que la décision du doyen datée du 2 juillet 2001, par laquelle une sanction disciplinaire a été infligée au requérant pour être sorti des frontières de sa ville de résidence sans autorisation, se fonde seulement sur l'article 8/g du règlement disciplinaire et n'apporte pas davantage de précision sur les motifs de la sanction (paragraphe 16 ci-dessus). Dans ces décisions, il n'a pas été allégué, par exemple, que le départ sans autorisation du requérant avait perturbé la continuité du service public à l'université ou que l'intéressé avait négligé ses fonctions pour participer à l'émission de télévision en question ou bien qu'il avait eu un comportement ou des propos portant atteinte à la réputation de l'université en participant à cette émission. Elle rappelle à cet égard que la prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-�II). La prééminence du droit implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156, CEDH 2016 (extraits)).49. La Cour relève à cet égard qu'en l'espèce c'est aux juridictions nationales qu'il appartenait de vérifier si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la sanction disciplinaire infligée au requérant apparaissaient « pertinents et suffisants » dans les circonstances de l'affaire. Elle estime donc que, pour apprécier si la nécessité de la sanction litigieuse a été établie de manière convaincante dans la présente affaire, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national lorsqu'il a examiné le recours en annulation introduit par l'intéressé contre cette sanction (Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, § 50, 21 octobre 2008, Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010, Kaos GL c. Turquie, no 4982/07, § 57, 22 novembre 2016 et Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, § 34, 16 janvier 2018).50. Examinant les décisions des juridictions internes rendues en l'espèce, la Cour constate qu'il est impossible de déterminer à partir de ces décisions si la sanction imposée au requérant était nécessaire eu égard au but légitime poursuivi par les autorités. En effet, le jugement du tribunal administratif s'est limité au seul examen de la vérification factuelle relative à la sortie du requérant en dehors de sa ville de résidence sans autorisation et n'apporte aucun élément permettant de penser qu'il a pris soin d'examiner la nécessité de cette sanction dans les circonstances de l'espèce au regard de la liberté académique invoquée par le requérant de manière expresse devant lui. Or, il incombait à ce tribunal ainsi qu'au Conseil d'État, qui a entériné le jugement de première instance, de procéder à un examen plus large qu'un simple contrôle de légalité formelle au regard de l'article 8/g du règlement disciplinaire, comme le leur permettait d'ailleurs l'article 7 § 4 de la loi no 2577 (paragraphe 24 ci-�dessus).51. En l'espèce, il ne ressort donc pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont rempli, d'une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d'autre part, leur obligation d'empêcher tout abus de la part de l'administration. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d'exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance entre les intérêts en jeu.52. Dès lors, en l'absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l'ingérence litigieuse, la Cour estime que les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017, et les références qui y figurent, et Saygılı et Karataş, précité, § 43 ; voir aussi Annen c. Allemagne, no 3690/10, § 73, 26 novembre 2015).53. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, dans les circonstances de l'espèce, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
54. Invoquant l'article 6 de la Convention, le requérant allègue que la sanction infligée a porté atteinte à ses droits civils.55. Estimant en outre qu'il s'agissait d'un acte de punition arbitraire, il argue que ladite sanction constitue une violation de l'article 7 de la Convention.56. Invoquant l'article 13 de la Convention, il se plaint de l'ineffectivité des voies de recours internes.57. Sur le terrain de l'article 14 de la Convention, il se plaint aussi d'avoir subi une discrimination.58. La Cour note que le requérant se contente de présenter ces griefs d'une manière générale et qu'il n'apporte aucun élément pour les étayer.59. Il s'ensuit que, même à supposer que les articles 6 et 7 de la Convention soient applicables en l'espèce, ces griefs doivent être déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement.III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l'article 41 de la Convention,« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
61. Le requérant réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.62. Le Gouvernement considère que la somme demandée au titre du préjudice moral est sans fondement. Il soutient en outre que le requérant n'a pas démontré le lien de causalité entre le dommage subi et la violation alléguée.63. La Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 1 500 EUR pour dommage moral.B. Frais et dépens
64. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 500 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il ne présente aucun document à cet égard.65. Le Gouvernement estime que la partie de la demande qui n'a pas été justifiée doit être rejetée.66. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en l'absence de justificatif présenté par le requérant à cet égard.C. Intérêts moratoires
67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juin 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident