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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> D'ACUNTO AND PIGNATARO v. ITALY - 6360/13 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : First Section Committee) French Text [2018] ECHR 608 (12 July 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/608.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:0712JUD000636013, CE:ECHR:2018:0712JUD000636013, [2018] ECHR 608 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE D'ACUNTO ET PIGNATARO c. ITALIE
(Requête no 6360/13)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire D'Acunto et Pignataro c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Kristina Pardalos, présidente,
Ksenija Turković,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 juin 2018,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 6360/13) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Stefania D'Acunto (la première requérante) et Virginia Pignataro (la deuxième requérante), ont saisi la Cour le 23 janvier 2013 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La première requérante indique agir aussi au nom et pour le compte de ses enfants, L. et S.
2. Les requérantes ont été représentées par Me A.G. Lana, avocat à Rome. Elles ont été autorisées à employer la langue italienne dans la procédure écrite (article 34 § 3 du règlement de la Cour). Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et son ancien coagent, M. G. Mauro Pellegrini.
3. Les requérantes alléguaient en particulier une violation de leur droit au respect de la vie familiale, en raison du placement en établissement des deux enfants de la première requérante, petits-enfants de la deuxième.
4. Le 12 septembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Le Gouvernement ne s'est opposé à l'examen de la requête par un comité.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La première requérante est née en 1963 ; la deuxième requérante, mère de la première, est née en 1931. La première requérante a deux enfants, L. et S., nés respectivement le 9 août 2000 et le 18 mai 2005. Les requérantes résident à Rome.
6. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérantes, peuvent se résumer comme suit.
A. Sur le placement des enfants
7. Le 8 juillet 2007, une vétérinaire effectua une visite sanitaire de deux petits buffles se trouvant sur la propriété de la première requérante. À cette occasion, elle constata que les enfants de celle-ci vivaient parmi un nombre élevé de chiens, de chats et d'autres animaux et que les conditions d'hygiène paraissaient précaires. Le lendemain, elle signala aux autorités compétentes l'absence d'un espace de jeu pour les enfants, des risques pour la sécurité de ceux-ci et des excès de colère de la première requérante à l'égard de L.
8. Le 13 juillet 2007, lors de l'inspection des forces de l'ordre et des services sanitaires et sociaux de la ville de Grottaferrata, il fut constaté que la maison n'était pas habitable. Les enfants furent alors conduits au service de pédiatrie de l'hôpital de Marino pour un contrôle de leur état de santé. Les résultats montrèrent qu'ils étaient en bon état de santé et que le rapport affectif existant entre eux et leur mère était positif. À l'issue de la visite médicale, les services sociaux et la première requérante se mirent d'accord sur le placement volontaire des enfants chez Mme P., une proche à laquelle la première requérante avait auparavant confié L., en particulier lors de la naissance de S. Les services sociaux informèrent la première requérante que le placement était provisoire et pris en l'absence de l'exercice de toute forme de coercition. En parallèle, le maire de Grottaferrata ordonna la remise en état de l'habitation familiale dans un délai de dix jours afin que des conditions hygiéniques et sanitaires propices à l'accueil des enfants pussent être garanties.
9. Le 30 juillet 2007, à la suite d'un désaccord survenu avec Mme P. au sujet du désir de L. de se faire couper les cheveux (ceux-ci lui arrivant jusqu'au dos), la première requérante retira les enfants de l'habitation de celle-ci.
10. Le 31 juillet 2007, la responsable des services sociaux de Grottaferrata informa le procureur de la République près le tribunal pour enfants de Rome de la violation de l'accord de placement volontaire. En outre, elle signala au parquet que la première requérante n'avait pas informé les services sociaux du lieu où ses enfants se trouvaient et qu'elle n'avait pas procédé à la remise en état de son habitation. Par ailleurs, elle sollicita une évaluation des capacités parentales de l'intéressée.
11. Par une décision provisoire en date du 7 septembre 2007 prise en urgence, le tribunal pour enfants de Rome (« le tribunal pour enfants ») ordonna la prise en charge des mineurs et leur placement provisoire dans un établissement d'accueil. Il justifia sa décision en ayant égard à la violation de l'accord de placement volontaire par la première requérante et aux conditions sanitaires de l'habitation familiale. Le 18 septembre 2007, les enfants furent conduits à la maison d'accueil de la Congrégation des Sœurs Carmélites du Cœur Divin de Jésus (« la maison d'accueil « Rocca di Papa » »), près de Rome. Le tribunal pour enfants fixa la convocation de la première requérante à l'audience du 8 novembre 2007.
12. À cette audience, la première requérante déclara que les enfants n'avaient pas été reconnus par leurs pères respectifs et que ces derniers ne participaient pas à leur entretien et n'étaient pas en contact avec eux.
13. Entendue le 9 avril 2008, la deuxième requérante indiqua que les relations avec sa fille étaient complexes. Elle déclara aussi que celle-ci empêchait le père de L. de s'occuper de son fils.
14. Le 14 juillet 2008, le tribunal pour enfants confirma la décision du 7 septembre 2007, estimant que le retour des enfants chez la première requérante n'était pas souhaitable et qu'un placement chez la deuxième requérante n'était pas envisageable à cause du profond conflit l'opposant à sa fille.
15. À une date non précisée, la deuxième requérante demanda au tribunal pour enfants le placement des mineurs à son domicile, en dénonçant les effets du séjour en maison d'accueil, qu'elle qualifiait de déstabilisants. À l'audience du 30 juin 2009, les requérantes demandèrent une expertise sur l'état de santé de la première d'entre elles afin que les capacités parentales de cette dernière fussent démontrées.
16. Le 5 juillet 2009, le tribunal pour enfants constata, d'une part, la persistance du conflit entre les requérantes et, d'autre part, l'attitude hostile de la première requérante à l'égard du personnel de la maison d'accueil (expressions injurieuses, comportements agressifs, nombreux accès non autorisés dans l'établissement), que l'intéressée justifiait comme étant une réaction aux prétendues vexations subies par L. de la part des autres enfants hébergés dans la structure.
17. Le tribunal considéra aussi que l'état des relations entre les requérantes était conflictuel et préjudiciable pour les enfants et que l'état psychologique de la première requérante ne permettait pas de décider le placement des mineurs chez elle. Dès lors, il ordonna :
- le maintien de la garde des enfants aux services sociaux et du placement à la maison d'accueil « Rocca di Papa », considérant que tout transfert pouvant perturber les mineurs ;
- la mise en place de rencontres en milieu protégé, alternativement au bénéfice de la première requérante et de la deuxième requérante, au sein de l'établissement « l'Espace neutre » de Frascati (sans précision sur la fréquence des rencontres), tout en interdisant à la première requérante d'accéder à la maison d'accueil et en lui enjoignant de ne pas se comporter de manière préjudiciable aux enfants au cours des rencontres ;
- la réalisation d'une expertise sur l'état psychologique et les capacités parentales de la première requérante, l'experte judiciaire étant en particulier chargée d'identifier la meilleure solution pour les mineurs s'agissant de leur bien-être psychique et physique.
18. Le déroulement de l'expertise se fit en plusieurs étapes : le 23 novembre 2009, l'experte entendit la première requérante ; le 1er mars 2010, elle s'entretint avec la deuxième requérante ; et, le 14 avril 2010, elle rencontra les enfants, d'abord seuls, puis en présence des requérantes. Le 19 mai 2010, l'experte rendit ses conclusions au tribunal pour enfants. Dans son rapport d'expertise, elle indiquait notamment que la première requérante souffrait de troubles psychologiques de type « borderline », présentant une personnalité fragile, caractérisée par des réactions émotionnelles contrastées et une tendance à la dépression, qu'elle pensait plus à ses animaux qu'à ses enfants et qu'un traitement psychothérapeutique serait en principe inutile, compte tenu de sa difficulté à faire confiance aux autres et à établir des relations personnelles. Elle indiquait aussi que la deuxième requérante avait une attitude hostile à l'égard des autres et qu'elle était incapable d'assumer sa part de responsabilité dans la situation litigieuse existant avec sa fille. Elle précisait que la relation des requérantes était hautement conflictuelle, ce qui avait des répercussions sur le bien-être des enfants, en particulier sur celui de L.
L'experte indiquait en outre que les mineurs essayaient d'apaiser les querelles entre les requérantes : elle soulignait en particulier que L. jouait un rôle de médiateur, cherchant à convaincre sa mère et sa grand-mère de se réconcilier, et que, face à son échec, des crises d'agressivité survenaient. L'experte concluait que L. avait des besoins auxquels ni la première ni la deuxième requérante ne savaient répondre et que S. pouvait réussir à s'adapter dans une famille d'accueil ou d'adoption.
19. Le 7 juin 2010, une experte choisie par la première requérante présenta ses conclusions. Cette experte confirma l'existence du conflit entre les requérantes et ajouta que celles-ci avaient tissé, individuellement, une relation complice et profonde avec les enfants. Elle estima que les enfants étaient lucides au sujet du conflit entre les deux adultes et conclut que leur séparation d'avec leur famille était extrêmement préjudiciable à leur bien-être.
20. Le 24 juillet 2010, le procureur de la République près le tribunal pour enfants demanda, à la lumière du rapport d'expertise du 19 mai 2010, la poursuite de l'activité de soutien à la première requérante en vue d'un rapprochement entre celle-ci et les enfants fondé sur une alternance entre des périodes de placement en maison d'accueil et des séjours avec la première requérante.
21. Le 7 octobre 2010, la psychothérapeute de l'établissement « l'Espace neutre » de Frascati informa la municipalité de son intention de suspendre les rencontres jusqu'à la mise en place d'un soutien neuropsychiatrique au bénéfice des enfants.
22. Le 14 juin 2011, le tribunal pour enfants entendit L., qui répondit favorablement à la proposition de placement en famille d'accueil.
23. Le 17 novembre 2011, l'équipe de « l'Espace neutre » de Frascati rédigea un rapport sur les rencontres organisées entre la première requérante et les enfants. Ce rapport faisait état d'un changement d'attitude de la première requérante, qui se montrait plus conciliante et encline à suivre les prescriptions encadrant les rencontres et les propositions visant à l'apaisement du conflit avec sa mère. Selon le rapport, cette « alliance positive » entre les membres de l'équipe de « l'Espace neutre » et la première requérante avait permis à celle-ci de prendre conscience de ses difficultés à s'occuper des enfants et de l'état de délabrement de sa maison. Toujours selon ce rapport, la relation avec les enfants était évaluée positivement, l'existence de liens affectifs forts et authentiques entre mère et enfants étant soulignée.
24. Le 20 janvier 2012, L. écrivit au tribunal pour enfants pour solliciter un placement en famille d'accueil.
25. Par une décision du 8 février 2012, le tribunal pour enfants chargea les services sociaux de trouver en urgence une famille d'accueil. Il considéra en effet que le placement des mineurs en maison d'accueil ne répondait plus aux besoins de ces derniers et que, s'agissant des requérantes, aucun changement significatif ne permettait de se prononcer en faveur du retour des enfants auprès de la première requérante ou de leur placement chez la deuxième requérante.
26. Le 3 mars 2012, les requérantes firent appel de la décision susmentionnée devant la cour d'appel de Rome, demandant la suspension de ladite décision en urgence et l'attribution de la garde des enfants à la première requérante ou, à titre subsidiaire, le placement de ceux-ci chez la deuxième requérante. Entre autres motifs d'appel, elles critiquaient le constat du tribunal pour enfants quant à un présumé déséquilibre psychique de la première requérante, estimant qu'un tel déséquilibre ne pouvait se déduire de l'expertise judiciaire et ajoutant que ce constat était contredit par les conclusions de l'experte choisie par l'intéressée. Selon les requérantes, les capacités parentales de la première requérante étaient prouvées par la relation établie avec l'équipe de « l'Espace neutre » (paragraphe 23 ci-dessus) et par trois décisions du procureur de la République près le tribunal pour enfants, en date des 14 février 2009, 24 juillet 2010 et 13 mai 2011, portant refus d'ouvrir une procédure de vérification de l'existence d'un état d'abandon des mineurs.
La curatrice nommée par la cour d'appel pour représenter les enfants émit un avis indiquant son opposition à la demande des requérantes.
27. Le 10 juillet 2012, la cour d'appel de Rome (section pour les mineurs) rejeta l'appel. Elle justifia l'urgence de la décision attaquée en relevant que les enfants avaient eux-mêmes sollicité un changement de leur situation afin de trouver un cadre de vie plus stable. Elle nota aussi que, même si la première requérante avait une attitude moins hostile à l'égard du personnel de la maison d'accueil et même si elle avait récemment changé d'habitation, elle avait besoin de temps pour stabiliser sa situation personnelle. À cet égard, la cour d'appel souligna que la solution adoptée avait un caractère provisoire et qu'elle pouvait permettre, à l'avenir, un retour des enfants au domicile familial.
28. À une date non précisée, les enfants furent confiés à la famille d'accueil sélectionnée.
29. Le 17 septembre 2012, les enfants retournèrent à la maison d'accueil « Rocca di Papa », le placement dans la famille d'accueil choisie ayant échoué. Selon le père de la famille d'accueil, qui était pédiatre, S. avait besoin d'une évaluation neuropsychiatrique, compte tenu de son comportement violent et ingérable, et L. montrait une profonde tristesse en réaction au comportement de sa sœur et à l'échec du projet de placement.
30. Lors des audiences des 25 septembre et 11 octobre 2012, la psychologue de l'« Espace neutre » attribua la responsabilité de l'échec du placement en famille d'accueil à la première requérante. Selon elle, cette dernière avait dénigré la famille d'accueil et donné aux enfants des informations contradictoires et négatives.
31. Le 9 novembre 2012, le tribunal pour enfants rejeta une nouvelle demande de la première requérante visant à l'obtention de la garde des enfants. Le tribunal ne retint pas les motifs sur lesquels la demande était fondée - entre autres la disponibilité d'un nouvel appartement à Rome et l'achat d'une voiture -, et il considéra, au contraire, que ces éléments prouvaient que la première requérante n'avait pas compris que la raison de l'éloignement des mineurs était liée à son incapacité parentale. De plus, le tribunal releva que la première requérante avait créé un blog et publié des photos des mineurs, l'adresse de la maison d'accueil et des extraits des décisions judiciaires.
Le tribunal observa en outre que, d'après les services sociaux, l'intéressée continuait à se comporter de manière préjudiciable au bien-être de ses enfants, ce qui, pour lui, démontrait l'absence de progrès quant à ses capacités parentales. À ce sujet, le tribunal faisait référence à l'expertise du 19 mai 2010. En conséquence, il ordonna la suspension de l'autorité parentale de la première requérante, en désignant un tuteur temporaire des mineurs, ainsi que l'établissement d'une évaluation psychologique des enfants et la prise en charge thérapeutique de ceux-ci. Enfin, il chargea les services sociaux de trouver un nouvel établissement d'accueil, dont l'adresse ne devait pas être communiquée à la première requérante afin d'éviter des interférences telles que celles commises auparavant par cette dernière. Le tribunal ordonna aussi la poursuite des rencontres en milieu protégé, une fois par mois.
32. Le 15 janvier 2013, la première requérante interjeta appel de la décision du 9 novembre 2012 devant la cour d'appel de Rome. Elle contestait entre autres la suspension de son autorité parentale, fondée sur l'expertise en date du 19 mai 2010, et sollicitait à cet égard une nouvelle évaluation de son état psychologique afin qu'une réunification familiale fût rendue possible.
33. À partir du mois de mars 2013, les enfants furent placés dans deux structures d'accueil distinctes. D'après les autorités, ces établissements étaient suffisamment proches pour permettre le maintien du lien affectif entre eux. À la même période, les mineurs commencèrent à suivre un parcours psychothérapeutique adapté à leurs âges et besoins respectifs.
34. Le 3 avril 2013, la cour d'appel de Rome rejeta l'appel de la première requérante, considérant que la décision entreprise visait à garantir le déroulement d'un parcours thérapeutique adapté à chacun des enfants. Elle constata en outre que les rencontres continuaient à avoir lieu.
35. Le 18 mars 2014, le tribunal pour enfants convoqua les requérantes, le tuteur et la curatrice des enfants ainsi que les services sociaux de Grottaferrata afin d'évaluer la suspension de l'autorité parentale. À l'issue de l'audience, le tribunal releva que les rapports entre la première et la deuxième requérante avaient radicalement changé et que depuis quelque temps la première requérante habitait chez la deuxième requérante. Il constata en outre que la première requérante avait une attitude constructive à l'égard du personnel des structures d'accueil des enfants et qu'elle prêtait beaucoup d'attention au bien-être de ces derniers et à leur développement en milieu scolaire.
36. Le 10 avril 2014, le tribunal pour enfants ordonna une expertise sur les progrès réalisés par la première requérante, sur l'état des relations entre les requérantes et sur les rapports de ces dernières avec les enfants. De plus, il autorisa les rencontres dans les établissements où les enfants étaient placés, considérant que les exigences justifiant la tenue des rencontres en milieu protégé avaient disparu.
37. Le 17 novembre 2014, l'expert nommé par le tribunal rendit son rapport. Il confirma le diagnostic de personnalité de type « borderline » de la première requérante, en relevant un bon niveau de compensation fonctionnelle grâce au parcours psychothérapeutique suivi. Il indiqua que le rapport entre les requérantes était équilibré, mais que le déclin intellectuel de la deuxième requérante, dû au vieillissement, pouvait représenter un nouveau paramètre qui devrait être pris en considération afin d'éviter tout risque de nouvelles tensions. Quant aux enfants, l'expert suggéra pour L. un suivi très scrupuleux et il estima que pour S. les risques d'un développement de la personnalité en sens oppositionnel (in senso oppositivo) étaient très marqués. S'agissant enfin du lien entre la première requérante et les mineurs, l'expert mentionna l'existence d'une affection sincère, tout en constatant que les modalités relationnelles étaient désordonnées et que les capacités de la première requérante à faire face aux exigences des enfants, qui réclamaient des efforts considérables, pouvaient faire défaut à cette dernière, en particulier en cas de situations de stress. La Cour n'a pas été informée des suites données à ce rapport d'expertise.
L'expert choisi par la première requérante souscrivit aux conclusions de l'expert judiciaire quant aux progrès réalisés par celle-ci et au rapport mère-enfants. Il indiqua notamment, dans ses propres conclusions, que la première requérante suivait un parcours de psychothérapie et que celui-ci s'était révélé salutaire, en particulier après un apaisement des tensions entre l'intéressée et les services sociaux, coïncidant avec le transfert des enfants dans les nouveaux établissements.
38. Le 18 avril 2015, L., alors âgé de 14 ans et 8 mois, quitta soudainement la structure d'accueil qui l'hébergeait pour rejoindre le domicile de la deuxième requérante, où habitait la première requérante.
39. Le 24 avril 2015, le tribunal pour enfants ordonna aux forces de l'ordre de prélever le mineur du domicile de la deuxième requérante et de le reconduire dans la structure d'accueil. En outre, il élabora un plan de réinsertion progressive des enfants dans la cellule familiale, en prévoyant pour chaque fin de semaine la cohabitation au domicile de la deuxième requérante, sous la supervision des services sociaux. Il enjoignit à la première requérante de se conformer aux instructions des services sociaux et de fixer sa résidence chez la deuxième requérante.
40. Le 20 mai 2015, la structure d'accueil de L. informa le tribunal pour enfants que, depuis la veille, L. avait de nouveau quitté l'établissement pour se rendre chez la deuxième requérante. Dans leur communication, les responsables de la structure indiquaient que le placement forcé du mineur dans l'établissement n'était pas souhaitable.
41. Le 25 mai 2015, le tribunal ordonna le placement des enfants au domicile de la deuxième requérante, en cohabitation avec la première requérante. Il maintint la suspension de l'autorité parentale de cette dernière et ordonna aux différents acteurs impliqués (tuteur, curatrice, services sociaux) de mettre en place un parcours d'assistance éducative à domicile et de poursuivre les thérapies psychologiques en cours. Enfin, il enjoignit à la première requérante d'entamer un parcours de soutien à la parentalité.
B. Sur les plaintes déposées par la première requérante
42. À partir de 2010, la première requérante déposa plusieurs plaintes au sujet de mauvais traitements dont ses enfants auraient été victimes. Elle dénonçait en particulier des violences physiques que L. aurait subies, entre le 2 mai 2008 et le 24 décembre 2012, de la part d'autres mineurs hébergés dans la maison d'accueil « Rocca di Papa ». En outre, elle alléguait que le 15 juillet 2008, S. avait chuté de la couchette supérieure de son lit superposé, ce qui lui aurait causé un hématome du côté gauche de la bouche.
43. Le commissariat de police de Frascati procéda à des investigations au sujet de ces plaintes.
Dans ce cadre, il entendit le personnel des services sociaux et de la maison d'accueil « Rocca di Papa ». À cette occasion, un ancien éducateur de la maison d'accueil dénonça la sévérité dont les religieuses auraient fait montre envers les enfants hébergés dans cette structure, déclarant que ceux-ci étaient obligés, avant d'aller à l'école, de ranger leur chambre et de balayer et nettoyer entièrement les locaux de la maison d'accueil, et qu'un enfant souffrant d'énurésie nocturne avait été contraint de dormir pendant plus d'un mois sans couverture, malgré la rigueur hivernale. Par ailleurs, deux opératrices de « l'Espace neutre » relatèrent qu'initialement L. et S. se présentaient aux rencontres mal habillés et dans de mauvaises conditions d'hygiène, et que leur situation s'était améliorée par la suite.
Les agents du commissariat procédèrent à l'inspection de la maison d'accueil et relevèrent des irrégularités quant à la présence du personnel et à la tenue du registre de l'établissement.
44. Le 9 juin 2011, le commissariat transmit les résultats de ses investigations au procureur de la République de Velletri, qui ouvrit une enquête préliminaire, ainsi qu'au tribunal pour enfants.
45. La présidente du tribunal pour enfants se rendit à la maison d'accueil « Rocca di Papa ». Elle rencontra chacun des enfants qui y étaient placés, y compris L. et S., en l'absence du personnel de la structure, afin d'obtenir un récit spontané des mineurs. Elle ne releva aucun élément établissant la commission de violences ou faisant naître le soupçon que les mineurs hébergés risquaient de subir des mauvais traitements.
46. La Cour n'a pas été informée des suites données à l'enquête.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
47. Le droit interne pertinent en l'espèce se trouve décrit dans l'arrêt Errico c. Italie (no 29768/05, §§ 23-26, 24 février 2009).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
48. Les requérantes allèguent que leur séparation d'avec les mineurs L. et S. et le placement pendant sept ans et demi de ceux-ci ont porté atteinte à leur droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
49. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Objection préliminaire
50. Le Gouvernement conteste la nature de l'acte de saisine de la Cour déposé par les requérantes, estimant que celles-ci ont uniquement introduit une demande de mesures provisoires, au sens de l'article 39 du règlement de la Cour, et qu'elles n'ont pas présenté une requête au fond portant sur leurs griefs de violation des articles 3 et 8 de la Convention. Par conséquent, il invite la Cour à limiter son contrôle à la seule demande de mesures provisoires, au nom du respect du principe du contradictoire.
51. Les requérantes soutiennent que leur requête au fond, soulevant des griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention, était assortie d'une demande de mesures provisoires au sens de l'article 39 du règlement de la Cour. À cet égard, elles indiquent que, après avoir rejeté leur demande de mesures provisoires, la Cour les a invitées, par une lettre du 19 février 2013, à indiquer si elles souhaitaient maintenir leur requête. Une fois reçue leur réponse affirmative, la Cour a procédé à la communication de l'affaire au gouvernement défendeur. Aux yeux des requérantes, cela démontre que la Cour a toujours considéré la demande au fond comme ayant été introduite en même temps que la demande de mesures provisoires.
52. Tout d'abord, la Cour rappelle que les conditions plus strictes pour l'introduction d'une requête ne sont exigées que depuis le 1er janvier 2014 par le nouvel article 47 de son règlement. Or, la présente requête ayant été introduite le 23 janvier 2013, les requérantes n'étaient pas tenues de présenter leur requête sur le formulaire fourni par le greffe de la Cour (Strumia c. Italie, no 53377/13, § 84, 23 juin 2016).
53. Ensuite, s'agissant du contenu de la requête, la Cour relève que celle-ci contenait tous les éléments de fait et de droit nécessaires pour l'examen des griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention, et elle note aussi que, dans le même formulaire, les requérantes demandaient l'application de mesures provisoires au sens de l'article 39 de son règlement. Après avoir rejeté cette demande de mesures provisoires, la Cour a invité les requérantes à indiquer, sans autre formalité, si elles souhaitaient maintenir leur requête. Par une lettre du 5 mars 2013, conformément à une pratique constante observée devant la Cour, les conseils des requérantes ont confirmé leur souhait de maintenir la requête. Celle-ci a par la suite été communiquée au gouvernement défendeur, ce qui a permis d'établir le contradictoire entre les parties.
54. Pour ces raisons, la Cour considère qu'il y a lieu d'écarter l'exception préliminaire du Gouvernement quant à la nature de l'acte par lequel elle a été saisie et quant à sa contrariété alléguée au principe du contradictoire.
B. Sur la recevabilité
1. Sur l'exception du gouvernement défendeur quant à la qualité de la première requérante pour agir au nom et pour le compte de ses enfants
55. Le Gouvernement conteste l'intérêt légitime de la première requérante à agir au nom et pour le compte de ses enfants, et il demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable en ce qui concerne les deux mineurs. Il soutient que, à la suite de la décision du tribunal pour enfants de suspendre l'autorité parentale de la première requérante, la seule personne ayant qualité pour agir au nom et pour le compte des mineurs est le tuteur nommé par le tribunal.
56. Quant à la possibilité de représenter un mineur devant la Cour en cas d'absence de détention de l'autorité parentale ou de suspension de cette dernière, le Gouvernement estime qu'elle est admise par la Cour dans la seule hypothèse d'un litige existant entre le parent et le tuteur nommé par les autorités judiciaires et que, en revanche, en cas de conflit existant entre le parent et les autorités judiciaires, la légitimité du parent à agir fait défaut. Dès lors, le Gouvernement conclut que, en l'espèce, la première requérante aurait dû demander au tuteur d'introduire une requête au nom et pour le compte des enfants devant la Cour.
57. Les requérantes soutiennent, en s'appuyant en particulier sur l'arrêt Scozzari et Giunta c. Italie ([GC], nos 39221/98 et 41963/98, CEDH 2000-VII), que, même si le tribunal interne a suspendu l'autorité parentale de la première requérante, mère biologique des mineurs, la légitimité de celle-ci à agir au nom et pour le compte des enfants est maintenue.
58. Rappelant le principe énoncé en la matière dans l'arrêt Scozzari et Giunta (précité, §138), la Cour indique avoir reconnu en général la légitimité à agir du parent biologique privé de l'autorité parentale, en s'appuyant sur la considération fondamentale que toute atteinte potentielle aux droits du mineur devrait être examinée par elle afin d'éviter le risque que certains intérêts des mineurs ne soient pas portés à son attention et que ceux-ci soient privés d'une protection effective des droits qu'ils tirent de la Convention (N.Ts. et autres c. Géorgie, no 71776/12, §§ 52-54, 2 février 2016, et A.K. et L. c. Croatie, no 37956/11, §§ 46-50, 8 janvier 2013). Dès lors, toute approche restrictive ou purement technique devrait être évitée dans ce domaine (T. c. République tchèque, no 19315/11, §§ 90-91, 17 juillet 2014).
59. La Cour note que, dans la présente affaire, il est allégué, au nom des enfants, que les décisions prises par les autorités judiciaires, dont la nécessité et la proportionnalité sont contestées, ont eu des effets négatifs sur le bien-être des mineurs et sur leur rapport avec la première et la deuxième requérante. Dès lors, même si la première requérante a fait l'objet d'une suspension de son autorité parentale - cette mesure constituant d'ailleurs l'un des faits générateurs du litige qu'elle porte devant la Cour -, sa qualité de mère biologique permet de lui reconnaître le pouvoir d'ester devant la Cour également au nom de ses enfants (Scozzari et Giunta, précité, § 138). Qui plus est, dans la présente affaire la Cour relève que les intérêts de la première requérante sont alignés à ceux des enfants quant aux allégations relatives aux obligations découlant du droit au respect de la vie familiale. Dès lors, la Cour considère que la première requérante peut également agir au nom et pour le compte de ses enfants afin de protéger leurs propres intérêts.
60. La Cour considère ainsi qu'il y a lieu d'écarter l'exception préliminaire du Gouvernement quant au locus standi de la première requérante pour représenter ses enfants dans la procédure devant elle.
2. Conclusion sur la recevabilité
61. Constatant que le grief tiré de l'article 8 de la Convention n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
C. Sur le fond
1. Thèse des parties
62. Les requérantes estiment que l'éloignement des enfants du domicile familial, leur prise en charge par les services sociaux et leur placement en maison d'accueil, la restriction du droit de visite à une rencontre en milieu protégé par mois ainsi que la suspension de l'autorité parentale de la première requérante constituent des mesures contraires à l'article 8 de la Convention. Elles allèguent que les autorités nationales n'ont pas fourni des raisons adéquates et suffisantes pour justifier l'ingérence alléguée dans leur droit au respect de la vie familiale, qui, de surcroît, à leurs yeux, n'était pas motivée par l'exigence de protéger l'intérêt supérieur des enfants. En ce qui concerne les troubles de la personnalité de la première requérante, elles dénoncent les décisions du tribunal pour enfants, fondées principalement sur le rapport d'expertise établi en mai 2010 (paragraphe 18 ci-dessus), en ce que ces décisions auraient été superficielles et auraient revêtu un caractère stéréotypé. Elles critiquent en outre la décision de suspension de l'autorité parentale (paragraphe 31 ci-dessus), qui n'aurait pas pris en compte les progrès réalisés par la première requérante quant à sa personnalité et à ses conditions de vie. Enfin, elles considèrent que le placement des enfants en structure d'accueil, dont elles dénoncent le caractère de facto permanent, n'a pas été suivi par la mise en place de mesures alternatives visant à favoriser le regroupement familial.
63. Le Gouvernement ne conteste pas le fait que le placement des mineurs a constitué une ingérence dans le droit des requérantes au respect de leur vie familiale. Il indique toutefois que les autorités nationales sont mieux placées pour prendre en compte les différents intérêts en jeu, car en contact direct avec les personnes impliquées, et qu'elles bénéficient dès lors d'une large marge d'appréciation.
64. Le Gouvernement soutient que le trouble « borderline » présenté par la première requérante et certains des aspects de la personnalité de cette dernière - à savoir, selon lui, sa fragilité, son immaturité et son instabilité émotionnelle - ont eu un impact négatif sur le développement des enfants, ce qui aurait d'ailleurs été mentionné dans les expertises de 2010 et de 2014. Dès lors, pour le Gouvernement, les autorités nationales ont adopté les mesures nécessaires à la protection de l'intérêt supérieur des mineurs, dans le but d'ôter les causes à l'origine de la situation d'abandon matériel et moral difficile dans laquelle ceux-ci se seraient trouvés et, en même temps, d'instaurer un parcours thérapeutique pour le bon développement de leurs personnalités fragilisées. Dans ce contexte, la réduction progressive du droit de visite des requérantes aurait ainsi été justifiée. À cet égard, le Gouvernement conteste la version des faits des requérantes et il indique que le lien entre celles-ci et les enfants n'a jamais été rompu. Il ajoute que, à la différence de l'affaire Zhou c. Italie (no 33773/11, 21 janvier 2014), la présente espèce se caractérise par le fait que les juges nationaux ont garanti une révision fréquente de la décision de placement des enfants.
65. Quant à la suspension de l'autorité parentale, le Gouvernement soutient qu'elle a été décidée seulement après l'échec des autres tentatives entreprises pour convaincre la première requérante de coopérer avec les autorités. En outre, en ce qui concerne les raisons expliquant le laps de temps observé entre l'expertise du 19 mai 2010 et celle du 17 novembre 2014, il indique que le diagnostic de personnalité « borderline » comporte un pronostic négatif quant aux possibilités pour l'individu d'obtenir des progrès significatifs sur le court terme ; il ajoute que c'est pour cette raison que la deuxième expertise n'a été ordonnée qu'en mars 2014, après le signalement des services sociaux relatif à une amélioration globale de la situation de la première requérante.
66. En conclusion, le Gouvernement estime que les mesures adoptées dans la présente affaire ont été adéquates et proportionnées, ainsi que pleinement nécessaires à la protection de l'intérêt supérieur des mineurs.
2. Appréciation de la Cour
67. La Cour renvoie aux principes généraux applicables en la matière, récemment rappelés dans les arrêts Soares de Melo c. Portugal (no 72850/14, §§ 88-94, 16 février 2016), R.M.S. c. Espagne (no 28775/12, §§ 69-72, 18 juin 2013), et Y.C. c. Royaume-Uni (no 4547/10, §§ 133-139, 13 mars 2012).
68. Se tournant vers la présente affaire, la Cour note qu'il n'est pas contesté que les décisions ayant ordonné le placement des enfants et encadré le droit de visite ont constitué une ingérence dans le droit des requérantes. La Cour note aussi qu'il n'est pas soutenu par ces dernières que ces décisions ne reposaient pas sur une disposition de loi ou qu'elles ne poursuivaient pas un but légitime. Elle relève à cet égard que la première de ces exigences, telle que définie par sa jurisprudence, a été respectée et que, s'agissant de la deuxième, relative au but légitime poursuivi, les mesures prises visaient la protection de l'intégrité physique et psychique des enfants.
69. En ce qui concerne la « nécessité » des mesures prises par les autorités, la Cour observe que le placement litigieux, intervenu en exécution d'une décision provisoire adoptée en urgence, a pris effet le 18 septembre 2007, date à laquelle L. et S., âgés à l'époque respectivement de 7 ans et de 2 ans, ont été placés dans la maison d'accueil « Rocca di Papa ». Ladite décision a été confirmée le 14 juillet 2008. La Cour constate que la décision du tribunal pour enfants était fondée, d'une part, sur l'insalubrité du domicile familial et sur le non-respect de l'ordonnance de remise en état des lieux et, d'autre part, sur la violation de l'accord de placement volontaire des mineurs (paragraphe 10 ci-dessus) et sur l'impossibilité de placer les enfants chez la deuxième requérante à cause de la relation conflictuelle existant entre cette dernière et la première requérante. Par la suite, le rapport d'expertise sur l'état psychique et les capacités éducatives de la première requérante a confirmé les difficultés de celle-ci à subvenir aux besoins de ses enfants (paragraphe 18 ci-dessus).
70. En ce qui concerne le droit de visite, la Cour observe que le tribunal pour enfants a décidé de restreindre et d'encadrer les rencontres afin de préserver le bien-être des enfants, principalement en raison de l'attitude de la première requérante (paragraphe 17 ci-dessus), et que, ultérieurement, en novembre 2012, le régime des visites a été restreint à une visite par mois.
71. La Cour constate ensuite que, après avoir décidé la restriction et l'encadrement des rencontres, le tribunal pour enfants a ordonné le placement des mineurs en famille d'accueil, en tenant compte de l'exigence élémentaire d'assurer leur développement (paragraphe 25 ci-dessus). Elle note aussi que, à la suite de l'échec de cette mesure, les enfants sont retournés dans leur ancienne maison d'accueil avant d'être transférés dans deux structures distinctes à partir du mois de mars 2013 (paragraphe 33 ci-dessus).
72. La Cour reconnaît que dans une affaire comme celle-ci les tribunaux se trouvent souvent confrontés à des intérêts différents, difficilement conciliables. Dans la recherche de l'équilibre entre ceux-ci, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale (P.F. c. Pologne, no 2210/12, § 54, 16 septembre 2014).
73. Eu égard à la situation matérielle de l'habitation de la première requérante, à l'attitude hostile, voire agressive, de cette dernière à l'égard du personnel des services sociaux, à l'état dégradé des relations entre la première et la deuxième requérante et au fait que le lien familial n'a jamais été interrompu, la Cour estime que les autorités judiciaires ont pris les mesures nécessaires, justifiées par des raisons adéquates et suffisantes, à la protection du bien-être des enfants en décidant le placement de ceux-ci et l'encadrement du régime des visites.
74. En ce qui concerne le processus décisionnel, il y a lieu d'examiner si les conclusions des autorités nationales reposaient sur des éléments de preuve suffisants (y compris, le cas échéant, des déclarations de témoins, rapports des autorités compétentes, expertises psychologiques et autres, et notes médicales) et si les parties intéressées, en particulier les parents, ont eu suffisamment l'occasion de participer à la procédure en question (N.P. c. République de Moldova, no 58455/13, § 69, 6 octobre 2015, et Saviny c. Ukraine, no 39948/06, § 51, 18 décembre 2008).
75. À cet égard, la Cour relève qu'en prenant la décision de suspension de l'autorité parentale du 9 novembre 2012 le tribunal pour enfants s'est appuyé sur le rapport d'expertise établi le 19 mai 2010 (paragraphe 31 ci-dessus).
76. S'il est vrai, comme le Gouvernement l'affirme, qu'un trouble de la personnalité de type « borderline » ne requiert pas de renouveler périodiquement l'expertise en raison d'une impossibilité d'apprécier les perspectives d'évolution sur le court terme (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour, sans vouloir prendre position sur la validité scientifique de cette assertion, considère que certains éléments de l'affaire montrent non pas un changement de la situation litigieuse justifiant le retour des enfants et la réunification de la famille mais, à tout le moins, une évolution positive des conditions décrites dans le premier rapport d'expertise.
77. En particulier, tout d'abord, la Cour relève que les enfants ont été examinés par le personnel médical de l'hôpital de Marino, qui a constaté que ceux-ci étaient en bon état de santé et que le rapport mère-enfants était positif (paragraphe 8 ci-dessus). À la différence d'autres affaires que la Cour a eu l'occasion d'examiner, dans la présente espèce, les enfants n'ont été séparés de leur mère ni en raison d'une situation de violence ou de maltraitance physique ou psychique, ni en raison d'un état de santé inquiétant (voir, pour la jurisprudence y mentionnée, Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, §§ 73-74, 20 juin 2017).
78. Ensuite, la Cour observe que, contrairement à l'experte judiciaire, l'experte choisie en 2010 par la première requérante a estimé que la séparation des enfants de leur famille était extrêmement préjudiciable à leur développement (paragraphe 19 ci-dessus).
79. La Cour remarque également que le rapport relatif aux rencontres organisées en milieu protégé (paragraphe 23 ci-dessus) faisait état d'une amélioration globale du comportement de la première requérante ainsi que d'une évolution positive des relations entre celle-ci et les enfants, l'équipe de « l'Espace neutre » ayant observé l'existence de liens affectifs forts et authentiques entre l'intéressée et les mineurs.
80. En outre, il y a lieu de noter que le procureur de la République près le tribunal pour enfants, à la lumière du rapport d'expertise établi en mai 2010, a sollicité auprès du tribunal la poursuite de l'activité de soutien à la première requérante en vue d'un rapprochement entre celle-ci et les enfants (paragraphe 20 ci-dessus). Il convient aussi de relever qu'il a refusé d'ouvrir la procédure de vérification de l'état d'abandon, préalable à la déclaration d'adoptabilité, en raison du fort lien affectif existant entre la première requérante et les mineurs (paragraphe 26 ci-dessus).
81. Enfin, la Cour note que la cour d'appel de Rome, tout en confirmant la décision ayant ordonné le placement en famille d'accueil des mineurs, a constaté que les conditions de vie de la première requérante avaient globalement progressé (paragraphe 27 ci-dessus).
82. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans certaines circonstances, comme étant contraires à l'article 8 de la Convention les décisions des autorités judiciaires prononcées sur le fondement des résultats d'un ancien rapport d'expertise en l'absence de prise en considération de l'évolution de la situation concrète ainsi qu'en l'absence d'une demande de mise à jour dudit rapport aux fins de vérification des éléments caractérisant la situation de l'espèce (Improta c. Italie, no 66396/14, §§ 56, 4 mai 2017, Cincimino c. Italie, no 68884/13, §§ 73-74, 28 avril 2016, et R.M.S., précité, § 89 ; voir, a contrario, Vautier c. France, no 28499/05, §§ 71, 74 et 75, 26 novembre 2009).
83. En l'espèce, la Cour observe que le tribunal pour enfants s'est limité à reprendre les considérations figurant dans les décisions précédentes, et ce sans tenir compte de l'évolution de la situation litigieuse décrite ci-dessus, et qu'il s'est appuyé sur un rapport d'expertise rédigé vingt-neuf mois auparavant, partiellement contestée par l'experte choisie par la première requérante, établi à partir de séances ayant eu lieu le 23 novembre 2009 et les 1er mars et 14 avril 2010. La Cour relève que la mesure en cause, certes provisoire, touchait néanmoins les droits du parent concerné, en l'occurrence la mère, et comportait de fait la perte de l'autorité parentale de cette dernière sur ses enfants. Pour cette raison, elle estime qu'il était nécessaire de renouveler le rapport d'expertise avant de prendre une décision relative à l'exercice des droits parentaux.
84. En ce qui concerne la durée de la procédure prise dans sa globalité, la Cour rappelle que, sur le terrain de l'article 8 de la Convention, un retard dans la procédure risque toujours de trancher par un fait accompli le problème en litige (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, §§ 64-65, série A no121, D'Alconzo c. Italie, no 64297/12, § 64, 23 février 2017, Solarino c. Italie, no 76171/13, § 39, 9 février 2017, et Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 136, 9 mai 2003).
85. En l'espèce, la Cour constate que la décision provisoire du 7 septembre 2007 n'a été confirmée que dix mois après son adoption (paragraphe 14 ci-dessus). Le même écart de dix mois court entre la décision ayant ordonné la première expertise judiciaire et la présentation du rapport y afférent au tribunal pour enfants. Par ailleurs, la Cour estime que le laps de temps écoulé entre les deux expertises judiciaires, d'environ quatre ans et six mois, ne peut se justifier, notamment eu égard aux changements de la situation litigieuse évoqués supra. Plus généralement, la Cour considère que le tribunal pour enfants s'est parfois limité à réagir aux sollicitations des mineurs au lieu de donner lui-même son impulsion à la procédure. En effet, ledit tribunal n'a pas procédé avec la célérité nécessaire au placement des enfants en famille d'accueil, mais il a plutôt réagi à l'insistance, voire la ténacité, de L., qui a obtenu de cette juridiction une décision rapide en l'espace de quelques semaines (paragraphe 24 ci-dessus). Dans le même sens, au lieu de prendre en compte les conclusions du deuxième rapport d'expertise et d'adopter les éventuelles mesures qui s'imposaient (paragraphe 37 ci-dessus), le tribunal pour enfants n'a fait qu'acter le choix du mineur de retrouver sa famille lorsque celui-ci, alors adolescent, s'est échappé à deux reprises de la structure d'accueil pour se rendre au domicile de la deuxième requérante, où la première requérante habitait (paragraphes 38 et 40 ci-dessus).
86. Dès lors, eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le processus décisionnel n'a pas satisfait aux exigences procédurales inhérentes à l'article 8 de la Convention.
87. La Cour conclut en conséquence que l'État a méconnu à l'égard des requérantes les obligations positives mises à sa charge par l'article 8 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
88. Les requérantes dénoncent une violation du droit de L. et S. à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants. Elles invoquent l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
89. Le Gouvernement estime que ce grief est manifestement mal fondé. Il soutient qu'aucune preuve n'a été fournie quant aux dénoncés mauvais traitements dont les mineurs auraient été victimes au sein de la maison d'accueil « Rocca di Papa » et que même la blessure de L., suturée à l'hôpital, ne peut être considérée comme démontrant l'existence d'un mauvais traitement, puisqu'elle serait tout simplement la conséquence d'un événement aléatoire et fréquent dans l'existence d'un enfant. Le Gouvernement ajoute, sans donner de précisions d'ordre temporel, que le procureur de la République de Velletri a ouvert une enquête préliminaire à l'issue des investigations menées par le commissariat de police de Frascati au sujet des plaintes déposées par la première requérante, que la présidente du tribunal pour enfants a visité la maison d'accueil et rencontré les mineurs hébergés en son sein et que, en tout état de cause, aucun de ces enfants ne s'est plaint d'avoir fait l'objet de mauvais traitements dans cette structure.
90. Les requérantes rétorquent qu'une obligation positive de protection et de prévention des personnes vulnérables, parmi lesquelles les mineurs, pèse sur les États et que cette obligation peut aller jusqu'à une véritable obligation d'assistance en cas de soumission de ces personnes au contrôle des autorités nationales. Elles soutiennent que L. et S. ont été victimes de négligences et de violences pendant leur séjour à la maison d'accueil « Rocca di Papa », ce qui serait confirmé par les déclarations du personnel de cette structure.
91. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l'article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX).
92. À cet égard, la Cour estime que, en l'espèce, les autorités chargées de l'enquête ont rapidement réagi aux plaintes de la première requérante pour établir les faits dénoncés (paragraphe 43 ci-dessus). Selon les dernières informations dont la Cour dispose, la présidente du tribunal pour enfants, qui a visité la maison d'accueil et rencontré les mineurs hébergés en son sein, n'a relevé aucun élément pouvant confirmer les allégations des requérantes (paragraphe 45 ci-dessus). Par ailleurs, celles-ci n'ont pas informé la Cour des conclusions et suites éventuelles de l'enquête préliminaire ; elles se sont limitées à soumettre un article de presse relatant la clôture d'une procédure pénale relative à d'autres faits qui auraient eu lieu au sein de la maison d'accueil « Rocca di Papa ».
93. Partant, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
94. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
95. Les requérantes réclament 50 000 euros (EUR) pour la première requérante, 30 000 EUR pour la deuxième requérante et 30 000 EUR pour chacun des enfants au titre des préjudices matériel et moral subis d'après elles du fait de la violation alléguée des articles 3 et 8 de la Convention.
96. Le Gouvernement estime que les sommes réclamées sont excessives. Il considère que, si la Cour devait parvenir à un constat de violation de la Convention, un tel constat constituerait une importante mesure compensatoire pour les requérantes, puisque, selon lui, le recours offert par l'article 34 de la Convention n'a assurément pas été proposé à des fins économiques. En outre, en ce qui concerne les montants demandés pour les enfants, il conteste leur fondement au motif que les requérantes n'ont pas la qualité pour agir au nom des mineurs.
97. La Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer conjointement aux requérantes 12 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
98. Les requérantes demandent également 9 464 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et 30 831,84 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
99. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme globale de 12 000 EUR tous frais confondus et l'accorde aux requérantes.
C. Intérêts moratoires
101. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 8 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'État défendeur doit verser aux requérantes, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 12 000 EUR (douze mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
ii. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérantes à titre d'impôt, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposKristina Pardalos
GreffierPrésidente