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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ABDURRAHMAN TEKIN v. TURKEY - 42899/11 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Second Section Committee) French Text [2018] ECHR 766 (25 September 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/766.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:0925JUD004289911, CE:ECHR:2018:0925JUD004289911, [2018] ECHR 766

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ABDURRAHMAN TEKİN c. TURQUIE

 

(Requête n o 42899/11)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

25 septembre 2018

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Abdurrahman Tekin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Paul Lemmens, président,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 42899/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdurrahman Tekin (« le requérant »), a saisi la Cour le 1 er avril 2011 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2 . Le requérant a indiqué par sa lettre envoyée à la date susmentionnée, avoir fait l'objet de mauvais traitements durant les événements du 18 février 2009 et que sa plainte y afférente s'est soldée par un non-lieu. Par une lettre du 15 juillet 2011 du greffe de la Cour, le requérant a été invitée à présenter une requête en bonne et due forme jusqu'au 9 septembre 2011. Cette requête datée du 5 septembre 2011, a été reçue le 16 septembre 2011.

3. Le requérant a été représenté par M e R. Bataray Saman, avocate à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

4. Le 14 novembre 2013, les griefs concernant les allégations de mauvais traitements et l'ineffectivité de l'enquête ont été communiquées au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

5. Le Gouvernement s'oppose à l'examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l'objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1950 et réside à Diyarbakır.

7. Le 18 février 2009, une manifestation fut organisée à Diyarbakır. Le requérant fit l'objet de coups et d'usage de gaz lacrymogène par les policiers.

8. Le 24 février 2009, le requérant déposa plainte pour tortures. Le lendemain, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur ») recueillit sa déposition. Le requérant indiqua qu'il ne faisait que passer ce jour-là sans participer à la manifestation, qu'il avait vu des adolescents jeter des pierres aux policiers et qu'il les en avait empêché, mais qu'une fois que les policiers étaient arrivés, ils l'avaient insulté, avaient pulvérisé du gaz lacrymogène sur son visage et l'avaient frappé avec la crosse de leurs fusils.

9. Le même jour, le requérant fut examiné par la branche de Diyarbakır de l'Institut médicolégal. Le rapport médical indique la présence d'une ecchymose autour de l'œil gauche du requérant, et des allégations de douleur aux jambes. Au vu de l'absence d'une autre lésion, traumatisme ou fracture, le rapport conclut que le diagnostic vital n'était pas engagé et que la blessure constatée était de nature légère.

10. Le 10 mars 2009, le requérant fut examiné par un médecin privé, qui indiqua que le requérant souffrait d'une douleur chronique au genou droit et qu'il indiquait avoir subi un traumatisme dû à une chute une quinzaine de jours auparavant.

11. Le 22 mai 2009, le requérant déposa une seconde pétition au parquet en indiquant que la scène avait été photographiée et publiée dans un quotidien et demanda à ce que le témoignage du journaliste ayant pris le cliché fut rajouté au dossier. Le procureur s'adressa à la direction du quotidien en question et obtint les clichés.

12. Le 10 novembre 2009, le procureur qualifia les faits de délit commis par les forces de l'ordre dans l'exercice de leurs fonctions et demanda au bureau du gouverneur de Diyarbakır l'autorisation de poursuivre les deux policiers impliqués, en application de la loi n o 4483 sur la poursuite des fonctionnaires.

13 . Le comité administratif départemental de Diyarbakır (« le comité administratif ») recueillit les dépositions des deux policiers. Ceux-ci indiquèrent que l'intéressé avait crié dans leur direction pour leur dire de ne pas utiliser de gaz lacrymogène et qu'il avait ensuite saisi le fusil de bombe à gaz des mains de l'agent S.K. L'agent S.K. avait alors tiré et poussé le fusil pour le dégager des mains du requérant, ce qui aurait fait chuté le requérant au sol. Les policiers affirmèrent également qu'ils n'avaient pas utilisé de spray lacrymogène directement sur l'intéressé et qu'ils ne l'avaient pas frappé, ni insulté.

14. Le 19 décembre 2009, le comité administratif recueillit également les dépositions de trois témoins oculaires, qui confirmèrent la version donnée par les policiers.

15. Le 28 décembre 2009, faisant référence aux éléments qui précèdent et aux photographies susmentionnées, le comité administratif décida de ne pas autoriser la poursuite des policiers accusés. Cette décision fut entérinée par le tribunal administratif régional de Diyarbakır le 31 mars 2010.

16. Le 15 juin 2010, le procureur rendit un non-lieu. Il divisa les allégations en deux parties, les insultes et les coups. Puis il indiqua qu'à supposer que les insultes alléguées constituaient un délit à poursuivre sans autorisation administrative, aucune preuve tangible ne permettait de les établir pour entamer une enquête pénale à cet égard. Quant à l'allégation de coups, le procureur considéra qu'il ne s'agissait pas de torture ou de mauvais traitements au sens du droit pénal puisque les actes n'atteignaient pas le niveau requis, ni ne possédaient le caractère de continuité. Il qualifia donc les actes comme des gestes causant des blessures simples et ayant eu lieu au cours de l'exercice des fonctions, délit pour lequel l'autorisation administrative nécessaire n'avait pas été accordée.

17 . Le 24 août 2010, la cour d'assises de Siverek confirma le non-lieu. Elle indiqua dans sa décision ce qui suit : « Bien que les photographies versées au dossier montrent que les policiers ont frappé le plaignant, aucun élément ne permet de dire qu'ils connaissaient l'intéressé qui ne faisait que passer et qu'un acte ainsi réalisé de manière ponctuelle sans l'élément intentionnel, ne correspond pas à la définition de torture ou de mauvais traitements au sens de l'article 94 du code pénal ». Cette décision finale fut notifiée au requérant le 4 octobre 2010.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

18. Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaint d'avoir fait l'objet de coups, d'usage de gaz lacrymogène et d'insultes par les policiers. Il se plaint également de l'ineffectivité de l'enquête en la matière en ce qu'elle n'était pas objective puisque les photographies montraient clairement qu'il avait été frappé.

19. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

20. La Cour décide d'examiner les griefs en question sous l'angle seul de l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

21. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-respect de la règle des six mois. Il indique que le requérant a introduit une lettre d'une seule page le 1 er avril 2011, et que la requête au sens de l'article 47 du règlement n'a été présentée à la Cour que le 16 septembre 2011, soit plus de six mois après la notification de la décision finale concernant les allégations, à savoir le 4 octobre 2010.

22. D'emblée, la Cour note que la présente requête a été introduite avant l'amendement du 6 mai 2013 de l'article 47 du règlement, lequel est entré en vigueur le 1 er janvier 2014. Avant cette date, la Cour considérait normalement qu'une requête est introduite à la date de la première communication du requérant indiquant l'intention de l'intéressé de la saisir et exposant, même sommairement, la nature de la requête. Cette première communication, qui pouvait aussi prendre la forme d'une télécopie, interrompait le cours du délai de six mois ( Kemevuako c. Pays-Bas , (déc.), n o 65938/09§ 19, 1 er juin 2010).

23. En l'espèce, le requérant a communiqué une première lettre le 1 er avril 2011, dans laquelle il a exposé de manière concrète et compréhensible la substance de ses griefs. Par la suite, il a introduit sa requête en bonne et due forme dans les délais qui lui étaient impartis (paragraphe 2 ci-dessus).

24. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la requête a été introduite le 1 er avril 2011. Vu que la décision finale a été notifiée au requérant le 4 octobre 2010, la requête n'est pas tardive. Par conséquent, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.

25. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

26. Le requérant allègue avoir reçu des coups, avoir été aspergé de gaz lacrymogène et avoir été insulté par des policiers.

27. Le Gouvernement fait référence aux conclusions des enquêtes internes et invite la Cour à dire qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3.

28. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri c. l'ex-République Yougoslave de Macédoine ([GC], n o 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], n os 10865/09, 45886/07et 32431/08, §§ 314-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], n o 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015).

29. La Cour rappelle que lorsqu'un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l'ordre, l'utilisation à son égard de la force physique alors qu'elle n'est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l'article 3 ( Bouyid , précité, § 88, et Vatandaş c. Turquie , n o 37869/08, § 34, 15 mai 2018).

30. La Cour rappelle aussi que pour que l'interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s'adressant notamment aux agents publics s'avère efficace en pratique, il faut qu'existe une procédure permettant d'enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains. Ainsi, les dispositions de l'article 3 requièrent par implication qu'une forme d'enquête officielle effective soit menée lorsqu'un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d'autres services comparables de l'État, un traitement contraire à l'article 3. D'une manière générale, pour qu'une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu'elle vise ( Bouyid , précité, §§ 114-118).

31. En l'espèce, la Cour note que l'allégation de l'usage de gaz lacrymogène sur le requérant et celle relative aux insultes n'ont pas été établies en droit interne. Aucun élément dans le dossier devant la Cour ne permet non plus d'établir ces faits.

32. Pour ce qui est de l'allégation de coups, la Cour constate que l'examen médical réalisé peu après les faits établissait la présence d'une ecchymose autour de l'œil gauche du requérant. Ce grief était donc a priori défendable et une enquête indépendante devait en conséquence être menée à ce propos.

33. Cependant, le procureur a considéré cette allégation comme étant relative à un délit ordinaire commis pendant l'exercice des fonctions et a renvoyé le dossier au comité administratif départemental de Diyarbakır.

34. Or, la Cour rappelle avoir déjà établi qu'en droit turc, le comité administratif départemental compétent établi selon la loi sur la poursuite des fonctionnaires n'était pas indépendant ( Aksoy c. Turquie , 18 décembre 1996, §§ 24-26, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, Oğur c. Turquie [GC], n o 21594/93, § 91, CEDH 1999-III, Gömi et autres c. Turquie , n o 35962/97, §§ 66-68 et 79-80, 21 décembre 2006).

35. Par ailleurs, bien que le comité administratif ait considéré au vu de différents témoignages et après examen des photographies pris lors des événements, que le policier S.K. avait tenté de dégager son arme lorsque le requérant l'avait saisie et qu'ensuite celui-ci était tombé au sol (paragraphes 13 et suivants ci-dessus), la cour d'assises qui a examiné l'opposition du requérant a clairement indiqué que les photographies permettaient de comprendre que le requérant avait été « frappé » (paragraphe 17 ci-dessus).

36. Ainsi, la Cour relève que le fait que le procureur et la cour d'assises ait qualifié le coup porté par le policier au requérant d'acte commis au cours de l'exercice de ses fonctions ne permet pas, à lui seul, d'écarter la responsabilité du représentant des forces de l'ordre. En effet, la présence médicalement avérée d'une ecchymose à l'œil gauche requérait qu'une enquête sur la nécessité et la proportionnalité du recours à la force soit menée, ce qui n'a pas été le cas (voir par exemple, Nasrettin Aslan et Zeki Aslan c. Turquie , n o 17850/11, §§ 40 et 41, 30 août 2016, et Ali Aba Talipoğlu c. Turquie , n o 16408/10, § 30, 18 octobre 2016). La preuve de la nécessité et de la proportionnalité n'a donc pas été livrée.

37. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l'article 3 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Le requérant n'a présenté aucune demande de réparation de dommage. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

39. Le requérant demande 4 070,77 euros (EUR) pour les honoraires et présente un descriptif des heures de travail de son avocat, ainsi qu'une lettre du barreau de Diyarbakır indiquant les montants minimum des honoraires pour représenter un requérant devant la Cour. Le requérant demande aussi 269,68 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, correspondant aux frais postaux, frais de photocopies et de traduction. Il présente une note de paiement établi par un traducteur d'un montant de 120 EUR, ainsi que des factures d'envois postaux.

40. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.

41. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ( Merabishvili c. Géorgie [GC], n o 72508/13, § 370, CEDH 2017 (extraits), voir aussi l'article 60 du règlement). Compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour et l'accorde au requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;

 

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 1 000 EUR (mille euros), à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 septembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Paul Lemmens
Greffier adjoint Président

 


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