BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TAS CAKAR v. TURKEY - 73487/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 390 (28 May 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/390.html
Cite as: [2019] ECHR 390

[New search] [Contents list] [Help]


 

 

 

DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE TAŞ ÇAKAR c. TURQUIE

 

( Requête n o 73487/12 )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

28 mai 2019

 

 

 

Cet arrêt est définitif . Il peut subir des retouches de forme.


En l ' affaire Taş Çakar c. Turquie ,

La Cour européenne des droits de l ' homme ( deuxième section ), siégeant en un comité composé de   :

Valeriu Griţco, président,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges ,
et de Hasan Bakırcı , greffier adjoint d e section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2019 ,

Rend l ' arrêt que voici, adopté à cette date   :

PROCÉDURE

1.     À l ' origine de l ' affaire se trouve une requête (n o 73487/12) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, M me   Sevgi Taş Çakar («   la requérante   »), a saisi la Cour le 3 septembre 2012 en vertu de l ' article   34 de la Convention de sauvegarde des droits de l ' homme et des libertés fondamentales («   la Convention   »).

2.     La requérante a été représentée par M e   R. Yaratan, avocat à Elazığ. Le gouvernement turc («   le Gouvernement   ») a été représenté par son agent.

3.     Le 12 décembre 2017 , les griefs concernant le droit de la requérante à un procès équitable, à la liberté d ' expression et à la liberté de réunion pacifique ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l ' article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L ' ESPÈCE
4.     La requérante est née en 1985 et réside à Elazığ .

5.     Par un acte d ' accusation du 8 mai 2006, le procureur de la République d ' Elazığ inculpa la requérante du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste en raison de certains actes qu ' elle avait commis lors d ' une manifestation organisée le 1 er mai 2006 à Elazığ.

6.     Le 19 janvier 2011, la cour d ' assises de Malatya reconnut la requérante coupable de l ' infraction reprochée et la condamna à dix mois d ' emprisonnement en application de l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713, avant de surseoir au prononcé de son jugement. Elle releva à cet égard que lors de la manifestation en question la requérante avait porté, comme plusieurs autres manifestants, un béret noir, une chemise blanche, un pantalon noir et un foulard rouge et que le port par les manifestants de cette tenue uniforme était représentatif d ' une organisation illégale et visait à faire la propagande de cette organisation.

7.     Le 27 mars 2012, la cour d ' assises de Diyarbakır rejeta l ' opposition formée par la requérante contre la décision de sursis au prononcé du jugement.

  1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
8.     L ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé   comme suit   :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l ' alinéa ci - dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement ainsi qu ' à une peine d ' amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »

9.     Après avoir été modifié par la loi n o 5532, entrée en vigueur le 18   juillet 2006, l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 disposait ce qui suit   :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...) »

10.     Depuis la modification opérée par la loi n o 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition se lit ainsi   :

«   Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l ' apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l ' utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...) »

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ' ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
11.     Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, la requérante voit dans sa condamnation pénale une atteinte à son droit à la liberté d ' expression et à son droit à la liberté de réunion pacifique.

12.     Invoquant l ' article 6 § 1 de la Convention, la requérante reproche aux juridictions internes d ' avoir procédé à un examen insuffisant de son affaire.

13.     La Cour note que, par ces griefs, la requérante se plaint d ' avoir été condamnée pénalement pour des actes qui, selon elle, relevaient essentiellement de l ' exercice de son droit à la liberté d ' expression. Dès lors, maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu ' il convient d ' examiner les griefs de la requérante sous le seul angle de l ' article   10 de la Convention.

  1. Sur la recevabilité
14.     Le Gouvernement soulève une exception d ' irrecevabilité tirée de l ' absence de qualité de victime de la requérante, exposant qu ' il a été sursis au prononcé du jugement de condamnation de l ' intéressée.

15.     La requérante conteste cette exception. Elle indique qu ' elle a ressenti l ' effet dissuasif de sa condamnation, même s ' il en a été sursis au prononcé.

16.     La Cour estime que la mesure de sursis au prononcé du jugement ne peut passer pour prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont l ' intéressée a directement subi les dommages en raison de l ' atteinte en découlant à l ' exercice de sa liberté d ' expression (voir, mutatis mutandis , Aslı Güneş c. Turquie (déc.), n o 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie , n o   56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie , n o   48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter cette exception.

17.     Constatant par ailleurs que ce grief n ' est pas manifestement mal fondé au sens de l ' article 35 § 3 a) de la Convention et qu ' il ne se heurte à aucun autre motif d ' irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur le fond
18.     La requérante soutient que sa condamnation pénale constitue une violation de son droit à la liberté d ' expression.

19.     Le Gouvernement soutient que, si l ' existence d ' une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la préservation de la sûreté publique, de la défense de l ' ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, étant donné que l ' acte reproché à la requérante était, selon lui, clairement de nature à inciter à la violence, l ' ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

20.     La Cour considère que la condamnation pénale de la requérante, même assortie d ' un sursis au prononcé du jugement, compte tenu de l ' effet dissuasif qu ' elle a pu provoquer, constitue une ingérence dans le droit de l ' intéressée à la liberté d ' expression ( Erdoğdu c. Turquie , n o 25723/94, §   72, CEDH 2000 - VI, et Ergündoğan , précité, § 26   ; voir aussi, a contrario , Otegi Mondragon c. Espagne , n o 2034/07, § 60, CEDH 2011).

21.     Elle observe ensuite qu ' il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l ' article 7 § 2 de la loi n o   3713, et qu ' elle poursuivait des buts légitimes au regard de l ' article 10 §   2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l ' ordre et la prévention du crime.

22.     Quant à la nécessité de l ' ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d ' expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Belge c. Turquie (n o 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6   décembre 2016).

23.     Elle note qu ' en l ' espèce la requérante a été condamnée au pénal pour propagande en faveur d ' une organisation terroriste en raison de sa tenue vestimentaire lors d ' une manifestation, dont le port était, selon les autorités internes, représentatif d ' une organisation illégale (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour considère que, quelles que soient les implications de la tenue litigieuse de la requérante lors de la manifestation en question, l ' acte en cause ne peut être perçu, en soi, comme contenant un appel à l ' usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu ' il ne constituait pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l ' élément essentiel à prendre en considération ( Sürek c. Turquie (n o 4) [GC], n o 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie , n o 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).

24.     Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, consistant en une condamnation à dix mois d ' emprisonnement assortie d ' un sursis au prononcé du jugement, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu ' elle n ' était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n ' était pas nécessaire dans une société démocratique.

25.     Partant, il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention.

  1. SUR L ' APPLICATION DE L ' ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
26.     La requérante réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu ' elle dit avoir subi et également 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu ' elle estime avoir subi. Elle sollicite en outre 28   423,80   EUR pour les frais et dépens. Elle présente à cet égard une liste répertoriant les tâches accomplies par son avocat en vue de la préparation de la requête et les heures prestées par celui-ci pour chacune d ' entre elles.

27.     Le Gouvernement considère que la demande formulée au titre du dommage matériel est non étayée et excessive. S ' agissant de la demande concernant le dommage moral, il estime qu ' il n ' y a pas de lien de causalité entre cette demande et la violation alléguée. Quant à la demande relative aux frais et dépens, il expose que la requérante n ' a pas présenté de convention d ' honoraires d ' avocat ni de justificatifs de paiement relativement aux frais d ' avocat et aux autres frais allégués.

28.     La Cour n ' aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu ' il y a lieu d ' octroyer à la requérante 2   500 EUR pour préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1   000 EUR tous frais confondus et l ' accorde à la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L ' UNANIMITÉ,

1.     Déclare la requête recevable   ;

2.     Dit qu ' il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention   ;

3.     Dit

a)     que l ' État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l ' État défendeur, au taux applicable à la date du règlement   :

  1. 2   500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d ' impôt sur cette somme, pour dommage moral,
  2. 1   000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d ' impôt sur cette somme, pour frais et dépens,

b)     qu ' à compter de l ' expiration dudit délai et jusqu ' au versement, ces montants seront à majorer d ' un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage   ;

4.     Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mai 2019 , en application de l ' article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/390.html