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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> AKCAYOZ AND OTHERS v. TURKEY - 76035/11 (Judgment : Article 2 - Right to life : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 740 (15 October 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/740.html
Cite as: [2019] ECHR 740

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE AKÇAYÖZ ET AUTRES c. TURQUIE

 

(Requête no 76035/11)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

15 octobre 2019

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Akçayöz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Julia Laffranque, présidente,
          Ivana Jelić,
          Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76035/11) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, Mmes Günay Akçayöz, Güller Akçayöz et Berfin Akçayöz (« les requérantes »), et MM. Vedat Çelik, Cengiz Karakaş et Özgür Sağlam (« les requérants ») ont saisi la Cour le 2 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les intéressés ont été représentés par Mes S. Ballıkaya Çelik et M. Çelik, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 27 avril 2018, les griefs requalifiés sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4.  Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Les requérantes, nées respectivement en 1948, 1969 et 1996, agissent tant en leur nom propre qu’au nom de leur proche feu M. Alp Ata Akçayöz, décédé lors de l’opération menée par les forces de l’ordre dans la prison de type E d’Üsküdar (Istanbul), où il était détenu. Les requérants – qui, à l’époque des faits purgeaient leurs peines à la même prison – sont nés respectivement en 1975, 1978 et 1981. Actuellement, les intéressés résident tous à Istanbul.

A.  La genèse de l’affaire

6.  En octobre 2000, dans plusieurs prisons furent entamées des grèves de la faim pour protester contre la création de nouveaux établissements pénitentiaires de haute sécurité, dits de type F, qui visait à mettre en service des unités de vie d’une à trois personnes au lieu de dortoirs.

7.  Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans vingt établissements pénitentiaires. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), des heurts violents survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

8.  La prison d’Üsküdar n’échappa pas à ces mouvements. À cette dernière date, vers 4 h 30, les forces de la gendarmerie y déclenchèrent une opération anti-mutinerie qui dura trois jours et fut marquée par des montées de violence sporadiques. 1 142 gendarmes furent impliqués dans cette opération, dont 268 déployés intra muros ; ils eurent recours à des armes d’assaut, bombes lacrymogènes et jets d’eau à haute pression pour contrer les insurgés.

9.  L’opération coûta la vie à un sergent et cinq détenus, dont M. Alp Ata Akçayöz (paragraphe 4 ci-dessus) ; plusieurs personnes furent blessées, dont les requérants et deux gardiens, touchés par balles.

10.  Au terme de l’opération, le 23 décembre 2000, l’administration pénitentiaire procéda au transfèrement de vingt-huit détenus, dont les requérants, dans la prison de type F de Kocaeli (voir Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, §§ 5 à 7, 10 juillet 2012, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, §§ 7 à 10, 23 juin 2009).

11.  Les fouilles effectuées parallèlement permirent de découvrir dans les dortoirs cinq pistolets, 55 balles, 108 douilles, plusieurs explosifs et armes à feu artisanaux, une bombe à retardement, différents types d’armes blanches, des substances chimiques et des cocktails Molotov.

B.  Les situations individuelles

1.  Feu M. Alp Ata Akçayöz

12.  La dépouille mortelle d’Alp Ata Akçayöz fut identifiée et examinée le 23 décembre 2000, vers 10 h 30. Selon le compte rendu y afférent, le corps présentait des blessures par balles, causées par des tirs de longue distance. Le corps fut ensuite envoyé à l’Institut médicolégal aux fins d’une autopsie classique, qui fut opérée le lendemain. Les légistes conclurent que le décès avait résulté de l’impact de deux balles, chacune ayant été mortelle.

2.  Özgür Sağlam

13.  Le 22 décembre 2000, vers 16 heures, le requérant Sağlam fut admis à l’hôpital Numune d’Üsküdar, sans doute parce qu’il avait pu être évacué des lieux avant la fin de l’opération. Il souffrait notamment d’une blessure par fragment de projectile ayant provoqué une lésion et un œdème ecchymotique péri-orbital au niveau de l’œil gauche ; à l’examen, celui-ci présentait un hyphéma et une perforation sclérale, causée par l’éclat logé dans l’orbite oculaire. Le 23 décembre 2000, le requérant subit une intervention chirurgicale pour ladite perforation. Il quitta l’hôpital le 2 janvier 2001 avec un diagnostic de décollement rétinal et d’hémorragie au niveau du corps vitré.

Le requérant, après son transfert à la prison de type F d’Edirne, fut réexaminé le 25 janvier 2001 à la faculté de médecine de l’université de Trakya. Son œil était complètement atrophié et souffrait d’une perte de vision, entraînant ainsi une invalidité permanente de 32,3 %. Selon les médecins, il devait être réopéré à Istanbul. Or, l’administration n’aurait pas agi, prétextant un manque d’accompagnateurs pour l’y conduire.

Le tableau clinique sus-décrit fut confirmé le 30 juin 2010 à l’hôpital universitaire de Farabi de Trabzon, où les médecins émirent l’avis qu’une nouvelle opération ne pouvait rien rapporter.

3.  Vedat Çelik

14.  Le requérant Çelik subit un premier examen, à un moment non précisé après l’opération, par le médecin pénitentiaire qui observa « des ecchymoses variées sur le dos, une ancienne cicatrice d’incision au niveau épigastrique et plusieurs égratignures sous les deux genoux ».

Sur la base de ces constats, le 5 décembre 2001, l’Institut médicolégal conclut que les jours du requérant n’étaient pas en danger, mais que son état justifiait un arrêt d’une semaine.

Selon ses avocats, tout au long de l’opération, ce requérant aurait été aux prises avec la peur, le froid, la faim et la soif, et ensuite, il aurait dû attendre pendant des heures, vêtements mouillés, dans un fourgon. Après avoir témoigné d’autant d’atrocités, il aurait développé une dépression. Dans son nouvel établissement carcéral, il aurait été battu et maltraité, ce qui l’aurait poussé à entamer une grève de la faim.

4.  Cengiz Karakaş

15.  Il ne ressort pas du dossier que le requérant Karakaş ait passé un examen médical après l’opération litigieuse.

Ses avocats expliquent, de leur côté, qu’il ne leur est pas possible de fournir un quelconque élément médical à cet égard. Ceci étant, ils racontent que, lors des incidents, M. Karakaş aurait essuyé plusieurs coups violents et échappé de justesse à la mort. Au terme de l’opération, il aurait été mis au tabac puis abandonné, vêtements mouillés, dans un fourgon de transfert. Une fois conduit dans la prison de type F de Kandıra, il aurait à nouveau été battu et torturé. Aussi aurait-il entamé une grève de la faim et fini par avoir la maladie de Wernicke-Korsakoff. À ce sujet, les avocats font valoir trois rapports d’électro-encéphalographie, nos 81/1238, 284 et 943, datés respectivement des 26 juin 1981, 9 mai 1986 et 13 septembre 1990.

C.  Les procédures menées en l’espèce

1.  Les procédures pénales

a.  Quant au personnel militaire ayant participé à l’opération intra muros

16.  Dans la présente affaire, l’enquête préliminaire démarra immédiatement après l’opération litigieuse. Le 26 novembre 2002, le préfet d’Istanbul, qui avait été saisi par le parquet d’Ümraniye en vertu de la loi no 4483, décida qu’il n’y avait pas lieu d’entamer des poursuites contre les gendarmes ayant activement participé à l’opération.

Cependant, sur opposition de onze détenus-plaignants, le tribunal administratif régional d’Istanbul infirma la décision du préfet, estimant que les actes dénoncés en l’occurrence tombaient sous le coup du droit commun et ne relevaient pas de la loi no 4483. Une enquête pénale fut ainsi ouverte devant le parquet d’Istanbul.

17.  Le 16 mars 2004, les rapporteurs du parquet sollicitèrent la mise en examen de 268 gendarmes pour mauvais traitements et recours à la force létale ayant entraîné six décès et provoqué 408 blessés parmi les détenus.

Par un acte d’accusation du 29 mars 2004, 267 gendarmes furent finalement déférés pour homicide et coups et blessures dans l’exercice de leurs fonctions. Il y était précisé que les protagonistes avaient usé de leurs armes conformément aux ordres et dans le but de parer aux attaques des insurgés armés, mais qu’il n’avait pas été possible d’identifier ni l’agent qui avait fait feu, entre autres, sur Alp Ata Akçayöz, ni en l’occurrence, l’arme utilisée.

Les requérants Çelik, Sağlam et Karakaş figuraient dans la liste des détenus-plaignants. Le premier était également cité dans la liste des blessés ayant fait l’objet d’un arrêt de convalescence de sept jours, et le second dans celle des personnes dont l’état ne justifiait pas une telle mesure. En revanche, le nom du requérant Karakaş n’apparait pas parmi les blessés.

18.  Les débats s’ouvrirent le 28 avril 2006, sous le numéro de dossier 2001/245. À ce jour, d’après l’information fournie par le Gouvernement, le procès est toujours pendant devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul (anciennement, la cour d’assises d’Üsküdar).

b.  Quant aux détenus

19.  Le 25 décembre 2000, parmi beaucoup d’autres, le requérant Sağlam fut interrogé au parquet. Il admit avoir été parmi les grévistes de la faim ainsi qu’avoir participé aux événements sans jamais user d’une arme ; il aurait « résisté » aux gendarmes en leur lançant « divers objets qu’ils avaient sous la main ».

Le 23 mars 2001, le procureur de la République d’Üsküdar inculpa 399 détenus pour rébellion, possession d’explosifs ainsi que homicides et coups et blessures.

20.  Le 18 juin 2001, les requérants Sağlam et Karakaş furent admis au bénéfice de la libération conditionnelle.

21.  Devant les juges, le requérant Sağlam, confirmant ses déclarations devant le procureur (paragraphe 18 in limine ci-dessus), repoussa toute accusation de recours à des armes ou explosifs, d’homicide et de coup et blessures. Soulignant qu’il n’y avait jamais eu d’armes dans leur dortoir, il se plaignit d’avoir été lui-même victime d’une grave blessure à l’œil.

Quant au requérant Karakaş, il déclara ne plus se rappeler des incidents, sauf le moment du décès de son camarde E.P., car il souffrait d’une perte de mémoire survenue en raison de sa grève de la faim.

22.  Par un jugement du 22 janvier 2016, la cour d’assises d’Anadolu Istanbul décida de mettre fin à la procédure dans le chef des mis en cause décédés, dont le proche des requérantes, Alp Ata Akçayöz. Quant aux détenus accusés d’homicide, les juges les acquittèrent pour absence de preuves à charge. L’action pénale fut déclarée éteinte par prescription pour le restant des prévenus, dont les requérants.

Selon le Gouvernement, l’affaire est toujours sous examen devant la Cour de cassation.

2.  Les procédures administratives (selon les informations fournies par le Gouvernement)

a.  Quant aux membres de la famille Akçayöz

23.  Le 18 octobre 2001, cinq membres de la famille Akçayöz, dont les requérantes, formulèrent auprès des ministères de la Justice et de l’Intérieur une demande préalable d’indemnisation, au motif que l’administration pénitentiaire avait manqué de protéger la vie d’Alp Ata Akçayöz et commis, ainsi, une faute de service.

Les ministères en question rejetèrent cette demande.

24.  Les requérantes assignèrent alors ces derniers devant le tribunal administratif d’Istanbul d’une action de pleine juridiction, réclamant 29 775 000 000 anciennes livres turques (« TRL ») pour dommage matériel et 25 000 000 000 TRL pour dommage moral.

25.  Par un jugement du 27 février 2004, le tribunal administratif condamna lesdits ministères à verser à la partie demanderesse 27 527 330 807 TRL au titre du préjudice matériel et 25 000 000 000 TRL pour préjudice moral, sommes assorties d’intérêts légaux à compter du 18 octobre 2001. Les juges constatèrent notamment qu’il n’était pas établi que le défunt était membre de l’organisation terroriste à l’origine du mouvement insurrectionnel ni qu’il avait montré une quelconque résistance contre les forces de l’ordre en usant de l’une ou l’autre des armes découvertes sur les lieux ; dès lors, selon les juges, sa mort ne pouvait être justifiée sous l’angle des normes constitutionnelles ni de la règlementation en matière de recours par les agents à la force meurtrière. M. Alp Ata Akçayöz avait donc été tué dans le contexte d’une opération qui s’était imposée en raison de défaillances de sécurité carcérale, imputables à l’administration, et ce, à l’abri de mesures préventives propres à protéger sa vie.

26.  Les ministères de la Justice et de l’Intérieur se pourvurent contre ce jugement, demandant également qu’il soit sursis à son exécution. Par un arrêt du 7 février 2005, le Conseil d’État écarta la demande de sursis.

27.  Le 21 juillet 2005, le ministère de la Justice versa à la partie demanderesse 63 334,21 livres turques (« TRY[1] »), équivalant à cette date à environ 39 148 euros (« EUR »). Cependant, le bureau d’exécution forcée observa que ce paiement ne correspondait pas à la somme jugée. Ainsi, le 20 octobre 2006, le ministère de la Justice versa 60 974,31 TRY de plus, soit 33 111 EUR à cette date.

28.  De son côté, le ministère de l’Intérieur s’acquitta, les 19 septembre 2005, 6 décembre 2010 et 26 juillet 2011 respectivement, des sommes de 46 761,95 TRY (28 588 EUR), de 51 278,11 TRY (25 958 EUR) et de 5 984,46 TRY (2 401 EUR).

29.  Dans l’intervalle, le 19 juin 2007, le Conseil d’État rejeta le pourvoi des ministères, et le 22 septembre 2008, leur recours en rectification d’arrêt.

30.  Le 5 septembre 2012, la famille Akçayöz dut rembourser au ministère de la Justice 22 683 TRY (9 902 EUR), trop-perçu en raison d’un calcul erroné des intérêts échus.

Ainsi le montant total reçu par la famille de feu M. Alp Ata Akçayöz s’élevait à 119 304 EUR.

b.  Quant au requérant Sağlam

31.  Le 29 avril 2002, le requérant Sağlam saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une action de pleine juridiction contre le ministère de l’Intérieur, soutenant que sa cécité était due aux manquements de l’administration. Il réclama 25 000 TRY pour dommage matériel et 50 000 TRY pour dommage moral.

32.  Le 30 avril 2007, le tribunal lui accorda en entier la somme demandée au titre du préjudice matériel et il alloua 12 500 TRY pour préjudice moral. Ces sommes étaient à majorer d’intérêts légaux à compter du 29 avril 2002.

Tant le requérant que le ministère formèrent pourvoi contre ce jugement.

33.  Le 16 mars 2012, le Conseil d’État infirma le jugement attaqué, au motif notamment qu’il n’était pas possible de trancher sans attendre l’issue de la procédure pénale diligentée contre les détenus (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), en d’autres termes, sans savoir si le demandeur était activement impliqué ou non dans la mutinerie.

34.  Par un jugement du 28 novembre 2014, le tribunal administratif d’Istanbul débouta le requérant Sağlam de ses demandes, au motif que les déclarations qu’il avait faites au parquet le 25 décembre 2000 (paragraphe 18 ci-dessus) permettaient de confirmer sa participation active au mouvement insurrectionnel, de manière à créer un lien de causalité entre ses propres agissements et son préjudice.

35.  Le 22 janvier 2016, le Conseil d’État confirma ce jugement. Le requérant se vit notifier l’arrêt y afférent le 4 avril 2016, mais n’emprunta pas la voie de rectification d’arrêt.

3.  Les procédures devant la Cour constitutionnelle (selon les informations fournies par le Gouvernement)

36.  Le 4 mai 2016, le requérant Sağlam introduisit devant la Cour constitutionnelle un recours individuel. Faisant valoir son droit à la protection de la vie, l’interdiction de la torture et le droit à être jugé dans un délai raisonnable, tels que garantis par la Constitution turque, le requérant tira notamment grief des circonstances à l’origine de sa blessure à l’œil et de l’issue, selon lui inéquitable, de son action de pleine juridiction.

37.  Selon le Gouvernement, enregistré sous le dossier no 2016/9076, ce recours est toujours sous examen.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

38.  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005) et Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006).

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 2 OU 3 DE LA CONVENTION

A.  Considérations liminaires

39.  En premier lieu, les avocats de la partie requérante relatent longuement, en détail, les atrocités qui auraient été commises lors de l’opération litigieuse. Ensuite, parmi les intéressés, qui ne procèdent pas d’une distinction claire entre les articles 2 ou 3 de la Convention, les requérantes dénoncent le caractère meurtrier de l’opération menée en l’espèce, au cours de laquelle leur proche Alp Ata Akçayöz a été tué, selon elles par les gendarmes, ainsi que l’inefficacité de la procédure pénale menée à cet égard, au regard des articles 6 et 13 de la Convention.

40.  Quant aux requérants, ils se plaignent – en invoquant les mêmes dispositions – des violences qu’ils auraient subies – faute de mesures propres à les en protéger – lors de la même opération ainsi que pendant et après leur transfèrement dans d’autres établissements carcéraux. Ils tirent également argument de l’insuffisance des investigations diligentées concernant leurs plaintes.

41.  Le Gouvernement conteste ces thèses.

42.  La Cour rappelle d’emblée qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention (paragraphe 34 in fine ci-dessus) sous les angles procéduraux, selon le cas, des articles 2 ou 3 de la Convention.

43.  La Cour s’est déjà prononcée sur l’applicabilité des articles 2 et/ou 3 de la Convention dans le cadre des affaires dirigées contre la Turquie, relativement aux opérations anti-émeutes, dont celles dites de « retour à la vie », en cause dans la présente affaire (voir Vefa Serdar c. Turquie, no 7309/04, § 76, 27 janvier 2015).

44.  Dans la mesure où elle porte sur le décès d’Alp Ata Akçayöz, la requête tombe sans conteste sous le coup de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

45.  Quant aux requérants Çelik, Karakaş et Sağlam la Cour rappelle avoir déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 lorsque c’est l’usage d’une arme à feu qui avait été à l’origine des blessures déplorées ; dans ces affaires, la Cour, tenant dûment compte des circonstances ayant entouré le déroulement des opérations incriminées, a considéré que – indépendamment de la question de savoir si le pronostic vital de la victime avait été engagé ou non – l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral était, en soi, « potentiellement meurtrière » (voir les exemples énumérés dans Vefa Serdar, précité, § 77).

46.  La Cour rappelle que, lorsqu’il n’y a pas de décès de la victime, c’est dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels qui auraient été subis du fait des agents de l’État peuvent être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, tout dépendant, entre autres, du degré et du type de la force utilisée ainsi que des intentions et du but non équivoques sous-jacents à l’emploi de celle-ci (voir Ebru Dincer c. Turquie, no 43347/09, § 33, 29 janvier 2019 et les affaires y citées, et pour une analyse plus détaillées, Vefa Serdar, précité, §§ 75 à 80).

47.  Dans ce contexte, observant que la blessure subie par le requérant Sağlam au niveau de la tête était due à un fragment de projectile, donc à l’utilisation d’une arme à feu (paragraphe 12 ci-dessus), la Cour estime davantage approprié d’examiner les circonstances le concernant sous l’angle de l’article 2.

48.  Il n’en va pas de même de la situation des requérants Çelik et Karakaş, à l’égard desquels la question est plutôt de savoir si leurs jours ont été mis en danger, ce qui a une importance déterminante (ibidem, § 78, et les références qui y figurent). En l’absence d’un quelconque élément médical ou factuel laissant à penser que les pronostics vitaux de ces deux requérants se trouvaient éventuellement engagés, la Cour – en vertu du principe jura novit curia (voir Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018) – conclut que leurs griefs doivent être examinés seul sur le terrain de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

B.  Sur la recevabilité

1.  La situation du requérant Karakaş

49.  Avant d’aborder l’examen des exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement, la Cour estime devoir se pencher d’office sur la situation du requérant Cengiz Karakaş.

50.  Dans les circonstances telles que celles incriminées en l’espèce, la Cour reconnaît qu’il peut être difficile pour les requérants, tout comme pour leurs avocats, d’obtenir ou de réunir des preuves quant aux mauvais traitements allégués. Aussi a-t-elle déjà admis que pareilles allégations puissent être étayées devant elle par des éléments de preuve qui peuvent résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Kavaklıoğlu et autres c. Turquie, no 15397/02, § 235, 6 octobre 2015).

Dans la présente affaire toutefois, la Cour n’aperçoit rien de tel. M. Karakaş n’a produit aucun commencement de preuve susceptible d’appuyer sa thèse. Il n’a pas non plus été suggéré qu’on eût jamais refusé à ce requérant l’autorisation de consulter un médecin après l’opération ou dans la prison de type F de Kandıra pour faire constater les traces des sévices allégués.

51.  La Cour observe qu’en fait les avocats de M. Karakaş se limitent à décrire en détail ce qui serait arrivé aux autres détenus pendant l’intervention militaire, mais ne fournissent pas la moindre explication convaincante sur la question de savoir en quoi leur client aurait « échappé de justesse à la mort » pendant ou après l’opération. Pour la Cour, pareil récit ne saurait s’analyser, à lui seul, comme un commencement de preuve.

52.  La situation sus-décrite ne diffère guère de celle examinée dans l’affaire Kavaklıoğlu et autres, relativement à une partie des requérants qui avaient fait valoir des griefs comparables (mutatis mutandis, arrêt précité, § 236 à 239).

En bref, tout bien considéré, la Cour déclare la requête irrecevable dans le chef du requérant Cengiz Karakaş pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2.  Le statut de victime des requérantes et l’article 44C du règlement de la Cour

53.  Le Gouvernement explique que lors du procès pénal des gendarmes mis en cause (paragraphe 17 ci-dessus), aucune preuve n’est venue établir que le proche des requérantes avait été tué intentionnellement ou directement visé par les forces de l’ordre. Dans ce contexte, le Gouvernement rappelle qu’en l’espèce une violation du droit à la protection de la vie d’Alp Ata Akçayöz a été reconnue par les juridictions administratives et que des indemnités importantes ont été allouées en conséquence à sa famille. Aussi estime-t-il que les requérantes ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention.

54.  Par ailleurs, selon le Gouvernement, le fait que les requérantes n’aient pas informé le greffe de l’issue de cette procédure constitue une méconnaissance de leurs obligations sous l’article 44C du règlement de la Cour.

55.  Les requérantes ne répondent pas à ces arguments.

56.  Pour la Cour, nonobstant l’incidence qu’elles pourraient avoir sur une éventuelle application de l’article 41 de la Convention, les indemnités accordées puis versées à la famille de feu M. Alp Ata Akçayöz ne sauraient suffire, en tant que telles, pour ôter aux requérantes la qualité de victime (voir, par exemple, Saçılık et autres c. Turquie (satisfaction équitable partielle), nos 43044/05 et 45001/05, § 69, 5 juillet 2011).

À cet égard, elle rappelle ce qui est de jurisprudence constante : dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, parmi beaucoup d’autres, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999IV, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 83, CEDH 2000-VII, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 55, 20 décembre 2007, ainsi que les références qui y figurent, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011).

Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement soulève des questions étroitement liées à celles posées par le grief que les requérantes ont formulé sur le terrain du volet procédural de l’article 2 ; la Cour la joint donc au fond.

57.  Pour ce qui est de l’argument tiré d’une méconnaissance de l’article 44C du règlement (paragraphe 53 ci-dessus), lequel revient implicitement à demander l’application de l’article 37 § 1 c) de la Convention, la Cour souligne que, au vu des faits dénoncés en l’espèce, la voie pénale constituait un recours efficace et suffisant, et que les requérantes n’étaient a priori pas tenues de mettre en œuvre les procédures administratives de dédommagement (voir, par exemple, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 65, 20 mai 2010). Que ces dernières aient néanmoins introduit une action de pleine juridiction et obtenu gain de cause, tout en omettant d’en informer la Cour, n’y change rien relativement aux questions de fond en jeu en l’espèce.

Partant, la Cour rejette l’exception formulée par le Gouvernement à ce titre.

3.  Le caractère prématuré de la requête

58.  Le Gouvernement affirme que la requête est prématurée, dès lors que la procédure pénale ouverte contre les gendarmes devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul est toujours pendante (paragraphe 17 ci-dessus).

59.  La partie requérante estime que cette exception ne saurait prospérer compte tenu des conclusions de la Cour dans les affaires comparables (İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, 21 septembre 2010, Şat c. Turquie, no 14547/04, 10 juillet 2012, et Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, 20 novembre 2012).

60.  La Cour estime que cette exception doit, elle aussi, être jointe au fond de l’affaire, car elle est également liée à la substance des doléances tirées du non-respect des obligations procédurales dégagées tant de l’article 2 (voir, par exemple, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 115, ainsi que les références qui y sont faites, et Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, § 31, 10 juillet 2012) que de l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 40, 23 juin 2009, et Ebru Dinçer, précité, § 40).

4.  Le non-épuisement de la voie de réparation administrative

61.  Le Gouvernement fait remarquer qu’en l’espèce le requérant Çelik n’a subi aucune blessure susceptible de mettre sa vie en danger, mais allègue avoir souffert d’un préjudice en raison de l’absence de mesures préventives lors de l’opération litigieuse.

À ce sujet, il fait valoir l’affaire E. 2015/1826 (17 mai 2016), où le Conseil d’État avait eu à connaître d’un cas de blessure grave d’un détenu, survenu lors de la même opération anti-mutinerie. Dans son arrêt, le Conseil d’État concluait à une faute lourde de service, observant qu’en l’occurrence, si la victime était gréviste de la faim, il n’avait pas fait preuve de résistance active à l’aide d’armes ; alors, selon le Conseil d’État, ce détenu avait droit à une protection et n’aurait pas dû être traité de la même manière que les insurgés violents.

Pour le Gouvernement, vu la nature de ses doléances, une action de pleine juridiction s’avérait donc un recours que le requérant Çelik aurait dû épuiser.

62.  Quant au requérant Sağlam, le Gouvernement estime qu’il ne peut non plus passer pour avoir épuisé ladite voie de droit, car s’il a bien engagé une action de pleine juridiction, il a néanmoins omis d’introduire un recours en rectification contre l’arrêt du 22 janvier 2016 du Conseil d’État (paragraphe 34 ci-dessus).

63.  Les avocats de la partie requérante avancent que, selon la jurisprudence pertinente de la Cour, en cas de mauvais traitements délibérés, l’octroi d’une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la violation de l’article 3. Aussi le requérant Çelik n’avait-il pas à emprunter la voie en question.

64.  La Cour réaffirme, comme déjà précédemment sous l’angle de l’article 2 (paragraphe 55 ci-dessus), que, dans les circonstances du cas présent, la voie pénale constituait un recours suffisant également au regard des griefs tirés de l’article 3 de la Convention et que le recours susmentionné de droit administratif n’était pas à épuiser au titre de cette disposition, car il ne pouvait déboucher que sur l’octroi d’une indemnité, et non sur l’identification des auteurs (voir, par exemple, Keser et Kömürcü, précité, § 57).

Dès lors, la Cour rejette cette branche de l’exception du Gouvernement.

5.  Le non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle

65.  Le Gouvernement excipe enfin du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, en s’appuyant sur la décision Deniz c. Turquie (no 47554/11, 3 juillet 2018 [comité]), et se réfère à un jugement adopté par la Cour constitutionnelle le 23 février 2017, dans l’affaire Elif Poyraz (no 2014/17445) portant sur un détenu décédé des suites de blessures subies lors de la même opération en cause en l’espèce. Dans cette affaire, la mère du défunt se plaignait de ce que la procédure pénale diligentée en l’espèce – qui alors perdurait depuis plus de 16 ans – n’avait pas abouti avec la célérité voulue. La Cour constitutionnelle a conclu à la violation du volet procédural du droit à la vie (article 17 de la Constitution), alors que les faits incriminés en l’occurrence remontaient à une date antérieure au 23 septembre 2012, à savoir la date de l’instauration du recours individuel dont il s’agit.

Partant, le Gouvernement souligne que les requérantes et le requérant Çelik ont omis d’épuiser cette voie de droit relativement à leurs griefs tirés de volets procéduraux des articles 2 ou 3 de la Convention.

66.  Quant au requérant Sağlam, le Gouvernement rappelle qu’il a bien exercé ce recours – sans en informer toutefois le greffe au mépris de l’article 44C du règlement – se disant victime des mêmes violations que celles qu’il allègue maintenant devant la Cour. Or son recours étant actuellement pendant devant la Cour constitutionnelle, aussi sa requête serait-elle prématurée.

67.  La partie requérante estime que la Cour devrait écarter cette exception, à l’image de ce qu’elle a déjà fait dans l’affaire Ebru Dinçer (précité, §§ 42 à 45).

68.  La Cour estime davantage opportun de joindre aussi l’examen de cette exception à celui du bien-fondé.

6.  Conclusion

69.  Du reste, constatant que la requête, hormis la partie concernant le requérant Cengiz Karakaş (paragraphe 51 ci-dessus), n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

C.  Sur le fond

1.  Les arguments des parties

70.  Les avocats de la partie requérante reprennent pour l’essentiel leurs griefs principaux (paragraphes 38 et 39 ci-dessus) puis relatent longuement, en détail, les atrocités qui auraient été commises lors de l’opération litigieuse.

71.  Le Gouvernement, rappelant que déjà en 1996 les détenus membres d’une organisation terroriste. avaient lancé une mutinerie dans cette même prison, souligne que l’intervention litigieuse du 19 décembre 2000 s’inscrivait dans le cadre d’une série d’opérations qui ont dû être lancées dans certains établissements pénitentiaires pour y rétablir l’ordre et, notamment, pour protéger la vie des détenus grévistes de la faim, dont l’état de santé ne cessait de s’aggraver. Pour le Gouvernement, il s’agissait là d’une mesure de dernier ressort, rendue absolument nécessaire.

72.  Dans ce but, les autorités ont élaboré un plan d’action détaillé, considérant tous les risques potentiels, plan qui prévoyait le déploiement d’agents spécialement formés pour ce faire et, en particulier, la mise en place des moyens pour prodiguer des soins médicaux. Le Gouvernement précise que, avant de recourir à la force, les gendarmes avaient maintes fois appelé, en vain, les détenus à se rendre. Or, en dépit d’annonces et d’avertissements, certains rebelles ont généré la violence et n’ont pas hésité à utiliser toutes sortes d’armes et d’engins artisanaux, y compris des explosifs. Ils ont ainsi blessé plusieurs gendarmes et tué un autre. Le Gouvernement en veut pour exemple les armes et munitions découvertes dans les dortoirs, soulignant que tout donnerait à penser que les premières balles ont été tirées par ces rebelles.

73.  Quant à la situation d’Alp Ata Akçayöz, le Gouvernement fait à nouveau valoir qu’aucun jugement final n’a encore établi que ce dernier a été tué par les forces de l’ordre.

74.  À cet égard, le Gouvernement précise qu’en l’espèce l’opération avait été conçue et planifiée de façon extrêmement minutieuse et soucieuse de la sécurité des détenus. Au début de l’intervention, les forces de l’ordre avaient privilégié l’usage de moyens non-létales et avaient tout fait pour que les détenus puissent être évacués via les passages ouverts dans les murs et pour que l’effet des bombes lacrymogènes soit atténué par des jets d’eau ; si les agissements des insurgés ont finalement rendu nécessaire l’ultime recours à des armes, leur usage avait été strictement proportionnée et en conformité avec la règlementation en vigueur.

75.  Pour ce qui est des requérants Sağlam et Çelik, le Gouvernement avance que ces derniers n’ont pas été en mesure d’étayer leurs griefs par des preuves appropriées et que, en tout état de cause, les blessures dont ils se plaignent n’atteignent pas le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Du reste, rien dans le dossier ne permettrait d’associer ces blessures aux agissements des forces de l’ordre.

76.  Quant aux volets procéduraux des articles 2 et 3 de la Convention, le Gouvernement fait valoir la promptitude avec laquelle le parquet compétent a ouvert une enquête dans la présente affaire et a assuré les examens post-mortem sur la dépouille mortelle d’Alp Ata Akçayöz ainsi que les examens médicaux des détenus blessés.

77.  Le Gouvernement soutient par ailleurs que la procédure pénale contre les gendarmes a, jusqu’à ce jour, été menée avec diligence et attention. Il estime que la durée de cette procédure, du reste très complexe, ne saurait permettre, à elle seule, de dire que « l’enquête pénale » menée en amont était dénuée d’effectivité (İldem et autres c. Turquie (déc.), no 17820/11, § 58, 16 janvier 2018), d’autant moins qu’en l’espèce il s’agit d’un procès impliquant 267 prévenus et 408 plaignants.

78.  Le Gouvernement, se référant à la décision Atsız et autres c. Turquie (no 6084/06, 21 novembre 2017), affirme enfin que même la clôture pour motif de prescription d’une procédure pénale ne permettrait pas toujours de conclure que l’enquête initiale avait été inefficace ou que les autorités étaient restées inactives.

2.  L’appréciation de la Cour

a.  Sur les volets matériels des articles 2 et 3 de la Convention

79.  La Cour juge approprié d’examiner les questions qui se posent en l’espèce à la lumière des principes généraux de sa jurisprudence (voir, par exemple, Keser et Kömürcü, précité, §§ 59 et 60, Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 97, 13 janvier 2005, Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, §§ 51 à 55, 21 décembre 2006, et Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26 février 2008, ainsi que les références qui s’y trouvent citées), en tenant compte notamment des documents relatifs à la réaction judiciaire à laquelle cette affaire a donné lieu ainsi que des preuves médicales disponibles.

80.  Nul ne conteste que des affrontements violents opposant des détenus aux forces de l’ordre ont eu lieu dans la prison d’Üsküdar, lors de l’opération anti-émeute qui s’y est déroulée du 19 au 23 décembre 2000. Il nest pas davantage contesté que M. Alp Ata Akçayöz a trouvé la mort et que MM. Sağlam et Çelik ont été blessés pendant cette période ou subséquemment, alors quils se trouvaient sous lautorité et la responsabilité de lÉtat.

81.  La Cour observe aussi qu’aucun élément vérifiable ne donne à penser que ces derniers aient activement résisté aux forces de l’ordre ou attaqué ses membres, étant entendu que l’action publique intentée contre eux pour rébellion ne tire pas à conséquence sur ce point, car abandonnée pour motif de décès ou éteinte par prescription en première instance (paragraphe 21 ci-dessus). Certes, devant le procureur et les juges (paragraphes 18 et 20 ci-dessus), le requérant Sağlam a admis avoir « résisté » et lancé aux gendarmes des objets disponibles dans son dortoir, et il est également vrai que les juridictions administratives ont retenu cette circonstance comme rompant tout lien de causalité entre son préjudice et une faute imputable à l’administration (paragraphe 33 ci-dessus). Toutefois, en l’absence d’un quelconque constat judiciaire en ce qu’il aurait usé de moyens susceptibles d’avoir réellement mis les gendarmes en danger, de façon à que ces derniers puissent légitimement recourir à leurs armes de service, pareille circonstance n’a guère de poids.

82.  Il s’ensuit qu’en l’occurrence il incombe au Gouvernement – et à lui seul – de justifier le décès et les blessures déplorés ainsi que de produire des preuves pertinentes pour réfuter les griefs de la partie requérant et du requérant Sağlam, sans qu’il puisse légitimement tirer argument des « agissements » des détenus lors des événements (voir, parmi beaucoup d’autres, Mansuroğlu, précité, §§ 77-78, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 234 et les références qui y figurent, et Perişan et autres, précité, § 95).

83.  À cet égard, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il argue du fait qu’à ce jour aucune décision judiciaire n’a encore attribué la mort d’Alp Ata Akçayöz ou la blessure de M. Sağlam à un agent de l’État (paragraphe 72 et 74 ci-dessus). Si le procès des gendarmes mis en cause n’a pas encore permis d’identifier le ou les auteurs de ces actes, il y a là une question à considérer sous l’angle procédural de l’article 2, mais pas d’une explication convaincante susceptible d’ôter au Gouvernement la charge de la preuve pesant sur lui quant à l’établissement des circonstances exactes ayant entouré ces faits.

84.  En l’absence de telles explications, la capacité de la Cour à établir si le recours à la force était légitime est limitée. Aussi, en conformité avec le principe de subsidiarité, elle préfère s’appuyer, dans la mesure du possible, sur les constats des autorités internes compétentes (par exemple, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 176). Sur ce point, elle ne voit aucune raison qui puisse l’amener à s’écarter des constatations de fait et de droit des juridictions administratives (parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 29 et 30, série A no 269), selon lesquelles la mort d’Alp Ata Akçayöz n’était pas justifiée au regard de la règlementation en matière de recours par les agents de l’État à la force meurtrière et que ce dernier avait été tué faute de mesures préventives propres à protéger sa vie (paragraphe 24 ci-dessus).

85.  En effet, si la Cour est prête à accorder du poids à l’argument du Gouvernement (paragraphe 73 ci-dessus) en ce que l’opération incriminée n’avait pas été menée au hasard ni de manière à donner lieu à des développements inattendus susceptibles d’inciter les gendarmes à réagir sans y être préparés, il n’en demeure pas moins que, comme ces juridictions l’ont d’ailleurs relevé, les autorités n’ont assurément pas déployé, en l’espèce, la vigilance nécessaire en vue de s’assurer de réduire au minimum tout risque de mettre la vie d’Alp Ata Akçayöz en danger, étant entendu que ce dernier a été tué par deux balles.

86.  En bref, la Cour conclut que la force létale utilisée en l’espèce sur la personne d’Alp Ata Akçayöz ne pouvait passer pour « absolument nécessaire » sous l’angle de l’article 2 § 2 de la Convention.

87.  Il n’en va pas autrement de la situation du requérant Sağlam, qui a survécu à une blessure invalidante par éclat de balle, au niveau de l’œil gauche (paragraphe 12 ci-dessus), dès lors que – et il convient de le réaffirmer – l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral est, en soi, « potentiellement meurtrière » (voir, entre autres, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 224, et les références qui y figurent).

Compte tenu du rejet de l’exception du Gouvernement quant à ce grief (voir, paragraphe 93 in fine ci-dessous), aussi la Cour ne peut-elle que conclure à la violation matérielle de l’article 2 également dans son chef.

88.  Quant au requérant Çelik, dont les allégations relèvent de l’article 3 de la Convention, la Cour observe d’emblée que, à l’exception de la cicatrice d’incision observée au niveau épigastrique, les « ecchymoses variées sur le dos » et le nombre d’ « égratignures sous les deux genoux » – qui, selon l’Institut médicolégal, justifiait un arrêt de convalescence d’une semaine (paragraphe 13 ci-dessus) – correspondent à des formes de blessures qui, de par leur définition, nombre et emplacement, donnent lieu à de fortes présomptions de fait à la charge du Gouvernement, d’autant que le parquet a cité ce requérant parmi les victimes de coups et blessures ayant bénéficié d’un arrêt de sept jours (paragraphe 16 ci-dessus).

89.  Il n’est certes pas exclu que pareilles blessures puissent être considérées comme étant le résultat acceptable d’un recours à un certain degré de force employée aux fins de l’exécution de mesures qui s’imposaient pour la répression d’une insurrection ou s’expliquer par le chaos qui a dû régner lors de l’opération ou pendant et/ou après le transfèrement du requérant dans la nouvelle prison de type F (voir, mutatis mutandis, Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 90, 10 décembre 2013, et Gömi et autres, précité, § 77).

En tout état de cause, contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre (paragraphe 74 ci-dessus), M. Çelik a dû endurer des douleurs physiques et que, quelle qu’en soit la nature, le traitement dont il a été victime a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3. Rien ne permet donc de distinguer franchement sa situation de celles de MM. Kömürcü et Keser, eux aussi blessés lors de la même opération (Keser et Kömürcü, précité, §§ 62 et 63).

En outre, la Cour reconnaît que ce requérant n’a pu manquer de ressentir un sentiment d’angoisse au moment des faits face à l’escalade de violence sans savoir s’il lui serait possible d’en réchapper (mutatis mutandis, Perişan et autres, précité, § 94). Cette forme de menace, de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000‑XI), était suffisamment réelle et immédiate pour s’analyser en un « traitement inhumain ».

90.  Le Gouvernement devait alors fournir une explication convaincante sur ces questions et produire des preuves pertinentes susceptibles de faire peser un doute sur les allégations du requérant Çelik (voir Keser et Kömürcü, précité, § 63). Or, il s’est borné à faire valoir l’absence de preuves probantes susceptibles d’étayer celles-ci (paragraphe 74 ci-dessus), argument qui, au vu des observations précédentes, n’a pas d’incidence.

91.  Rappelant derechef que la preuve requise par l’article 3 peut résulter d’un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants (paragraphe 49 ci-dessus), la Cour considère que les blessures observées sur le corps de M. Çelik ont pour origine un traitement qui n’a pu être infligé qu’intentionnellement, et qu’il échoit de qualifier d’inhumain et dégradant.

Partant, tenant toujours compte du rejet de l’exception du Gouvernement à cet égard (voir, paragraphe 93 in fine ci-dessous), la Cour conclut qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention à ce titre.

b.  Sur les volets procéduraux des articles 2 et 3 de la Convention

92.  La Cour note – comme déjà dans l’affaire Makbule Akbaba et autres qui porte sur les mêmes événements (arrêt précité, § 39) – qu’en mars 2004 une procédure pénale a été ouverte contre les gendarmes ayant participé à l’intervention et le Gouvernement a indiqué que cette procédure était toujours pendante devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul (paragraphe 15 à 17 ci-dessus).

93.  D’emblée, force est de constater que, plus de dix-huit ans après les faits dénoncés, cette procédure n’a pas enregistré le moindre progrès susceptible de conduire à l’établissement des faits et des responsabilités invoquées par le parquet compétent à raison des actes à l’origine de ce dont Alp Ata Akçayöz et les deux autres requérants ont été victimes.

À cet égard, il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’argument du Gouvernement, d’après lequel la durée de la procédure pénale en question ne permettrait pas, à elle seule, de rendre inefficace « l’enquête pénale » y afférente (paragraphe 76 ci-dessus) ; la décision İldem et autres sur lequel il s’appuie sur ce point concerne un procès clôturé, non pendant, et parce qu’il est de principe que les exigences procédurales, telles que celles en jeu en l’espèce, s’étendent au-delà du stade de « l’enquête officielle », lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004 XII). Enfin, pour ce qui est de l’argument tiré de la décision Atsız et autres (paragraphe 77 ci-dessus), il suffit de rappeler que cette affaire portait sur un cas de mort accidentelle, à savoir un cas d’atteinte non-volontaire à la vie, domaine où l’obligation de mettre en place un « système judiciaire efficace » n’exige pas forcément – contrairement au cas présent – un recours de nature pénale.

94.  Des conséquences sont à tirer de la situation sus-décrite au regard de la jurisprudence de la Cour quant à savoir si les investigations menées en l’espèce ont satisfait ou non aux exigences de célérité et de diligence requises par les articles 2 et/ou 3 de la Convention (pour des situations comparables, voir, entre autres, les arrêts précités Kavaklıoğlu et autres, § 283, Vefa Serdar, § 102, Perişan et autres, § 103, et Ceyhan Demir et autres, § 111).

L’une de ces conséquences est que les exceptions du Gouvernement, tirées de la perte de la qualité de victime des requérantes (paragraphe 55 ci‑dessus) et du caractère prématuré de la requête (paragraphe 57 ci-dessus) doivent être écartées.

95.  Ceci étant dit, en ce qui concerne les questions de fond, la Cour observe que sa tâche se confond avec celle de la Cour constitutionnelle turque, pour les motifs qui suivent.

En effet, elle note que, dans le système juridique national, le 23 septembre 2012, un recours individuel a été mis en place devant la Cour constitutionnelle, laquelle a depuis lors, compétence pour examiner les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Önkol c. Turquie, no 24359/10, § 66, 17 janvier 2017). Ensuite, elle rappelle que, dans sa décision Kaya et autres c. Turquie (no 9342/16, 20 mars 2018), elle a considéré la nature et les effets d’une décision rendue par la Cour constitutionnelle. Elle a ainsi déclaré les griefs tirés de l’article 2 de la Convention irrecevables au motif que le redressement offert par le système de recours individuel avait été adéquat (décision précitée, §§ 33-46). En outre, dans sa décision précitée Deniz c. Turquie qu’invoque le Gouvernement (paragraphe 64 ci-dessus), la Cour a exigé l’exercice au préalable du recours devant la Cour constitutionnelle s’agissant des griefs formulés devant elle sur le terrain de l’article 3 (décision précitée, § 16).

Elle prend enfin acte du jugement du 23 février 2017 de la Cour constitutionnelle, auquel le Gouvernement se réfère (paragraphe 64 ci‑dessus), lequel est effectivement pertinent, car il conclut à la violation du volet procédural du droit à la vie, relativement à des griefs tirés de la durée et de l’inefficacité du même procès pénal que celui incriminé dans la présente affaire.

96.  Certes, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête et la Cour a souvent tenu compte de la situation personnelle des requérants dans l’examen de la question de l’épuisement d’une nouvelle voie instaurée après cette date (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)) ; dans des affaires similaires dirigées contre la Turquie, aussi a-t-elle déjà statué qu’il serait peu conforme à l’équité de demander aux requérants d’épuiser une autre voie de droit créée le 23 septembre 2012, même si les procédures pénales dont ils se plaignaient étaient toujours pendantes lorsqu’ils l’avaient saisi (voir, entre autres, Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-45, 17 mars 2015, Önkol, précité, § 67, et Ebru Dinçer, précité, §§ 44 et 45).

97.  L’un des critères appliqués à cet égard par la Cour était l’importance du délai qui séparait la date de l’introduction de la requête de celle de la création du recours constitutionnel dont il s’agit, temps qui, dans l’affaire Ebru Dinçer, mentionnée par la partie requérante (paragraphe 66 ci-dessus), s’élevait à environ trois ans et deux mois.

Or, dans sa décision susmentionnée Deniz, la Cour a toléré une période de moins d’un an et cinq mois ; dans la présente affaire, cette période s’élève à moins de onze mois.

98.  La Cour, rappelant que la règle susmentionnée quant à l’épuisement des voies de recours (paragraphe 95 in limine ci-dessus) souffre d’exceptions qui peuvent se justifier par les circonstances d’une affaire donnée (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 87, CEDH 2010), estime que cette exception doit s’appliquer dans la présente espèce.

99.  La Cour accueille donc l’exception y afférente du Gouvernement en ces deux branches (paragraphes 64 et 65 ci-dessus) et rejette l’ensemble des griefs formulés sur le terrain des volets procéduraux des articles 2 et/ou 3 de la Convention, pour non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

100.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

101.  Les avocats de la partie requérante réclament pour chacun de leurs clients 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral et s’en remettent à la sagesse de la Cour pour l’évaluation des préjudices matériels subis par eux en l’espèce.

102.  Le Gouvernement conteste cette prétention, selon lui, exagérée.

103.  La Cour note que la seule question soulevée au titre de la satisfaction équitable concerne les violations matérielles constatées en l’espèce dans les chefs des trois requérantes et des requérants Sağlam et Çelik.

104.  Pour ce qui est des premières, la Cour précise que toute somme qu’elle pourrait leur accorder n’aurait été due qu’en fonction de l’indemnité que les ayant droits pourraient déjà avoir perçu au plan interne (voir, par exemple, Perişan et autres, précité, § 118, et Saçılık et autres, précité, §§ 37 à 47). À cet égard, elle observe que les requérantes – conjointement avec deux autres membres de leur famille – ont déjà reçu au niveau interne, en réparation de leur dommage tant matériel que moral, un montant équivalant alors à 119 304 EUR (paragraphe 29 ci-dessus) et nul n’a suggéré que les autorités internes aient entrepris des démarches judiciaires visant à remettre cette réparation en cause.

105.  Dans ces conditions et tenant dûment compte des exemples qui ressortent des affaires comparables (voir, par exemple, Perişan et autres, précité, § 117, et Saçılık et autres, précité, §§ 112 à 118, et Kavaklıoğlu et autres, précité, § 301), la Cour estime qu’aucune somme n’est à octroyer aux requérantes au titre de la satisfaction équitable, au-delà de la violation constatée dans ce présent arrêt.

106.  Quant au requérant Sağlam, la Cour observe que ni l’issue de son action de pleine juridiction (paragraphe 34 ci-dessus) ni le motif retenu à son encontre (paragraphe 80 ci-dessus) ne sont pertinents pour apprécier l’application de l’article 41 dans son chef à raison de la violation matérielle de l’article 2 constatée en l’espèce.

107.  Si ce requérant a certainement pu pâtir d’un préjudice matériel en raison de la perte de vision subie, ses avocats n’ont chiffré aucune demande à ce titre ni n’ont été en mesure d’étayer ce préjudice par des éléments tangibles. Aussi la Cour conclut-elle à l’absence d’une prétention valablement formulée pour dommage matériel et la rejette (voir, par exemple, Saçılık et autres, précité, § 115). En revanche, en ayant égard aux précédents pertinents susmentionnés et du degré de gravité du cas considéré (paragraphe 104 in fine ci-dessus), elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant Sağlam 25 000 EUR au titre du préjudice moral.

108.  Pour ce qui concerne le requérant Çelik, à la lumière des mêmes considérations que précédemment (paragraphe 106 ci-dessus), la Cour écarte sa demande au titre du dommage matériel et, statuant en équité comme le veut l’article 41, lui alloue 5 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

109.  Les avocats demandent 10 670 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, somme qu’ils ventilent comme suit, exprimée en livres turques (TRY) : 4 000 TRY de frais de traduction, 60 TRY pour les dépens de bureau et 80 TRY pour les frais de poste. À cela s’ajouterait leurs honoraires, qu’ils auraient négociés verbalement avec leurs clients sur la base de 500 TRY l’heure, en conformité avec les barèmes du barreau d’Istanbul ; ils expliquent avoir fourni un travail de 120 heures au total, dont 78 consacrées aux entretiens, à la préparation de la requête ainsi qu’à la représentation des intéressés au niveau national, et 42, aux communications, recherches et observations écrites. Le montant des honoraires s’élèverait donc à 60 000 TRY, soit à environ 9 980 EUR à l’époque pertinente.

110.  Le Gouvernement rétorque que ces demandes ne sont pas documentées ni suffisamment précises pour faire état des heures travaillées par jour.

111.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, entre d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). De plus, l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999).

En l’espèce, la Cour observe que la prétention de la partie requérante n’est pas accompagnée de justificatifs, de quittances, de notes ou d’un contrat d’honoraires, le seul document fourni étant un simple relevé des heures de travail fourni. Les principes précités excluent la prise en compte de conventions d’honoraires verbales, d’autant moins qu’aucun des requérants ou requérantes ne semble avoir effectué le moindre versement ou avance à ce jour. Toutefois, compte tenu dudit relevé, fut-il superficiel, et du nombre des intéressés parties à la présente procédure, la Cour estime raisonnable de leur allouer conjointement la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus.

C.  Intérêts moratoires

112.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête irrecevable dans le chef du requérant Cengiz Karakaş, pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention ;

 

2.  Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement tirées de la perte de la qualité de victime des requérantes et du caractère prématuré de la requête et les rejette ;

 

3.  Joint au fond l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle puis l’accueille et déclare irrecevables pour ce motif les griefs tirés des volets procéduraux des articles 2 et/ou 3 de la Convention ;

 

4.  Déclare la requête recevable pour le surplus ;

 

5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, dans le chef de feu Alp Ata Akçayöz ainsi que dans celui du requérant Özgür Sağlam ;

 

6.  Dit qu’il y a eu violation matérielle de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne le requérant Vedat Çelik ;

 

7.  Dit que, compte tenu de la réparation obtenue au niveau interne, le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour les requérantes Günay Akçayöz, Güller Akçayöz et Berfin Akçayöz ;

 

8.  Dit,

a)  que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i.  au requérant Özgür Sağlam, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii.  au requérant Vedat Çelik, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii.  conjointement aux requérantes et requérants, 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par ces derniers à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

9.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

   Hasan Bakırcı                                                                    Julia Laffranque
  Greffier adjoint                                                                        Présidente

 



[1].  Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY équivaut à un million TRL


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