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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SERGEYEV v. RUSSIA - 29384/14 (Judgment : Protection of property : Third Section Committee) French Text [2019] ECHR 808 (12 November 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/808.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:1112JUD002938414, CE:ECHR:2019:1112JUD002938414, [2019] ECHR 808 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SERGEYEV c. RUSSIE
(Requête no 29384/14)
ARRÊT
STRASBOURG
12 novembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sergeyev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Georgios A. Serghides, président,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29384/14) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Yuriy Alekseyevich Sergeyev (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me Derkach, avocat à Rostov-sur-le-Don. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le 3 septembre 2018, le grief concernant le droit au respect des biens a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1960. Il réside à Rostov-sur-le-Don.
A. La saisie des biens du requérant par la police
5. Le 27 avril 2002, un policier, Z., interpella le requérant dans une gare de Moscou alors que celui-ci s’apprêtait à prendre un train. Z. accompagna le requérant au bureau de police du district Basmanny de Moscou (« le bureau de police ») où il effectua une fouille corporelle de l’intéressé. Il fouilla également le sac du requérant et y découvrit huit icônes et une assiette en métal, pour lesquelles l’intéressé n’avait pas de documents justificatifs.
6. Après la fouille, Z. procéda à la saisie (изъятие) des icônes et de l’assiette. Le procès-verbal manuscrit de la saisie fut dressé. Celui-ci décrivait le nombre et les dimensions des icônes, les saints qui y étaient représentés, ainsi que le dessin sur l’assiette. Ce procès-verbal ne faisait référence à aucune disposition légale et ne mentionnait ni les motifs de la saisie, ni la valeur approximative des biens. Les objets ne furent pas non plus photographiés.
7. Il apparaît que le requérant repartit quelques heures après et qu’il ne revit plus jamais ses icônes ni son assiette.
B. Les démarches du requérant
8. À une date non précisée dans le dossier, le requérant introduisit une action en justice tendant au rétablissement de son droit de propriété sur les objets en cause et à la réparation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi. Par une décision du 16 novembre 2004, cette action fut laissée sans examen. Le 15 février 2005, le requérant contesta devant le tribunal du district Basmanny de Moscou la décision de laisser son action sans examen. Le résultat de ce recours est inconnu.
9. Il ressort des documents du dossier que, entre 2006 et 2008, le requérant et le tribunal du district Basmanny échangèrent plusieurs lettres. Les copies de ces lettres n’ont pas été versées au dossier de l’affaire.
10. Par une décision du 10 janvier 2008, le tribunal du district Basmanny renvoya au requérant, sans examen, une nouvelle demande en justice pour des raisons de forme.
11. Par une décision du 11 juillet 2008, le même tribunal renvoya au requérant, sans examen, une nouvelle demande tendant à la restitution de ses biens saisis en 2002 et à l’indemnisation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi.
C. Le premier contentieux
12. Le 18 août 2008, le tribunal du district Basmanny inscrivit au rôle une demande du requérant tendant à la restitution de ses biens (rei vindicatio) et à la réparation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi contre le bureau de police et contre les ministères de l’Intérieur et des Finances.
13. Dans le cadre du procès, le chef du bureau de police expliqua au tribunal que, compte tenu du temps écoulé depuis la saisie, toute la documentation susceptible d’exister relativement à cette saisie avait été détruite, et que le bureau de police n’était pas en possession des biens du requérant.
14. Le 19 décembre 2008, le tribunal du district Basmanny rendit son jugement. Il cita tout d’abord l’article 81 § 4 du code de procédure pénale (« CPP »), lequel impose aux autorités une obligation de restituer les biens non déclarés comme preuves dans une enquête pénale (paragraphe 25 ci‑dessous). Puis il se prononça comme suit :
« (...) le tribunal conclut que, au moment de l’examen de la [présente] affaire, les icônes et l’assiette ovale qui avaient été saisies après que [le requérant] ait été conduit au bureau de police le 27 avril 2002 ne se trouvent pas dans le bureau de police et n’ont pas été transmises dans des institutions spécialisées pour conservation. »
En application de l’article 301 du code civil (paragraphe 28 ci-dessous), le tribunal rejeta l’action en restitution (rei vindicatio) du requérant au motif que le bureau de police n’était pas en possession des biens revendiqués.
15. En même temps, le tribunal estima qu’il était établi que le requérant n’avait jamais été poursuivi pénalement ni administrativement, et il considéra ce qui suit :
« (...) [les actions] de conduire [le requérant] dans le bureau de police, de le fouiller et de saisir les icônes et l’assiette ovale, qui ne faisaient pas l’objet d’une contravention administrative [et ne constituaient pas non plus] les preuves matérielles dans une affaire pénale, ont été effectuées par les fonctionnaires du bureau de police (...) sans raisons suffisantes (без достаточных к тому оснований) ».
Par conséquent, le tribunal alloua au requérant 5 000 roubles (RUB) (l’équivalent de 125 euros (EUR) à l’époque des faits) pour préjudice moral.
16. Le 19 mars 2009, la cour de la ville de Moscou (« la cour de Moscou ») rejeta l’appel du requérant contre le jugement. Elle confirma que l’interpellation de l’intéressé, sa fouille et celle de son sac, ainsi que la saisie des icônes et de l’assiette étaient infondées (не имелось оснований).
D. Le second contentieux
17. Le 22 mai 2009, le requérant intenta une action en justice contre les ministères de l’Intérieur et des Finances tendant à une indemnisation du préjudice matériel qu’il estimait avoir subi en raison de la disparition de ses biens saisis. Il estimait la valeur de chaque icône à 1 000 000 RUB et la valeur de l’assiette à 500 000 RUB, et alléguait que ces biens avaient pour lui une grande valeur d’ordre sentimental et spirituel.
18. Par un jugement du 18 novembre 2009, le tribunal du district Zamoskvoretski de Moscou rejeta cette action au motif que le requérant n’avait pas prouvé la valeur des biens saisis. Le 20 mai 2010, la cour de Moscou infirma ce jugement en appel et renvoya l’affaire pour réexamen en première instance. Elle estima que le tribunal aurait dû désigner un expert afin de pouvoir déterminer la valeur des icônes et de l’assiette disparues.
19. Lors du réexamen, le tribunal du district Zamoskvoretski désigna un expert chargé de déterminer les valeurs des biens litigieux. Le bureau d’expertise désigné répondit toutefois qu’en l’absence des biens qui faisaient l’objet de l’expertise, il n’était pas possible d’exécuter l’injonction du tribunal.
20. Il apparaît que, de son côté, le requérant modifia les montants demandés : il estimait désormais deux icônes à 100 000 dollars américains chacune, et les six autres icônes et l’assiette à 500 000 RUB chacune.
21. À l’une des audiences, deux personnes furent interrogées comme témoins à la demande du requérant. Elles soutinrent avoir vu les icônes litigieuses au domicile de l’intéressé. L’une d’elles donna une description détaillée de certains de ces objets, évoquant en particulier la présence d’armoires à icônes et d’encadrements en argent avec des poinçons et des dates.
22. Par un jugement du 5 avril 2011, le tribunal du district Zamoskvoretski rejeta l’action du requérant au motif que celui-ci n’avait pas démontré que les biens saisis avaient la valeur qu’il déclarait. D’une part, le tribunal écarta les dépositions des témoins car ceux-ci n’étaient pas des experts ni des spécialistes en arts. D’autre part, il indiqua ne pas pouvoir s’appuyer sur le procès-verbal de saisie car celui-ci ne mentionnait pas la valeur des biens.
23. Le 30 août 2011, la cour de Moscou, faisant siennes les conclusions du tribunal de district, rejeta l’appel du requérant.
24. Le 2 août 2013, un juge unique de la cour de Moscou refusa de transmettre le pourvoi en cassation du requérant au présidium de cette juridiction pour examen. Le 28 octobre 2013, un juge unique de la Cour suprême de Russie refusa de transmettre le pourvoi en cassation du requérant à la chambre civile de cette juridiction pour examen.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Sur la saisie des biens par les autorités et sur la possibilité d’un recours contre la saisie
25. Selon l’article 81 § 4 du CPP, les biens saisis par les autorités mais non déclarés comme preuves matérielles dans le cadre d’une enquête pénale doivent être restitués aux personnes à qui ils ont été pris.
26. Dans sa décision 16 juillet 2008 no 9-P, la Cour constitutionnelle a déclaré que toute saisie (изъятие) de biens, indépendamment des motifs l’ayant commandée, doit obligatoirement pouvoir faire l’objet d’un contrôle judiciaire effectif.
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 125 du CPP relatif au contrôle juridictionnel des décisions et actes ou omissions d’un enquêteur ou d’un procureur telles qu’interprétées par la Cour suprême de Russie sont exposées dans l’arrêt Roman Zakharov c. Russie [GC] (no 47143/06, §§ 89–91, CEDH 2015).
B. Sur l’action en restitution (rei vindicatio) et l’action en indemnisation du préjudice
28. Selon l’article 301 du code civil, le propriétaire peut recouvrer son bien possédé illicitement par un tiers.
29. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil relatives à l’engagement de la responsabilité délictuelle de l’État sont exposées dans l’arrêt Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie (nos 4437/03 et 13290/03, §§ 256-257, 19 juin 2014).
30. Selon l’article 15 du code civil, la personne ayant subi une violation de ses droits peut exiger une réparation intégrale du préjudice (убытки) causé. Le 23 juin 2015, le plénum de la Cour suprême publia les directives interprétatives no 25 relatives à certaines dispositions du code civil. Le paragraphe 12 desdites directives concerne les actions en indemnisation d’un préjudice. Selon ce paragraphe, le montant de l’indemnisation octroyée pour un préjudice doit être déterminé à un niveau raisonnable d’exactitude (с разумной степенью достоверности). Le tribunal ne peut pas rejeter une demande d’indemnisation, au sens de l’article 15 du code civil, au seul motif de l’impossibilité de déterminer le montant exact du préjudice. Dans ce cas, le tribunal doit fixer un montant compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, à la lumière des principes d’équité et de proportionnalité entre la responsabilité et l’acte ayant causé le préjudice (соразмерности ответственности допущенному нарушению).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION
31. Le requérant se plaint de la saisie par les autorités de ses biens, de la disparition de ceux-ci ainsi que du refus des juridictions civiles de l’indemniser pour le préjudice qu’il estime avoir subi. Il invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). »
A. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
32. Le Gouvernement argue que la présente requête a été introduite tardivement. Il soutient que, alors que le requérant aurait dû promptement réagir à la saisie de ses biens en avril 2002, celui-ci n’a saisi la justice qu’en 2008. Le Gouvernement ajoute que, compte tenu du grand laps de temps écoulé depuis la saisie, l’établissement des faits et l’examen de ses prétentions sont devenus compliqués.
33. Le Gouvernement avance également que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. À cet égard, il indique que, d’une part, le requérant est resté inactif et ne s’est pas intéressé au sort de ses biens pendant plus de six ans, entre 2002 et 2008 et que, d’autre part, l’intéressé n’a jamais contesté son interpellation et sa fouille ni la saisie de ses biens par la voie du recours prévu par l’article 125 du CPP, alors que le droit à un contrôle juridictionnel effectif à l’égard de toute mesure de saisie aurait été consacré par la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2008 no 9‑P (paragraphes 26-27 ci-dessus). Le Gouvernement ajoute enfin que le requérant n’a jamais tenté de faire poursuivre le policier Z. au pénal.
b) Le requérant
34. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il soutient avoir activement déployé, dès 2002, des démarches destinées à recouvrer ses biens saisis. Il allègue en particulier qu’il avait téléphoné à Z. tant dans les jours qui avaient suivi la saisie qu’ultérieurement, et que celui-ci avait toujours refusé de lui rendre ses biens, sous différents prétextes. Le requérant indique avoir déposé une plainte au bureau de police et auprès du parquet, en vain. Il déclare également avoir saisi le tribunal du district Basmanny dès 2004, mais que cette juridiction avait soulevé plusieurs obstacles à l’examen de son action. Il argue aussi que l’absence d’une formation en droit et la distance entre son domicile, à Rostov-sur-le-Don, et le lieu de l’examen de son action, à Moscou, ne facilitaient pas ses démarches.
35. Le requérant allègue n’avoir jamais fait l’objet de poursuites pénales ou administratives et estime que le policier Z. n’était pas un fonctionnaire (enquêteur ou procureur) dont les actes et omissions auraient été susceptibles du recours prévu par l’article 125 du CPP. Par ailleurs, il indique que le procès-verbal de la saisie ne faisait référence à aucune disposition légale et ne comportait pas les motifs de la saisie. Le requérant conclut qu’il ne disposait d’aucun recours effectif au pénal contre la saisie de ses biens en 2002.
36. Il considère que le seul recours effectif à sa disposition était une action au civil, et qu’il a exercé deux actions successives de ce type : l’une tendant au recouvrement de ses biens, et l’autre tendant à l’indemnisation du préjudice matériel qu’il estimait avoir subi. Après le rejet de son action en restitution (rei vindicatio), il a rapidement formé une action en indemnisation du préjudice. Il soutient que le grand laps de temps qui s’était écoulé depuis la saisie n’a pas constitué le motif du rejet de cette dernière action.
37. Ainsi, le requérant considère qu’il a exercé toutes les voies de recours effectives qui s’offraient à lui dans sa situation.
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour rappelle que le délai de six mois court à compter de la décision définitive dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 65, 11 décembre 2018), et que le requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants afin de porter remède à ses griefs (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)).
39. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le requérant a tenté, dès 2004, d’introduire une action en justice concernant la saisie de ses biens (paragraphes 8-11 ci-dessus), donc qu’il n’est pas resté totalement inactif pendant six ans, comme le prétend le Gouvernement. Elle note ensuite que l’intéressé a introduit deux actions successives au civil : la première visant à la restitution de ses biens, et la seconde visant à l’indemnisation du préjudice qu’il estimait avoir subi du fait de la disparition de ceux-ci. Aucun élément dans le dossier ne laisse penser que ces actions n’étaient pas susceptibles de lui fournir un redressement approprié.
40. La Cour constate par ailleurs que les juridictions civiles n’ont à aucun moment reproché au requérant d’être resté passif ou d’avoir omis d’exercer d’autres voies de recours au pénal, et qu’elles n’ont pas jugé que ses actions étaient prescrites mais les ont bien examinées sur le fond.
41. S’agissant de l’effectivité du recours prévu par l’article 125 du CPP, la Cour note que le Gouvernement n’a pas démontré dans la présente affaire que cette disposition permettait au requérant de contester les actes et omissions d’un policier, et non d’un enquêteur ou d’un procureur, surtout en l’absence de toute enquête ouverte au pénal. La Cour constate également que l’arrêt de la Cour constitutionnelle invoqué par le Gouvernement consacrant le droit à un contrôle judiciaire effectif en cas de saisie de biens n’a été rendu qu’en 2008, donc bien après la saisie litigieuse. Enfin, à supposer même que le requérant pouvait former un tel recours contre le policier Z. sur la base de l’article 125 du CPP, la Cour relève que le caractère infondé de la saisie a été établi par les juridictions civiles (paragraphe 15-16 ci-dessus). Dans ces conditions, un éventuel constat par un tribunal pénal, dans le cadre du recours prévu par l’article 125 du CPP, de l’illégalité de la saisie n’aurait rien apporté de plus au requérant.
42. Enfin, de l’avis de la Cour, la possibilité d’engager la responsabilité pénale individuelle du policier Z., comme le suggère le Gouvernement, ne doit pas être confondue avec l’engagement de la responsabilité de l’État pour la conservation défectueuse des biens saisis. Aussi l’enquête pénale peut-elle se solder par un échec pour différentes raisons, comme l’impossibilité de prouver le lien entre les faits allégués et leur auteur présumé ou d’établir l’intention de celui-ci ou un autre élément constitutif de l’infraction, ou encore s’éteindre par l’effet de la prescription pénale.
43. Dans ce contexte, la Cour considère que le requérant a fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de lui afin d’épuiser les voies de recours internes, et que la dernière décision interne définitive est celle rendue le 28 octobre 2013 par le juge unique de la Cour suprême (paragraphe 24 ci-dessus). La requête ayant été introduite le 11 mars 2014, elle n’est pas tardive. Partant, la Cour rejette les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement.
44. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
45. Le Gouvernement avance que la police ne peut saisir des biens que dans certains cas définis par la loi et que, en vertu de l’article 81 § 4 du CPP, les biens non déclarés comme preuves dans une affaire pénale ou administrative doivent être restitués à leur possesseur légitime. Compte tenu du fait que le requérant n’a jamais été pénalement ou administrativement poursuivi, le Gouvernement exprime des doutes quant à la réalité de la saisie et quant à la responsabilité de l’État dans la disparition des biens du requérant.
46. Le Gouvernement argue que le requérant avait fixé la valeur de ses biens de façon discrétionnaire (по своему усмотрению) et sans étayer sa demande. Qui plus est, le Gouvernement indique que le procès-verbal de la saisie des biens n’indiquait ni leur valeur approximative ni leurs caractéristiques particulières, telles que la présence de métaux ou de pierres précieux. Ce procès-verbal ne pouvait donc, selon le Gouvernement, servir à déterminer la valeur des biens litigieux.
b) Le requérant
47. Le requérant soutient que la saisie de ses biens était contraire à la loi – ce qui a été établi par le tribunal du district Basmanny – et qu’elle ne poursuivait aucun but légitime en l’absence d’une enquête pénale ou administrative dans lesquelles ces biens auraient pu être considérés comme des preuves. Il argue que la police devait assurer la conservation de ses biens et les lui restituer sous peine de voir sa responsabilité engagée.
48. Le requérant estime que l’estimation des biens incombait à la police et que celle-ci aurait dû s’en acquitter lors de la saisie, en 2002. Néanmoins, il allègue avoir, dans le cadre du second contentieux civil, décrit de manière très détaillée les biens disparus et approximativement estimé leur valeur.
49. Il conclut que le refus des juridictions de lui allouer une quelconque indemnisation pour le préjudice matériel qu’il estimait avoir subi du fait de la saisie et la disparition de ses biens constitue une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence et sur la règle applicable
50. La Cour note que, en l’espèce, les parties s’accordent à dire que les icônes et l’assiette étaient les « biens » du requérant au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
51. Elle relève également que le tribunal du district Basmanny a établi que ces biens avaient été saisis par la police et qu’ils avaient disparu (paragraphe 14 ci-dessus). Les autorités de poursuite n’ont donné aucune explication à cette disparition. Ainsi, la mesure temporaire de saisie s’est transformée en une perte des biens. Cette perte s’analyse en une privation de propriété au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Aussi la Cour considère-t-elle que l’ingérence est constituée par la perte des biens et par le refus des juridictions d’allouer une indemnisation au requérant de ce fait.
Il reste à déterminer si cette ingérence était conforme à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
b) Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
52. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque les autorités judiciaires ou de poursuite saisissent des biens, elles doivent prendre les mesures raisonnables nécessaires à leur conservation (Dzugayeva c. Russie, no 44971/04, § 27, 12 février 2013), notamment en dressant un inventaire des biens et de leur état au moment de la saisie. Par ailleurs, la législation interne doit prévoir la possibilité d’entamer une procédure contre l’État afin d’obtenir réparation pour les préjudices résultant d’une conservation défectueuse de ces biens. Encore faut-il que cette procédure soit effective, pour permettre au propriétaire de défendre sa cause (Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 51, 13 juillet 2010, et les affaires qui y sont citées).
53. La Cour relève que, selon les juridictions civiles, la saisie des biens du requérant a été effectuée « sans raisons suffisantes » et a été « infondée » (paragraphes 15-16 ci-dessus). Elle observe en outre que ces juridictions ont souligné l’obligation des autorités de restituer les biens non déclarés comme preuves matérielles (paragraphe 14 ci-dessus) et elles n’ont pas, en principe, dénié au requérant le droit d’être indemnisé pour la disparition de ses biens.
54. La Cour note ensuite que le seul motif du rejet de l’action du requérant était le manquement de l’intéressé à prouver les valeurs des biens réclamés. La Cour garde à l’esprit que les icônes et l’assiette métallique disparues étaient des objets bien particuliers dont les valeurs précises étaient difficilement déterminables par un non-spécialiste en arts ou en iconographie (voir, a contrario, l’affaire Dzugayeva, précitée, dans laquelle il s’agissait de bouteilles en verre). Néanmoins, la Cour relève que le requérant a fait un effort pour prouver la valeur des biens en cause en demandant que deux personnes qui les avaient vus soient interrogées.
55. La Cour estime en outre que l’absence d’indication de la valeur approximative des biens ou des caractéristiques particulières de ceux-ci sur le procès-verbal de saisie, ainsi que l’absence de photos desdits biens, relevaient entièrement de la responsabilité de la police et ne pouvaient pas être retenues contre le requérant.
56. Enfin, la Cour observe que les parties n’ont pas allégué que les juridictions civiles ne disposaient pas des pouvoirs et compétences nécessaires pour fixer un montant à titre d’indemnisation, au besoin moindre que celui qui était réclamé par le requérant, et que, de plus, aucun élément dans le dossier ne le laisse penser. Cependant, les juridictions se sont abstenues de fixer un tel montant.
57. Dans ces circonstances, la Cour considère que le refus des juridictions civiles d’allouer au requérant une indemnisation pour la disparition des biens de celui-ci, qui avaient été saisis par les autorités, a fait peser sur l’intéressé une charge excessive, incompatible avec le respect de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
58. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée totale des différentes procédures civiles dans son affaire. La Cour constate toutefois que ce grief a déjà été rejeté par le président de la chambre statuant en tant que juge unique, au moment de la communication de la présente requête, le 3 septembre 2018.
59. En l’absence de nouveaux éléments factuels se rapportant au grief tiré de la durée excessive des procédures, la Cour estime qu’il s’agit essentiellement du même grief que celui ayant déjà été déclaré irrecevable, et qu’il doit donc être rejeté, en application de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Arguments des parties
61. Le requérant réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Il fournit à l’appui de sa demande une lettre d’une société datée du 20 octobre 2010 dans laquelle cette dernière donnait une estimation approximative de la valeur des icônes et de l’assiette. Selon cette lettre, les valeurs probables des icônes saisies variaient entre 20 000 et 60 000 roubles (RUB) pour quatre d’entre elles et entre 50 000 et 500 000 RUB pour les deux autres, tandis que l’assiette valait entre 30 000 et 80 000 RUB. La lettre concluait que la valeur totale maximale de ces biens pourrait être de 1 440 000 RUB.
62. Le requérant demande également 60 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi du fait des violations de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ainsi que de l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutient que la disparition de ses icônes et de son assiette lui ont causé, en tant que croyant pratiquant, de telles souffrances morales qu’il en est tombé gravement malade. Il fournit à l’appui de sa demande un certificat d’invalidité daté du 15 décembre 2016.
63. Le Gouvernement considère que ni la saisie des biens par les autorités ni leur disparition n’ont été démontrées et que, dès lors, le requérant ne peut prétendre à aucune indemnisation. Il estime en outre que la somme demandée pour dommage moral est excessive.
2. Appréciation de la Cour
64. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. La Cour rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018).
65. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention procède de ce que les juridictions civiles ont rejeté la demande d’indemnisation du requérant pour la disparition de ses biens au seul motif que l’intéressé n’avait pas prouvé la valeur des biens en cause. La Cour estime qu’elle ne peut pas spéculer sur le montant qui aurait été alloué au requérant s’il n’y avait pas eu de violation.
Par ailleurs, la Cour indique ne pas pouvoir s’appuyer sur la lettre du 20 octobre 2010 : si elle le faisait, elle agirait en tant que juridiction de première instance et assumerait le rôle des juridictions internes (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010, et Lenchenkov et autres c. Russie, nos 16076/06 et 3 autres, § 37, 21 octobre 2010). Celles-ci sont les mieux placées pour fixer un montant à allouer au requérant, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, à la lumière des principes d’équité et de proportionnalité (voir aussi, à cet égard, les directives interprétatives du plénum de la Cour suprême, paragraphe 30 ci-dessus).
66. Compte tenu du fait que les arrêts de la Cour sont contraignants pour la Russie et que le constat de violation de la Convention ou de ses Protocoles par la Cour constitue un fondement pour le réexamen de l’affaire concernée à la lumière des conclusions de la Cour, et que la présente affaire opposait le requérant aux autorités publiques et non pas à une partie privée dont les intérêts légitimes propres seraient à protéger (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 57, CEDH 2015 ; comparer avec Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11-12, 27 juillet 2010), la Cour est d’avis qu’un tel réexamen constitue en l’occurrence le moyen le plus approprié pour remédier à la violation constatée (Nurmiyeva, précité, § 47, avec les références qui y sont citées). Dans le cadre d’un tel réexamen, le requérant aurait l’opportunité de soumettre sa demande de préjudice matériel et de présenter aux juridictions civiles la lettre du 20 octobre 2010 indiquant la valeur approximative des biens disparus. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette la demande du requérant au titre du préjudice matériel.
67. Par ailleurs, la Cour considère que le requérant a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle relève toutefois que la somme réclamée se rapporte en partie au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, pour lequel aucune violation n’a été constatée, et que cette somme est en outre excessive. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle estime qu’il y a lieu de fixer à 2 000 EUR la somme à allouer au requérant pour dommage moral. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
B. Frais et dépens
68. Le requérant demande 20 450 RUB pour les taxes judiciaires qu’il dit avoir payées ainsi que 15 000 EUR pour les frais de transport entre Rostov-sur-le-Don et Moscou, les frais d’hébergement et d’alimentation à Moscou, et les frais postaux. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait dû payer les taxes judiciaires dans tous les cas, et qu’il n’a pas démontré la réalité des frais engagés.
69. Selon la jurisprudence de la Cour, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
70. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en l’espèce du fait du rejet total par les juridictions civiles de l’action en indemnisation du requérant au seul motif que celui-ci n’était pas en mesure de prouver que les biens disparus avaient exactement la valeur correspondant à la somme qu’il réclamait. La Cour rappelle aussi qu’elle ne peut pas spéculer sur le montant qui aurait été alloué au requérant s’il n’y avait pas eu de violation, et elle ne peut donc pas spéculer sur le montant des taxes judiciaires que l’intéressé aurait pu se faire rembourser (voir, mutatis mutandis, Nurmiyeva, précité, § 53). S’agissant de la demande de remboursement d’autres frais présentée par le requérant, la Cour constate qu’elle n’est étayée par aucun document.
71. Par conséquent, la Cour rejette les demandes du requérant au titre des frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen Phillips Georgios A. Serghides
Greffier Président