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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YURTDAS AND SOYLEMEZ v. TURKEY - 9662/10 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 827 (19 November 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/827.html Cite as: [2019] ECHR 827, ECLI:CE:ECHR:2019:1119JUD000966210, CE:ECHR:2019:1119JUD000966210 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YURTDAŞ ET SÖYLEMEZ c. TURQUIE
(Requête no 9662/10)
ARRÊT
STRASBOURG
19 novembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yurtdaş et Söylemez c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9662/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Süleyman Yurtdaş et Özgür Söylemez (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me B. Yıldırım, avocat à Tunceli. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants alléguaient en particulier une violation de l’article 10 de la Convention.
4. Le 5 mai 2014, ce grief a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. M. Süleyman Yurtdaş et M. Özgür Söylemez sont nés respectivement en 1971 et en 1973 et résident à Tunceli.
7. Le 16 septembre 2008, le député du Parti pour une société démocratique (Demokratik Toplum Partisi – « le DTP ») et le président de sa section locale firent une déclaration de presse devant un groupe de cent personnes parmi lesquelles se trouvaient les requérants. Lors de cette déclaration, certaines personnes scandèrent des slogans tels que « biji serok Apo[1] ».
8. Le 4 novembre 2008, le procureur de la République inculpa les requérants et requit leur condamnation sur le fondement de l’article 215 du code pénal. Il leur reprochait entre autres d’avoir scandé « biji serok Apo » et d’avoir fait l’apologie du chef d’une organisation terroriste. L’affaire fut examinée par le tribunal d’instance de Tunceli (« le tribunal ») devant lequel, Özgür Söylemez reconnut avoir scandé le slogan litigieux. Il ajouta qu’il estimait qu’Abdullah Öcalan était le chef du peuple kurde et que prononcer les mots « biji serok Apo » ne constituait pas un délit, mais devait être considérée comme relevant de la liberté d’expression. Pour sa part, Süleyman Yurtdaş, lors des audiences devant le tribunal il rejeta les accusations et nia avoir scandé « biji serok Apo ».
9. Le 8 décembre 2009, se fondant sur l’aveu d’Özgür Söylemez et sur les enregistrements vidéo sur lesquels Süleyman Yurtdaş apparaissait en train de crier ledit slogan, le tribunal reconnut les requérants coupables d’avoir scandé « biji serok Apo » et, d’avoir ainsi commis l’infraction d’apologie de crime et de criminel au sens de l’article 215 du code pénal. Il condamna Süleyman Yurtdaș à une peine de vingt-cinq jours d’emprisonnement. Après prise en compte de la situation économique de l’intéressé, le tribunal convertit cette peine en une amende de 500 livres turques (TRY), soit environ 225 euros[2] (EUR). Özgür Söylemez fut condamné à une peine de trente jours d’emprisonnement, compte tenu de l’état de récidive dans lequel il se trouvait. Après prise en compte de sa situation économique, sa peine fut commuée en une amende de 600 TRY (environ 270 EUR). Le tribunal mentionna que son jugement était définitif au motif que les peines d’amende infligées étaient inférieures à 2 000 TRY.
10. Le 3 décembre 2013, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352, le tribunal examina le jugement d’office et décida, en application de l’article 1 provisoire de celle-ci, de surseoir à l’exécution de l’arrêt, et soumis les requérants à une période de surveillance de trois ans à l’issue de laquelle, si les requérants ne commettaient pas une nouvelle infraction similaire, leur procès serait déclaré nul et non avenu.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
11. Aux termes de l’article 215 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004) tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :
« Est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement quiconque fait l’apololgie, d’un crime ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis ».
12. La loi no 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 2 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans, infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
13. L’article 2 provisoire alinéa 3 régit l’application de la période de surveillance de trois ans.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
14. Les requérants voient dans leur condamnation pour avoir prononcé les mots « biji serok Apo » une atteinte à leur droit à la liberté d’expression au regard de par l’article 10 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans condition de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »
A. Sur la recevabilité
15. Le Gouvernement soulève une seule exception d’irrecevabilité estimant que les requérants n’ont pas la qualité de victime eu égard aux décisions de sursis à l’exécution de la peine adoptées par les juridictions internes.
16. Les requérants ne se sont pas prononcés sur cette exception.
17. La Cour rappelle sa jurisprudence constante dont il ressort que, « victime », l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l’absence de préjudice et que celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 41. Partant, une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 83, 26 avril 2016).
18. La Cour estime que le sursis à l’exécution de la peine, à l’instar du sursis au prononcé du jugement, est inapte à prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale directement subies par l’intéressé à raison de l’atteinte portée à sa liberté d’expression (voir Kürkçü c. Turquie, no 43996/98, § 23, 27 juillet 2004, et, s’agissant du sursis au prononcé de jugement, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter cette exception.
19. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
20. Les requérants réitèrent leur grief.
21. Le Gouvernement estime que l’ingérence était prévue par la loi mais déclare s’en remettre à la sagesse de la Cour, pour ce qui concerne « la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique ».
22. La Cour rappelle tout d’abord que scander des slogans fait partie intégrante de l’exercice du droit à la liberté d’expression (Savgın c. Turquie, no 13304/03, § 40, 2 février 2010). Elle estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale litigieuse, la condamnation au pénale et la décision du sursis à l’exécution accompagnée d’une période de surveillance, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, § 22, 29 novembre 2011 ; pour les effets d’une période de surveillance, voir, mutatis mutandis, Çetin c. Turquie, no 42779/98, § 24, 20 décembre 2005).
23. La Cour observe que cette ingérence était prévue par l’article 215 du code pénal et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (entre autres, Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, § 22, 29 novembre 2011, Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 35, 22 octobre 2013). Reste la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
24. L’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 88, CEDH 2004‑XI, Mariya Alekhina et autres c. Russie, no 38004/12, § 200, 17 juillet 2018).
25. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Kość c. Pologne, no 34598/12, § 37, 1er juin 2017). Il ne s’ensuit pas qu’elle doit se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (Cumpǎnǎ and Mazǎre, précité, § 89).
26. Revenant à la présente affaire, la Cour prend note que le tribunal a condamné au pénal les requérants au seul motif qu’ils avaient scandé un slogan précis : « biji serok Apo » (paragraphe 9 ci-dessus).
27. Elle rappelle avoir déjà examiné la teneur de ce slogan et jugé qu’il n’exhortait pas à l’usage de la violence, ni à la résistance armée ni ou au soulèvement, et qu’il n’incitait pas non plus à la haine, ce qui est pour elle un élément essentiel à prendre en considération (voir notamment, Belge c. Turquie, no 50171/09, § 35, 6 décembre 2016, Kılıç et Eren, précité, §§ 27-29).
28. En l’espèce, la Cour a porté une attention particulière à la motivation de l’arrêt, elle a également tenu compte des circonstances propres au cas d’espèce, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Bahçeci et Turan c. Turquie, no 33340/03, § 30, 16 juin 2009) et elle constate que les requérants ont scandé ce slogan lors d’un meeting politique et pacifique. Elle constate ainsi qu’il est impossible de déterminer à partir des décisions des juridictions nationales comment celles-ci ont mené à bien, en l’espèce, leur tâche consistant à mettre en balance la liberté d’expression des requérants et les buts légitimes poursuivis (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).
29. La Cour rappelle avoir déjà conclu, dans des affaires qui soulevaient des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Kılıç et Eren, précité, § 31, Belge, précité, § 38). En l’espèce, elle considère que le Gouvernement n’a présenté aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente.
30. Dès lors, les juridictions nationales n’ayant pas fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse, la Cour estime que la condamnation des requérants au pénal, même si au final l’exécution a était suspendue sous réserve d’un délai de surveillance de trois ans, était disproportionnée aux buts visés et, par conséquent, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
32. Chacun des requérants réclame 3 000 livres turques (TRY) (soit environ 1 060 euros (EUR) à la date de la demande) pour préjudice matériel et 7 000 TRY (soit environ 2 473 EUR à la date de la demande) pour préjudice moral.
33. Le Gouvernement conteste les montants.
34. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y relative. En revanche, statuant en équité, elle octroie à chacun d’eux 2 000 EUR à titre de préjudice moral.
B. Frais et dépens
35. Les requérants demandent également 500 TRY (soit environ 176 EUR à la date de la demande) pour les frais et dépens et 4 300 TRY (soit environ 1 519 EUR à la date de la demande) pour les honoraires de leur représentant. Ils n’ont présenté aucun document à l’appui de leur demande.
36. Pour ce qui est de la demande concernant les frais et dépens, la Cour la rejette faute pour les requérants d’avoir produit les pièces justificatives à cet égard (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 370-372, 28 novembre 2017).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser séparément à Süleyman Yurtdaş et à Özgür Söylemez, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 000 EUR (deux mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président
[1]. Cette expression kurde peut se traduire par « Vive le président Apo [Öcalan] ».
[2]. Au moment des faits.