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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KOC v. TURKEY - 46043/10 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 868 (03 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/868.html Cite as: CE:ECHR:2019:1203JUD004604310, [2019] ECHR 868, ECLI:CE:ECHR:2019:1203JUD004604310 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KOÇ c. TURQUIE
(Requête no 46043/10)
ARRÊT
STRASBOURG
3 décembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Koç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46043/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Kadriye Koç (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 21 février 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1978 et réside à Istanbul.
5. À l’époque des faits, elle était la rédactrice en chef du périodique mensuel Özgür kadının sesi (« La voix de la femme libre »).
A. La procédure pénale engagée contre la requérante relativement au numéro de juin 2002 du périodique
6. Par un acte d’accusation du 1er juillet 2002, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul (« le procureur de la République ») engagea une action pénale contre la requérante à raison de trois articles qui avaient été publiés dans le numéro de juin 2002 du périodique susmentionné.
7. Le premier article visé dans l’acte d’accusation s’intitulait « KADEK [une branche du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), organisation illégale armée] est l’identité [inhérente à] la liberté des peuples du Moyen-Orient » et soutenait que, alors que l’on s’acheminait vers une solution au problème kurde grâce à la lutte menée par le PKK, l’inscription du PKK sur la liste des organisations terroristes était un complot non seulement contre les Kurdes mais aussi contre la Turquie. Le deuxième article, intitulé « Chaque martyre est un acte de camaraderie pour le leadership », faisait une analyse de la place des martyrs et du sens de leurs actes au sein du PKK et exposait l’importance et la valeur de ceux-ci pour l’organisation, en évoquant en des termes romanesques et élogieux le souvenir de deux femmes mortes pour le PKK. Le troisième article, intitulé « Zilan est le sommet de la liberté », relatait le dévouement pour le PKK d’une militante qui était morte pour cette organisation ainsi que l’importance du rôle et de la lutte des femmes kurdes au sein du PKK.
8. Le 28 février 2007, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») reconnut la requérante coupable de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste et la condamna à une amende judiciaire de 1 666 livres turques (TRY) (environ 905 euros (EUR) à cette date) sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. La cour d’assises considéra que le contenu des articles visés par l’acte d’accusation louait et légitimait l’organisation illégale PKK ainsi que ses actes, faisant ainsi de la propagande en faveur d’une organisation illégale et encourageant par là même le recours à la violence et à d’autres méthodes terroristes. Elle précisa que son arrêt était susceptible d’un pourvoi en cassation.
9. Le 1er décembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation qui avait été formé par la requérante. Elle jugea que, compte tenu du montant de l’amende judiciaire infligée, l’arrêt de la cour d’assises était définitif conformément à l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale. Le 6 janvier 2010, cet arrêt fut mis à disposition au greffe de la cour d’assises.
B. La procédure pénale engagée contre la requérante relativement au numéro de novembre 2003 du périodique
10. Par un acte d’accusation du 12 décembre 2003, le procureur de la République engagea une action pénale contre la requérante à raison d’un certain nombre d’articles qui avaient été publiés dans le numéro de novembre 2003 du périodique susmentionné.
11. Le contenu de ces articles visés par l’acte d’accusation peut se résumer comme suit :
– En page de couverture, le titre « Nous voulons notre fleur et nous l’aurons » était accompagné d’une photographie du chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan.
– L’article intitulé « De la voix de la femme » portait sur des manifestations qui avaient été organisées en réaction aux problèmes de santé du chef emprisonné du PKK et aux pressions et agressions dont le peuple et les guérilléros auraient fait l’objet.
– L’article intitulé « Chaque acte représentera la rencontre [, pour la liberté,] de la fleur et du soleil » faisait une analyse critique des politiques de l’État turc à l’égard du mouvement kurde et indiquait notamment que les seules forces des peuples du Moyen-Orient étaient le KADEK et le chef du PKK.
– L’article intitulé « Un automne vert » portait sur une conférence qui avait été organisée par le PJA (branche féminine du PKK) et sur les discussions idéologiques qui avaient eu lieu à cette occasion.
– L’article intitulé « Nous voulons notre fleur et nous l’aurons » était une interview accordée par l’une des organisatrices de la conférence susmentionnée, qui évoquait le contenu des discussions menées lors de celle-ci ainsi que le point de vue féminin du PJA sur les problèmes du monde.
– L’article intitulé « Impressions et avis sur la conférence » rapportait les commentaires positifs qui avaient été faits par plusieurs des participantes sur la conférence en question.
– L’article intitulé « Nous sommes à bout de patience » rapportait les propos de plusieurs femmes qui soutenaient les manifestations de protestation visant au déblocage du processus de paix et à la fin de l’isolement d’Abdullah Öcalan.
– L’article intitulé « İmralı a un visage unique » soutenait qu’Abdullah Öcalan avait fait l’objet d’un complot international vu les circonstances de son arrestation et ses conditions de détention, et que son attitude consistant à refuser de voir ses avocats en signe de protestation contre les politiques gouvernementales était importante.
– L’article intitulé « Écoutez la voix de votre cœur » portait sur « la campagne de solution démocratique pour la paix » lancée par le PKK et encourageait les lecteurs à participer aux actions qui étaient menées dans le cadre de cette campagne.
– L’article intitulé « J’ai perdu mes roses, que les autres ne perdent pas [les leurs] » relatait le parcours d’une femme qui aurait été arrêtée et poursuivie pour ses liens avec le PKK ainsi que les mauvais traitements qu’elle-même et les membres de sa famille auraient subis en détention et en liberté, et évoquait son appel en faveur de la fin des hostilités.
– L’article intitulé « Le 27 novembre est une date importante pour la femme » traitait du rôle que les femmes auraient joué dans la lutte du PKK selon un point de vue idéologique.
– Le supplément intitulé « Les femmes du soleil vers le soulèvement » contenait des articles portant les titres suivants : « La fidélité, ce n’est ni mourir ni vivre pour soi », « Le contrat [conclu entre le leadership et nos femmes] est valable », « La femme et la jeunesse dans le soulèvement démocratique », « Être à la recherche de la paix », « Le fondement sociétal de la nouvelle civilisation », « Amour, amitié, compagnie ». Ces articles, dont certains avaient été écrits par Abdullah Öcalan, livraient essentiellement des analyses sur la place des femmes dans la structure idéologique du PKK.
12. Le 18 octobre 2007, la cour d’assises reconnut la requérante coupable de l’infraction d’apologie de crime et de criminel et la condamna à une amende judiciaire de 900 TRY (environ 527 EUR à cette date) sur le fondement des articles 215 et 218 du code pénal (CP). La juridiction considéra que les articles visés dans l’acte d’accusation faisaient l’apologie du chef condamné et emprisonné du PKK, qui avait commis plusieurs actes armés, meurtres et enlèvements, ainsi que des actes de l’organisation terroriste. Elle précisa que son arrêt était susceptible de pourvoi en cassation.
13. Le 20 octobre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation qui avait été formé par la requérante. Elle jugea que, compte tenu du montant de l’amende judiciaire infligée, l’arrêt de la cour d’assises était définitif conformément à l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale. Le 21 décembre 2009, cet arrêt fut mis à disposition au greffe de la cour d’assises.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
14. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était ainsi libellé :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 à 100 millions de livres (...) »
15. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 se lisait comme suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
16. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition énonce :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
B. Les articles 215 et 218 du code pénal
17. L’article 215 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :
« Est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement quiconque fait publiquement l’apologie d’un crime ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis. »
18. L’article 218 du CP est ainsi libellé :
« En cas de commission, par voie de publication et de presse, des délits décrits ci‑dessus, la peine est majorée de moitié. Toutefois, les déclarations d’opinions qui ne dépassent pas les limites de l’information et qui visent à critiquer ne constituent pas un délit. »
C. L’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale
19. Selon l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale (loi no 1412 du 4 avril 1929), modifié le 14 juillet 2004 par la loi no 5219, les décisions de justice condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 TRY (soit 2 milliards d’anciennes livres turques (TRL)) n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation. En vertu de l’article 8 de la loi no 5320 du 23 mars 2005 relative à l’entrée en vigueur et à l’application du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er juin 2005, l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale restait applicable aux décisions de justice rendues avant l’entrée en fonction des cours d’appel régionales, qui est intervenue le 20 juillet 2016.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. La requérante se plaint d’avoir été privée de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre les arrêts de la cour d’assises du fait du montant de l’amende infligée. Elle invoque à cet égard les articles 6 § 1 et 13 de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.
21. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief de la requérante sous le seul angle de l’article 6 § 1 de la Convention.
22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
23. La requérante considère que l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée d’introduire un recours contre les arrêts de première instance a porté atteinte à son droit à un procès équitable.
24. Le Gouvernement soutient que l’exclusion, en matière de recours, des décisions de condamnation à une amende judiciaire n’excédant pas un certain montant vise à garantir la célérité des procédures et l’effectivité des pourvois en cassation, et qu’elle répond à l’exigence de proportionnalité.
25. La Cour rappelle que, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce relativement à l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre une décision de première instance, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012).
26. En l’espèce, elle estime que la requérante a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 de la Convention a été atteint dans sa substance même. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz précitée.
27. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
28. La requérante soutient que les condamnations pénales qui lui ont été infligées pour avoir fait paraître certains articles dans deux numéros d’un périodique dont elle était la rédactrice en chef constituent une violation de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
29. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité. D’une part, il soutient que les articles dont la publication a valu des condamnations à la requérante incitaient à la violence et manifestaient un soutien aux activités terroristes, et qu’ils allaient par conséquent à l’encontre du texte et de l’esprit de la Convention. Se fondant à cet égard sur l’article 17 de la Convention, il estime que la publication de ces articles n’était pas protégée par l’article 10 de la Convention et que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
30. D’autre part, le Gouvernement expose qu’au regard du droit interne applicable à l’époque des faits les arrêts de la cour d’assises des 28 février et 18 octobre 2007 n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation et considère qu’en conséquence le délai de six mois a commencé à courir à la date de ces arrêts. Il soutient à cet égard que, même si les arrêts indiquaient qu’ils étaient susceptibles de pourvoi en cassation, la requérante, représentée par un avocat durant les procédures pénales, aurait dû savoir qu’elle ne pouvait pas se pourvoir contre eux. Il invite donc la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour non-respect du délai de six mois.
31. La requérante ne s’est pas prononcée sur ces exceptions.
32. Pour ce qui est de la première exception, la Cour estime qu’elle soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention, et non pas un examen de la recevabilité de ce grief.
33. Quant à la deuxième exception, la Cour observe que la requérante a été condamnée à payer des amendes judiciaires par les arrêts des 28 février et 18 octobre 2007, qui précisaient, nonobstant l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale (paragraphe 19 ci-dessus), qu’ils étaient susceptibles de pourvoi (paragraphes 8 et 12 ci-dessus). Elle note que l’intéressée a donc légitimement considéré qu’elle avait le droit d’introduire un pourvoi en cassation, ce qu’elle a fait. La Cour relève toutefois que, par des arrêts des 20 octobre et 1er décembre 2009, la Cour de cassation a rejeté ces pourvois en application de l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale (paragraphes 9 et 13 ci-dessus). Elle conclut que, en l’espèce, les décisions internes définitives au sens de l’article 35 § 1 de la Convention sont les arrêts de la Cour de cassation susmentionnés, qui ont été mis à disposition au greffe de la cour d’assises les 21 décembre 2009 et 6 janvier 2010. La requête, qui a été introduite le 28 mai 2010, n’est donc pas tardive (Bayar et Gürbüz, précité, § 27). Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour ce motif.
34. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
35. La requérante soutient que, en tant que journaliste et professionnelle des médias, elle a rempli son devoir de diffuser des critiques et des opinions sur des questions d’actualité et exercé les droits qui découlaient pour elle de la Convention. Elle estime donc que les condamnations pénales faisant l’objet de la présente requête constituent une violation de l’article 10 de la Convention.
36. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression, l’intéressée n’ayant pas été arrêtée ni placée en garde à vue ou en détention. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il estime que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et les articles 215 et 218 du CP et poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu des articles pour la publication desquels la requérante a été condamnée, contenu qui selon lui s’analysait clairement en une incitation à la violence et à la révolte contre les autorités étatiques, en une légitimation du conflit armé mené par le PKK et en une apologie des membres et des actes de cette organisation terroriste, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
37. La Cour considère que les condamnations pénales de la requérante à des amendes judiciaires pour la publication de certains articles dans deux numéros du périodique dont elle était la rédactrice en chef à l’époque des faits constituent une ingérence dans l’exercice par celle-ci de son droit à la liberté d’expression (voir Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 50, 15 septembre 2015, et, mutatis mutandis, Çamyar c. Turquie (no 2) [comité], no 16899/07, § 59, 10 octobre 2017).
38. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et les articles 215 et 218 du CP, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
39. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011) et Bülent Kaya c. Turquie (no 52056/08, §§ 36-40, 22 octobre 2013). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression de la requérante est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur condamnation de l’intéressée (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
40. Procédant à une analyse des articles litigieux, elle observe tout d’abord que ceux publiés dans le numéro de juin 2002 du périodique en question et pour lesquels la requérante a été condamnée pour propagande en faveur d’une organisation terroriste soutenaient que la lutte du PKK apportait une solution au problème kurde, louaient et encourageaient les actes de martyre accomplis pour le PKK et faisaient l’apologie des membres de cette organisation tués lors d’affrontements armés avec les forces de l’ordre. Elle relève que se posent à cet égard les questions de savoir si, compte tenu des termes employés, du contexte de la publication des articles concernés et des circonstances de l’affaire, ces articles étaient susceptibles d’être interprétés comme une incitation à la violence (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999) et si la procédure pénale diligentée contre la requérante concernant ces articles et sa condamnation à une amende judiciaire à l’issue de cette procédure étaient proportionnées aux buts légitimes visés. Eu égard toutefois à la conclusion à laquelle elle parviendra quant au restant des articles ayant fait l’objet de la deuxième procédure pénale (paragraphe 41 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher ces questions.
41. Quant aux articles publiés dans le numéro de novembre 2003, pour lesquels la requérante a été condamnée du chef d’apologie de crime et de criminel, la Cour note qu’ils portaient sur les activités, l’idéologie et les membres du PKK et véhiculaient incontestablement des opinions favorables à cette organisation illégale, des analyses faites du point de vue de celle-ci, ainsi que des critiques acerbes envers les autorités étatiques. Il incombait à cet égard aux juridictions nationales d’apprécier si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek, précité, § 58, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). À ce propos, elle constate toutefois que l’arrêt de la cour d’assises qui a condamné la requérante au motif que les articles litigieux faisaient l’apologie du chef du PKK ainsi que des actes de cette organisation (paragraphe 12 ci-dessus) n’apporte pas d’explications suffisantes sur la question de savoir si ces articles et ce numéro du périodique dans son ensemble, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).
42. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
43. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. La requérante réclame 3 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 5 000 EUR pour préjudice moral en raison des inconvénients que les violations alléguées lui auraient fait subir dans sa vie sociale et professionnelle. Elle demande également 2 000 EUR pour frais et dépens, mais ne présente pas de justificatifs à cet égard.
45. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée pour dommage matériel et soutient que cette demande est non étayée. Il estime aussi que les demandes formulées pour dommages matériel et moral sont excessives et qu’elles ne correspondent pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour. Il expose par ailleurs que la requérante n’a présenté aucun justificatif à l’appui de sa demande pour frais et dépens.
46. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué et rejette la demande y relative. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 3 250 EUR pour préjudice moral. Quant à la demande relative aux frais et dépens, elle la rejette, faute pour la requérante d’avoir produit les justificatifs nécessaires à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 3 250 EUR (trois mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président