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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> UZAN AND OTHERS v. TURKEY - 19620/05 (Judgment : Struck out of the list : Second Section) French Text [2019] ECHR 897 (10 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/897.html Cite as: CE:ECHR:2019:1210JUD001962005, CE:ECHR:2019:1203JUD008472117, ECLI:CE:ECHR:2019:1203JUD008472117, [2019] ECHR 897, ECLI:CE:ECHR:2019:1210JUD001962005 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE UZAN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 19620/05 et 3 autres)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
Art 41 • Satisfaction équitable • Radiation du rôle • Nouvelle voie interne d’indemnisation • Poursuite de l’examen non justifiée
STRASBOURG
10 décembre 2019
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Uzan et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 19620/05, 41487/05, 17613/08 et 19316/08) dirigées contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan (requête no 19620/05), Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu (requête no 41487/05), Mme Nimet Hülya Talu (requête no 17613/08) et Mme Bilge Doğru (requête no 19316/08) (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requête no 19620/05 a été introduite le 24 mai 2005, la requête no 41487/05 le 16 novembre 2005, la requête no 17613/08 le 4 avril 2008 et la requête no 19316/08 le 15 avril 2008.
2. Par un arrêt du 5 mars 2019 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Uzan et autres c. Turquie, no 19620/05 et 3 autres, § 216, 5 mars 2019).
S’appuyant sur l’article 41 de la Convention, les requérants réclamaient certaines sommes pour les préjudices qu’ils estimaient avoir subis.
3. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans le délai de six mois à compter de la date de notification de l’arrêt, leurs observations sur ladite question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (idem, § 235 et point 6 du dispositif).
4. Sans se prononcer sur les préjudices que les requérants auraient pu avoir subi, le Gouvernement a demandé à la Cour de décider de rayer les requêtes du rôle en raison de l’entrée en vigueur de l’ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019 qui a étendu le champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384, tandis que certains requérants ont déposé des observations. Aucun accord permettant d’aboutir à un règlement amiable n’a été trouvé entre les parties.
EN DROIT
5. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
I. Observations des parties
A. Dommage
1. Position des requérants
6. Les requérants présentent les demandes suivantes au titre des préjudices matériel et moral qu’ils estiment avoir subis.
a) Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan
7. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan ne formulent aucune demande pour dommage matériel.
8. Ils sollicitent 10 000 euros (EUR) chacun pour dommage moral, en raison de la souffrance que l’affaire İmarbank leur aurait causée.
b) Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu
9. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu réclame la restitution de sa propriété (d’une superficie de 16 954 m²) saisie à l’occasion de cette affaire, et, subsidiairement, en cas d’impossibilité de procéder à cette restitution, la somme de 6 millions de dollars américains (USD) (soit environ 4 570 000 EUR à l’époque de la demande) pour dommage matériel. À l’appui de sa demande, elle verse au dossier un rapport d’estimation de la valeur de son bien immobilier, ainsi qu’une copie de sa déclaration de taxe foncière pour l’année 1998, dans laquelle la valeur déclarée du bien était de 260 milliards d’anciennes livres turques (TRL) (environ 1 250 000 USD à l’époque de la demande).
10. Elle demande également 3 millions USD (soit 2 285 000 EUR à l’époque de la demande) pour dommage moral.
Le 3 septembre 2019, à la suite de l’arrêt de la Cour sur le fond, la requérante met à jour ses demandes pour dommages matériel et moral.
Pour le préjudice immobilier, elle demande 6 960 182 USD (6 333 765 EUR à l’époque de la demande) au titre de la moins-value de la maison de Kuruçeşme dont elle conserve le titre de propriété et 13 041 149 USD (11 867 445 EUR à l’époque de la demande) au titre de la juste satisfaction pour son terrain, déjà vendu aux enchères.
Elle explique qu’elle était propriétaire de deux biens immobiliers suivants à Istanbul :
- une maison de surface habitable de 1 700 m² sur un terrain d’environ de 8 800 m² dans le quartier de Kuruçeşme (Beşiktaş, İstanbul), acquise en 1993 ; elle est toujours propriétaire de ce bien, mais privée de sa jouissance depuis 2003 ; sa dernière demande de mainlevée de la saisie a été rejetée en juin 2019 ; se basant sur les rapports d’experts, elle soutient que sa valeur est de 14 946 000 USD (13 600 860 EUR à l’époque de la demande) à juin 2019 ; selon la requérante, si elle avait pu, compte tenu de sa situation financière, elle l’aurait vendu en 2012, lors de l’hospitalisation de son fils pour une grave leucémie, aurait pu en retirer au moins 19 000 000 USD (17 290 000 EUR à l’époque de la demande) ; pour la requérante, une juste satisfaction consistera à lui allouer un montant compensatoire correspondant à la diminution de valeur du bien, augmenté des intérêts financiers depuis 2003 pour compenser l’immobilisation de cet actif ; ce montant s’établirait à 6 960 182 USD (6 333 765 à l’époque de la demande) ; elle sollicite également une astreinte de 7 000 USD (6 370 EUR à l’époque de la demande) par mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, jusqu’à la date de la mainlevée complète des saisies pratiquées sur sa maison ;
- un terrain de 17 000 m² dans le quartier de Sarıyer à Istanbul, au bord de la Mer Noire, acquis en 1991 ; la requérante porte à la connaissance de la Cour que ce terrain a déjà été vendu aux enchères et que sa valeur actualisée en 2019 est de 10 286 525 USD (9 360 737 EUR à l’époque de la demande) ; à cette valeur de base s’ajouteraient, selon la requérante, d’une part les intérêts financiers pour un montant évalué par les experts à 2 560 398 USD (2 329 962 EUR à l’époque de la demande) et d’autre part la perte de revenus locatifs chiffrée à 194 226 USD (176 745 EUR à l’époque de la demande), soit un montant total de 13 041 149 USD (11 867 445 EUR à l’époque de la demande).
Quant au préjudice mobilier, elle demande 5 000 USD (4 550 EUR à l’époque de la demande) pour ses avoirs qui ont été transférés de la Halkbank au Fonds de garantie des dépôts d’épargne (Tasarruf Mevduatı Sigorta Fonu, « le FADE ») ainsi que 2 400 USD (2 184 EUR à l’époque de la demande) pour diverses valeurs saisies à son domicile dans son coffre-fort. Elle demande en outre 123 058 USD (111 982 EUR à l’époque de la demande) pour la location d’un appartement en raison de la saisie de sa maison pour pouvoir être au chevet de son fils malade.
Elle demande également 30 000 USD (27 300 EUR à l’époque de la demande) par année depuis l’intervention des saisies, soit un montant total de 380 000 USD (273 000 EUR à l’époque de la demande) pour dommage moral.
c) Mme Nimet Hülya Talu
11. Dans ses demandes formulées le 26 juillet 2010, la requérante Nimet Hülya Talu réclamait un montant de 1 530 047,24 EUR pour dommage matériel en raison du préjudice que les mesures conservatoires ordonnées sur son salaire, sa voiture, sa maison sise à Çekmeköy (Istanbul) et son appartement sis à Kınalıada (Istanbul) lui auraient causé. Elle demandait également une indemnité mensuelle de 3 000 EUR à partir du 1er août 2010, toujours au titre du préjudice matériel qu’elle estimait avoir subi.
12. Dans sa lettre du 7 avril 2015, l’intéressée a informé la Cour que les mesures avaient été levées sur son salaire, tout en précisant que le reste des mesures était maintenu.
13. Dans sa lettre du 6 octobre 2016, elle a avisé la Cour que, après la levée des mesures conservatoires, elle avait reçu la somme de 275 000 TRY (environ 80 465 EUR à l’époque des faits), non assortie d’intérêts, au titre des arriérés de salaire sur les dix dernières années. Elle n’a toutefois pas mis à jour sa demande de dédommagement du préjudice matériel.
d) Mme Bilge Doğru
14. La requérante Bilge Doğru sollicite plusieurs sommes au titre du préjudice matériel. Les montants qu’elle revendique sont ventilés comme suit :
– 132 000 TRY (environ 67 690 EUR à l’époque de la demande) pour manque à gagner, cette somme étant calculée sur la base de deux cents heures de travail, à un tarif horaire de 660 TRY, que ladite requérante aurait consacrées aux procès ouverts à son encontre ;
– 500 000 TRY (environ 256 410 EUR à l’époque de la demande) également pour manque à gagner, qui correspondraient à une somme mensuelle de 5 000 TRY (environ 2 565 EUR à l’époque de la demande) depuis le début des procédures.
15. Cette requérante réclame également 500 000 TRY (environ 256 410 EUR à l’époque de la demande) au titre du préjudice moral.
2. Position du Gouvernement
16. Le Gouvernement conteste l’ensemble des demandes formulées par les requérants. Il invite la Cour à rejeter ces prétentions.
B. Frais et dépens
1. Position des requérants
17. Certains des requérants demandent également des montants pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour.
18. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan réclament 40 800 EUR. À titre de justificatifs, ils soumettent un tableau détaillé du travail accompli ainsi que des reçus pour les montants versés. À ce titre, ils versent au dossier onze reçus de paiements effectués en faveur d’un avocat en Turquie entre 2004 et 2009 pour un montant total de 51 500 TRY (soit environ 30 330 EUR à l’époque des faits) ainsi qu’une facture de 15 229 EUR en date du 6 octobre 2010 et pour laquelle 15 000 EUR ont été versés en provision.
Par une lettre du 26 septembre 2019, reçue le 1er octobre 2019, le représentant des requérants porte à la connaissance de la Cour qu’il s’est adressé au Ministère de la justice pour les frais et dépens et a réclamé 52 266 EUR à ce titre, bien que, selon lui, il ne soit pas évident que la loi no 6384 inclue les demandes d’honoraires de représentation.
19. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu demande 113 725 EUR. À titre de justificatifs, elle soumet un tableau détaillé du travail accompli ainsi que des reçus pour les montants des paiements effectués. Elle verse au dossier cinq factures, établies entre 2005 et 2010, pour un montant total de 21 491,58 EUR pour le travail accompli essentiellement lié à l’affaire devant la Cour.
Le 3 septembre 2019, la requérante met à jour sa demande et réclame 1 094 756,83 USD (996 228 EUR à l’époque de la demande) pour frais et dépens. À titre de justificatif, elle soumet des factures et des tableaux détaillés du travail accompli par ses représentants œuvrant en Turquie, en France, en Suisse et aux États-Unis ainsi que des reçus pour des montants de 16 000 EUR et de 7 765,20 francs suisses (7 142 EUR environ).
20. La requérante Nimet Hülya Talu ne formule aucune demande pour frais et dépens.
21. La requérante Bilge Doğru demande 12 750 TRY (environ 6 540 EUR à l’époque de la demande) pour les frais et dépens qu’elle dit avoir engagés devant la Cour et 15 % du montant qui pourrait être alloué par celle‑ci, tous chefs de dommage confondus, pour les honoraires d’avocat. Elle soumet à titre de justificatif le barème tarifaire du barreau d’Istanbul. Elle demande également 36 560 TRY (environ 18 750 EUR à l’époque de la demande) pour les honoraires d’avocat acquittés par l’intéressée en raison des procédures diligentées contre elle.
2. Position du Gouvernement
22. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
II. Le droit et la jurisprudence internes pertinents
23. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits en détail dans les arrêts Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, §§ 20-25, 7 février 2017) et Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 23-24,7 mai 2019).
III. Demande du Gouvernement
24. Par une lettre du 2 août 2019, le Gouvernement a demandé à la Cour de décider de rayer les requêtes du rôle, en l’informant que, par une ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019 publiée dans le Journal officiel le 8 mars 2019, le champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 relative au règlement, par l’octroi d’une indemnité, de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme (voir, pour de plus amples informations, Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013) a été étendu.
Les parties pertinentes en l’espèce de cette ordonnance sont ainsi libellées :
« Article 3 :
(...)
b) domaines de compétence : les requêtes concernant les droits protégés par l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention qui sont pendantes devant la Cour et relevant du champ d’application de l’article 4 de la présente ordonnance.
Article 4- (l) Les domaines (...) suivants ont été inclus dans le champ de compétence de la commission (...) :
a) examiner et statuer, à condition qu’elle soit saisie dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de l’arrêt final de la Cour européenne des droits de l’homme, sur les demandes de dommages au titre du préjudice matériel et moral présentées dans les requêtes où la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 4l de la Convention ou a décidé de réserver [la question de l’application de cet article] »
25. Par une lettre du 26 septembre 2019, reçue le 30 septembre 2019, la requérante Ayla Uzan-Ashaboglu s’oppose à l’application de cette ordonnance à son affaire. Elle demande à la Cour, en vertu de l’article 37 alinéa 2 de la Convention, de « poursuivre l’examen de la requête » comme « le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles l’exige ». Elle présente, à cet égard, les arguments suivants :
– la compétence de la commission intervient 14 ans après qu’elle ait introduit la requête devant la Cour ;
– cette extension de la compétence n’aurait pas été votée par le pouvoir législatif souverain ;
– la commission d’indemnisation ne disposerait pas des moyens juridiques ni des mesures appropriées pour s’acquitter convenablement de son devoir d’évaluation de la valeur et d’indemnisation appropriée en cas de violation du droit de propriété ; le recours devant la commission ne serait pas effectif ;
– les décisions en matière d’indemnisation qu’elle rend seraient limitées aux dommages-intérêts symboliques ;
– dans sa demande du 1er août 2019, le Gouvernement n’aurait mentionné aucune décision de la commission ; il serait impossible de soutenir que les performances de la commission en matière d’indemnisation ont été satisfaisantes à ce jour ;
– il serait une solution appropriée si la commission, comme les tribunaux, pouvait nommer des experts spécialisés en évaluation afin de remédier aux pertes effectives résultant de la violation du droit de propriété ; car elle aurait subi non seulement des pertes directes, mais également des pertes de profits ;
– la commission d’indemnisation ne serait pas compétente pour lever les mesures de saisie ordonnées à l’encontre de ses biens ;
– selon elle, il y aurait une demande pendante devant la Cour (Recep Kara c. Turquie, requête no 41171/17), dans laquelle l’efficacité de la commission d’indemnisation serait mise en doute ;
– les demandes de satisfaction équitable comprendraient non seulement une réparation des dommages réels, mais également une demande de levée des mesures de saisie qui avaient été ordonnées à l’encontre de ses biens ;
– selon la requérante, dans l’affaire Kaynar et autres c. Turquie la Cour a souhaité que l’évaluation soit faite par la commission, ce qui présuppose que la Cour n’est pas en mesure de procéder à une évaluation adéquate au niveau national ; en l’occurrence une évaluation a déjà été préparée par des experts indépendants et impartiaux ; le dossier serait prêt pour la décision de la Cour ;
– le fait que la commission d’indemnisation ne peut pas lever les mesures de saisie conservatoire et n’accorde pas les frais et dépens qu’elle a engagés rendrait le recours de la commission inutile dès le début ;
– en raison du conflit qui existerait entre la famille Uzan et les dirigeants politiques une commission nationale qui ne serait ni indépendante ni impartiale ne pourrait pas accorder une indemnisation équitable ;
– les procédures devant la commission n’étant pas contradictoires, les mécanismes de la commission ne seraient pas conformes aux garanties de procédure ;
– on ne pourrait pas s’attendre à ce que la commission dont tout le conseil est nommé par le Gouvernement procède à une évaluation impartiale dans le cas d’un requérant membre d’une famille que le Gouvernement aurait déclarée ennemie ; en outre, tous les services de secrétariat de la commission seraient assurés par le Ministère de la justice ;
– selon la requérante, bien que les décisions prises par la commission soient administratives, elles sont totalement exclues des procédures de contrôle juridictionnel des décisions administratives ; cette commission ne pourrait être considérée comme un organe indépendant à la lumière de la jurisprudence de la Cour ;
– les décisions de la commission seraient exclues des mécanismes de contrôle auxquels les décisions judiciaires sont soumises ; en vertu de l’article 7 de la loi no 6384, il serait possible de faire appel des décisions de la commission devant le tribunal administratif régional d’Ankara ; les décisions de l’autorité d’appel seraient définitives ; la loi ne préciserait pas non plus comment les appels seront évalués et il n’existe aucun exemple d’efficacité de ceux-ci ; les tribunaux administratifs régionaux ne seraient pas autorisés à procéder à des appréciations/évaluations en cas de réparation des violations du droit de propriété ;
– le pouvoir judiciaire administratif n’aurait ni la compétence ni l’expérience nécessaire pour rendre des décisions dans de tels cas et à cet égard ; par conséquent, la possibilité de former un recours devant le tribunal administratif régional ne pourrait être considérée comme un recours juridictionnel pour remédier aux carences, erreurs et faiblesses de la commission en matière de réparation des violations du droit de propriété ; quoi qu’il en soit, dans la pratique, le tribunal administratif régional, qui est l’autorité de recours, ainsi que la Cour constitutionnelle, réitèreraient l’application de toutes les décisions de la commission ; à ce jour, la Cour constitutionnelle n’aurait constaté aucun problème dans les décisions de la commission.
26. Par une lettre du 26 septembre 2019, reçue le 1er octobre 2019, les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan mettent également en doute la compétence de la commission. Ils soutiennent que la loi no 6384 apparaît comme un instrument permettant d’exclure le plus grand nombre possible de requérants de leur indemnité. Selon eux, il ne serait pas évident de savoir si la loi prévoit des demandes pour les frais juridiques, mais dans un sens plus large, pourrait également être perçu comme couvrant les frais.
IV. Décision de la Cour
A. Dommage
27. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 35, 12 décembre 2017). Les États contractants parties dans une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle‑même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2000-I, et Guiso‑Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).
28. Dans son arrêt au principal, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison du fait que l’imposition et le maintien automatique des mesures conservatoires sur les biens des requérants en application des lois mentionnées dans cet arrêt, justifiés, dans le cas des uns, par le seul fait de l’existence d’un lien de parenté avec les dirigeants de la banque et, dans le cas des autres, par le seul fait de l’exercice, à un moment donné, de responsabilités au sein de la banque – et ce en dépit du prononcé de décisions de non-lieu et d’acquittement pour tous les chefs d’accusation–, ne s’accordaient pas avec les principes mentionnés dans cet arrêt puisqu’ils ne permettaient pas au juge d’évaluer quels étaient les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce ni, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime sous-jacent et les droits des intéressés touchés par ladite sanction. La Cour a noté de plus que, les requérants n’ayant pas été parties à la procédure pénale principale, ils n’avaient bénéficié d’aucune des garanties procédurales visées au paragraphe 214 de l’arrêt au principal. Elle a ensuite estimé que la question de l’application de l’article 41 ne se trouvait pas en état, et a décidé de la réserver (idem, § 235 et point 6 du dispositif).
29. La Cour estime qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour déterminer de manière objective les dommages matériels subis par les requérants en raison du préjudice que les mesures conservatoires ordonnées leur auraient causé.
30. Par sa lettre du 2 août 2019, le Gouvernement a porté à la connaissance de la Cour que, postérieurement à l’arrêt au principal rendu par celle-ci, l’ordonnance présidentielle no 809 est entrée en vigueur, le 8 mars 2019. Selon le Gouvernement, cette disposition élargit la compétence de la commission d’indemnisation créée en janvier 2013 et énonce les principes et la procédure à suivre relativement à l’indemnisation dans les affaires où la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 41 de la Convention ou a décidé de réserver la question de l’application de cet article. La Cour observe que la présente espèce rentre dans la deuxième catégorie d’affaires, à savoir celles dans lesquelles elle a conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et a réservé la question de l’application de l’article 4l de la Convention. En se référant à l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie, (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019), il demande à la Cour de rayer des affaires du rôle au profit de la compétence de la commission.
31. Par ailleurs, dans les affaires Turgut et autres (décision précitée) et Demiroğlu c. Turquie ((déc.), no 56125/10, 4 juin 2013), la Cour a procédé à un examen détaillé du fonctionnement de la commission d’indemnisation. Elle a estimé que les requérants devaient au préalable s’adresser à celle-ci dans la mesure où elle offrait un nouveau recours interne accessible et susceptible de donner réparation à leurs griefs (voir aussi Yıldız et Yanak c. Turquie (déc.), no 44013/07, 27 mai 2014, Bozkurt c. Turquie (déc.), no 38674/07, 10 mars 2015, Çelik c. Turquie (déc.), no 23772/13, 16 juin 2015, et Özbil c. Turquie (déc.), no 45601/09, 29 septembre 2015). La Cour observe également que la commission d’indemnisation est compétente pour indemniser tous les individus conformément à sa pratique (Turgut et autres et Demiroğlu, décisions précitées). Les indemnités accordées par cette instance sont versées par le ministère de la Justice dans les trois mois suivant la date à laquelle la décision est devenue définitive et sont exonérées de tout impôt ou charge. Par ailleurs, la décision de cette commission peut faire l’objet d’un recours devant les tribunaux administratifs, qui doivent statuer dans les trois mois. Le requérant peut également saisir la Cour constitutionnelle d’une requête individuelle contre les décisions des tribunaux administratifs (Ahmet Erol c. Turquie (déc.), no 73290/13, 6 mai 2014, et Sayan c. Turquie (déc.), no 49460/11, § 19, 14 juin 2016).
32. La Cour prend note de cette initiative du Gouvernement turc et observe que ce développement renforce le caractère subsidiaire du mécanisme de protection des droits de l’homme instauré par la Convention et facilite pour la Cour et le Comité des Ministres l’accomplissement des tâches que leur confient respectivement l’article 41 et l’article 46 de la Convention (Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 36, CEDH 2005‑IX).
33. Dans ces conditions, la Cour estime qu’un recours devant la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt final est susceptible de donner lieu à une indemnisation par l’administration et que ce recours représente un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 et, récemment, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 48-50, 11 juillet 2017 ; voir aussi, mutatis mutandis, Kaynar et autres c. Turquie, précité, §§ 64-78, Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, § 34, 7 février 2017, et Keçecioğlu et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 37546/02, § 18, 20 juillet 2010).
34. Ceci étant dit, la Cour tient à noter que le cas d’espèce se différencie des affaires citées au paragraphe précédent, eu égard au fait que la Cour a rappelé, dans son arrêt sur le fond, que la rétention des biens saisis par les autorités judiciaires dans le cadre d’une procédure pénale devait être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (§ 194 de l’arrêt sur le fond). À ce sujet, elle note que certaines mesures conservatoires seraient toujours en vigueur, selon les informations récentes versées au dossier.
Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que la levée des mesures conservatoires et des saisies sur les biens des requérants les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues. À défaut pour l’État défendeur de procéder à la levée des mesures conservatoires et des saisies sur les biens des requérants, la Cour estime qu’il y aurait lieu d’octroyer aux requérants une indemnité pécuniaire appropriée, calculée en conformité avec les critères dégagés par sa jurisprudence.
35. Après ce constat, la Cour rappelle qu’elle peut rechercher si la requête se prête à l’application de l’article 37 de la Convention (Gümrükçüler et autres, précité, § 37). En effet, elle peut décider de rayer une requête du rôle dans le cadre de article 37 § 1 c) de la Convention lorsqu’il est établi que la possibilité concrète d’indemniser le requérant existe au niveau national où les organes adéquats, qui sont sur place et ont accès aux biens, registres et archives, ainsi qu’à tous les autres moyens pratiques, sont certainement mieux placés pour statuer sur des questions complexes de propriété et d’évaluation et pour fixer une indemnisation, comme dans le cas des requérants (idem, § 29).
36. La Cour estime que les instances nationales sont les mieux placées pour évaluer le préjudice subi et disposent de moyens juridiques et techniques adéquats pour mettre un terme à une violation de la Convention et d’en effacer les conséquences, notamment, comme dans le cas d’espèce, lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur des biens immobiliers dans un État contractant à une date donnée. En effet, pour la Cour, comme elle l’a constaté dans de nombreuses affaires similaires au cas d’espèce contre la Turquie relative au droit de propriété, une telle évaluation est presque objectivement impossible dans la mesure où elle est très étroitement liée aux contextes nationaux, voire locaux, et les experts et juridictions nationaux sont les mieux placés pour la réaliser (voir, à titre d’exemple, Keçecioğlu et autres, précité, § 18).
37. À la lumière de ce qui précède, s’agissant du dommage matériel allégué, la Cour conclut que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences de la violation constatée et estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la demande présentée par les requérantes à ce titre. Elle estime par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe en l’espèce pas de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Par ailleurs, pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte de sa compétence en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention pour réinscrire la requête lorsqu’elle estime que les circonstances justifient une telle procédure (Gümrükçüler et autres, précité, § 42).
38. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour observe que, en vertu de l’ordonnance présidentielle précitée, la commission d’indemnisation est également compétente pour examiner les demandes pour préjudice moral et pour statuer sur celles-ci. Par conséquent, à la lumière de ses conclusions au regard du préjudice matériel, elle estime qu’il y a lieu également de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention concernant la demande pour dommage moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
39. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention concernant la demande pour dommage matériel et pour dommage moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
B. Frais et dépens
40. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnables la somme de 20 000 EUR pour les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan et la somme de 10 000 EUR pour la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, et les leur accorde.
La demande pour frais et dépens de la requérante Bilge Doğru n’étant pas explicitée et n’ayant pas été justifiée, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’allouer à l’intéressée de montant à ce titre.
C. Intérêts moratoires
41. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de rayer du rôle la partie des affaires relative à l’article 41 de la Convention concernant les demandes d’indemnisation pour dommage matériel et moral découlant selon de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan (requête no 19620/05) conjointement et à la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu (requête no 41487/05), au titre des frais et dépens, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes de 20 000 EUR (vingt mille euros) et 10 000 EUR (dix mille euros) respectivement, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Robert Spano
Greffier Président