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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAYRAM v. TURKEY - 7087/12 (Judgment : Prohibition of torture : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 120 (04 February 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/120.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0204JUD000708712, CE:ECHR:2020:0204JUD000708712, [2020] ECHR 120

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAYRAM c. TURQUIE

(Requête no 7087/12)

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

4 février 2020

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Bayram c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Egidijus Kūris, président,
          Ivana Jelić,
          Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 7087/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Fikret Bayram (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le 3 juillet 2017, les griefs concernant les conditions de détention du requérant ont été communiqués au gouvernement défendeur (« le Gouvernement ») et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

3.  Le même jour, faisant application de l’article 36 § 2 in fine du règlement de la Cour, le président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée a autorisé le requérant à se représenter lui-même. Le 13 février 2018, Me S. Ramanlı, avocat à Batman, a produit un mandat dûment signé par le requérant et par lui-même, ainsi que les observations et la demande de satisfaction équitable du requérant.

4.  Le Gouvernement a été représenté par son agent.

5.  Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  Le requérant est né en 1972 et réside à Batman.

A.    Contexte de l’affaire

7.  Entre 1990 et 1992, le requérant participa à plusieurs actes terroristes, dont trois homicides, commis au nom d’une organisation illégale, le Hezbollah. Le 2 avril 1992, au cours de l’un de ces actes terroristes, où deux personnes furent tuées, le requérant fut blessé par balles par l’une de ses victimes et devint paraplégique. Il fut placé en détention provisoire mais demeura dans l’unité carcérale d’un hôpital pendant environ un an pour y subir différents traitements médicaux. En 1995, il fut reconnu coupable de certains des actes susmentionnés et se vit infliger une peine de 26 ans de réclusion. En 1997, il bénéficia d’une grâce présidentielle et fut libéré.

8.  Le 27 février 2000, il fut à nouveau arrêté et placé en détention provisoire à la suite de la découverte de sa participation à d’autres actes, qui avaient été commis sur une période allant jusqu’en 1992. Le 10 décembre 2004, il fut remis en liberté alors que la procédure se poursuivait.

9.  Par un jugement du 28 décembre 2006, il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité (müebbet hapis cezası). Au vu de sa condamnation précédente, tous les actes susmentionnés furent considérés globalement comme une atteinte à l’ordre constitutionnel de l’État et la condamnation précédente à 26 ans de réclusion fut ainsi annulée par ce dernier jugement.

10.  Le requérant fut réincarcéré à la prison de Batman le 6 avril 2009 après que le dernier jugement fut devenu définitif. L’ordonnance d’exécution datant du même jour indiquait le 26 décembre 2028 comme date à laquelle le requérant pourrait bénéficier d’une libération conditionnelle.

11.  Par une décision du 14 juin 2013, le procureur de la République de Diyarbakır, faisant application de l’article 16 § 6 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives, décida de surseoir à l’exécution de la peine du requérant au vu de l’état de santé de ce dernier. Il décida également que, sous peine d’annulation de cette décision, l’intéressé aurait l’obligation de se présenter tous les trois mois pour un examen médical et d’informer immédiatement le parquet de tout changement d’adresse.

B.     L’état de santé du requérant

12.  Plusieurs dizaines de rapports médicaux établis par différents organismes indiquent que le requérant est paraplégique et que son taux d’incapacité physique est de 92 %. Ces rapports exposent aussi le suivi médical dont l’intéressé a fait l’objet et les traitements qui lui ont été fournis.

13.  Les rapports médicaux des 25 janvier et 20 septembre 2007 indiquent que le requérant est en pleine possession de ses capacités physiques pour ce qui est de ses membres supérieurs, que la capacité musculaire de ses membres inférieurs est de 0 sur 5, qu’il souffre d’incontinence et qu’il utilise une sonde vésicale.

14.  Le rapport du 10 septembre 2009 confirme les diagnostics susmentionnés et explique que le requérant a souffert d’une blessure vertébrale en 1992, qu’il présente une atrophie, qu’il est contraint d’utiliser un fauteuil roulant et que son handicap est permanent.

15.  Le 1er octobre 2009, le procureur de la République de Diyarbakır invita l’institut médicolégal à évaluer l’état de santé du requérant aux fins d’appréciation de la possibilité pour l’intéressé de bénéficier d’une grâce présidentielle. Daté du 8 février 2010, le rapport de la 3e chambre de l’institut médicolégal indique que le handicap du requérant ne peut être considéré comme nécessitant une grâce présidentielle et que l’exécution de sa peine peut se poursuivre avec un régime alimentaire adapté à son état de santé et un contrôle médical régulier.

16.  Le 20 mai 2010, l’assemblée générale de l’institut médicolégal confirma, à la majorité, le rapport susmentionné de la 3e chambre.

17.  Après la libération le 11 avril 2011 de son frère, qui faisait partie de ses codétenus et qui s’occupait de lui, le requérant introduisit plusieurs demandes tendant en particulier à l’obtention de la possibilité de purger sa peine à son domicile, expliquant qu’il préférait que ce soient les membres de sa famille qui prennent soin de lui.

18.  Plusieurs examens ou traitements médicaux furent aussi pratiqués entre 2011 et 2013. Les examens révélèrent en particulier un surpoids, un problème rénal et un état dépressif chez le requérant.

19.  Le rapport médical de la 3e chambre de l’institut médicolégal du 28 décembre 2012 indique que le requérant est incapable d’accomplir seul les actes essentiels de la vie quotidienne dans un établissement pénitentiaire et qu’il a besoin de l’assistance d’une tierce personne. Le rapport du 21 février 2013 recommande qu’il soit sursis à l’exécution de sa peine eu égard à son état dépressif.

20.  Le 28 février 2013, le procureur de la République de Diyarbakır saisit à nouveau l’institut médicolégal d’une demande de réévaluation de l’état de santé du requérant afin de pouvoir déterminer si celui-ci pouvait bénéficier d’une grâce présidentielle. Le 17 mai 2013, la 3e chambre de l’institut médicolégal confirma que le requérant ne pouvait accomplir seul les actes essentiels de la vie quotidienne dans un établissement pénitentiaire ; elle indiqua par ailleurs que l’appréciation de la dangerosité de l’intéressé n’était pas de son ressort.

C.    Les conditions de détention du requérant

1.    La prison de type M de Batman

21.  Après sa libération en 2004 (paragraphe 8 ci-dessus), le requérant fut réincarcéré dans la prison de Batman le 6 avril 2009. Il y occupa différentes unités de vie composées de huit à quatorze personnes. Ces unités de vie étaient toutes similaires et disposaient, au rez-de-chaussée, d’une pièce principale, d’un coin cuisine, d’une pièce abritant les équipements sanitaires et d’une sortie vers la cour de promenade. À l’étage supérieur, accessible par des escaliers, se trouvaient des lits et des armoires.

22.  Le requérant disposait d’un fauteuil roulant et avait accès à la cour de promenade quotidiennement (durée non précisée par les parties). Il participait à des activités sociales et à des travaux manuels (modalités et fréquence non précisées par les parties). Ses draps étaient lavés une fois par semaine par des membres de sa famille, qui venaient les récupérer à la prison.

23.  Une fois réincarcéré, le requérant bénéficia des soins de son frère, qui faisait partie de ses codétenus. Cette situation dura jusqu’au 11 avril 2011, date à laquelle son frère, qui avait purgé sa peine, fut libéré.

24.  Le 20 avril 2011, le requérant introduisit une demande d’amélioration de ses conditions de détention. Il sollicita en particulier son placement dans une unité de vie disposant de facilités propres à lui permettre de pourvoir seul à ses besoins, ainsi qu’une autorisation de recevoir de la part de sa famille du pain au blé complet, adapté à son régime alimentaire.

25.  Le 22 avril 2011, une autorisation d’approvisionnement en pain au blé complet fut accordée. L’administration pénitentiaire précisa dans sa décision que du pain de cette catégorie était fourni aux détenus qui en faisaient la demande mais que le requérant ne l’appréciait pas et qu’une autorisation spécifique lui avait donc été accordée au vu de son état de santé, avec mise en place d’un dispositif de sécurité.

26.  Le 27 avril 2011, le comité administratif de la prison décida d’attribuer la fonction d’aide-soignant à deux codétenus du requérant et de leur accorder un salaire selon les principes qui régissaient le travail des détenus. La décision indiquait que l’aide consisterait à porter le requérant entre les étages de son unité de vie et à l’assister pour ses besoins d’hygiène personnelle.

27.  Par une demande du 9 août 2012, le requérant fit savoir qu’ayant été informé du transfert prochain de ses codétenus il préférait être transféré à la prison de Diyarbakır, qui disposait d’unités de vie sur un seul niveau. Le 25 septembre 2012, le requérant fut transféré à cette prison.

28.  Le 26 décembre 2017, le juge de l’exécution des peines de Batman rendit relativement à la demande du 20 avril 2011 (paragraphe 24 ci-dessus) une décision qui reprenait les éléments susmentionnés et qui indiquait que, l’intéressé ayant été libéré le 14 juin 2013 (paragraphe 11 ci-dessus), il y avait lieu de rayer l’affaire du rôle (karar verilmesine yer olmadığına).

2.    La prison de type D de Diyarbakır

29.  Le 25 septembre 2012, le requérant fut transféré à la prison de Diyarbakır. Il fut placé dans un dortoir de six personnes situé au 1er étage et accessible par un ascenseur. Le dortoir était aménagé sur un seul niveau et disposait d’un coin cuisine. Les équipements sanitaires se trouvaient dans une pièce séparée, et des tables et des chaises étaient disponibles dans une autre pièce. Deux fauteuils roulants étaient à la disposition du requérant, l’un pour les besoins spécifiques qui pouvaient être les siens lorsqu’il séjournait dans la pièce renfermant les équipements sanitaires, l’autre pour sa circulation dans l’unité de vie et la prison. À une date non précisée, la porte de la salle de bain fut élargie pour permettre de laisser passer les fauteuils roulants.

30.  Sous réserve des variations saisonnières, les détenus avaient accès environ dix heures par jour à la cour de promenade.

31.  Le requérant ne participa à aucune activité sociale durant son séjour dans cette prison. D’après le Gouvernement, il n’exprima jamais le moindre souhait de participer à de telles activités.

32.  Le 29 avril 2013, un codétenu du requérant fut désigné comme aide-soignant par le comité administratif de la prison de Diyarbakır et un salaire lui fut versé selon les principes qui régissaient le travail des détenus.

33.  Le 14 juin 2013, il fut sursis à l’exécution de la peine du requérant et celui-ci fut libéré le même jour (paragraphe 11 ci-dessus).

D.    Autres informations pertinentes

34.  Le Gouvernement expose que deux prisons de type R, prévues pour les détenus à mobilité réduite ou dont l’état de santé peut nécessiter une prise en charge particulière, ont jusqu’ici été mises en fonction : la première le 11 juin 2009 à Metris, la seconde le 13 janvier 2015 à Menemen. Il indique qu’une troisième prison de cette catégorie est en construction à Elazığ. Il ajoute que tous les établissements pénitentiaires récents, quelle que soit leur catégorie, sont adaptés à la circulation des personnes à mobilité réduite, notamment du point de vue de la largeur des portes des pièces renfermant les équipements sanitaires.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

35.  Le requérant se plaint d’avoir dû séjourner en prison pendant environ treize ans au total alors qu’il est gravement handicapé. Il y voit une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

36.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.    Quant à la procédure

37.  Se référant aux articles 36 § 2 et 47 § 5 du règlement de la Cour, le Gouvernement plaide que la requête doit être rayée du rôle au motif que le requérant n’était pas représenté par un avocat au moment de la communication de la requête.

38.  Sans s’attarder sur la question de savoir si un tel manquement peut constituer un motif de radiation, la Cour rappelle que le 3 juillet 2017 le président, faisant application de l’article 36 § 2 in fine de son règlement (paragraphe 3 ci-dessus), a autorisé le requérant à se représenter lui-même. Il s’ensuit que l’objection du Gouvernement doit être rejetée.

B.     Sur la recevabilité

1.    La règle des six mois

39.  La Cour observe que le requérant a été incarcéré de 1992 à 1995, du 27 février 2000 au 10 décembre 2004, et enfin du 6 avril 2009 au 14 juin 2013 (paragraphes 7 et suivants ci-dessus).

40.  Elle rappelle qu’en l’absence de recours internes le délai de six mois court à partir de l’acte dénoncé (voir, parmi beaucoup d’autres, Hamza Yılmaz c. Turquie (déc.), no 46732/99, 1er  avril 2003). Concernant la règle des six mois, la Cour a déjà considéré qu’il s’agit d’une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012), même si le Gouvernement nen a pas excipé. En l’espèce, compte tenu, d’une part, des interruptions entre les périodes d’emprisonnement subies par le requérant, et, d’autre part, du fait qu’avant sa dernière incarcération l’intéressé n’avait jamais entamé la moindre procédure pour se plaindre de ses conditions de détention, la Cour déclare la requête irrecevable pour tardiveté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, pour autant qu’elle concerne les périodes antérieures au 6 avril 2009 (voir également, mutatis mutandis, Maltabar et Maltabar c. Russie, no 6954/02, §§ 82-84, 29 janvier 2009).

2.    Les exceptions

41.  Le Gouvernement invoque plusieurs exceptions d’irrecevabilité. Il plaide d’abord que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées, ensuite que le requérant n’a pas la qualité de victime et enfin que le seuil de gravité requis pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint.

42.  Le requérant ne se prononce pas sur ces exceptions. Il expose que les autorités n’ont pas pris les mesures adéquates à son égard, que le fait de se faire assister par des inconnus était pour lui humiliant, et qu’il aurait dû être autorisé à exécuter sa peine à son domicile, de manière à pouvoir y bénéficier de l’assistance de sa famille.

(a)    Le non-épuisement des voies de recours internes

43.  Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes sur trois points distincts.

Il indique d’abord qu’au départ le requérant était incarcéré avec son frère, que ce dernier s’occupait de lui et qu’à aucun moment le requérant ne s’est plaint de ses conditions de détention quant à cette période.

Il expose ensuite qu’après l’adoption, le 27 avril 2011, par le comité administratif de la prison de Batman d’une décision portant désignation de deux codétenus comme aides-soignants, le requérant avait la possibilité d’introduire un recours devant le juge de l’exécution des peines s’il considérait que les mesures adoptées par cette décision étaient insuffisantes.

Il indique enfin, à propos du manque allégué d’activités socio-culturelles à la prison de Diyarbakır, que le requérant n’a jamais introduit la moindre demande à cet égard.

44.  La Cour note que durant la période du 6 avril 2009 au 11 avril 2011 où le requérant était incarcéré avec son frère, qui s’occupait de lui (paragraphe 23 ci-dessus), il ne s’est jamais plaint de ses conditions de détention. Ce n’est qu’après la libération de son frère, plus précisément le 20 avril 2011, qu’il a introduit une demande à cet égard. Aussi la Cour déclare-t-elle la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, pour autant qu’elle concerne ladite période.

45.  Pour ce qui est, en revanche, de la période postérieure au 11 avril 2011, l’exception de non-épuisement relative au recours qui était ouvert devant le juge de l’exécution des peines après la décision du 27 avril 2011 (paragraphe 43 ci-dessus) doit être rejetée, dès lors que, même si le dossier ne permet pas de déterminer si c’est bien le requérant qui l’a portée devant le juge de l’exécution des peines, la question a bien été examinée par cette juridiction (paragraphe 28 ci-dessus).

46.  En ce qui concerne enfin l’exception concernant les activités socioculturelles à la prison de Diyarbakır, et même si l’administration pénitentiaire peut être critiquée pour ne pas avoir pris d’office des mesures propres à assurer la participation du requérant à de telles activités, la Cour observe que le requérant n’a en réalité formulé aucune demande ou contestation à cet égard. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

(b)    La qualité de victime du requérant et le « seuil de gravité »

47.  Le Gouvernement conteste au requérant la qualité de victime. Il indique qu’après la libération de son frère, qui s’occupait de lui, et sept jours seulement après la première demande introduite par lui le 20 avril 2011, deux de ses codétenus furent officiellement désignés comme aides-soignants pour l’assister dans les actes de la vie quotidienne. L’administration pénitentiaire de Diyarbakır, quant à elle, aurait entamé d’office la procédure visant au prononcé d’une grâce présidentielle. Par ailleurs, le requérant bénéficia d’un sursis à l’exécution de sa peine au vu de son état de santé et fut libéré le 14 juin 2013.

48.  Le Gouvernement expose enfin que la durée pendant laquelle le requérant a été privé d’assistance après s’être plaint pour la première fois de ses conditions de détention n’est que de sept jours. Il considère dès lors que le seuil de gravité nécessaire pour l’application de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint en l’espèce.

49.  La Cour ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel les conditions litigieuses n’ont perduré que sept jours après que le requérant se fut plaint pour la première fois de ses conditions de détention. Elle relève tout d’abord que, l’intéressé étant gravement handicapé, sa situation était bien différente de celle d’un détenu quelconque qui se serait plaint de ses conditions de détention. Or aucune mesure adéquate n’a été prise d’office, notamment lorsqu’il est apparu que le frère du requérant, qui s’occupait de lui, allait être libéré. Ensuite, la Cour considère qu’il lui faut examiner la situation qui a été celle du requérant jusqu’à sa propre libération, ses réponses aux exceptions du Gouvernement relatives à la qualité de victime et au seuil de gravité dépendant de cet examen. Dans les circonstances particulières de l’espèce, elle estime que lesdites exceptions sont si étroitement liées à la substance du grief tiré de l’article 3 de la Convention qu’il y a lieu de les joindre au fond.

50.  Ainsi, quant aux conditions matérielles de la détention (paragraphe 46 ci-dessus) subie par le requérant du 11 avril 2011 au 14 juin 2013, la Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

C.    Sur le fond

51.  Le requérant expose qu’il était humiliant pour lui, lorsqu’il séjournait à la prison de Batman, de devoir être porté par des inconnus sur une vingtaine de marches d’escalier afin de pouvoir accéder aux équipements sanitaires. Sans détailler son grief, il se plaint également de ne pas avoir pu sortir dans la cour de promenade autant que les autres détenus. Il considère ainsi qu’eu égard à son grave handicap son emprisonnement était incompatible avec l’article 3 de la Convention, que sa place était auprès de sa famille et qu’il aurait dû pouvoir exécuter sa peine à son domicile.

52.  Le Gouvernement rétorque que des détenus furent désignés comme aides-soignants aux frais de l’administration pénitentiaire, que des fauteuils roulants furent mis à la disposition du requérant, dont un pour une utilisation spécifique à son hygiène personnelle dans la prison de Diyarbakır, et que dans cet établissement la porte de la pièce renfermant les équipements sanitaires fut élargie de manière à permettre une plus grande autonomie de l’intéressé.

1.    Principes généraux

53.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime, etc. (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 88, CEDH 2010, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015). Dans cette perspective, il ne suffit pas que le traitement comporte des aspects désagréables (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 107, série A no 39, et Messina c. Italie (no 2) (déc.), no 25498/94, CEDH 1999-V).

54.  L’article 3 de la Convention impose aussi à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (pour un détenu handicapé, voir Vincent c. France, no 6253/03, § 98, 24 octobre 2006 ; voir également l’arrêt Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, CEDH 2001-VII, où la Cour a jugé que le fait d’avoir maintenu la requérante, handicapée des quatre membres, en détention dans des conditions inadaptées à son état de santé s’analysait en un traitement dégradant ; pour les conditions de détention en général, voir, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 93, 22 mai 2012 et Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, 20 octobre 2016).

2.    Application en l’espèce

55.  La Cour observe que le requérant, dont le taux d’incapacité physique est de 92%, n’a reçu officiellement aucune assistance entre le 11 avril 2011, date de la libération de son frère, qui s’occupait de lui, et le 27 avril 2011, date à laquelle l’administration pénitentiaire de Batman décida que deux des codétenus de l’intéressé seraient rémunérés pour officier comme aides-soignants à son égard. Le rôle de ces personnes était de porter le requérant entre les deux étages de son unité de vie et de l’assister dans ses besoins d’hygiène personnelle. Les parties ne donnent aucun détail sur ce dernier point. Le requérant avait un fauteuil roulant à sa disposition, et il a selon toute vraisemblance participé à des activités socioculturelles dans cet établissement. Il avait aussi accès à la cour de promenade, située au rez-de-chaussée, à condition d’être porté à ce niveau.

56.  Par la suite, le 25 septembre 2012, le requérant fut transféré à la prison de type D de Diyarbakır, où il fut placé dans un dortoir aménagé sur un seul niveau. Les équipements sanitaires se trouvaient dans une pièce dont la porte fut élargie pour permettre le passage des fauteuils roulants. Le requérant avait à sa disposition deux fauteuils roulants, dont un pour une utilisation spécifique à la pièce renfermant les équipements sanitaires. Les parties ne donnent aucun détail sur ce dernier point non plus. Le 29 avril 2013, le comité administratif de la prison de Diyarbakır désigna un codétenu du requérant pour l’assister en tant qu’aide-soignant rémunéré. Les parties ne donnent pas davantage de détails sur la situation qui fut concrètement celle de l’intéressé entre ces deux dernières dates. Le requérant ne se plaint pas non plus, par exemple, de l’impossibilité de passer avec son fauteuil roulant les portes séparant les autres pièces de l’unité de vie ou bien la porte d’entrée principale de celle-ci.

57.  La Cour note que le requérant ne formule pas non plus, relativement à l’une ou l’autre des périodes passées par lui dans les prisons de Batman et de Diyarbakır, de griefs spécifiques concernant la compatibilité des équipements sanitaires avec son handicap ou la nature de l’aide qui lui était nécessaire pour son hygiène personnelle. Elle relève également que l’intéressé ne conteste pas l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il a participé à des activités socioculturelles à la prison de Batman.

58.  D’une manière générale, la Cour observe que les autorités ont montré une certaine diligence pour prendre en charge le requérant et pour améliorer ses conditions de détention (paragraphes 21-32 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que rien ne permet de dire qu’il y ait eu intention d’humilier ou de rabaisser l’intéressé durant sa détention. Des procédures tendant à son admission au bénéfice d’une grâce présidentielle furent également engagées à deux reprises (paragraphes 15 et 20 ci-dessus). En définitive, il fut sursis à l’exécution de la peine du requérant et celui-ci fut libéré le 14 juin 2013 (paragraphe 11 ci-dessus).

59.  La Cour rappelle toutefois avoir déjà dit que la détention d’une personne handicapée dans un établissement où elle ne peut pas se déplacer par ses propres moyens constitue un « traitement dégradant » au sens de l’article 3 de la Convention (Vincent, précité, § 103). En l’espèce, il est évident que pour ce qui est de la période du 11 au 27 avril 2011, que le requérant s’est trouvé dans l’incapacité de se déplacer de manière autonome dans la prison de Batman, où l’unité de vie était aménagée sur deux niveaux : son lit se trouvait à l’étage supérieur, tandis que les équipements sanitaires et la sortie vers la cour de promenade se situaient au rez-de-chaussée. Bien qu’il s’agisse là d’une durée relativement courte, il n’en reste pas moins que le requérant a été obligé de demander l’assistance bienveillante de ses codétenus pour se rendre aux toilettes. Le 27 avril 2011, deux de ses codétenus furent chargés, contre rémunération, de lui servir d’aides-soignants. Assez pragmatique dans les cas où l’assistance ne requiert pas les connaissances d’un infirmier, cette solution semble également exister dans d’autres pays (Vincent, précité, § 31). Cela dit, la période au cours de laquelle le requérant a eu besoin d’être porté entre les étages a perduré jusqu’au 25 septembre 2012. Elle s’est donc étendue sur quelque dix-sept mois. Aux yeux de la Cour, cette durée est beaucoup trop longue pour que la solution en question puisse être validée en l’espèce, et elle emporte par là même dépassement du seuil de gravité nécessaire pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention. Pour les mêmes motifs, l’argument du Gouvernement relatif à la qualité de victime du requérant doit être rejeté.

60.  Par ailleurs, le Gouvernement n’explique pas pourquoi le requérant n’a, pendant cette période, pas été transféré à la prison de type R de Metris, qui était adaptée aux personnes à mobilité réduite (paragraphe 34 ci-dessus), ou bien, après un délai raisonnable - et sous réserve que l’intéressé n’eût pas opposé un refus pour des motifs valables, liés par exemple à la proximité géographique de ses proches - dans un établissement pénitentiaire disposant d’unités de vie aménagées sur un seul niveau et plus facilement adaptables à sa situation.

61.  C’était le cas de la prison de Diyarbakır, où le requérant fut transféré le 25 septembre 2012 : l’unité de vie se situait sur un seul niveau, un fauteuil roulant supplémentaire spécifiquement conçu pour pouvoir être utilisé dans la pièce renfermant les équipements sanitaires fut mis à la disposition de l’intéressé et la porte de la pièce donnant accès à ces équipements fut élargie pour permettre le passage des fauteuils roulants.

62.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions dans lesquelles le requérant a dû séjourner dans la prison de Batman du 11 avril 2011 au 25 septembre 2012.

63.  Pour les motifs indiqués au paragraphe 61 ci-dessus quant à la prison de Diyarbakır, elle conclut en revanche qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition relativement à la période du 25 septembre 2012 au 14 juin 2013, durant laquelle le requérant a séjourné dans cette dernière prison.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

65.  Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

66.  Le Gouvernement conteste cette demande.

67.  Eu égard au fait qu’à partir du 25 septembre 2012 les autorités ont pris des mesures propres à améliorer les conditions de détention du requérant et qu’elles l’ont fait bénéficier d’un sursis à l’exécution de sa peine le 14 juin 2013, la Cour considère que le dommage moral subi par le requérant se trouve, dans les circonstances particulières de l’espèce, suffisamment réparé par le constat de violation auquel elle a abouti au paragraphe 62 ci-dessus.

68.  Le requérant n’ayant présenté aucune demande pour frais et dépens, il n’y a pas lieu de se prononcer sur cette question.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Joint au fond, les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement concernant le seuil de gravité de l’article 3 de la Convention et la qualité de victime du requérant et les rejette ;

2.      Déclare, la requête recevable en ce qui concerne les conditions de détention du requérant pour la période du 11 avril 2011 au 14 juin 2013 et irrecevable pour le surplus ;

3.      Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions dans lesquelles le requérant a séjourné à la prison de Batman du 11 avril 2011 au 25 septembre 2012 ;

4.      Dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions dans lesquelles le requérant a séjourné à la prison de Diyarbakır du 25 septembre 2012 au 14 juin 2013 ;

5.      Dit, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

6.      Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 février 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                      Egidijus Kūris
  Greffier adjoint                                                                        Président

 


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