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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALTINTAS v. TURKEY - 50495/08 (Judgment : Right to a fair trial : Second Section) French Text [2020] ECHR 215 (10 March 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/215.html Cite as: [2020] ECHR 215, CE:ECHR:2020:0310JUD005049508, ECLI:CE:ECHR:2020:0310JUD005049508 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALTINTAŞ c. TURQUIE
(Requête no 50495/08)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal • Impossibilité légale de se pourvoir en cassation contre un jugement pénal de premier et dernier ressort, le montant de l’amende infligée n’atteignant pas le seuil requis • Entrave disproportionnée
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale à une amende du rédacteur en chef d’un périodique local pour apologie du crime ou de criminels • Cas manifeste d’apologie ou de justification de la violence autorisant la Cour à analyser la publication nonobstant la motivation insuffisante du jugement interne • Examen par la Cour du contexte, du contenu de la publication litigieuse et de sa capacité de nuire • Marge d’appréciation et montant raisonnable de l’amende • Sanction non disproportionnée
STRASBOURG
10 mars 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Altıntaş c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de
Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50495/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Cihan Altıntaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me S. Coşkun, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaignait d’une atteinte à ses droits à un procès équitable et à la liberté d’expression.
4. Le 29 septembre 2017, les griefs concernant les atteintes alléguées au droit à la liberté d’expression du requérant et à l’accès de celui-ci à un tribunal ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1984 et réside à Ankara. À l’époque des faits, il était le rédacteur en chef du périodique mensuel local Tokat Demokrat, qui était distribué dans la province de Tokat.
A. Les événements de Kızıldere
6. Le 26 mars 1972, M.Ç., E.K., H.A., N.Y., E.S., A.A., des membres du THKP/C (Türkiye Halk Kurtuluş Partisi/Cephe - Parti/Front de la libération du peuple de Turquie, une organisation illégale), et C.A., un membre du THKO (Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu - Armée de libération du peuple de Turquie, une organisation illégale), prirent en otage trois techniciens de nationalité britannique qui travaillaient sur une base militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) située à Ünye, et se rendirent à Kızıldere, un village de la province de Tokat. Ils y retrouvèrent S.K.Ö., S.K., S.A., des membres du THKP/C, et Ö.A., un membre du THKO.
7. L’objectif de cette prise d’otage était d’empêcher l’exécution de la peine de mort à laquelle avaient été condamnés par des tribunaux pénaux trois membres fondateurs du THKO et célèbres chefs de mouvements de gauche à l’époque des faits, D.G., H.İ. et Y.A.
8. Le 30 mars 1972, la maison dans laquelle se cachaient les ravisseurs et leurs otages fut assiégée par les gendarmes. Les militants refusèrent l’appel à la reddition qui avait été lancé par les forces de l’ordre et indiquèrent qu’ils n’étaient pas là pour se rendre mais pour mourir. Ils échangèrent des tirs avec les forces de l’ordre, à la suite de quoi ils exécutèrent les trois otages. Les gendarmes firent ensuite irruption dans la maison et tous les militants, à l’exception d’E.K., furent tués lors de l’affrontement armé qui s’ensuivit.
9. Les événements de Kızıldere ont toujours une place importante et vivante dans la mémoire d’une partie de la société turque. Régulièrement, à l’occasion de l’anniversaire de ces événements, certains groupes et organisations ancrés à gauche commémorent ces événements et célèbrent la mémoire des personnes qui ont procédé à la prise d’otage.
B. L’article publié dans le périodique du requérant
10. Un article qui portait sur les événements de Kızıldere fut publié dans le numéro de mars 2007 du périodique du requérant. L’article en question, intitulé « M. et ses amis vivent toujours comme les idoles de la jeunesse », se lisait comme suit :
« Le 30 mars 1972, un groupe de jeunes révolutionnaires ont été [assaillis] au village de Kızıldere de Tokat. M.Ç. et ses amis, qui voulaient empêcher l’exécution de D.G. et de ses amis, ont enlevé les techniciens qui se trouvaient dans une base anglaise à Ünye. Ils ont voulu stopper l’exécution de leurs amis D.G., H.İ. et Y.A., mais ils ont été massacrés sans parvenir [à leur but]. M. et ses amis vivent toujours comme les idoles de la jeunesse. »
C. La procédure pénale diligentée contre le requérant
11. Par un acte d’accusation du 23 mars 2007, le procureur de la République de Tokat inculpa le requérant de l’infraction d’apologie du crime et du criminel à raison du contenu de l’article susmentionné.
12. Le 21 avril 2008, le tribunal correctionnel de Tokat reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une amende judiciaire de 900 livres turques (TRY) (soit environ 430 euros (EUR) à la date du jugement) sur le fondement des articles 215 et 218 du code pénal (CP). Il estima que l’article en question, notamment par l’emploi d’expressions telles que « massacrés » et « les idoles de la jeunesse », faisait l’apologie de M.Ç., qui avait commis des infractions par sa participation à plusieurs actes illégaux et qui avait finalement été tué lors d’un affrontement armé survenu entre lui et les forces de sécurité de l’État, ainsi que de ses efforts et comportements visant à sauver des personnes jugées et condamnées à la peine de mort par des tribunaux habilités par la Constitution. Le tribunal correctionnel précisa que son jugement était définitif en vertu de l’article 272 § 3 a) du code de procédure pénale (CPP).
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
13. L’article 215 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :
« est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement quiconque fait publiquement l’apologie d’un crime commis ou d’une personne à raison d’un crime commis par elle. »
14. L’article 218 du CP est libellé comme suit :
« En cas de commission, par voie de publication et de presse, des délits décrits ci-dessus, la peine est majorée de moitié. Toutefois, les déclarations d’opinions qui ne dépassent pas les limites de l’information et qui visent à critiquer ne constituent pas un délit. »
15. Selon l’article 272 § 3 a) du CPP (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 17 décembre 2004), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, les décisions de justice condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 livres turques n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
16. Le requérant se plaint d’avoir été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal correctionnel du fait du montant de l’amende infligée. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
17. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
18. Le requérant considère que l’impossibilité pour lui d’introduire un recours contre le jugement de première instance a porté atteinte à son droit à un procès équitable.
19. Le Gouvernement soutient que l’exclusion, en matière de recours, des décisions de condamnation à une amende judiciaire n’excédant pas un certain montant poursuit le but d’assurer la célérité des procédures et l’effectivité des pourvois en cassation, et qu’elle répond à l’exigence de proportionnalité.
20. La Cour rappelle que, dans maintes affaires soulevant, comme en l’espèce, des questions concernant l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre une décision de première instance, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012).
21. En l’espèce, elle estime que le requérant a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 de la Convention a été atteint dans sa substance même. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz précitée.
22. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
23. Le requérant soutient que sa condamnation pénale pour la parution de l’article litigieux - publié dans un périodique dont il était le rédacteur en chef - constitue une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
24. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
25. Le requérant considère que l’article litigieux ne contenait aucun éloge à l’égard de M.Ç. à raison de ses actes infractionnels, mais rendait, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, un hommage à cette personne, qui, selon lui, avait joué un rôle important dans le mouvement socialiste turc.
26. Le Gouvernement soutient que l’ingérence alléguée dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était prévue par l’article 215 du CP et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de la préservation de l’intégrité territoriale et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu de l’article en cause, qui, selon lui, faisait l’apologie d’une personne tuée lors d’un affrontement armé survenu entre celle-ci et les forces de l’ordre et de ses efforts et actes visant à sauver des personnes condamnées par les autorités à la peine de mort, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
27. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Quant à la « prévisibilité de la loi », à savoir les articles 215 et 218 du CP (paragraphes 13 et 14 ci-dessus), elle n’estime pas nécessaire de prendre position sur cette question, dans la mesure où les parties sont d’accord que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi. En outre, elle relève que la mesure litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale et la prévention du crime.
28. Elle constate donc qu’en l’occurrence le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». À cet égard, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 204-208, CEDH 2015 (extraits)) et Bülent Kaya c. Turquie (no 52056/08, §§ 36-40, 22 octobre 2013).
29. Elle rappelle en particulier qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 de la Convention les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Bédat, précité, § 48).
30. Elle rappelle par ailleurs qu’elle peut aussi analyser elle-même les écrits et les déclarations en cause nonobstant l’insuffisance manifeste des motifs avancés par les juridictions internes pour justifier la condamnation des propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef des périodiques concernés, responsables de la publication de ces écrits ou déclarations (Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 37, 23 juillet 2019). Elle procède ainsi elle-même à l’analyse des déclarations litigieuses, notamment lorsqu’il est clair et manifeste que les propos litigieux ne peuvent être qualifiés que de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence. En effet, ces derniers ne sauraient passer pour être compatibles avec l’esprit de tolérance et vont d’ailleurs à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention et ne sauraient prétendre au bénéfice de la liberté d’expression (Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI (extraits), Karatepe c. Turquie, no 41551/98, § 30, 31 juillet 2007, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 56-60, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 60-62, CEDH 1999‑IV, Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 39 et 40, 8 juillet 1999, Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, §§ 38-40, 7 mars 2006, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 33-35, 10 octobre 2006, et Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, §§ 31-34, 24 avril 2018). Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue quant à la nature de l’article pour la publication duquel le requérant a été condamné en l’espèce (paragraphe 33 ci-dessous), la Cour analysera elle-même cet article, nonobstant la motivation, susceptible d’être considérée comme insuffisante, adoptée par les juridictions nationales à l’appui de la condamnation de l’intéressé (paragraphe 12 ci-dessus).
31. Elle rappelle à cet égard les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance. Les facteurs clés dans l’appréciation de la Cour dans ces affaires sont : le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu (Zana, précité, §§ 57-60, Soulas et autres c. France, no 15948/03, §§ 38-39, 10 juillet 2008, et Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, no 72596/01, § 78, 4 novembre 2008) ; la question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance (voir, entre autres, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 64, CEDH 2000‑III, Féret c. Belgique, no 15615/07, §§ 69-73 et 78, 16 juillet 2009, et Fáber c. Hongrie, no 40721/08, §§ 52 et 56-58, 24 juillet 2012) ; et la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité - directe ou indirecte - à nuire (Karataş c. Turquie ([GC], no 23168/94, §§ 51-52, CEDH 1999-IV, et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 56, 9 février 2012). Dans toutes les affaires ci-dessus, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. On peut donc dire que la Cour aborde ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précité, § 208). Aussi, en l’espèce, la Cour examinera-t-elle avec une attention particulière, à la lumière des critères susmentionnés, les termes employés dans l’article litigieux, le contexte de sa publication et sa capacité à nuire.
32. Elle note que, dans la présente affaire, à l’origine de la condamnation pénale du requérant se trouve la publication dans le périodique dont il était le rédacteur en chef à l’époque des faits d’un article portant sur les événements de Kızıldere et sur les auteurs principaux de ces événements. À cet égard, elle note tout d’abord que l’écrit litigieux a été publié à l’occasion du trente-cinquième anniversaire de ces événements dans un périodique local qui était distribué à Tokat, la province où ces événements avaient eu lieu. Elle estime que, vu la sensibilité d’une partie de la société turque à l’égard de ces événements, qui était susceptible d’être accrue chez la population vivant à Tokat en raison de la proximité géographique du lieu des incidents et de la date de la publication de l’article litigieux, qui correspondait à l’anniversaire de ces événements à l’occasion duquel des commémorations étaient organisées (paragraphe 9 ci-dessus), cette publication peut être considérée comme s’inscrivant plutôt dans un contexte social tendu.
33. Quant au contenu de l’article litigieux, elle observe qu’il relatait les actes violents commis par « M.Ç. et ses amis », individus membres à l’époque des faits d’organisations illégales, à savoir, d’une part, l’enlèvement de trois personnes de nationalité britannique employées sur une base militaire aux fins d’obtention de l’annulation de l’exécution de trois personnes condamnées à la peine de mort par des tribunaux pénaux et, d’autre part, l’affrontement armé qui avait eu lieu avec les forces de sécurité de l’État, lesquelles demandaient la libération des otages et l’arrêt de l’action entamée par les ravisseurs. Elle note que cet article présente, dans des termes approbatifs, ces actes comme des comportements héroïques adoptés par des « jeunes révolutionnaires », qui auraient valu à leurs auteurs d’être « les idoles de la jeunesse », et qualifie le décès de la plupart de ces derniers, à l’issue de l’affrontement armé qui avait eu lieu entre eux et les forces de l’ordre, de « massacre » (paragraphe 6 ci-dessus). Selon la Cour, il est incontestable que, nonobstant leur but, susceptible d’être considéré comme légitime par certains, qui était d’empêcher l’exécution de leurs amis, les actes commis par les auteurs des événements de Kızıldere contre les personnes enlevées, qui d’ailleurs ont été exécutées par leurs ravisseurs durant ces événements (paragraphe 8 ci-dessus), et contre les forces de l’ordre peuvent être clairement qualifiés de violents. Dès lors, la Cour estime que les expressions utilisées dans l’article litigieux à l’endroit de « M.Ç. et ses amis » et de leurs actes s’analysaient en une apologie ou, à tout le moins, une justification de la violence.
34. Elle considère en outre qu’en l’espèce il ne fallait pas minimiser le risque que de tels écrits pussent encourager ou pousser certains jeunes, notamment les membres ou sympathisants de certaines organisations illégales, à la commission d’actes violents similaires à ceux commis par « M.Ç. et ses amis » à Kızıldere afin qu’ils devinssent eux aussi « les idoles de la jeunesse ». En effet, elle relève que les expressions utilisées dans l’article litigieux donnent l’impression à l’opinion publique, et en particulier aux personnes partageant les opinions politiques proches de celles prônées par « M.Ç. et ses amis », que, afin de parvenir à un but que ces personnes considèrent comme légitime dans le cadre de leur idéologie, le recours à la violence peut être nécessaire et justifié (voir, pour une approche similaire, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007, et Gürbüz et Bayar, précité, § 43).
35. Eu égard à ce qui précède et à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas (Sürek (no 1), précité, § 65) et compte tenu du montant raisonnable de l’amende judiciaire infligée au requérant à l’issue de la procédure pénale diligentée contre lui, la Cour estime que l’ingérence litigieuse ne peut être considérée comme incompatible avec l’article 10 § 2 de la Convention et disproportionnée aux buts légitimes poursuivis (Zana, précité, § 61).
36. Partant, elle conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
38. Au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, le requérant réclame 146,19 EUR, montant qu’il aurait payé au titre de l’amende judiciaire, et 96 EUR pour les frais d’impression des exemplaires de son périodique qui auraient été saisis. Il sollicite en outre 20 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
39. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée pour préjudice matériel. Il estime en outre que la demande formulée pour préjudice moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.
40. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 500 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
41. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais d’avocat ainsi qu’un montant approprié pour les frais de transport, de poste, de téléphone et de traduction. Il présente à cet égard le barème tarifaire du barreau d’Ankara.
42. Le Gouvernement expose que le requérant n’a pas suffisamment détaillé ces demandes et n’a présenté aucun justificatif à leur appui.
43. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais, faute pour le requérant d’avoir produit les justificatifs nécessaires à cet égard.
C. Intérêts moratoires
44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par 5 voix contre 2, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, par 5 voix contre 2, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Robert Spano
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Bårdsen, à laquelle se rallie le juge Pavli.
R.S.
H.B.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE BÅRDSEN, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE PAVLI
(Traduction)
1. Je souscris au constat de violation de l’article 6 de la Convention auquel la majorité est parvenue en l’espèce. Je suis en revanche en désaccord avec l’appréciation à laquelle elle s’est livrée sous l’angle de l’article 10. Contrairement à la majorité, je vote en faveur d’un constat de violation de cette disposition pour les raisons que je vais exposer ci-dessous.
2. Le requérant a été accusé et reconnu coupable d’une infraction pénale et il s’est vu infliger une amende à raison de son activité de journaliste et de rédacteur en chef. Il a été condamné pour avoir publié dans son journal, en mars 2007, un bref texte concernant une prise d’otages dramatique, violente et notoire dans le contexte du conflit qui sévit de longue date dans le sud-est de la Turquie. Ce faisant, il aurait fait l’apologie d’un crime et d’un criminel, fait constitutif d’une infraction en vertu des articles 215 et 218 du code pénal turc. Les événements en question se sont déroulés en 1972 dans la région de Kızıldere, où le journal du requérant est publié. Il apparaît que ces faits ont revêtu avec le temps une certaine importance symbolique auprès de quelques groupes radicaux ancrés à gauche (paragraphes 6-9 de l’arrêt).
3. Cette affaire nous amène au cœur de l’article 10. Cette disposition, qui garantit au discours politique un large espace sans ingérence de l’État, vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, par exemple, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 196-197, CEDH 2015 (extraits)).
4. En l’espèce, la question est de savoir si, en publiant le texte incriminé, le requérant a appelé à la violence, exprimé un discours de haine ou dépassé de toute autre manière les limites extrêmement larges de la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention, de sorte que la condamnation pénale prononcée à son encontre aurait été justifiée aux fins du paragraphe 2 de cette disposition en ce qu’elle aurait été « nécessaire dans une société démocratique ».
6. Pour condamner le requérant, le tribunal correctionnel de Tokat, dans son jugement rendu le 21 avril 2008 - qui, compte tenu de l’absence de voies de recours en droit turc au moment des faits (paragraphes 16-22 de l’arrêt), a constitué le premier et dernier examen par une juridiction interne des accusations retenues contre le requérant - s’est focalisé sur les critères larges énoncés par les articles 215 et 218 du code pénal turc. Sa motivation est ainsi libellée :
« par l’emploi d’expressions telles que « massacrés » et « les idoles de la jeunesse », [le requérant] a fait l’apologie de [M.Ç.], qui avait commis des infractions par sa participation à plusieurs actes illégaux et qui avait finalement été tué lors d’un affrontement armé survenu entre lui et les forces de sécurité de l’État, ainsi que de ses efforts et comportements visant à sauver des personnes jugées et condamnées à la peine de mort par des tribunaux habilités par la Constitution ».
7. Je rappelle ici que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, l’analyse doit généralement tenir compte du contexte, notamment de la teneur des propos incriminés, du contexte dans lequel ils ont été tenus, de la motivation de leur auteur et de leurs répercussions prévisibles (Perinçek c. Suisse, précité au paragraphe 3 ci-dessus, §§ 204‑208). Des considérations particulières peuvent s’appliquer aux débats d’ordre historique (ibidem, §§ 213‑220). Il convient par ailleurs de mettre en balance les intérêts concurrents et les valeurs en jeu, conformément aux principes définis par la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10. Je ne peux qu’observer que le jugement rendu par le tribunal correctionnel, tel qu’il est cité ci-dessus (paragraphe 6), n’est pas loin de manquer à toutes ces obligations. Au vu de sa motivation, il n’est par conséquent pas possible de conclure que le tribunal, lorsqu’il a condamné le requérant, a appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10.
8. Dans des affaires examinées sous l’angle de l’article 10 de la Convention, l’absence de motivation au niveau interne a d’abord et avant tout amené la Cour à constater une violation dans des cas-limites où la compréhension de la teneur des déclarations en cause était discutable, en particulier quant au point de savoir s’il s’agissait d’un discours de haine ou d’un appel à la violence. C’est dans des situations de ce type que l’absence d’évaluation par les juridictions internes de la nature et du contexte des déclarations à l’origine de la procédure pénale prend toute son importance. En d’autres termes, lorsqu’aucune analyse de telles déclarations n’a été menée au niveau interne, la Cour ne se livrera en principe pas à sa propre appréciation de première instance. Lorsqu’il est clair, toutefois, qu’une déclaration ne peut a priori pas être raisonnablement comprise autrement que comme une tentative d’appel à des actions violentes ou de diffusion d’un discours de haine, l’absence d’appréciation explicite par la juridiction nationale ne suffira pas nécessairement à clore le débat aux fins de la Convention (Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, 23 juillet 2019).
9. Dans la présente affaire, l’énoncé incriminé est bref. Il apparaît qu’il a été publié à l’occasion du trente-cinquième anniversaire des événements mentionnés. Il est ainsi libellé :
« Le 30 mars 1972, un groupe de jeunes révolutionnaires ont été [assaillis] au village de Kızıldere de Tokat. M.Ç. et ses amis, qui voulaient empêcher l’exécution de D.G. et de ses amis, ont enlevé les techniciens qui se trouvaient dans une base anglaise à Ünye. Ils ont voulu stopper l’exécution de leurs amis D.G., H.İ. et Y.A., mais ils ont été massacrés sans parvenir [à leur but]. M. et ses amis vivent toujours comme les idoles de la jeunesse. »
10. Il peut être lu de différentes manières, et même comme une déclaration politique - une interprétation d’un événement historique placé dans un contexte contemporain. Il est vrai, en effet, que cet article manque de précision et d’équilibre, et qu’il est vraisemblablement sélectif, notamment en ce qu’il omet de mentionner que M.Ç. et son groupe étaient armés, qu’ils avaient tué les otages et que l’opération de police au cours de laquelle ils ont eux-mêmes été tués était autorisée et légale. Les membres du groupe y sont, par ailleurs, dépeints comme des victimes, l’emploi du mot « massacrés » laissant entendre qu’ils étaient sans défense et que leur homicide aurait été illégitime et excessivement brutal. La tonalité générale positive est renforcée par l’information - apparemment factuelle - selon laquelle les membres du groupe demeurent des héros parmi les jeunes. Il convient toutefois également de noter que cette déclaration n’indique en rien que le requérant aurait approuvé le meurtre des otages, ni ne contient aucune incitation directe à mener des actions violentes similaires contre des civils ou contre la police. De la seule lecture de ce bref texte, on ne peut pas non plus raisonnablement déduire que l’auteur avait des intentions en ce sens.
11. Pour moi, l’énoncé incriminé de l’article publié par le requérant dans son journal est un cas-limite dont la compréhension est discutable. Il découle du principe de subsidiarité qu’en pareil cas, lorsque la juridiction interne n’a pas examiné de manière appropriée la nature et le contexte des propos qui ont été interdits, la Cour ne peut « venir à la rescousse ». Le manquement de la juridiction nationale est donc, en soi, décisif pour conclure à une violation de l’article 10.