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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YAYLA v. TURKEY - 3914/10 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 251 (24 March 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/251.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0324JUD000391410, [2020] ECHR 251, CE:ECHR:2020:0324JUD000391410

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YAYLA c. TURQUIE

(Requête no 3914/10)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

24 mars 2020

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Yayla c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Egidijus Kūris, président,
          Ivana Jelić,
          Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3914/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Atila Yayla (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me S. Cengiz, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 15 février 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1953 et réside à Istanbul.

5.  Il est professeur d’université, spécialiste, entre autres, des sciences politiques.

 

« Le professeur Atilla Yayla, de l’université Gazi d’Ankara, qui a fait un discours à İzmir lors d’un colloque organisé par la branche jeunesse d’AKP (Parti de la justice et du développement, le parti au pouvoir), a proféré des insultes (...) contre Atatürk. »

7.  L’article se lisait comme suit :

« Les propos du professeur Atilla Yayla, enseignant-chercheur à la faculté des sciences économiques et administratives de l’université Gazi, ont marqué le colloque sur « Les relations entre l’Union européenne et la Turquie », qui avait été organisé par la branche jeunesse de l’AKP à İzmir. Yayla, prétendant que le kémalisme n’avait pas fait progresser mais régresser la Turquie, a dit : « Un jour, on nous demandera : « Pourquoi y a-t-il des sculptures et des photographies de cet homme partout ? » Vous ne pouvez pas le dissimuler, on en débattra tôt ou tard. » »

8.  Un autre article, intitulé « Voici les propos perfides », portant sur le discours du requérant, était publié en page 7 du quotidien. En ses passages pertinents en l’espèce, cet article se lisait comme suit :

« (...) Le professeur Atilla Yayla a dit : « Le kémalisme correspond à la régression plutôt qu’au progrès ».

(...)

Répondant aux déclarations (...) selon lesquelles « Atatürk [avait] sauvé la Turquie de l’obscurité du Moyen Âge », Yayla s’est exprimé ainsi : « On dit : « si le kémalisme n’était pas là, la Turquie ne pourrait pas se civiliser ». Déjà, l’histoire du Moyen Âge ne concerne pas le monde musulman, mais l’Europe. Vous ne pouvez pas considérer l’ère de la République comme un tout. L’ère de la République est un sujet abstrait. Il est insensé de glorifier un sujet abstrait. Vous ne pouvez pas évaluer [la période] de 1925-1945 et [la période] post-1950 de la même façon. Ces périodes sont antinomiques. Pendant la première période, il y avait une [vie] politique [sans limites], mais la liberté d’expression faisait défaut. (...) [V]ous savez ce qui est arrivé au Parti libéral à İzmir en 1930. »

Le professeur Yayla a conclu comme suit : « J’attends l’antithèse de ma thèse concernant le kémalisme. Mais je n’ai aucun espoir. Ce qui compte c’est que cette question soit débattue sans heurts. Le kémalisme est un processus qui [dissout] la civilisation. » »

9.  Le lendemain, deux articles, intitulés « Grosse colère contre le traître » et « La déferlante des réactions contre le traître », publiés respectivement à la page 1 et à la page 7 du même quotidien, relataient qu’une enquête pénale avait été ouverte concernant le discours du requérant et que certaines personnes des milieux politique et universitaire avaient violemment critiqué ce dernier ainsi que son discours.

10.  Le 16 février 2007, le requérant introduisit une action en dommages et intérêts contre le quotidien Yeni Asır et la journaliste auteur des articles en question, dans le cadre de laquelle il alléguait que le contenu de ces articles était insultant et humiliant à son égard et qu’il le désignait comme cible.

11.  Le 14 avril 2008, le tribunal de grande instance d’İzmir (« le tribunal de grande instance ») débouta le requérant de sa demande. Il constata à cet égard que dans son discours l’intéressé avait critiqué Atatürk en employant les mots « cet homme », et que ceux-ci étaient dégradants et ne devaient pas être employés par un universitaire. Il considéra que les articles litigieux étaient une réaction aux propos, selon lui excessifs, du requérant et que les expressions telles que « Voici les propos perfides » et « Grosse colère contre le traître » étaient des formules littéraires que la presse pouvait utiliser.

12.  Le 16 septembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation qui avait été formé par le requérant et confirma le jugement du tribunal de grande instance au motif qu’il ne présentait aucun défaut de pertinence concernant l’appréciation des preuves et qu’il était conforme à la procédure et à la loi.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

13.  Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que les autorités nationales n’aient pas protégé son droit à la protection de la réputation contre les atteintes qui auraient été portées par les articles publiés dans un quotidien au sujet d’un discours qu’il avait prononcé.

A.    Sur la recevabilité

14.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B.     Sur le fond

15.  Le requérant soutient que, en rejetant la demande en dommages et intérêts qu’il avait introduite au sujet des articles litigieux, les autorités nationales ont manqué à leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

16.  Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur ce grief.

17.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

18.  Elle note qu’en l’espèce le requérant a intenté, concernant certains articles de presse publiés dans un quotidien régional, une action en dommages et intérêts dans le cadre de laquelle il alléguait que le contenu de ces articles, qui le critiquaient pour ses propos sur le kémalisme en le qualifiant de « traître », s’analysait en une atteinte à sa réputation (paragraphe 10 ci-dessus). Elle observe que le tribunal de grande instance a débouté l’intéressé de sa demande et que le jugement du tribunal a été confirmé par la Cour de cassation (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

19.  La Cour rappelle que, pour apprécier si la mise en balance par les juridictions nationales entre le droit du requérant à la protection de la réputation et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38), elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (ibidem, § 40).

20.  Elle observe à cet égard que, dans son jugement du 14 avril 2008, le tribunal de grande instance a estimé que, dès lors que le requérant avait critiqué Atatürk en employant les mots « cet homme », qui d’après lui étaient dégradants, les articles litigieux avaient réagi aux propos du requérant, selon lui excessifs, en utilisant à cette fin des formules littéraires (paragraphe 11 ci-dessus). Elle remarque aussi que la Cour de cassation a confirmé ce jugement au motif qu’il livrait une bonne appréciation des preuves et était conforme à la procédure et à la loi (paragraphe 12 ci-dessus).

21.  La Cour ne peut que constater, en l’occurrence, que les juridictions nationales se sont bornées à déclarer que les articles litigieux constituaient une réponse adéquate aux propos critiques du requérant à l’égard d’Atatürk, sans mettre en balance de façon appropriée le droit du requérant au respect de la vie privée et la liberté de la presse. En effet, elle relève que les décisions des juridictions nationales n’apportent aucune réponse satisfaisante à la question de savoir si la liberté de la presse pouvait justifier, en l’espèce, l’atteinte que la forme et le contenu des articles litigieux, qui comportaient la photographie de l’intéressé et le présentaient comme un traître en raison de ses propos, ont portée au droit du requérant à la protection de la réputation.

22.  Eu égard à ce qui précède, elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué entre les intérêts en jeu une mise en balance conforme aux critères établis par sa jurisprudence.

23.  Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

24.  Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande en outre 4 750 EUR pour les frais de représentation devant la Cour, ainsi que 68,66 EUR pour d’autres dépenses telles que les frais de téléphone, de télécopie, de photocopie et de poste. À l’appui de ses demandes au titre des frais et dépens, il présente une feuille de calcul comportant le détail des heures et des frais afférents à chaque tâche que son avocat aurait accomplie dans le cadre du traitement de la requête, ainsi que des factures de frais postaux et des reçus de frais de télécopie.

25.  Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée pour préjudice moral, qui selon lui est non étayée, excessive et non conforme à la jurisprudence de la Cour. Il expose en outre que le requérant n’a présenté aucune convention d’honoraires qui aurait été signée entre lui et son avocat ni de justificatif de paiement à cet égard. Il estime aussi que les sommes demandées pour les frais et dépens sont non étayées et excessivement élevées.

26.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 500 EUR pour préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable d’accorder au requérant, tous frais confondus, la somme de 2 000 EUR.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                      Egidijus Kūris
  Greffier adjoint                                                                        Président


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