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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> LITVINENKO v. RUSSIA - 84447/17 (Judgment : Protection of property : Third Section) [2020] ECHR 300 (05 May 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/300.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0505JUD008444717, CE:ECHR:2020:0505JUD008444717, [2020] ECHR 300

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LITVINENKO c. RUSSIE

(Requête no 84447/17)

 

 

 

 

ARRÊT

Art 1 P 1 • Réglementation de l’usage des biens • Dans le cadre d’une enquête pénale, saisie des biens de la requérante, victime présumée de malfaiteurs inconnus, afin d’empêcher une aliénation illicite de ses biens par ces derniers • Requérante ayant fait savoir qu’elle avait volontairement quitté le pays à l’insu de sa famille et n’avait jamais été victime de l’infraction soupçonnée • Refus de lever la saisie après de nombreuses années • Défaut de base légale et d’examen adéquat par les tribunaux

 

STRASBOURG

5 mai 2020

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Litvinenko c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Paul Lemmens, président,
          Georgios A. Serghides,
          Helen Keller,
          Dmitry Dedov,
          María Elósegui,
          Gilberto Felici,
          Erik Wennerström, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 janvier et 24 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 84447/17) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante russe, polonaise et israélite, Mme Olga Vladimirovna Litvinenko (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 décembre 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été initialement représentée par Me S. I. Panchenko, avocat à Saint-Pétersbourg, puis par Me Y. L. Boychenko, avocat à Strasbourg. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3.  La requérante alléguait que la saisie de ses biens qui avait été faite dans le cadre d’une enquête pénale pour privation illégale de sa liberté était contraire à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à l’article 13 de la Convention.

4.  Le 20 avril 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La requérante est née en 1983 et réside à Varsovie (Pologne).

A.    L’enquête pénale pour privation illégale de liberté de la requérante et de son fils

6.  De 2007 à 2011, la requérante exerça les fonctions de députée à l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg.

7.  La requérante indique qu’à la suite d’un conflit avec son père - recteur d’une université et homme d’affaires - elle dut quitter la Russie en 2011 avec son fils mineur né en 2010, et cela sans en informer sa famille.

8.  Le 29 juin 2011, à la suite d’une plainte du père de la requérante ainsi que du père de l’enfant mineur de celle-ci, une enquête pénale fut ouverte contre X pour privation illégale de liberté de l’intéressée et de son fils, un délit prévu par l’article 127 du code pénal.

Dans la décision d’ouverture de l’enquête, l’enquêteur en chef du département de l’instruction de Saint-Pétersbourg (« l’enquêteur en chef ») indiquait que, depuis le 14 mars 2011, la requérante et son fils étaient retenus dans un lieu inconnu par des malfaiteurs, qui les auraient ainsi privés de la liberté de circuler et de prendre des décisions de manière autonome. Il ajoutait que ces malfaiteurs, qui avaient intention de s’approprier les biens de la requérante, avaient publié une annonce relative à la vente d’un appartement appartenant à celle-ci.

9.  Le 9 août 2011, Me Ye., une avocate représentant la requérante, demanda au tribunal du district Oktiabrski de Saint-Pétersbourg de déclarer illégale la décision d’ouverture de l’enquête pénale précitée, arguant que l’intéressée n’était pas privée de sa liberté. Il n’apparaît pas qu’une suite ait été donnée à cette demande.

10.  En septembre 2011, la requérante envoya une lettre à l’enquêteur en chef, l’informant que c’était volontairement qu’elle se trouvait à l’étranger pendant son congé de maternité. Elle joignit à sa lettre certains documents, qui, à ses yeux, confirmaient qu’elle n’était pas privée de sa liberté. Il ne ressort pas du dossier qu’une suite a été donnée à cette lettre.

11.  Par une lettre du 15 mai 2018, l’enquêteur en chef informa MPanchenko, le nouvel avocat de la requérante en Russie (voir infra), qu’aucune décision de conférer le statut de victime à sa cliente n’avait été rendue en l’affaire.

12.  L’enquête pénale fut plusieurs fois suspendue au motif qu’il était impossible d’identifier des suspects. Selon les dires du Gouvernement, le 17 novembre 2018, l’enquête fut reprise une nouvelle fois après une période de suspension.

13.  Il ne ressort pas des documents du dossier constitué devant la Cour qu’un avis de recherche de la requérante et de son fils a été émis.

B.     La saisie des biens de la requérante

14.  À une date non précisée dans le dossier, l’enquêteur chargé de l’affaire présenta au tribunal du district Vassileostrovski de Saint‑Pétersbourg plusieurs demandes de saisie des biens de la requérante.

15.  Dans ses demandes, l’enquêteur soutenait que la requérante se trouvait sous l’influence de malfaiteurs inconnus qui auraient agi au moyen de méthodes annihilant sa volonté, telles que l’administration de substances psychotropes, et que l’intéressée était ainsi privée de la possibilité d’agir de manière libre et autonome. Il ajoutait que ces malfaiteurs avaient tenté de vendre un appartement de la requérante et qu’ils avaient mis en location deux autres appartements appartenant également à celle-ci, en agissant en vertu d’un mandat qu’elle leur aurait délivré.

16.  Par cinq ordonnances des 3 et 29 août 2011 et du 3 mai 2012, le tribunal du district Vassileostrovski autorisa la saisie des biens de la requérante, à savoir trois appartements, un garage (appartenant pour un tiers à la requérante) et une parcelle de terrain (appartenant à la requérante pour la moitié). Il considéra que la saisie ferait obstacle à une aliénation illicite de ces biens par les malfaiteurs. Les ordonnances ne précisèrent pas quelles restrictions au droit de propriété découlaient de la saisie.

17.  Par une ordonnance du 23 décembre 2011, le même tribunal autorisa la saisie de deux comptes bancaires de la requérante sur lesquels étaient virés les montants des loyers provenant de la mise en location des appartements susmentionnés. La saisie consistait en une interdiction de réaliser des opérations de débit sur ces comptes.

18.  Par une lettre du 4 juin 2012, la requérante demanda au tribunal du district Vassileostrovski de lui envoyer une copie de l’ordonnance de saisie de ses comptes bancaires ainsi que d’autres documents pertinents.

C.    Les tentatives pour mettre fin à la saisie des biens

1.    La première tentative

19.  Le 10 février 2017, Me Panchenko, qui représentait la requérante, demanda au chef du département de l’instruction de Saint-Pétersbourg de rendre une décision de non-lieu à poursuivre pour absence de faits constitutifs d’un délit et de lever la saisie des biens. Dans sa demande, il soutenait que l’intéressée avait volontairement quitté la Russie et n’avait à aucun moment été privée de sa liberté.

20.  Par une lettre du 13 mars 2017, l’enquêteur en chef rejeta cette demande et convoqua Me Panchenko pour l’interroger en qualité de témoin dans l’enquête pénale. Le 29 mai 2017, ce dernier exerça contre la décision de l’enquêteur le recours prévu par l’article 125 du code de procédure pénale (CPP).

21.  Par une décision du 9 juin 2017, le tribunal du district Oktiabrski de Saint-Pétersbourg examina le recours qui avait été formé par Me Panchenko dans l’intérêt de la requérante et se déclara incompétent pour en connaître. Il estima qu’il ne pouvait pas s’immiscer dans les pouvoirs de l’enquêteur dans le cadre de l’enquête pénale et qu’il ne pouvait pas se prononcer sur la réalité de la commission d’un délit de privation illégale de liberté.

22.  Le 28 septembre 2017, la cour de Saint-Pétersbourg confirma en appel cette décision. Elle ajouta que les allégations d’ouverture injustifiée de l’enquête pénale et l’ordonnance de saisie des biens pouvaient faire l’objet de recours distincts.

2.    La seconde tentative

23.  Le 10 juillet 2017, Me Panchenko demanda à l’enquêteur en chef de rendre une décision de non-lieu à poursuivre et de lever la saisie des biens immobiliers de la requérante. Il indiquait dans sa demande que sa cliente n’avait pas l’intention de revenir en Russie et il produisait certains documents démontrant, selon lui, qu’elle n’était pas privée de sa liberté.

24.  Par une lettre du 26 juillet 2017, l’enquêteur en chef rejeta ces demandes et informa Me Panchenko qu’il verserait au dossier de l’affaire les documents précités.

25.  À une date non précisée dans le dossier, Me Panchenko forma contre la décision susmentionnée de l’enquêteur en chef le recours prévu par l’article 125 du CPP. Le 20 avril 2018, le tribunal du district Oktiabrski rejeta ce recours essentiellement pour les mêmes motifs que ceux invoqués précédemment.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.    Sur les saisies (аресты) des biens dans le cadre d’une affaire pénale

26.  L’article 115 du CPP réglemente la mesure de saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale. La saisie consiste en une interdiction faite au propriétaire ou au possesseur de disposer de son bien, et, lorsque cela est nécessaire, d’en user, ainsi qu’en une dépossession (в изъятии) du bien et en son transfert à d’autres personnes pour conservation (article 115 § 2 du CPP).

27.  La saisie des biens de la personne mise en examen ainsi que ceux du « défendeur civil » (гражданский ответчик) peut être ordonnée pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’une amende, ou encore la confiscation des biens prononcée en tant que sanction pour certains délits (article 115 § 1 du CPP). La saisie des biens possédés par des personnes tierces peut être ordonnée s’il y a des motifs plausibles de croire que ces biens ont été obtenus par les agissements délictueux de la personne mise en examen, ou qu’ils ont été utilisés ou étaient destinés à être utilisés notamment comme instrument du délit ou pour le financement de certaines activités délictueuses (article 115 § 3 du CPP).

28.  L’article 115 § 9 du CPP dispose que lorsqu’une saisie n’est plus nécessaire (отпадает необходимость) elle est levée par une autorité chargée de l’affaire pénale.

B.     Sur les recours dans le cadre d’une procédure pénale

29.  Les dispositions pertinentes de l’article 125 du CPP relatif au contrôle juridictionnel des décisions et actes ou omissions d’un enquêteur ou d’un procureur sont exposées dans l’arrêt Roman Zakharov c. Russie ([GC], no 47143/06, §§ 89–91, CEDH 2015).

30.  Selon l’article 127 du CPP, les décisions de justice qui sont rendues pendant la phase de l’enquête pénale peuvent faire l’objet d’un recours. Selon les anciens articles 356 et 357 du CPP, en vigueur à l’époque des faits, le délai pour former ce recours était de dix jours à compter du prononcé de la décision. L’auteur d’un recours tardif pouvait être relevé de forclusion s’il avait reçu une copie de la décision contestée plus de cinq jours après le prononcé de celle-ci.

C.    Autre disposition pertinente

31.  Selon l’article 127 du code pénal, le délit de privation illégale de liberté n’impliquant pas un enlèvement de personne est puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de cinq ans.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

32.  La requérante soutient que la saisie de ses biens par les autorités était illégale et injustifiée. À l’appui de ses allégations, elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A.    Sur la recevabilité

1.    Thèses des parties

33.  Le Gouvernement expose que la requérante n’a pas contesté les ordonnances de saisie rendues en 2011 et 2012 par le tribunal du district Vassileostrovski (paragraphes 16-17 ci-dessus) et considère que, par conséquent, elle n’a pas épuisé les voies de recours internes. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement fournit trois arrêts d’appel prononcés par la cour de Moscou. Dans deux d’entre eux, rendus dans une même affaire, la cour de Moscou a annulé une ordonnance de saisie des avoirs de tiers et, dans le troisième arrêt, rendu dans une autre affaire, elle a annulé un jugement au civil portant rejet d’une demande de mainlevée de la saisie de biens.

34.  Le Gouvernement indique en outre que la requérante n’a pas formé de recours pour se plaindre d’une durée excessive de la procédure pénale.

35.  La requérante soutient tout d’abord que ses avocats et elle n’ont pas été informés des audiences devant le tribunal du district Vassileostrovski ni des ordonnances de saisie, et que, de ce fait, elle n’a pas pu s’opposer à la saisie de ses biens.

36.  Elle allègue par ailleurs que les autorités russes ont exercé des pressions sur ses avocats, sur ses assistants parlementaires et sur les personnes à qui elle avait confié des mandats de gestion et de vente de ses biens. Elle estime que, dans ces circonstances, il ne lui a pas été possible de trouver un avocat qui acceptât de la représenter, et que le recours contre les ordonnances de saisie ne lui était donc pas accessible en pratique.

37.  Elle argue que, une fois qu’elle a pu trouver un avocat qui était prêt à la représenter, celui-ci a formé le recours prévu par l’article 125 du CPP contre la décision de l’enquêteur en chef rejetant la demande de lever la saisie. Elle estime que ce recours était en principe effectif.

38.  Enfin, la requérante dit avoir plusieurs fois demandé à l’enquêteur de rendre une décision de non-lieu à poursuivre, une telle décision étant selon elle de nature à mettre fin à la saisie de ses biens.

2.    Appréciation de la Cour

39.  La Cour rappelle que les exigences contenues à l’article 35 § 1 de la Convention concernant l’épuisement des voies de recours internes et la règle des six mois doivent être entendues en étroite corrélation (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 130, 19 décembre 2017). Elle rappelle également que la saisie en tant que telle constitue un acte instantané (Delev c. Bulgarie (déc.), no 1116/03, § 34, 13 novembre 2013, avec les références qui y sont citées).

40.  En l’espèce, les saisies des biens de la requérante ont été imposées en 2011 et 2012 donc il y a plus de six mois par rapport à la date de l’introduction de la requête en 2017. L’intéressée n’a pas exercé de recours contre les ordonnances de saisie, comme le lui permettaient les articles 127, 356 et 357 du CPP (paragraphe 30 ci-dessus), alors qu’elle a eu connaissance des saisies au plus tard en juin 2012 (paragraphe 18 ci-dessus), et elle ne prétend pas le contraire. La Cour rejette comme non étayées les allégations de la requérante relatives à des pressions exercées sur ses avocats et considère que rien n’empêchait celle-ci de former des recours contre les ordonnances de saisie en demandant, le cas échéant, à être relevée de la forclusion.

41.  Ainsi, pour autant que le grief se rapporte aux impositions des saisies, y compris à la légalité de ces mesures, la Cour estime qu’il est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

42.  Cela étant dit, les saisies ordonnées en 2011-2012 étaient toujours maintenues à la date des observations des parties en 2019. Il s’agit donc, selon la Cour, d’une application continue de restrictions au droit de propriété. La Cour relève que, en 2017, par l’intermédiaire de son avocat, la requérante a demandé à l’enquêteur de lever les saisies et a contesté en justice, conformément à l’article 125 du CPP, les refus de ce dernier de faire droit à sa demande. La Cour estime que ce recours aurait pu aboutir à la mainlevée des saisies. En revanche, un recours portant sur la durée de l’enquête pénale, mentionné par le Gouvernement, n’aurait pas eu pour effet de restituer à l’intéressée la pleine jouissance de ses biens.

43.  Dans ces circonstances, elle considère que, pour autant que le grief concerne l’application continue de la mesure, le grief n’est pas tardif et la requérante peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

44.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Thèses des parties

45.  La requérante soutient tout d’abord qu’elle n’a jamais été privée de sa liberté, mais qu’elle a volontairement quitté la Russie en 2011, et que depuis, elle s’est mariée, a donné naissance à deux autres enfants, a obtenu les nationalités polonaise et israélite, a changé de nom et a divorcé.

46.  Elle considère que la saisie de ses biens était illégale, la loi russe n’autorisant pas, selon elle, la saisie des biens des victimes de délits. Elle ajoute que quand bien même la saisie de tels biens aurait été autorisée, elle ne s’est jamais vu conférer le statut de victime ou de partie civile dans l’enquête (paragraphe 11 ci-dessus). Elle estime en outre que la mesure ne poursuivait aucun but légitime, le but réel de la saisie étant, selon elle, de lui nuire et non de la protéger. Enfin, elle avance que la saisie n’était pas proportionnée, en particulier au regard de sa durée de plus de sept ans, de son caractère illimité dans le temps et de l’absence de toute réaction des autorités à l’opposition qu’elle avait formulée contre cette mesure.

47.  Le Gouvernement soutient que la saisie a été appliquée conformément aux dispositions du CPP, qu’elle était donc légale et qu’elle avait pour but légitime d’éviter d’une aliénation illicite des biens de la requérante par les personnes qui l’auraient retenue contre son gré. Il argue également que la mesure était proportionnée et que l’intéressée a pu continuer à se servir des biens saisis.

2.    Appréciation de la Cour

48.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que les biens saisis constituaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

49.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne prohibe pas la saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale et qu’une telle saisie s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 58, 10 octobre 2017, avec les références qui y sont citées). Toutefois, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être légale, poursuivre un but légitime et être proportionnée à ce but (ibidem, § 59).

50.  S’agissant de la légalité de la mesure, la Cour relève qu’aucune disposition du CPP russe ne prévoit et n’interdit expressément la saisie des biens des victimes présumées de délits. En effet, aucune règlementation juridique ne semble exister dans ce domaine.

Or, l’exigence de la « légalité » d’une mesure, au sens de la Convention, implique non seulement l’existence d’une base légale mais aussi le respect de la prééminence de droit et la protection contre l’arbitraire (East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, § 167, 23 janvier 2014).

51.  En principe, la Cour admet que dans certaines situations les intérêts patrimoniaux d’une personne privée de sa liberté ou enlevée, et donc vulnérable, voire incapable de se défendre, peuvent exiger qu’une saisie sur les biens de celle-ci soit ordonnée. Se tournant vers le cas de l’espèce, la Cour relève que, dès août 2011, les autorités ont été informées par la requérante et son avocate que l’intéressée se trouvait volontairement à l’étranger et était opposée à l’enquête pénale pour sa privation de la liberté présumée (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). Elles n’ont pas émis d’avis de recherche à l’égard de la requérante et de son fils et ne leur ont jamais formellement conféré le statut de victimes en l’affaire pénale. En outre, les juridictions nationales, tout en reconnaissant implicitement que la victime présumée de privation de liberté a pu donner un mandat à un avocat en toute autonomie, n’ont pas examiné les arguments de la requérante, mais se sont bornées à faire référence aux pouvoirs d’enquête conférés à l’enquêteur (paragraphes 21, 22 et 25 ci-dessus).

52.  De l’avis de la Cour, cette attitude des autorités, combinée avec l’absence de toute base légale pour le maintien des saisies des biens de la requérante, démontre que la mesure n’a pas respecté le critère de « légalité » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

53.  La requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour faire valoir son grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

54.  Elle argue que, dans son affaire, les tribunaux se sont déclarés incompétents pour statuer sur ses recours fondés sur l’article 125 du CPP et n’ont exercé aucun contrôle judiciaire de la mesure de saisie. Elle ajoute qu’en tout état de cause ce type de recours n’aurait pas pu aboutir directement à une mainlevée de la saisie, la décision de mainlevée relevant de la compétence exclusive de l’autorité chargée de l’affaire, à savoir, en l’espèce, l’enquêteur.

55.  Le Gouvernement conteste cette thèse. Il argue que le recours prévu par l’article 125 du CPP constitue un recours effectif contre la saisie des biens. À l’appui de sa thèse, il fournit plusieurs décisions judiciaires qui ont accueilli des recours fondés sur les dispositions de l’article 125 précité.

56.  La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc être aussi déclaré recevable. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 52 ci-dessus), elle estime qu’il est inutile d’examiner la question de savoir si, en l’espèce, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

57.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

1.    Thèses des parties

58.  La requérante demande une restitutio in integrum, à savoir la mainlevée des saisies de tous ses biens à l’exception du garage. Si la mainlevée n’est pas possible, elle réclame le paiement de la valeur totale des immeubles saisis, qu’elle estime à 3 040 000 euros (EUR). En outre, elle sollicite 594 800 EUR pour le manque à gagner résultant de l’impossibilité de louer ses trois appartements depuis le prononcé des ordonnances de saisie. Enfin, elle réclame 20 000 EUR pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

59.  Le Gouvernement avance que la demande relative à un manque à gagner est non étayée et spéculative, que la demande d’indemnisation de la valeur des biens devrait être examinée au niveau interne et que la demande pour préjudice moral est excessive. Considérant qu’en tout état de cause les droits de la requérante n’ont pas été violés, il conclut qu’aucune somme ne devrait lui être allouée.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Les principes généraux pertinents

60.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. En revanche, si le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. La forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, parmi les arrêts récents, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018).

61.  Lorsqu’il s’agit d’un manque à gagner (lucrum cessans), la Cour rappelle que son existence doit être établie avec certitude et ne doit pas se fonder uniquement sur des conjectures ou des probabilités (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 219 in fine, CEDH 2012).

b)      Application de ces principes en l’espèce

62.  En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle d’un caractère illégal du maintien des saisies des biens de la requérante. Dans ces circonstances, la Cour estime que le redressement approprié serait la mainlevée de ces saisies en tant que mesure de restitutio in integrum.

63.  En revanche, elle considère qu’il n’y a pas lieu d’allouer à la requérante de somme correspondant à la valeur des biens saisis. En effet, ces biens restent la propriété de l’intéressée et il n’a pas été allégué qu’ils ont disparu ou ont été dépréciés.

64.  En ce qui concerne la demande formulée pour manque à gagner en raison d’une impossibilité de mettre en location les trois appartements, la Cour observe que rien dans le dossier ne démontre que la saisie des appartements a constitué un obstacle à leur mise en location. En effet, les ordonnances de saisie ne comportaient pas d’interdiction de les louer et la saisie des comptes bancaires consistait seulement en une interdiction d’effectuer des opérations de débit, mais pas en une interdiction d’encaisser d’éventuels loyers (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd. c. Lituanie (satisfaction équitable), no 3330/12, § 15, 27 janvier 2015). Ainsi, la requérante n’a pas démontré avoir subi une perte de chance réelle de mettre ses appartements en location (voir aussi, mutatis mutandis, Nurmiyeva, précitée, § 48). Dans ces circonstances, il convient de rejeter cette demande également.

65.  Enfin, comme la Cour l’a constaté plus haut, la requérante n’a pas contesté les ordonnances de saisie de ses biens. Par ailleurs, elle est restée inactive jusqu’en février 2017. La Cour considère que, par cette inactivité, l’intéressée a contribué à augmenter son propre préjudice. Partant, elle estime que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral subi par la requérante.

B.     Frais et dépens

1.    Thèses des parties

66.  La requérante demande 40 000 roubles (RUB) pour les honoraires de Me Ye. pour la procédure interne ainsi que 27 050 RUB pour les honoraires de Me Panchenko. En ce qui concerne les honoraires de MBoychenko, elle réclame 2 500 EUR pour la rédaction des observations initiales ainsi que 1 800 EUR pour la rédaction des observations supplémentaires. La requérante soumet différentes pièces justificatives. En particulier, elle produit la convention d’honoraires datée du 28 septembre 2011 la liant à MYe.

67.  Le Gouvernement estime que ces demandes ne sont pas étayées et il invite la Cour à les rejeter dans leur totalité. Il considère notamment que la convention conclue entre la requérante et l’avocate Ye. n’est pas valide et que les honoraires qui y sont mentionnés ne doivent pas être remboursés.

2.    Appréciation de la Cour

68.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

69.  En l’espèce, la Cour relève que la convention d’honoraires conclue avec Me Ye. le 28 septembre 2011, concerne une autre personne et une autre procédure, non liée à la présente requête. La Cour considère donc qu’il convient de rejeter la demande afférente aux honoraires de Me Ye.

70.  Quant aux honoraires de Me Panchenko, la Cour estime qu’ils sont dûment étayés, non excessifs et qu’ils se rapportent à la violation constatée. En ce qui concerne les honoraires de Me Boychenko, la Cour les trouve excessifs eu égard à l’absence de complexité particulière de l’affaire et au fait que les observations supplémentaires n’ont pas été demandées et ne se rapportent que très partiellement à l’objet de la présente requête.

71.  Compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour alloue à la requérante 390 EUR pour les honoraires de Me Panchenko et 2 000 EUR pour les honoraires de Me Boychenko, soit une somme totale de 2 390 EUR.

72.  Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable relativement au maintien des saisies et irrecevable pour le surplus ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3.      Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4.      Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;

5.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 390 EUR (deux mille trois cent quatre-vingt-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Dedov et Elósegui.

P.L.
M.B.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE
AUX JUGES DEDOV ET ELÓSEGUI

1.  Nous sommes d’accord avec la conclusion de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Comme l’a noté la Cour, il n’y avait pas de base légale au maintien des saisies des biens de la requérante (paragraphe 52). Il en découle qu’il faut prendre en faveur de la requérante des mesures individuelles, à savoir la mainlevée des saisies de ses biens. Nous estimons cette restitutio in integrum très importante aux fins de l’exécution du présent arrêt. Comme la Cour l’a rappelé, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci.

2.  Ainsi, nous pensons que la nature de la violation permet une restitutio in integrum, qu’il incombe à l’État défendeur de réaliser. La Cour ayant conclu à l’absence de toute base légale justifiant le maintien des saisies des biens de la requérante, nous estimons que la mainlevée de celles-ci placerait l’intéressée dans une situation équivalente à celle dans laquelle elle se serait trouvée si la violation de l’article 1 du Protocole no 1 n’avait pas eu lieu, et constituerait le moyen le plus approprié pour l’État de se conformer au présent arrêt.

3.  Il nous a été difficile d’admettre l’approche exposée au paragraphe 60 de l’arrêt, où la Cour déclare qu’elle n’a « ni la compétence ni la possibilité pratique » d’accomplir elle-même la restitution mais que, « si le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation », l’article 41 de la Convention l’habilite « à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée ». À notre avis, l’arrêt aurait été plus fort s’il avait renvoyé à une exigence plus concrète d’exécution de la restitutio in integrum garantissant par l’intermédiaire du Comité des Ministres (article 46 de la Convention) une exécution rapide, efficace et réelle de cette restitutio et excluant toute possibilité de blocage par les tribunaux internes ou le Gouvernement.


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