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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ARSIMIKOV AND ARSEMIKOV v. RUSSIA - 41890/12 (Judgment : Protection of property : Third Section) French Text [2020] ECHR 428 (09 June 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/428.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0609JUD004189012, [2020] ECHR 428, CE:ECHR:2020:0609JUD004189012

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARSIMIKOV ET ARSEMIKOV c. RUSSIE

(Requête no 41890/12)

 

 

 

 

ARRÊT

Art 1 P1 • Privation de propriété • Démolition de la maison du requérant, déclarée en péril, par les autorités et dans le cadre de la reconstruction de la ville • Non-respect de la procédure obligatoire d’expropriation pour cause d’utilité publique • Prévention des risques liés à l’occupation d’immeubles dangereux • Octroi d’un bail social à titre d’indemnisation • Appartement inhabitable et contrat de bail annulé sans autre réparation

 

STRASBOURG

9 juin 2020

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Arsimikov et Arsemikov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Paul Lemmens, président,

          Georgios A. Serghides,

          Helen Keller,

          Dmitry Dedov,

          María Elósegui,

          Gilberto Felici,

          Erik Wennerström, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 41890/12) dirigée contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Mayrbek Imranovich Arsimikov (« le premier requérant ») et Ruslan Imranovich Arsemikov (« le second requérant »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 juin 2012,

les observations des parties,

Notant que le 16 janvier 2019 la requête a été communiquée au Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mai 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La présente affaire concerne la démolition de biens immobiliers appartenant aux requérants. Les intéressés allèguent que les autorités locales les ont expropriés de facto de leurs maisons, bâtiments et terrains.

EN FAIT

1.  Les requérants sont frères. Ils sont nés respectivement en 1969 et en 1965 et résident à Grozny (République tchétchène). Le premier requérant a été autorisé à se représenter lui-même et à représenter le deuxième requérant.

2.  Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3.  En 1994, les requérants achetèrent, par acte notarié, deux maisons individuelles dans la même rue à Grozny. La maison achetée par le premier requérant se trouvait au numéro 10 de la rue Starosunjenskaya et celle achetée par le second requérant au numéro 12 (selon les différents documents du dossier, cette rue est également désignée sous les noms de rue Kirova, rue Tsentoroïevskaya ou rue Charoïskaya). Les requérants allèguent par ailleurs qu’outre les maisons elles-mêmes, ils acquirent aussi la propriété des terrains correspondants.

4.  À environ un kilomètre de la rue Starosunjenskaya se trouve actuellement le complexe sportif Akhmat-Arena, qui a été ouvert au printemps 2011.

5.  À des dates non précisées dans le dossier mais antérieures à 2004, les maisons des requérants furent endommagées lors d’opérations anti8terroristes menées dans le cadre des campagnes tchétchènes.

6.  À la suite de l’adoption du décret gouvernemental no 404 du 4 juillet 2003 relatif à l’octroi d’indemnités forfaitaires pour la perte d’un logement (paragraphes 39-40 ci-dessous), les requérants saisirent la commission administrative créée à cet effet et obtinrent ces indemnités (voir infra les détails concernant chaque requérant).

I. Les faits concernant le premier requérant

A.    Les biens du premier requérant et l’obtention par l’intéressé de l’indemnité forfaitaire

7.  Le 6 mai 2004, le premier requérant demanda une indemnité forfaitaire pour la perte de son logement sur le fondement du décret gouvernemental du 4 juillet 2003 (paragraphe 39 ci-dessous). Le 10 août 2004, la commission administrative accueillit cette demande, et peu après l’indemnité fut versée à l’intéressé. Celui-ci allègue l’avoir utilisée pour reconstruire sa maison.

8.  Le premier requérant a produit un certificat et un passeport technique délivrés en juillet 2006 par le Bureau d’inventaire technique (БТИ), autorité compétente à l’époque en matière de droits réels et de logement. Il ressort de ces documents qu’à cette date, d’une part, la valeur de sa maison était estimée à 469 198 roubles (RUB), soit l’équivalent de 13 760 euros (EUR) environ et, d’autre part, que, l’étage étant entièrement détruit, la maison était détruite à 53 %, et qu’un garage et une extension construits sur la même parcelle étaient détruits à 60 %.

9.  Le premier requérant allègue que, avant la deuxième campagne tchétchène (qui a été menée en 1999), il utilisait le garage et l’extension comme station-service (станция техобслуживания). Il a communiqué à la Cour une vidéo non datée, sur laquelle on voit un immeuble en briques, partiellement démoli, ainsi qu’un autre bâtiment portant une enseigne « Station de lavage autos - garage » (автомойка СТО), qui a l’air abandonné.

B.     La déclaration d’habitat en péril imminent relative à la maison du premier requérant et le logement attribué à l’intéressé en remplacement de sa maison

10.  Le 4 juin 2010, une commission pluridisciplinaire de la mairie de Grozny adopta un acte par lequel elle déclarait que la maison du premier requérant représentait un péril imminent (аварийный) et devait être démolie.

11.  Le 1er avril 2011, la commission du logement de la mairie de Grozny (жилищная комиссия Мэрии Грозного) décida d’attribuer au premier requérant dans le cadre d’un bail social, que l’intéressé signa le même jour, un appartement situé dans un immeuble collectif dans une autre partie de la ville, en remplacement de la maison à démolir.

12.  Le 23 novembre 2011, le premier requérant écrivit au procureur de Tchétchénie pour se plaindre de l’appartement que lui avaient fourni les autorités. Il alléguait que l’appartement n’était raccordé ni au gaz ni à l’électricité ni au tout-à-l’égout et n’avait ni portes intérieures ni planchers, et que dans ces conditions, il était inhabitable.

13.  Par un jugement du 29 mars 2012, le tribunal du district Leninski de Grozny, statuant à la demande du procureur dans l’intérêt du premier requérant, jugea que l’appartement était insalubre et inhabitable et annula le bail social. À une date non précisée dans le dossier, le jugement devint définitif.

C.    Les doléances du premier requérant et le contentieux civil

14.  Selon le premier requérant :

i)  le 3 mars 2011, il reçut un appel de K., fonctionnaire municipal, qui l’informait que l’on allait démolir ses immeubles pour construire à la place un complexe sportif et qui lui demandait de déménager dans un délai de deux jours ;

ii)  le 12 mars 2011, il eut un entretien personnel informel avec le maire de Grozny, qui lui suggéra d’accepter sans réserve l’indemnisation que la mairie allait lui proposer, et qui précisa que les autorités avaient besoin de son terrain notamment pour installer un complexe sportif ;

iii)  les 14 et 16 mars 2011, l’électricité, l’eau et le gaz furent coupés dans sa maison ;

iv)  le 22 mars 2011, les fonctionnaires municipaux D. et M. se présentèrent à son domicile et insistèrent pour qu’il acceptât de recevoir 2 300 000 RUB à titre d’indemnisation pour la démolition de ses immeubles et l’emprise sur son terrain ;

v)  le 31 mars 2011, ses immeubles furent démolis.

15.  Le 12 octobre 2011, le premier requérant engagea une action en justice contre la mairie de Grozny. Il soutenait que les autorités n’avaient pas respecté la procédure d’expropriation, et qu’elles avaient procédé à la destruction de ses biens et à la prise de possession de son terrain alors que rien ne les y autorisait. Il affirmait que la maison dont il avait été dépossédé n’était pas vétuste mais qu’en revanche, l’appartement qu’il avait reçu en échange (paragraphe 11 ci-dessus) était inhabitable et ne pouvait pas constituer une indemnisation valable. Il priait le tribunal de déclarer illégale l’expropriation de fait qu’il estimait avoir subie et d’ordonner aux autorités de lui verser une indemnité pour préjudice matériel et moral.

16.  Le représentant de la mairie répliqua que celle-ci « n’avait pas exproprié le demandeur de son terrain et ne lui avait pas causé de préjudice (не причастна к причинению материального ущерба) ».

17.  Par un jugement du 10 mai 2012, le tribunal du district Leninski de Grozny rejeta l’action du premier requérant au motif que l’intéressé n’avait pas fourni de preuves concrètes démontrant de manière incontestable (однозначно) que la mairie de Grozny fût impliquée dans les faits allégués.

18.  Le premier requérant contesta ce jugement en appel devant la Cour suprême de Tchétchénie. Le 17 juillet 2012, celle-ci rejeta son recours. Elle fit siennes les conclusions du tribunal et souligna que les autorités municipales n’avaient pris aucune mesure d’expropriation et que les autorités de poursuite se trouvaient dans l’impossibilité de déterminer les personnes responsables de la démolition (paragraphe 23 ci-dessous).

19.  Le 20 octobre 2015, le représentant du président de la Fédération de Russie dans la circonscription du Caucase du Nord adressa au premier requérant une réponse écrite à ses différentes plaintes. Il notait que, d’après les documents fournis par la mairie de Grozny, la maison avait été démolie d’une part pour cause de péril imminent et d’autre part dans le cadre des opérations prévues pour la reconstruction de la ville, et que les opérations de construction d’un hôtel et d’installations sportives qui avaient été menées à cet endroit étaient conformes au plan d’occupation des sols.

D.    Les démarches entreprises par le premier requérant pour obtenir l’ouverture d’une enquête pénale

20.  Le 26 mai 2011, le premier requérant déposa une plainte pénale contre les fonctionnaires municipaux, réitérant ses allégations (paragraphe 14 ci-dessus) et demandant que justice lui fût rendue.

21.  Dans le cadre des vérifications préliminaires, les autorités de poursuite recueillirent les dépositions écrites de Mme Gav. et de MM. S. et P. Ceux-ci affirmèrent que, en mars-avril 2011, les autorités municipales de Grozny avaient fait démolir leurs maisons, sises rue Starosunjenskaya et rue Sheykha Mansura, par des équipes munies d’engins spéciaux et accompagnées d’une escorte armée. En outre, l’enquêteur entendit MM. As., S. et P. Ceux-ci déclarèrent que la rue Starosunjenskaya, qui se situait à proximité de ce qui était à l’époque le chantier de construction du stade Akhmat-Arena, faisait l’objet d’une reconstruction et que la voie publique devait y être élargie, raison pour laquelle, selon eux, les maisons individuelles bordant cette rue avaient été démolies.

22.  Enfin, l’enquêteur entendit le fonctionnaire D., dont le premier requérant aurait reçu la visite le 22 mars 2011 (paragraphe 14, iv) ci‑dessus). D. indiqua que la maison du premier requérant était concernée par les opérations de reconstruction du quartier (попадал под реконструкцию).

23.  Entre le 25 juillet 2011 et le 16 octobre 2017, les autorités refusèrent à onze reprises d’ouvrir une enquête pénale. À l’exception du dernier, ces refus furent tous annulés par le procureur adjoint de Tchétchénie. Dans l’une des décisions d’annulation, rendue en 2015, le procureur adjoint nota que « les fonctionnaires de la mairie de Grozny avaient joué un rôle dans la destruction de la propriété immobilière » du premier requérant.

24.  Dans la dernière décision de refus d’ouvrir une enquête (16 octobre 2017), l’enquêteur nota qu’il n’avait pas réussi à trouver les anciens fonctionnaires municipaux pour les interroger. Il considérait qu’aucune infraction pénale n’avait été commise à l’égard du premier requérant car celui-ci avait d’abord accepté de recevoir un appartement en remplacement de sa maison, avant de revenir sur cette décision parce que l’appartement ne lui convenait pas. L’enquêteur concluait que les relations entre le premier requérant et les fonctionnaires municipaux étaient des relations de droit civil.

II. Les faits concernant le second requérant

A.    Les biens du second requérant et l’obtention par l’intéressé de l’indemnité forfaitaire

25.  Selon un certificat délivré par le Bureau d’inventaire technique, en 2006 la maison du second requérant était détruite à 69 % et n’avait plus de toiture.

26.  Les requérants ont communiqué à la Cour une vidéo sur laquelle on voit un bâtiment en briques, partiellement détruit et sans toiture, où de la végétation pousse entre les murs. Ils allèguent qu’il s’agit de la maison du second requérant, filmée en juillet 2005.

27.  Le 23 mars 2004, le second requérant demanda une indemnité forfaitaire pour la perte de son logement (paragraphe 39 ci-dessous). Le 20 novembre 2008, la commission administrative décida de lui allouer cette indemnité.

B.     La démolition alléguée de la maison du second requérant et le contentieux civil y relatif

28.  Les requérants allèguent que, le 10 novembre 2008, les autorités municipales démolirent la maison du second requérant et prirent possession de son terrain.

29.  Le 12 novembre 2008, le second requérant adressa au procureur du district Leninski de Grozny une lettre dans laquelle il alléguait que sa maison, partiellement détruite lors de la deuxième campagne tchétchène, aurait pu être reconstruite, et se plaignait de ce qu’au lieu de cela, elle avait été entièrement démolie le 10 novembre. Il demandait au procureur de défendre ses droits. Il apparaît qu’aucune suite ne fut donnée à cette lettre.

30.  Le 2 février 2012, le second requérant engagea une action en justice contre la mairie de Grozny. Alléguant que les autorités municipales avaient fait démolir sa maison et pris possession de son terrain, il priait le tribunal de déclarer illégale l’expropriation de fait qu’il estimait avoir subie et d’ordonner aux autorités de lui verser une indemnité pour préjudice matériel et moral.

31.  De même que dans le litige avec le premier requérant, le représentant de la mairie répliqua que celle-ci « n’avait pas exproprié le demandeur de son terrain et ne lui avait pas causé de préjudice ».

32.  Lors de l’audience tenue devant le tribunal du district Leninski, un témoin, M. Sh., déclara qu’à l’automne 2008, il avait entendu des riverains dire que la maison du second requérant avait été démolie par une équipe accompagnée d’une escorte envoyée par la mairie de Grozny.

33.  Par un jugement du 14 mai 2012, le tribunal du district Leninski rejeta l’action du second requérant. Il suivit un raisonnement analogue à celui du jugement rendu le 10 mai dans le litige du premier requérant (paragraphe 17 ci-dessus), et considéra en outre que les déclarations de M. Sh. n’étaient que de vagues suppositions, insuffisantes pour prouver que les autorités municipales fussent impliquées.

Le 7 août 2012, la Cour suprême de Tchétchénie confirma le jugement en appel.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I. Les dispositions internes pertinentes en matière d’habitat en péril, d’expropriation, de relogement et de privatisation

34.  Selon l’article 15 § 4 du code de l’habitation, un logement peut être déclaré en péril et à démolir, pour les raisons et selon les modalités prévues par le gouvernement. En application de cette disposition, le gouvernement a adopté le 28 juin 2006 le décret no 47 relatif à la procédure de péril et de démolition ou reconstruction.

35.  Selon l’article 32 § 10 du code de l’habitation, lorsqu’un bâtiment est déclaré en péril et à démolir selon les modalités légales, les autorités ayant pris cette décision demandent aux propriétaires de faire procéder à la démolition dans un délai raisonnable. Si les propriétaires n’obtempèrent pas, les autorités appliquent la procédure d’expropriation. L’expropriation consiste à racheter le bien immobilier à son propriétaire. Selon l’article 32 § 8, si le propriétaire exproprié y consent, il peut, au lieu d’une somme d’argent, recevoir un autre logement en remplacement de celui qui est à démolir.

36.  Dans sa directive no 14 du 9 juin 2009, le plénum de la Cour suprême a indiqué, à propos de l’application de l’article 32 du code de l’habitation, que lorsque les propriétaires des logements à démolir ne faisaient pas procéder à la démolition, les autorités devaient prendre une décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, l’utilité résidant dans le but de prévention des occupations dangereuses de logements en péril.

37.  Les autres dispositions pertinentes de l’article 32 du code de l’habitation, ainsi que les dispositions du code civil relatives aux motifs d’expropriation et à la procédure correspondante sont exposées dans la décision Sigunovy c. Russie ([comité], no 18836/11, §§ 29-32, 14 mars 2019).

38.  Selon la loi fédérale no 1541-1 du 4 juillet 1991 relative à la privatisation des logements, chaque citoyen peut obtenir gratuitement la propriété du logement qu’il occupe en vertu d’un bail social.

II. Les dispositions internes pertinentes en matière d’octroi d’une indemnité forfaitaire aux résidents de Tchétchénie ayant perdu leur logement pendant les hostilités qui ont eu lieu dans la région

39.  Selon le décret gouvernemental no 404 du 4 juillet 2003, le montant forfaitaire de l’indemnité pour la perte d’un logement est de 300 000 RUB pour le bien immobilier et 50 000 RUB pour les biens meubles. L’indemnité ne peut être versée que pour les logements qu’il n’est pas possible de reconstruire (не подлежащее восстановлению), c’est-à-dire les logements qui sont détruits à plus de 70 %.

40.  Les autres dispositions pertinentes en ce qui concerne le paiement de l’indemnité forfaitaire sont exposées dans l’arrêt Arzhiyeva et Tsadayev c. Russie (nos 66590/10 et 3773/11, §§ 23-28, 13 novembre 2018).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

41.  Les requérants allèguent une violation de leur droit au respect de leurs biens. Ils se plaignent que, en 2011 et en 2008 respectivement, les autorités aient démoli leurs immeubles, selon eux arbitrairement et sans les indemniser, et pris possession de leurs terrains, dans le cadre de la reconstruction de la ville de Grozny. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) »

A.    Sur la recevabilité

1.    Thèses des parties

42.  Le Gouvernement indique que les requérants ont reçu des indemnités pour la perte de leur logement. Il allègue que le premier requérant n’a pas reconstruit sa maison et que néanmoins, il a obtenu, en plus de l’indemnité, un appartement en remplacement de cette maison qui a été déclarée en péril en 2010. Il conclut que les requérants n’ont subi aucun préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

43.  Les requérants maintiennent leurs griefs. Le premier requérant allègue qu’il avait utilisé les fonds reçus au titre de l’indemnité forfaitaire pour reconstruire sa maison avant que les autorités municipales ne la démolissent. Le second requérant affirme que sa maison n’avait subi que des dégâts minimes lors des hostilités et qu’elle pouvait être reconstruite, mais que les autorités municipales l’ont entièrement démolie en 2008.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement

44.  Le Gouvernement argue que les requérants n’ont subi aucun « préjudice important » car ils ont perçu une indemnité forfaitaire. À cet égard, la Cour observe ce qui suit. Cette indemnité a été payée en réparation du préjudice causé par la destruction de logements lors des hostilités auxquelles la Tchétchénie a été en proie avant 2004. De leur côté, les requérants se plaignent que les autorités municipales aient démoli leurs maisons et pris possession de leurs terrains en 2008 et en 2011. La Cour rejette donc cette partie de l’exception d’irrecevabilité. Toutefois, elle tiendra compte du paiement de l’indemnité forfaitaire dans son analyse des autres aspects de la recevabilité de la requête.

45.  Quant à l’argument que le Gouvernement tire du fait que le premier requérant a reçu un autre appartement, la Cour estime qu’il est intrinsèquement lié au fond du grief. Elle décide donc de joindre au fond la partie correspondante de l’exception d’irrecevabilité.

b)      Sur les autres aspects de la recevabilité de la requête

i. Les principes généraux relatifs aux « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à la charge de la preuve

46.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les mesures qu’il conteste se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. Ainsi, la personne qui se plaint d’une violation de ses droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit d’abord démontrer qu’elle était titulaire de tels droits (voir, par exemple, Stephens c. Chypre, Turquie et les Nations unies (déc.), no 45267/06, 11 décembre 2008, et Novikov c. Russie, no 35989/02, § 33, 18 juin 2009). La notion de « bien » a une portée autonome qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne. Ce qui importe, c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, par exemple, Maharramov c. Azerbaïdjan, no 5046/07, § 47, 30 mars 2017).

En même temps, étant donné le caractère contradictoire de la procédure devant la Cour, il appartient aux parties d’étayer leurs arguments factuels en communiquant à celle-ci les éléments de preuve nécessaires (Lisnyy et autres c. Ukraine et Russie (déc.), nos 5355/15, 44913/15 et 50853/15, § 25, 28 juillet 2016).

47.  La Cour a déjà reconnu que certains documents constituent un commencement de preuve de la propriété d’un bien ou du fait que celui-ci constitue le domicile du requérant : titres fonciers ou titres de propriété, extraits du registre foncier ou fiscal, documents émis par l’administration locale, plans, photographies et factures d’entretien, lettres reçues à l’adresse en cause, témoignages ou tout autre élément pertinent (voir les affaires citées dans la décision Lisnyy et autres, précitée, § 26). D’une manière générale, si un requérant ne fournit aucun élément attestant de son droit de propriété ou de son lieu de résidence, ses griefs sont voués à l’échec (Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 183, CEDH 2015).

ii. Application des principes généraux en l’espèce

48.  Les griefs des requérants concernent des maisons, des parcelles de terrain et un commerce.

49.  La Cour constate que les requérants n’ont produit aucun document ou un commencement de preuve pour démontrer qu’ils aient eu un droit réel sur les parcelles de terrain (droit de propriété, droit d’usage permanent ou possession viagère transmissible, ou même droit au bail) (voir, a contrario, par exemple, Maharramov, précité, où le requérant payait une taxe foncière pour un terrain). Or, selon le droit russe de l’époque, un immeuble privé pouvait être situé sur un terrain appartenant à la collectivité (voir à ce sujet, par exemple, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 7, 20 mars 2018). Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas démontré que les parcelles aient été leurs « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Lisnyy et autres, décision précitée, § 31).

50.  En ce qui concerne les bâtiments, la Cour note que les requérants ont fourni les actes de vente ainsi que les certificats et les passeports techniques délivrés par l’autorité compétente. Il ressort de ces documents qu’en 2006, les immeubles étaient déjà partiellement détruits.

51.  Plus précisément, la maison du second requérant était détruite à 69 % et n’avait plus de toiture, et, selon les requérants eux-mêmes, elle était en ruines (paragraphes 25-26 ci-dessus). La Cour ne peut donc pas admettre la thèse des requérants consistant à dire que cette maison n’avait subi que des dégâts minimes.

52.  À supposer même que les ruines de cette maison eussent constitué un « bien » du second requérant, la Cour estime que le second requérant n’a pas démontré « au-delà de tout doute raisonnable » la réalité de l’ingérence qu’il accuse les autorités d’avoir commise en novembre 2008 (voir, mutatis mutandis, Aksakal c. Turquie, n37850/97, §§ 36-38, 15 février 2007). En effet, à part un témoignage imprécis de 2012 (paragraphe 32 ci-dessus), il n’en a fourni aucun commencement de preuve. Les réactions des différentes autorités et les autres témoignages (paragraphes 19 et 21-23 ci-dessus) ne concernaient que des faits relatifs aux biens immeubles du premier requérant. Dans ces conditions, la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause les conclusions des juridictions civiles, qui ont rejeté l’action du second requérant (voir aussi Dibirova c. Russie (déc.), no 18545/04, 31 mai 2011).

53.  Quant au premier requérant, la Cour note qu’en 2004, il a reçu l’indemnité forfaitaire prévue par le décret no 404, ce qui signifie qu’à ce moment-là sa maison était détruite à 70 % au moins (paragraphe 39 ci‑dessus). Puisqu’en juillet 2006, le taux de destruction de la maison n’était plus que de 53 %, on peut supposer que le premier requérant avait investi l’indemnité obtenue pour reconstruire partiellement la maison. Puis, en juin 2010, la maison a été déclarée habitat en péril. Le premier requérant n’a pas contesté la déclaration de péril. En outre, en juillet 2006, le garage et l’extension étaient détruits à 60 %, et rien ne permet de dire que tel ne fût plus le cas au moment de l’ingérence alléguée, en 2011, ni qu’à ce moment‑là le premier requérant y exploitât un commerce. La Cour estime à cet égard qu’elle ne peut pas accepter comme élément de preuve la vidéo fournie. En effet, cette vidéo n’est pas datée et ne permet pas de déterminer où se trouve le bâtiment qui y figure.

54.  Dans cette situation et en l’absence d’autres preuves, la Cour peut seulement conclure qu’en 2010, le premier requérant possédait une maison d’habitation. Elle admet que cette maison était un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et que, en la déclarant en péril et à démolir et en attribuant au requérant un appartement à la place, les autorités ont fait ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de ses biens, ingérence s’analysant en une « privation de propriété » au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article précité.

c)       Conclusion sur la recevabilité

55.  La Cour conclut que les griefs que les deux requérants tirent de ce que les autorités municipales ont, en 2011 et en 2008 respectivement, pris possession de leurs terrains et, selon eux, détruit le commerce du premier requérant et la maison du second requérant ne sont pas étayés et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

56.  Constatant que le grief que le premier requérant tire de la perte de sa maison n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Thèses des parties

57.  Le premier requérant estime que les autorités ont commis à son égard des infractions pénales. Il se plaint d’avoir été de facto exproprié arbitrairement de sa maison, et considère que l’appartement dont il était devenu locataire ne constitue pas une indemnisation valable de son préjudice.

58.  Renvoyant aux conclusions des juridictions internes, le Gouvernement soutient pour sa part que le premier requérant n’a pas démontré de manière incontestable que les autorités tchétchènes aient joué un rôle dans la destruction de sa maison. Il argue que ces autorités n’ont jamais pris de mesures d’expropriation à l’égard de l’intéressé, et que ce sont des personnes privées inconnues qui ont démoli la maison.

2.    Appréciation de la Cour

59.  La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté (Tkachenko, précité, § 50).

a)      Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

60.  La Cour observe ce qui suit. Par un acte du 4 juin 2010, la commission pluridisciplinaire a déclaré la maison du premier requérant en péril et à démolir. Le 1er avril 2011, la commission du logement de la mairie de Grozny a décidé de louer un appartement à l’intéressé dans le cadre d’un contrat de bail social, qu’il a signé le même jour. Puis, le 29 mars 2012, les juridictions nationales ont annulé le contrat au motif que l’appartement était inhabitable. Par ailleurs, les autorités internes ont reconnu que la maison du requérant avait été démolie non seulement pour cause de péril, mais aussi dans le cadre de la reconstruction de la ville (paragraphes 19, 22 et 23 ci‑dessus). Partant, la Cour ne peut accepter la thèse du Gouvernement consistant à dire que les autorités tchétchènes n’ont joué aucun rôle dans la démolition du bâtiment.

61.  Il apparaît que si les autorités ont procédé à la démolition pour les besoins de la reconstruction de la ville, elles n’ont pas respecté la procédure obligatoire d’expropriation pour cause d’utilité publique (paragraphe 37 ci‑dessus). Cependant, il a aussi été avancé que la maison avait été démolie pour cause de péril.

62.  Bien que les parties n’aient pas émis d’observations à ce sujet, la Cour note que le droit russe prévoit la procédure et les modalités d’adoption des déclarations de péril rendant nécessaire la démolition d’un bâtiment, ainsi que les droits des propriétaires en pareil cas. Il ressort en particulier des dispositions internes que, lorsqu’un bâtiment déclaré en péril doit être démoli, les autorités doivent d’abord le racheter ou, avec l’accord du propriétaire, attribuer à celui-ci un autre logement (paragraphes 35-36 ci‑dessus). La Cour considère que, quelle qu’eût été la procédure légale dans cette situation, dès lors que le premier requérant n’a contesté ni l’acte du 4 juin 2010, qui avait été dressé plus d’un an avant l’ingérence alléguée, ni la décision du 1er avril 2011 et qu’il a signé le contrat de bail social, il a renoncé à son droit au rachat de son bien par les autorités et il a accepté le bail social à titre d’indemnisation.

63.  La Cour considère donc que la démolition de la maison du premier requérant avait pour base légale les dispositions relatives aux habitats en péril et poursuivait au moins un but d’utilité publique, à savoir la prévention des risques liés à l’occupation d’immeubles dangereux (voir, pour une situation similaire, Saliy c. Russie (déc.) [comité], no 3068/06, 26 septembre 2017).

b)      Sur la proportionnalité de l’ingérence

64.  La Cour rappelle que, afin d’apprécier si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 55, CEDH 2001‑I).

65.  En l’espèce, elle estime que, en principe, un bail social aurait pu représenter une indemnisation adéquate pour la démolition de la maison en cause, d’autant que les locataires de logements sociaux peuvent en obtenir gratuitement la propriété (paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, l’appartement qui a été fourni au premier requérant était inhabitable : il n’était raccordé ni au gaz ni à l’électricité ni au tout-à-l’égout, et il n’avait ni portes intérieures ni planchers. Qui plus est, après que le contrat de bail social a été annulé, les autorités n’ont rien fait pour offrir au premier requérant une autre réparation. En conséquence, près de neuf ans après la démolition de sa maison, l’intéressé n’a toujours pas obtenu d’indemnisation.

66.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’ingérence dont se plaint le premier requérant a fait peser sur lui une charge disproportionnée et excessive, et qu’elle a ainsi rompu le « juste équilibre » à ménager entre la protection du droit au respect des biens et les exigences de l’intérêt général. Partant, elle rejette l’exception tirée de ce que le requérant n’aurait pas subi de préjudice important puisqu’il avait bénéficié d’un bail social, et elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

1.    Thèses des parties

68.  Le premier requérant demande 10 100 000 roubles (RUB) à titre de réparation de la perte de ses biens immobiliers et de son terrain. Il fournit à l’appui de sa demande un rapport estimatif établi par une agence immobilière le 26 septembre 2011, où sont indiquées les valeurs de la maison, du garage, de l’extension et du terrain, dont la somme correspond au montant demandé. Il estime qu’il faut ajouter à ce montant 7 227 000 RUB au titre de l’inflation. Il réclame également 916 000 608 euros (EUR) pour le manque à gagner qu’il estime avoir subi du fait de la perte de son commerce, alléguant que celui-ci lui rapportait un bénéfice net de 2 000 000 RUB tous les six mois.

69.  Il demande en outre 54 000 000 RUB (l’équivalent de 771 430 EUR à la date de ses observations) pour préjudice moral.

70.  Arguant que, d’une part, le premier requérant n’a subi aucune violation des droits protégés par la Convention et, d’autre part, il a déjà reçu une indemnité forfaitaire, le Gouvernement soutient qu’il n’y a lieu de lui allouer aucune somme. Il estime que la demande formulée pour manque à gagner n’est pas étayée.

2.    Appréciation de la Cour

71.  La Cour rappelle que la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018), et qu’il doit y avoir un lien de causalité entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention (P., C. et S. c. Royaume‑Uni, no 56547/00, § 147, CEDH 2002‑VI, avec les références qui y sont citées, et Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 36, 12 décembre 2017).

72.  Elle rappelle par ailleurs que, dans le cas présent, la violation découle de ce qu’il a été porté aux droits du premier requérant relatifs à sa maison d’habitation une atteinte, légale en soi, mais disproportionnée, qui a fait peser sur lui une charge excessive en l’absence de toute indemnisation (paragraphe 66 ci-dessus). Elle estime en conséquence que, d’un côté, la demande relative à un éventuel manque à gagner n’a aucun rapport avec la violation constatée, et elle rejette cette demande ; et que, d’un autre côté, une réparation adéquate pourrait consister à verser à l’intéressé une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien dont il a été privé (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 36, CEDH 2014).

73.  Pour déterminer la valeur de la maison démolie, la Cour ne peut pas s’appuyer sur le rapport produit par le premier requérant, car il y manque plusieurs pages et il est impossible de comprendre comment le montant demandé a été obtenu et quelle était la valeur de la maison.

74.  Dans ces conditions, et en l’absence de tout autre élément pertinent, la Cour prend comme valeur de départ la valeur de la maison indiquée dans les documents délivrés en 2006 par le Bureau d’inventaire technique, à savoir 469 198 RUB (paragraphe 8 ci-dessus). Eu égard à toutes les circonstances pertinentes de l’affaire, elle estime que la somme de 4 700 EUR est raisonnablement en rapport avec la valeur du bien du premier requérant. Partant, la Cour lui alloue cette somme à titre de dommage matériel.

75.  Par ailleurs, considérant que le premier requérant a subi un préjudice moral du fait de la violation de son droit au respect de ses biens, la Cour décide de lui allouer 6 500 EUR à ce titre.

B.     Frais et dépens

76.  Le premier requérant demande 58 700 RUB en remboursement de ses frais de justice et 36 024 RUB pour 322 lettres qu’il a envoyées à la Cour et à différentes autorités internes entre 2012 et 2019. Il sollicite aussi 30 000 RUB pour les frais d’établissement du rapport estimatif de ses biens et 6 000 RUB pour les frais afférents au calcul de la somme à ajouter au titre de l’inflation au montant qu’il réclame pour préjudice matériel (paragraphe 68 ci-dessus).

77.  Le Gouvernement argue que le rapport estimatif et le calcul de la majoration au titre de l’inflation ont été réalisés à l’initiative du premier requérant et que les frais afférents à ces démarches doivent donc rester à la charge de l’intéressé. Il ajoute que les taxes judiciaires doivent être payées indépendamment de l’issue du procès.

78.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

79.  La Cour considère en l’espèce que les frais de réalisation du rapport estimatif et du calcul de l’indexation n’ont pas de lien avec la violation constatée. Elle rejette donc les demandes y relatives. En revanche, elle observe que les autres frais sont dûment documentés et que le premier requérant les a engagés dans le but direct d’obtenir un redressement de la violation de son droit au respect de ses biens. Cependant, l’envoi d’un si grand nombre de lettres ne paraît pas avoir été nécessaire. Compte tenu de tous les éléments dont elle dispose, la Cour alloue au premier requérant 900 EUR au titre des frais et dépens.

C.    Intérêts moratoires

80.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Joint au fond l’exception du Gouvernement tirée d’une absence de préjudice important causé au premier requérant du fait l’octroi à celui-ci d’un bail social d’un appartement, et la rejette ;

2.      Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne le grief du premier requérant relatif à la démolition de sa maison d’habitation, et irrecevable pour le surplus ;

3.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser au premier requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 4 700 EUR (quatre mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii. 900 EUR (neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Milan Blaško                                                                      Paul Lemmens
        Greffier                                                                               Président


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