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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SARAC AND OTHERS v. TURKEY - 53100/11 (Judgment : Prohibition of torture : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 485 (23 June 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/485.html
Cite as: CE:ECHR:2020:0623JUD005310011, [2020] ECHR 485, ECLI:CE:ECHR:2020:0623JUD005310011

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DEUXIÈME SECTION

 

AFFAIRE SARAÇ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 53100/11)

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

23 juin 2020

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Saraç et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Valeriu Griţco, président,
          Arnfinn Bårdsen,
          Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no. 53100/11) dirigée contre la République de Turquie et dont douze ressortissants de cet État, dont la liste se trouve dans le tableau joint en annexe (« les requérants ») ont saisi la Cour le 25 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

les observations des parties,

la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Notant que le 30 mai 2018, les griefs formulés sur le terrain de l’article 3 de la Convention par Mmes Kadife Yıldırımer et Sevim Karabulut ont été déclarés irrecevables conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour (le « règlement ») et que les griefs présentés sur le terrain de l’article 3 de la Convention par le restant des requérants, ainsi que les griefs introduits au titre des articles 5 § 1, 10 et 11 de la Convention par tous les requérants ont été communiqués au Gouvernement en application de l’article 54 § 2 b) du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La requête concerne l’intervention de la police durant une manifestation, ainsi que des griefs sur le terrain des articles 3 et 11 de la Convention.

EN FAIT

1.  Les requérants, résidant à Kocaeli et dont la liste se trouve en annexe, ont été représentés par Mes M.Ü. Erdem et S. Dutar, avocats à İstanbul.

2.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Les requérants font partie d’un ensemble de personnes auxquelles des logements sociaux avaient été attribués à la suite d’un tremblement de terre en 1999.

4.  Le 8 août 2010, le Premier ministre était présent à Kocaeli pour un rassemblement politique. Vers 15 h, les requérants tentèrent d’accéder au lieu du rassemblement pour protester contre un projet d’expulsion de ces logements qui les visait. Les forces de l’ordre leur ayant barré l’accès, les manifestants s’allongèrent sur la route pour bloquer la circulation. Après sommation, les policiers soulevèrent et portèrent les requérants pour les évacuer puis les placèrent en état d’arrestation pour manifestation non autorisée et résistance aux forces de l’ordre. Les requérants furent libérés le jour même, entre 18 h 21 et 22 h 19.

5.  Des rapports médicaux concernant dix des requérants furent établis le même jour à l’hôpital civil de Kocaeli ; ces rapports indiquaient que compte tenu de l’état de santé des intéressés, leur pronostic vital n’était pas engagé. Ils mentionnaient également les séquelles que présentaient chacun des requérants concernés :

6.  Mme Ülkü Karahan : une limitation de mouvement et des douleurs à la cheville droite, trois marques rouges de 5-7 cm sur la face interne du bras gauche.

7.  Mme Nakifet Saraç : une plainte de douleur à la poitrine, 3-4 marques rouges de 2-3 cm sur la poitrine et 2-3 marques rouges de 2-3 cm sur la nuque.

8.  Mme Huriye Özdemir : une plainte de douleur à la main gauche, une égratignure et une marque rouge sur le dos au niveau de la taille.

9.  Mme Leyla Dinler : une plainte de douleur sensible à la palpation sur le bras gauche.

10.  Mme Ayfer Tağcı : une plainte de douleur au dos.

11.  M. Recep Or : des marques rouges sur les deux coudes.

12.  Mme Müzeyyen Şahin : un bleu de 10 x 10 cm sur la face interne du bras gauche.

13.  Mme Çisem Uğur : 4-5 marques rouges sur les bras et un bleu de 1-2 cm sur la cheville gauche.

14.  Mme Şeniz Demir : une marque rouge sur le bras gauche, des marques rouges et des égratignures sur le cou et le front.

15.  Mme Nejla Azak : une hernie de 10 x 10 cm au niveau de l’abdomen.

16.  Le 20 octobre 2010, à la suite d’une plainte qui avait été déposée par les intéressés contre les agents de police avec lesquels l’altercation s’était produite, le procureur de Kocaeli rendit un non-lieu. Dans sa décision de non-lieu, qui fut confirmée par la cour d’assises de Sakarya le 7 janvier 2011, le procureur indiquait que les requérants s’étaient allongés sur la route pour bloquer la circulation, que les policiers les avaient portés pour les évacuer par la force et que l’acte d’évacuation n’outrepassait pas les limites du recours à la force autorisé par la loi.

17.  Un document émanant du greffe du parquet de Kocaeli indique que l’attestation de notification de la décision rendue par la cour d’assises a disparu. Les requérants disent avoir eu connaissance de cette décision le 7 février 2011.

18.  Dans l’intervalle, des poursuites contre les requérants avaient été engagées pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques. Le 13 octobre 2011, le procureur de Kocaeli rendit un non-lieu à cet égard. Il précisa que les requérants, n’ayant pas été autorisés à rejoindre les lieux du rassemblement politique, avaient voulu attirer l’attention du Premier ministre sur leur situation en occupant la route, mais qu’ils n’avaient pas eu l’intention de bloquer la circulation ni de manifester illégalement.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

19.  Pour le droit interne pertinent en l’espèce, la Cour renvoie aux arrêts Süleyman Çelebi et autres c. Turquie (no 2) (nos 22729/08 et 10581/09, §§ 26-29, 12 décembre 2017) et Agit Demir c. Turquie (no 36475/10, § 27, 27 février 2018).

EN DROIT

I. SUR L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

20.  Les requérants allèguent avoir été privés de leur liberté en violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

21.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

22.  La Cour relève que, après avoir été arrêtés, les requérants ont été libérés le jour même, à savoir le 8 août 2010. Ils n’ont pas engagé de procédure pour se plaindre de ce que la privation de liberté qui leur aurait été imposée était contraire à l’article 5 § 1 c) de la Convention. Or la Cour, dans ce genre de situation, a déjà dit que le délai de six mois commençait à courir à partir de la fin de la garde à vue (voir, par exemple, Bağrıyanık c. Turquie, no 43256/04, § 23, 5 juin 2007). En l’espèce, elle ne décèle aucune circonstance qui l’inciterait à se départir de sa jurisprudence. Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

23.  Les requérants disent avoir été frappés par les policiers et allèguent que les rapports médicaux ne reflétaient pas la réalité. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

24.  Le Gouvernement conteste ces allégations.

25.  Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012) et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90, 100-101 et 114-123, CEDH 2015).

A.    Sur la recevabilité

1.    Concernant Mmes Dinler et Tağcı

26.  En ce qui concerne Mmes Dinler et Tağcı, la Cour observe que les rapports médicaux pertinents mentionnent seulement des plaintes de douleurs (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

27.  Ces requérantes n’ont ni produit devant la Cour le moindre élément matériel ou un quelconque commencement de preuve ni fourni des explications convaincantes pour appuyer leurs allégations de mauvais traitements ou pour mettre en doute, d’une manière ou d’une autre, les constats dressés par les rapports médicaux en question. À cet égard, la Cour note que les intéressées ont été libérées le jour même et qu’elles n’ont pas expliqué pourquoi elles n’avaient pas cherché à obtenir des rapports médicaux complémentaires qui auraient pu étayer leurs allégations de coups et blessures.

28.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que Mmes Dinler et Tağcı n’ont pas présenté aux autorités judiciaires de fondement solide pour leurs allégations, lesquelles ne peuvent donc passer pour « défendables ». La Cour ne dispose ainsi d’aucun élément de nature à laisser raisonnablement penser que ces requérantes aient fait l’objet de mauvais traitements ni à remettre en question la manière dont les autorités judiciaires nationales ont agi en l’espèce, dans le cadre de leur devoir de mener une enquête effective à leur égard (pour les critères relatifs à l’existence d’un grief défendable et les obligations procédurales, voir également Bazjaks c. Lettonie, n71572/01, § 79, 19 octobre 2010, Maļinovskis c. Lettonie (déc.), n48435/07, § 53, 4 mars 2014, et Bouyid, précité, §§ 114-123 et 124 ; voir aussi, mutatis mutandis, Peker c. Turquie (déc.), no 53014/99, 14 septembre 2000, Fırat Koç c. Turquie (déc.), no 24937/94, 14 novembre 2000, et Bülent Barmaksız c. Turquie (déc.), no 1004/03, 23 octobre 2007). Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2.    Concernant les autres requérants

29.  Pour le restant des requérants, la Cour, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, le déclare recevable.

B.     Sur le fond

30.  Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak ainsi que M. Or allèguent qu’une cinquantaine de policiers les ont roués de coups de pied, de coups de poing et de coups de matraque, qu’ils les ont traînés par terre et leur ont tordu les bras lorsqu’ils les ont fait monter dans les véhicules de police.

31.  Le Gouvernement considère que les policiers ne sont pas intervenus de manière violente et que, les intéressés s’étant allongés sur la voie publique pour la bloquer, ils se sont bornés à les porter jusqu’aux véhicules de police dans le but de leur signifier leur arrestation. Il soutient que cette thèse est d’ailleurs corroborée par le caractère bénin des lésions que les requérants présentaient, à savoir principalement des marques rouges sur les bras.

32.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention n’interdit pas l’usage de la force dans certaines circonstances, par exemple à l’égard d’une personne qui oppose une résistance à son arrestation, ou tente de fuir ou de provoquer des blessures ou des dommages (Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, § 59, 17 mars 2015). Elle confirme également que, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition. La Cour souligne que l’on ne saurait voir dans les mots « en principe » l’indication qu’il y aurait des situations où une telle conclusion de violation ne s’imposerait pas parce que le seuil de gravité ne serait pas atteint. En affectant la dignité humaine, c’est l’essence même de la Convention que l’on touche. Pour cette raison, toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique à l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intéressé (Bouyid précité, §§ 100-101).

33.  En l’espèce, elle observe que les rapports médicaux mentionnent la présence sur le corps de Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak ainsi que de M. Or (paragraphes 6 et suivants ci-dessus) de plusieurs marques et lésions.

34.  Les requérants se sont allongés sur la voie publique pour protester contre leur expulsion des logements sociaux qui leur avaient été attribués. Rien dans le dossier n’indique qu’ils aient été virulents ou dangereux au moment des faits. Ainsi, l’argument du Gouvernement selon lequel les policiers se sont contentés de porter les requérants n’explique qu’insuffisamment la présence de ces multiples marques et lésions (voir, par exemple, pour un examen sur la nécessité et la proportionnalité du recours à la force, Ahmet Akman c. Turquie, no 33245/05, §§ 41-42, 13 octobre 2009).

35.  Par ailleurs, la décision du procureur ne précise pas non plus les conditions de l’intervention de la police à l’égard des intéressés et ne dit pas par quel raisonnement il a pu être conclu à la proportionnalité du recours à la force, de sorte qu’il n’y a aucune explication individualisée sur l’origine des traces physiques décelées sur les requérants. Au demeurant, le procureur semble s’être contenté des procès-verbaux versés au dossier ; rien ne permet en effet de dire qu’il a interrogé les policiers mis en cause, ni qu’il a recueilli les dépositions des requérants ou recherché des témoins. Ainsi, l’enquête n’était pas de nature à faire la lumière sur les faits (pour les critères sur le volet procédural de l’article 3, voir Bouyid précité, §§ 114-123).

36.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention à l’égard de Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak ainsi que de M. Or.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

37.  Les requérants se plaignent d’avoir été empêchés de manifester et invoquent les articles 10 et 11 de la Convention.

38.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

39.  La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A.    Sur la recevabilité

40.  Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il indique qu’à aucun moment les requérants n’ont présenté de plainte pour atteinte à la liberté de réunion et d’association.

41.  La Cour rappelle avoir déjà dit que le simple fait d’avoir empêché un requérant de participer à une manifestation s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de réunion (voir, mutatis mutandis, Aşıcı et autres c. Turquie, no 17561/04, §§ 24-25, 15 juin 2010). En l’espèce, la Cour note qu’au surplus, une décision de non-lieu à poursuites a été rendue le 13 octobre 2011 par le procureur de Kocaeli dans le cadre de la procédure pénale engagée contre les requérants pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques. Elle observe que cette procédure avait pour objet d’établir si, par leur participation à cette manifestation, les requérants avaient enfreint la législation concernée. Elle relève que le procureur a répondu à cette question par la négative et a mis fin aux poursuites. Cela n’exclut toutefois pas la possibilité que cette procédure aurait pu se poursuivre à l’encontre des requérants. Par conséquent, les requérants ne peuvent pas être considérés ni comme n’ayant pas fait preuve de diligence à saisir la Cour dans les délais en attendant l’issue de cette procédure, ni comme n’ayant pas soulevé leur liberté de réunion puisque l’objet de cette enquête n’était autre que cette liberté. Au demeurant, le Gouvernement n’explique pas dans quelle autre procédure les requérants auraient pu invoquer leur liberté de réunion.  À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement à ce titre.

42.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

43.  Les requérants arguent que leurs actes ne constituaient nullement une menace pour la sécurité publique et que la route qu’ils avaient occupée avait de toute façon été fermée à la circulation en raison du rassemblement politique qui avait été organisé.

44.  Le Gouvernement considère que, les requérants ayant tenté de semer le désordre sur un lieu où se trouvait le Premier ministre puis bloqué la voie publique, l’ingérence en cause était prévue par la loi et que l’intervention des forces de l’ordre était nécessaire pour des raisons de sûreté et de protection des droits d’autrui. Il assure que l’intervention était ainsi nécessaire et proportionnée aux buts susmentionnés.

45.  La Cour considère que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur liberté de réunion publique s’appuyait sur une base légale, plus précisément sur la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, et peut être considérée comme visant deux des buts reconnus comme légitimes par le second paragraphe de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 32, CEDH 2006‑XIV). Il reste dès lors à rechercher si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts susmentionnés.

46.  Le Gouvernement allègue en particulier que, le Premier ministre étant selon lui sur les lieux, l’intervention des forces de l’ordre était nécessaire pour des raisons de sûreté. Or la Cour constate que le procureur, dans la motivation de sa décision de non-lieu, n’a aucunement mentionné l’existence d’un risque éventuel d’atteinte à la sûreté ou de perturbation de l’ordre public.

 

48.  En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément ou argument lui permettant de se départir de sa jurisprudence. Par conséquent, elle estime que l’intervention des forces de l’ordre et l’arrestation des requérants n’étaient pas des mesures nécessaires à la défense de la sûreté publique ou à la protection des droits d’autrui, au sens du second paragraphe de l’article 11 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

50.  Les requérants réclament chacun 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi. Ils demandent également 18 800 livres turques (TRY) pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils ne présentent aucun justificatif et font référence au barème des honoraires minimum des avocats.

51.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.

52.  Au vu des violations constatées ci-dessus, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants les montants suivants pour préjudice moral :

–  7 500 EUR chacune à Mmes Yıldırımer, Karabulut, Dinler et Tağcı,

–  10 000 EUR chacun à Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak et à M. Or.

53.  S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ; en outre, aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, le requérant doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou partie de celles-ci. En l’espèce, relevant que les requérants ne fournissent pas de justificatif à l’appui de leur demande, la Cour décide de rejeter celle-ci dans son intégralité (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 122, CEDH 2011 (extraits)).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief concernant l’article 3 irrecevable à l’égard de Mmes Dinler et Tağcı et recevable à l’égard de Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak ainsi que de M. Or, et

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard de Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak ainsi que de M. Or ;

3.      Déclare le grief concernant l’article 11 recevable à l’égard de tous les requérants ;

4.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à l’égard de tous les requérants ;

5.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.            7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) chacune pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à Mmes Yıldırımer, Karabulut, Dinler et Tağcı ;

ii.          10 000 EUR (dix mille euros) chacun pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à Mmes Karahan, Saraç, Özdemir, Şahin, Uğur, Demir et Azak et à M. Or ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                      Valeriu Griţco
  Greffier adjoint                                                                        Président

 


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