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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KAPMAZ AND OTHERS v. TURKEY - 55760/11 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 5 (07 January 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/5.html Cite as: CE:ECHR:2020:0107JUD005576011, [2020] ECHR 5, ECLI:CE:ECHR:2020:0107JUD005576011 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAPMAZ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 55760/11)
ARRÊT
STRASBOURG
7 janvier 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kapmaz et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55760/11) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, MM. Cengiz Kapmaz (« le premier requérant »), Mikail Barut (« le deuxième requérant »), Cengiz Çiçek (« le troisième requérant »), Ömer Çiftçi (« le quatrième requérant ») et Deniz Köken (« le cinquième requérant »), ont saisi la Cour le 19 août 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 29 septembre 2017, les griefs concernant les atteintes qui auraient été portées aux droits des requérants à la liberté d’expression, à un procès équitable et au respect de leurs biens ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1973, en 1967, en 1977, en 1986 et en 1990. Ils résident à Istanbul.
5. À l’époque des faits, les trois premiers requérants étaient membres du comité de rédaction du périodique bimensuel Özgür Halk ve Demokratik Modernite (« Peuple libre et modernité démocratique »), le quatrième requérant en était le propriétaire et le cinquième le rédacteur en chef.
A. La saisie des exemplaires du périodique publié par les requérants
6. Le 2 juin 2011, les policiers de l’aéroport de Diyarbakır saisirent 1 350 exemplaires de l’édition juin/juillet 2011 dudit périodique, expédiés par les requérants par avion depuis Istanbul.
7. Le 3 juin 2011, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») demanda à la cour d’assises de Diyarbakır d’approuver l’acte de saisie en question et de décider de la saisie, du retrait et de l’interdiction de vente des exemplaires en cause du périodique. Il soutint à cet égard que les exemplaires saisis, qui traitaient dans leur quasi-intégralité de la question de la liberté démocratique, qui serait une question d’actualité dans le pays et que le KCK (une branche du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) aurait cherché à rendre effective à l’époque des faits, qui indiquaient qu’une lutte armée pourrait être entreprise dans ce but si nécessaire et qui mentionnaient dans leur bibliographie les publications du leader du PKK/Kongra Gel (une branche du PKK) interdites par les tribunaux, visaient à faire la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
8. Le même jour, un juge de la 6e cour d’assises de Diyarbakır fit droit à la demande du procureur de la République et décida, en application de l’article 127 § 1 du code de procédure pénale (CPP), d’approuver l’acte de saisie ainsi que l’interdiction, le retrait et la saisie des exemplaires en question au motif qu’ils constituaient des éléments de preuve utiles au sens de l’article 123 § 1 du CPP.
9. Le 7 juin 2011, l’avocat du cinquième requérant forma opposition contre la décision du juge de la cour d’assises. Il dénonçait une insuffisance de l’examen effectué par le juge et de la motivation de la décision, et soutenait que celle-ci n’était pas conforme à la jurisprudence de la Cour. Il invoquait à cet égard les articles 6 et 10 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
10. Le 30 juin 2011, la 4e cour d’assises de Diyarbakır, déclarant qu’elle ne décelait aucun défaut de pertinence dans la décision du juge de la 6e cour d’assises, rejeta cette opposition.
11. Le 5 juillet 2011, le juge de la 6e cour d’assises, à la demande du procureur de la République, décida de la confiscation des 1 349 exemplaires saisis du périodique.
12. Le 14 septembre 2011, les exemplaires confisqués furent détruits.
B. La procédure pénale diligentée contre le cinquième requérant
13. Par un acte d’accusation du 8 septembre 2011, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le cinquième requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste et requit sa condamnation en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 en raison du contenu des exemplaires saisis du périodique dont l’intéressé était le rédacteur en chef.
14. Le 16 juillet 2012, la cour d’assises d’Istanbul, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 19 ci-dessous), décida, en application de l’article 1 provisoire de celle-ci, de surseoir à poursuivre le requérant pendant une période de trois ans.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
15. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit à l’époque des faits :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
16. Depuis la modification introduite par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée:
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
B. Code de procédure pénale
17. L’article 123 du CPP (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Conservation et saisie des objets et des recettes », se lit comme suit :
« Les valeurs patrimoniales considérées utiles comme éléments de preuves ou faisant l’objet d’une confiscation d’objet ou de recettes sont conservées.
Si la personne possédant un tel objet ne consent pas à le remettre, celui-ci est saisi. »
18. L’article 127 du même code, intitulé « Compétence pour décider de la saisie », est ainsi libellé :
« Les forces de l’ordre procèdent à l’acte de saisie sur décision du juge ou, lorsqu’un retard serait préjudiciable, sur ordre écrit du procureur de la République ou, si le procureur de la République n’est pas joignable, sur ordre écrit du chef des forces de l’ordre.
(...)
La saisie effectuée sans la décision du juge est soumise à l’approbation du juge compétent dans les vingt-quatre heures [qui suivent]. Le juge rend sa décision dans les quarante-huit heures [qui suivent] la saisie, [faute de quoi] la saisie est levée d’office.
La personne en possession de laquelle l’objet ou la valeur patrimoniale saisi se trouvait peut demander au juge de statuer à ce sujet.
(...) »
C. La loi no 6352
19. La loi no 6352, intitulée « Loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 b) et 2, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à la poursuite des infractions commises avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion et passibles d’une amende ou d’un emprisonnement inférieur à cinq ans.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
20. Les requérants allèguent que la saisie par les autorités des exemplaires du périodique qu’ils publiaient a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une tirée du non-épuisement des voies de recours internes par les requérants et l’autre de l’absence de qualité de victime de certains requérants. Il expose à cet égard que seul le cinquième requérant a formé opposition contre la décision de saisie, de retrait et d’interdiction adoptée par le juge de la 6e cour d’assises de Diyarbakır et qu’aucun requérant n’a formé opposition contre la décision de confiscation adoptée par la suite. Il invite par conséquent la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes à l’égard de tous les requérants. Indiquant en outre que les quatre premiers requérants n’avaient pas été parties aux procédures devant les autorités nationales, il invite la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour absence de qualité de victime à l’égard de ces requérants.
22. Les requérants contestent les exceptions du Gouvernement. Ils exposent que leur périodique était préparé par le comité de rédaction, le rédacteur en chef et les auteurs, que le rédacteur en chef qu’était le cinquième requérant était la personne légalement responsable en vertu de la loi sur la presse et que les autres requérants jouaient des rôles importants dans la préparation, la publication et la distribution du périodique.
23. En ce qui concerne l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note d’emblée que le grief des requérants porte sur la saisie des exemplaires de leur périodique et non pas sur la confiscation de ces exemplaires, qui est une mesure supplémentaire visant le transfert du titre de propriété desdits exemplaires. Elle rappelle ensuite qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 76, 25 mars 2014). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Akdivar et autres, précité, § 69, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)).
24. La Cour note que, en l’espèce, le cinquième requérant, qui était le rédacteur en chef du périodique ayant par la suite fait l’objet de poursuites pénales en raison de la publication de l’édition litigieuse du périodique, a formé opposition, par le biais de son avocat, contre la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction adoptée par le juge de la 6e cour d’assises (paragraphe 9 ci-dessus). Elle considère que, dès lors que le cinquième requérant était le principal responsable de la publication en question et qu’il pouvait alors être considéré comme le possesseur des exemplaires saisis du périodique au sens de l’article 127 du CPP (paragraphe 18 ci-dessus), il devait être réputé comme étant la personne la plus à même de former une opposition contre la mesure litigieuse au nom de tous les concernés par cette mesure. Par conséquent, la Cour rejette l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
25. Quant à l’exception tirée de l’absence de qualité de victime de certains requérants, la Cour note que le quatrième requérant était le propriétaire du périodique et que les trois premiers requérants étaient membres du comité de rédaction. Elle rappelle ensuite qu’elle a déjà reconnu, dans des affaires ayant un objet semblable, la qualité de victime des requérants qui étaient propriétaires, responsables de l’édition, membres du comité de l’édition et directeurs de la publication d’un périodique, même s’ils n’avaient pas tous été parties aux procédures devant les autorités nationales. Elle a considéré dans ces affaires que la fonction principale des intéressés était la communication d’informations et que celle-ci était directement concernée par la mesure litigieuse (Ürper et autres c. Turquie, nos 14526/07 et 8 autres, § 18, 20 octobre 2009, Halis Doğan et autres c. Turquie, no 50693/99, §§ 15-17, 10 janvier 2006, Yıldız et autres c. Turquie (déc.), no 60608/00, 26 avril 2005, et Tanrıkulu, Çetin, Kaya et autres c. Turquie (déc.), nos 40150/98, 40153/98 et 40160/98, 6 novembre 2001). Ne décelant, en l’espèce, aucune raison de s’écarter de l’approche suivie dans ces affaires, elle rejette également cette exception.
26. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
27. Les requérants soutiennent que la saisie des exemplaires de leur périodique a emporté une violation de l’article 10 de la Convention. Ils ajoutent que la publication du leader du PKK mentionnée dans la bibliographie de l’édition en cause du périodique et dénoncée par le procureur de la République était un livre en distribution et en vente libres à l’époque des faits.
28. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 127 du CPP, qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime en outre que, eu égard aux articles contenus dans le périodique litigieux, qui, selon lui, faisaient l’apologie de la violence et incitaient les gens à adopter les méthodes de violence, de haine, de vengeance et d’insurrection armée utilisées par l’organisation terroriste PKK, ainsi qu’aux références faites dans certains articles aux travaux du leader de cette organisation illégale, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
29. La Cour considère que la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction concernant les exemplaires de l’édition juin/juillet 2011 du périodique publié par les requérants, qui en étaient propriétaire, rédacteur en chef et membres du comité de rédaction, constitue une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté d’expression (Ürper et autres, précité, § 24).
30. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 123 et 127 du CPP (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) et qu’elle poursuivait des buts légitimes de protection de la sécurité nationale, de défense de l’ordre et de prévention du crime.
31. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kaos GL c. Turquie (no 4982/07, § 50, 22 novembre 2016).
32. Elle rappelle en particulier avoir maintes fois souligné que l’information était un bien périssable et qu’en retarder la publication, même pour une brève période, risquait fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012). Ce risque existe également s’agissant de publications autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d’actualité. Certes, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII). Dès lors, ces restrictions préalables doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 105, CEDH 2011 (extraits).
33. Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
34. La Cour note à cet égard que le juge de la 6e cour d’assises de Diyarbakır, en approuvant la mesure de saisie déjà effectuée par la police, et en adoptant la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, a considéré que ces exemplaires constituaient des éléments de preuve utiles au sens de l’article 123 § 1 du CPP (paragraphe 8 ci-dessus), en suivant à cet égard la demande du procureur de la République qui soutenait, de son côté, que le contenu de cette publication visait à faire la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allait à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (paragraphe 7 ci-dessus). La 4e cour d’assises, quant à elle, lors de son examen de l’opposition formée par le cinquième requérant contre la décision du juge de la 6e cour d’assises, a seulement indiqué qu’elle ne décelait aucun défaut de pertinence dans cette décision (paragraphe 10
ci-dessus).
35. La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, en quoi les articles publiés dans l’édition concernée du périodique faisaient la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 et si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Ces juridictions ne semblent avoir procédé à cet égard à aucune analyse appropriée de la teneur des articles contenus dans ce périodique, du contexte dans lequel cette publication s’inscrivait et de sa capacité de nuire au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
36. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’expliquent pas pourquoi il était nécessaire de saisir l’ensemble des 1 350 exemplaires du périodique sur le fondement de l’article 123 du CPP en les considérant comme des éléments de preuve utiles au sens de cette disposition en vue de la procédure pénale diligentée par la suite à l’encontre du cinquième requérant. Elle considère donc que l’argument selon lequel les exemplaires litigieux constituaient des éléments de preuve utiles, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie des 1 350 exemplaires en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.
38. Elle estime dès lors que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, que, en tout état de cause, elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
39. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1 À LA CONVENTION
40. Invoquant l’article 6 §§ 1, 2 et 3 ainsi que l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent d’un manque d’équité de la procédure de saisie. Ils allèguent à cet égard que la décision de saisie a été rendue à la seule demande du procureur de la République, sans que leurs observations à ce sujet ne soient recueillies. Ils se plaignent également d’une ineffectivité de la procédure d’opposition contre cette mesure.
41. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ils dénoncent aussi une atteinte à leur droit au respect des biens à raison de la mesure de saisie.
42. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue relativement au grief fondé sur l’article 10 de la Convention (paragraphe 39 ci-dessus) et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Ürper et autres, précité, § 49).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Le quatrième requérant réclame 5 000 euros (EUR) et les autres requérants 3 000 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi. Tous les requérants sollicitent en outre 3 000 EUR au titre du préjudice moral dont ils se disent victimes. Ils demandent enfin 2 500 EUR pour frais et dépens sans présenter de document à cet égard.
44. Le Gouvernement soutient que la demande des requérants pour préjudice matériel est non étayée et excessive et indique que les intéressés n’ont présenté aucun document pour prouver le dommage allégué. S’agissant des demandes relatives au préjudice moral, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et les sommes demandées à ce titre. Il estime aussi que ces demandes sont non étayées et excessives et qu’elles ne correspondent pas aux sommes allouées dans la jurisprudence de la Cour. Pour ce qui est de la demande relative aux frais et dépens, le Gouvernement expose que les requérants n’ont soumis aucune convention honoraire d’avocat ni aucun autre justificatif de paiement à l’appui de cette demande.
45. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué par les requérants autres que le quatrième requérant et rejette leurs demandes à ce titre. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au quatrième requérant, propriétaire du périodique, 1 200 EUR au titre du préjudice matériel et à chacun des requérants 1 500 EUR au titre du préjudice moral. Quant à la demande relative aux frais et dépens, la Cour la rejette faute pour les requérants d’avoir présenté les justificatifs nécessaires à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
i. 1 200 EUR (mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel au requérant Ömer Çiftçi ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacun des requérants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président