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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> FRICK v. SWITZERLAND - 23405/16 (Judgment : Right to life : Third Section) French Text [2020] ECHR 503 (30 June 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/503.html Cite as: [2020] ECHR 503, CE:ECHR:2020:0630JUD002340516, ECLI:CE:ECHR:2020:0630JUD002340516 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE FRICK c. SUISSE
(Requête no 23405/16)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Défaut de prévenir le suicide commis de façon inhabituelle par un détenu vulnérable laissé dans une cellule de police sans surveillance durant quarante minutes • Menaces de suicide exprimées clairement et de manière répétée • Possibilité de pallier le risque réel et imminent de suicide avec un effort raisonnable et non exorbitant • Attention insuffisante à la situation personnelle du détenu, notamment le « problème d’alcool » et des tentatives de suicide dans le passé • Défaut d’appeler un psychiatre urgentiste
Art 2 (procédural) • Enquêtes efficaces • Refus injustifié de déclencher une procédure pénale complète en l’absence « d’indices minimaux » d’un comportement punissable des agents de police
STRASBOURG
30 juin 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Frick c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée (no 23405/16) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante de cet État, Mme Sonja Frick (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 22 avril 2016,
Vu les observations des parties,
Notant que, le 11 octobre 2017, la requête a été communiquée au gouvernement défendeur (« le Gouvernement »),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne le manquement allégué de l’État à son obligation positive de protéger la vie du fils de la requérante, qui s’est suicidé dans une cellule de police, ainsi qu’à son devoir de mener une enquête effective sur les circonstances du décès. Est en jeu l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
I. Les circonstances du décès du fils de la requérante
2. La requérante est née en 1956 et réside à Berikon. Elle a été représentée par Me Stolkin, avocat à Zurich.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, représentant permanent de la Suisse auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le dimanche 28 septembre 2014, aux environs de 21 heures, à Birmensdorf (canton de Zurich), le fils de la requérante, D.F., âgé de quarante ans, causa un accident au volant d’une voiture appartenant à son employeur alors qu’il se trouvait en état d’ébriété et sous l’influence de médicaments. Il ne subit pas de blessures sérieuses et ne causa pas de dommages à des tiers (Selbstunfall).
5. Les policiers dépêchés sur les lieux de l’accident, R.B. et A.S., suivirent la procédure standard prévue pour l’établissement du rapport sur ce type d’accidents. Ils effectuèrent un contrôle sur place au moyen d’un éthylomètre, qui révéla un taux d’alcoolémie de 1,25 gramme pour mille à 21 h 17 et de 1,40 gramme pour mille à 21 h 35. Ils essayèrent de poursuivre les étapes nécessaires à l’établissement du rapport de cet accident, mais D.F. montra des troubles du comportement et réagit plusieurs fois de manière agressive.
6. En vue d’établir le rapport susmentionné, R.B. et A.S. décidèrent d’impliquer la requérante, qui avait été appelée par son fils et qui était arrivée entre-temps sur les lieux de l’accident, dans la procédure. D.F. s’éloigna alors à plusieurs reprises des policiers, de sorte que ceux-ci durent aller le chercher et le ramener à nouveau à la voiture de police.
D.F. : « Maman, ne sois pas triste si je crève ici. »
La requérante : « Pourquoi quelque chose devrait-il t’arriver ? Tu es seulement ivre et tu n’as apparemment pas de blessures de l’accident. »
D.F. : « Je ne veux simplement pas que tu sois triste si quelque chose m’arrive. Le monde est brutal, tu le sais. »
8. Pour l’établissement des preuves, il fut considéré nécessaire d’obtenir de D.F. un échantillon de sang et d’urine, raison pour laquelle les deux policiers amenèrent celui-ci à l’hôpital Limmattal, où ils furent rejoints par la requérante, qui les avait suivis dans sa propre voiture. Les deux policiers avaient l’intention de libérer ensuite D.F., à l’issue du contrôle policier, et de le laisser rentrer avec la requérante, ce à quoi cette dernière avait expressément donné son accord.
9. À l’hôpital, une assistante médicale effectua une prise de sang sur D.F. Ensuite, le médecin P.S. procéda à l’examen médical de D.F. Lorsqu’il fut informé par les policiers que D.F. n’avait pas subi qu’un simple contrôle d’alcoolémie, mais un accident routier, le médecin P.S. décida qu’en plus de la prise de sang il fallait également faire d’autres examens (une radiographie de la colonne cervicale et une échographie du ventre). Par ailleurs, le médecin P.S. reprocha aux agents de police de ne pas avoir « immobilisé » D.F. à la suite de l’accident.
10. Après avoir été mis au courant de la nécessité de procéder à d’autres examens, D.F. devint beaucoup plus agité. Il dit que tout était une « connerie » et qu’il n’avait pas envie de se soumettre à ces examens et qu’il allait se tuer. À ce sujet, le médecin P.S. témoigna plus tard que le risque de suicide n’était clairement pas aigu à ce moment-là. Dans ses déclarations, il indiqua que D.F. n’avait pas exprimé d’autres intentions suicidaires ni de concrétisations de passage à l’acte. Il déclara également que D.F. était agité et légèrement agressif, mais que son état correspondait à l’état que l’on observait souvent chez les personnes se trouvant sous l’emprise de l’alcool qui étaient conduites par les agents de police au service des urgences. Le médecin P.S. ajouta qu’il n’avait pas été informé par les agents de police du mauvais état psychique de D.F. ou des menaces de suicide exprimées auparavant par celui-ci. Il dit qu’il aurait pu ordonner une privation de liberté à des fins d’assistance mais qu’une telle mesure n’avait même pas été abordée dans le cas de D.F.
11. Au cours de l’examen médical, D.F. devint plus calme. Il informa le médecin P.S. qu’il avait pris des médicaments antidépresseurs avant l’accident. C’était la première fois qu’il mentionnait la prise de médicaments. En raison de cette nouvelle information, une deuxième prise de sang et un prélèvement d’urine furent effectués.
12. Au cours de la procédure d’analyses de sang et d’urine à l’hôpital, D.F. fit des allusions, en présence de la requérante, selon lesquelles il avait l’intention de se faire du mal. A.S. discuta de la teneur de ces allusions avec la requérante. En conséquence, A.S. et la requérante décidèrent qu’il fallait faire appel à un médecin pour un examen de l’état de D.F., en vue d’un éventuel placement à des fins d’assistance. En même temps, la requérante informa A.S. qu’elle retirait son engagement selon lequel elle allait prendre D.F. à son domicile à l’issue de la visite à l’hôpital. Au vu de ce changement de situation, A.S. et R.B. renoncèrent à procéder, à l’issue du contrôle policier, à la libération de D.F., prévue initialement après la visite à l’hôpital et pourtant souhaitée par l’intéressé.
13. Aux alentours de 22 h 50, R.B. appela la centrale de gestion du trafic de la police cantonale de Zurich (Verkehrsleitzentrale der Kantonspolizei Zürich), depuis l’hôpital, et l’informa qu’il était nécessaire d’envoyer un médecin à la base routière (Verkehrsstützpunk) d’Urdorf, au motif que D.F., qui allait y être conduit, avait exprimé des intentions suicidaires. La convocation concrète du médecin - en l’occurrence O.V. - fut faite sur la base de ces informations par un collaborateur de la centrale de gestion du trafic, et non directement par A.S. ou R.B. Au sujet de l’acheminement de D.F. par les policiers à la base routière, le médecin P.S. déclara plus tard s’être étonné du départ des intéressés de l’hôpital puisque, à ses dires, il était prévu, en vue d’identifier d’éventuelles blessures provoquées par l’accident, de soumettre le fils de la requérante à d’autres examens, lesquels devaient être effectués par sa collègue en raison de la fin prochaine de son propre service de garde.
14. Aux environs de 23 h 15, D.F. arriva avec les deux policiers et la requérante à la base routière d’Urdorf.
15. Sur place, D.F. demanda à se rendre aux toilettes. Les policiers lui indiquèrent les toilettes situées à l’entrée de la base routière. Puis, compte tenu de la situation, qui avait évolué à partir de ce moment-là, les agents de police décidèrent d’amener D.F. dans une cellule (Abstandszelle) située au sous-sol de la base routière et disposant également de toilettes : en effet, D.F. avait commencé à se montrer visiblement récalcitrant ; en outre, R.B. l’avait entendu dire à la requérante qu’il allait avaler « tous les médicaments à la maison » et qu’il ne serait plus là le lendemain ; et, selon les informations de la centrale de gestion du trafic, un certain temps pouvait encore s’écouler avant l’arrivée du médecin convoqué à la base routière d’Urdorf.
16. Une fois arrivés au sous-sol, dans la cellule, les agents de police - en l’occurrence R.B., aidé de A.S. et des policiers S.S. et B.B., qui étaient arrivés entre-temps - effectuèrent une fouille corporelle, comprenant un examen rectal, et un contrôle des effets personnels de D.F., en retirant, entre autres, ses chaussures, sa ceinture en cuir et une chaînette à l’intéressé, afin qu’il ne disposât plus d’objets au moyen desquels il aurait pu s’étrangler ou se faire du mal d’une quelque autre manière.
17. La policière S.S. s’assura en outre qu’aucune arme de service appartenant aux policiers qui participaient à l’arrestation de D.F. - c’est‑à‑dire la sienne et celles de R.B., A.S. et B.B. - ne se trouvait dans les environs de la cellule. Elle emporta ces armes dans une autre pièce.
18. Lorsque les policiers impliqués voulurent donner à D.F. une couverture en laine, afin que ce dernier pût se reposer sur le lit de la cellule en attendant son dégrisement - le taux d’alcoolémie de l’intéressé étant alors d’au moins 1,73 gramme pour mille –, celui-ci commença à s’opposer violemment contre son placement dans la cellule et essaya de s’enfuir.
19. Après que D.F. eut été ramené par la force dans sa cellule par les policiers, ces derniers réussirent finalement à le convaincre d’y rester jusqu’à l’arrivée du médecin. Ils fermèrent la porte de la cellule vers 00 h 05.
20. A.S. et R.B., qui auraient dû terminer leur service à 22 heures, ne quittèrent finalement la base routière que peu après minuit. R.B. informa le policier C.R., qui était de service à la base routière, de la situation. Ce faisant, R.B. lui indiqua qu’il fallait de temps en temps aller voir D.F. dans sa cellule. À ce sujet, C.R. déclara plus tard, lors de son interrogatoire par la police, qu’il avait été informé des menaces suicidaires de D.F. par A.S. ou R.B. (information transmise par radio (über Funk)).
21. Peu après, les agents B.B. et S.S. quittèrent également la base routière pour s’occuper d’autres tâches. À partir de là, C.R. se retrouva seul à la base routière.
22. Le 29 septembre 2014, aux environs de 00 h 07, D.F. demanda, par l’interphone, des nouvelles de sa mère, qui avait elle aussi quitté les lieux, et des renseignements sur le temps d’attente jusqu’à l’arrivée du médecin. Après cela, C.R. se rendit à 00 h 25 au sous-sol, près de la cellule, et entendit D.F. parler tout seul, raison pour laquelle il remonta à son poste de travail.
23. Aux environs de 00 h 30, la requérante revint à la base routière.
24. Peu de temps après, vers 00 h 35, le médecin O.V., qui avait été convoqué, arriva à la base routière, où C.R. lui rapporta la situation et l’informa, entre autres, qu’il se posait la question de savoir si D.F. présentait un danger pour lui-même.
25. Comme aucun autre policier que C.R. ne se trouvait à la base routière à ce moment-là et qu’il ne voulait pas lui-même se rendre seul auprès de D.F., le médecin O.V. décida de différer sa visite en cellule à D.F. jusqu’à l’arrivée d’un renfort policier. En attendant, il passa un appel au sujet d’un autre dossier médical et s’entretint pendant environ dix minutes avec la requérante. À ce sujet, il témoigna plus tard que celle-ci avait nié, vis-à-vis de lui, l’existence d’une mise en danger de son fils.
26. À l’arrivée d’autres policiers à la base routière, le médecin O.V. se rendit avec eux, à 01 h 05, dans la cellule de D.F., où ils trouvèrent ce dernier pendu à une grille de ventilation à maillage serré avec l’entrejambe de son jean, que l’intéressé avait accroché à cette grille.
II. L’enquête préliminaire menée à la suite du décès du fils de la requérante et la procédure ayant abouti à l’arrêt du Tribunal fédéral du 14 octobre 2015
27. Le 29 septembre 2014, à 01 h 10, C.R. informa la centrale de gestion du trafic du décès de D.F. Ensuite, le service d’identification judiciaire fut convoqué pour procéder à la sauvegarde des preuves et, dans le cadre de celle-ci, il constitua une documentation photographique. À 03 h 45, une doctoresse de l’Institut de médecine légale de Zurich (l’IRMZ) examina le corps de D.F. Le même jour, la requérante fut interrogée et elle déposa une plainte pénale pour homicide par négligence au sens de l’article 117 du code pénal (paragraphe 40 ci‑dessous).
28. Dans le cadre de l’enquête préliminaire de police, les agents de police A.S., R.B., C.R., B.B. et S.S. ainsi que les médecins P.S. et O.V. furent interrogés en tant que personnes appelées à donner des renseignements. Ils furent informés de leur droit de ne pas répondre aux questions posées et de leur devoir de dire la vérité, ainsi que des éventuelles conséquences pénales en cas de violation de ce devoir.
29. Le 3 octobre 2014, le ministère public mandata l’IRMZ pour procéder à une autopsie du corps de D.F. et pour établir une expertise sur la nature et la cause de son décès. Le 14 octobre 2014, l’IRMZ remit son rapport sur l’examen du corps (Bericht zur Lageinspektion), dans lequel il constatait que D.F. s’était suicidé par « pendaison complète atypique » (« atypisches, komplettes Erhängen »). Le 29 octobre 2014, l’IRMZ rendit son rapport d’autopsie, dans lequel il exposait ce qui suit : D.F. s’était suicidé dans un laps de temps compris entre le 28 septembre 2014, 23 h 45, et le 29 septembre 2014, 01 h 45 ; il n’y avait pas de faute de la part de tiers ; les hématomes constatés sur le dos correspondaient à des blessures provoquées par la force mécanique au moyen d’un objet contondant. Selon les conclusions des médecins, l’empreinte observée sur le dos pouvait avoir été provoquée par une structure entrecroisée, et être la conséquence, par exemple, d’un heurt avec les barreaux de la fenêtre. De plus, d’après les médecins, les blessures constatées aux membres et la contusion observée sur la poitrine résultaient également de la force mécanique et étaient sans pertinence dans le décès. En outre, l’institut considéra que le placement seul dans une cellule individuelle (Einzelzelle), des pensées suicidaires « actuelles » (aktuelle Suizidgedanken), des tentatives de suicide dans le passé (Suizidversuche in der Vorgeschichte) et un « problème d’alcool » (« Alkoholproblem ») étaient associés à des suicides en détention. Il estima qu’au moins deux de ces facteurs de risque étaient réunis dans le cas de D.F. (sans spécifier lesquels). Enfin, l’institut indiqua aussi qu’il aurait mieux valu appeler un psychiatre urgentiste au lieu d’un simple médecin urgentiste.
31. Le 31 octobre 2014, une copie du dossier fut envoyée par le procureur au représentant de la requérante. Celle-ci fut informée de ses droits dans la procédure pénale. Le 4 novembre 2014, elle se constitua partie plaignante au civil et au pénal.
32. Par une décision du 15 décembre 2014, le ministère public transmit le dossier à la Cour suprême cantonale pour décision sur l’autorisation ou la non-autorisation de l’ouverture d’une poursuite pénale conformément au paragraphe 148 de la Loi zurichoise sur l’organisation des tribunaux et des autorités dans les procédures civiles et pénales (paragraphe 42 ci‑dessous). Il demanda de ne pas autoriser l’ouverture d’une poursuite pénale estimant qu’il n’existait pas d’indices suffisants de la commission d’infractions pénales de la part des agents de police.
33. Par une décision du 30 avril 2015, la Cour suprême cantonale n’autorisa pas l’ouverture de la poursuite pénale, pour absence de soupçons d’infractions pénales. Elle estima qu’il n’existait aucun indice selon lequel les agents impliqués dans les événements ayant mené au suicide de D.F. avaient commis une violation de leurs devoirs de service. Selon ce tribunal, les agents de police ne pouvaient pas s’attendre à ce que D.F. allait se suicider à l’aide de son jean.
34. Le 8 juin 2015, la requérante déposa un recours contre cette décision devant le Tribunal fédéral. À l’appui de cette action, elle soutenait, entre autres : que les agents de police avaient omis d’appeler un psychiatre urgentiste, et que le grief relatif à cette circonstance n’avait pas du tout été abordé par l’instance inférieure (violation du droit d’être entendu) ; que les agents de police n’avaient pas informé le médecin de l’hôpital des menaces de suicide exprimées par D.F. ; que la décision de la séparer de D.F. et d’enfermer ce dernier dans une cellule non surveillée située au sous-sol de la base routière était non nécessaire et complètement disproportionnée, compte tenu de l’état mental fragilisé de son fils, et qu’il en allait de même pour la décision de soumettre D.F. à une fouille corporelle, comprenant un examen rectal ; que la mise à exécution des menaces de suicide était prévisible ; et que l’agent C.R. n’avait pas été informé par ses collègues des menaces de suicide exprimées par D.F. auparavant.
35. À la lumière de ces griefs, la requérante concluait que ces violations, ainsi alléguées, des devoirs de diligence des autorités étaient susceptibles d’aller à l’encontre des devoirs de l’État de protéger la vie de son fils, conformément à l’article 2 de la Convention. Elle arguait également que, s’agissant de la mort d’une personne, qu’elle mettait en lien avec la commission d’une infraction « potentiellement sérieuse », l’autorisation de poursuite pénale exigeait une probabilité d’une responsabilité pénale moins élevée que celle requise pour des infractions de gravité moindre. Dès lors, la décision de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête pénale contre les agents de police impliqués dans les événements ayant mené au suicide de D.F. aurait été arbitraire et contraire au droit fédéral.
36. Par un arrêt du 14 octobre 2015, le Tribunal fédéral rejeta le recours. Il considéra notamment ce qui suit : la qualification du médecin urgentiste n’importait pas, étant donné que celui-ci était arrivé après le décès de D.F. ; par ailleurs, l’allégation de la requérante selon laquelle un psychiatre urgentiste aurait pu procéder à un examen complet de la situation était purement hypothétique et, en tout état de cause, l’argument n’était pas pertinent étant donné que le médecin n’avait pas été convoqué directement par l’agent R.B., mais par la centrale de gestion du trafic de la police cantonale de Zurich ; par conséquent, il n’y avait eu à aucun moment de contact direct entre les agents de police et le médecin urgentiste ; dès lors, l’instance inférieure n’avait pas commis une violation du droit d’être entendu en omettant de considérer ce grief de la requérante.
37. Le Tribunal fédéral estima également qu’aucune négligence n’avait été démontrée concernant l’acheminement de D.F. à la base routière avant même l’accomplissement de tous les examens médicaux à l’hôpital. Il précisa que, de toute façon, il n’existait aucun indice selon lequel le proche de la requérante avait subi des blessures importantes lors de l’accident ou que de telles blessures pouvaient être à l’origine de son suicide. Selon le tribunal, les agents n’avaient pas violé leurs devoirs de service, ni en soumettant D.F. à une fouille corporelle ni en le plaçant dans une cellule par la force.
38. Le Tribunal fédéral considéra en outre que la décision d’enfermer D.F. dans la cellule était justifiable étant donné que celui-ci était agressif et récalcitrant et que C.R. ne pouvait pas présumer que D.F. attendrait l’arrivée du médecin urgentiste de son propre gré ; que C.R n’avait pas eu d’indices quant à un risque de suicide aigu, et non pas seulement latent ; que ni le médecin de l’hôpital ni la requérante ne redoutaient que D.F. se donnât la mort à la prochaine occasion ; qu’il n’y avait dès lors pas eu de négligences dans le fait d’enfermer D.F. en appliquant les mesures de précaution usuelles, consistant à enlever au détenu ses chaussures et sa ceinture et à effectuer des contrôles réguliers, et qu’il n’était pas prévisible que D.F. arrivât à se pendre avec son pantalon à la grille de ventilation.
39. Le Tribunal fédéral en conclut que le ministère public compétent (Limmattal/Albis), qui était une entité suffisamment indépendante de la police, avait examiné les circonstances ayant entouré le décès de D.F. d’office, de manière rapide et suffisante, tout en arrivant à la conclusion plausible qu’il n’existait pas d’indices suffisants de la commission d’infractions pénales de la part des cinq agents de police impliqués dans les événements ayant causé la mort de D.F. Dès lors, pour le Tribunal fédéral, l’instance inférieure n’avait pas violé le droit fédéral en refusant l’ouverture d’une enquête pénale pour homicide involontaire contre les agents de police.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Le droit interne pertinent
40. L’article 110 § 3 du code pénal suisse (CP ; Recueil systématique [RS] 311.0) du 21 décembre 1937 est libellé comme suit :
« Par fonctionnaires, on entend les fonctionnaires et les employés d’une administration publique et de la justice ainsi que les personnes qui occupent une fonction publique à titre provisoire, ou qui sont employés à titre provisoire par une administration publique ou la justice ou encore qui exercent une fonction publique temporaire. »
41. L’article 117 du CP prévoit l’infraction de l’homicide par négligence et est libellé comme suit :
Article 117 Homicide par négligence
« Celui qui, par négligence, aura causé la mort d’une personne sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »
42. Selon l’article 7, al. 2, let. b du code de procédure pénale suisse (CPP ; RS 312.0), les cantons peuvent prévoir de subordonner à une autorisation l’ouverture d’une poursuite pénale contre des membres de leurs autorités exécutives ou judiciaires pour des infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions. Cette disposition est ainsi libellée :
Article 7 Caractère impératif de la poursuite
« Les autorités pénales sont tenues, dans les limites de leurs compétences, d’ouvrir et de conduire une procédure lorsqu’elles ont connaissance d’infractions ou d’indices permettant de présumer l’existence d’infractions.
2 Les cantons peuvent prévoir :
(...)
b. de subordonner à l’autorisation d’une autorité non judiciaire l’ouverture d’une poursuite pénale contre des membres de leurs autorités exécutives ou judiciaires, pour des crimes ou des délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. »
43. Selon le paragraphe 148 de la Loi zurichoise sur l’organisation des tribunaux et des autorités dans les procédures civiles et pénales du 10 mai 2010 (GOG/ZH ; LS 211.1), la Cour suprême (cantonale) (Obergericht) décide de l’autorisation de poursuivre pénalement les fonctionnaires au sens de l’article 110 al. 3 du CP sous réserve de la compétence du Grand Conseil cantonal. Cette disposition est libellée comme suit (traduction non officielle de la Cour) :
Section 3 Procédure pénale
A. Principes et compétences
§ 148 Procédures pénales contre les fonctionnaires
« Le Tribunal cantonal est compétent pour autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les fonctionnaires, au sens de l’article 110 alinéa 3 du code pénal, pour les crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. La compétence du Grand Conseil est réservée. »
II. La pratique interne pertinente
44. Selon l’approche suivie par le Tribunal fédéral, lors de la décision portant sur l’autorisation d’une poursuite pénale, il faut prendre en considération des aspects pénaux uniquement. L’autorisation ne peut être refusée pour des raisons d’opportunité (cf. arrêt du Tribunal fédéral, ATF 137 IV 269, consid. 2.4). Cela n’exclut pas qu’il faille disposer d’indices minimaux d’un comportement punissable pour l’octroi de l’autorisation. L’exigence d’une autorisation vise à la protection des fonctionnaires contre une poursuite pénale délibérée. Elle tend aussi à la garantie du bon fonctionnement des organes étatiques (cf. arrêt du Tribunal fédéral du 23 avril 2014, 1C_633/2013, consid. 3.4).
45. Il découle de la jurisprudence du Tribunal fédéral que la décision portant sur l’octroi de l’autorisation de poursuite pénale précède la décision portant sur l’ouverture de l’instruction et/ou la clôture de l’instruction. En effet, l’instruction ne peut pas être ouverte avant l’octroi de l’autorisation de poursuite pénale. Ainsi, l’autorisation de poursuite pénale nécessite une probabilité d’une responsabilité pénale qui est moins élevée que celle requise pour l’ouverture d’une instruction. Alors que la mise en accusation exige que la probabilité d’une condamnation et celle d’un acquittement soient au moins similaires, l’octroi de l’autorisation nécessite une probabilité d’un comportement condamnable qui est moins élevée. Cela vaut d’autant plus pour des infractions graves, et, en particulier, si le jugement pénal porte sur la mort d’une personne (cf. arrêt du Tribunal fédéral du 23 avril 2014, 1C_633/2013, consid. 3.4).
46. L’extrait du compte rendu de la réunion du Conseil d’État (Regierungsrat) du canton de Zurich du 25 mai 2011, établi à la suite d’une interpellation (Anfrage) des conseillers cantonaux (Kantonsräte) M.B. et E.G du 14 mars 2011, se lit comme suit (traduction non officielle de la Cour) :
« 4. [...] Concernant les mesures spéciales en cas de comportement suicidaire, par exemple lors d’arrestations préventives au poste de police (« PROPOG »), la majorité des détenus sont logés dans des cellules doubles, ce qui a généralement un effet calmant. Si une personne détenue se comporte anormalement, le médecin de la prison est appelé. Si les circonstances l’exigent, le détenu est surveillé jusqu’à l’arrivée du médecin. En dehors des heures de visite du médecin de la prison, un psychiatre urgentiste est appelé. En cas de tentative de suicide, un ou une psychiatre sera toujours appelé.
Selon les instructions du Parquet général relatives à la procédure préliminaire (« WOSTA », numéro 10.9.1.5), dans toutes les situations de détention, les procureurs doivent faire face à la possibilité d’intentions suicidaires, que ce soit en posant des questions pertinentes ou en faisant respecter des règles de sécurité particulières (par exemple le verrouillage des fenêtres et des portes ou d’autres mesures de sécurité). En cas de danger imminent de suicide, il doit être fait appel à un psychiatre, et le département de la coordination pénitentiaire de la police cantonale doit être avisé par écrit qu’il doit assurer un accès permanent à un médecin ou à un psychiatre.
[...] Si une personne incarcérée fait état d’intentions ou de pensées suicidaires, le service de psychiatrie et de psychologie (« PPD ») ou le psychiatre urgentiste est immédiatement appelé. Les détenus qui se mettent en danger requièrent plus d’attention durant leur prise en charge (par exemple par le retrait d’objets dangereux tels que les lames de rasoir, les briquets, etc.). En cas de risque suicidaire aigu, le détenu peut également être placé dans une cellule sous la surveillance d’un gardien (Sitzwache) aux fins de prévention des risques suicidaires jusqu’à ce qu’une hospitalisation ait lieu ou jusqu’à ce que le ou la psychiatre responsable ait évalué la personne détenue. [...] »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
47. La requérante soutient que les autorités n’ont pas répondu à l’obligation positive de prendre préventivement les mesures d’ordre pratique nécessaires pour protéger son fils contre lui-même. De plus, elle estime que les investigations effectuées par les autorités quant à ses allégations n’ont pas en l’espèce satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention. Cette disposition est libellée comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
48. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur le volet matériel
1. Sur la recevabilité
49. Le Gouvernement soutient, pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 60-71 ci‑dessous), que le grief tiré d’une violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention est manifestement mal fondé.
50. La Cour ne partage pas cet avis. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Les thèses des parties
i. La requérante
51. La requérante soutient que la Suisse a violé ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention en ne protégeant pas effectivement la vie de son fils dans une situation d’intention de suicide clairement exprimée. En dépit de cette intention établie, les autorités n’auraient pas effectué les démarches nécessaires pour éviter la réalisation du risque. Elles auraient en particulier omis d’organiser une veille permanente (Sitzwache), alors que cinq agents de police auraient été présents sur les lieux à un certain moment donné.
52. La requérante expose que, déjà sur les lieux de l’accident, son fils avait exprimé l’intention de se suicider. Elle aurait essayé d’attirer l’attention des agents de police sur la gravité de la situation. Selon la requérante, la situation paraissait encore davantage difficile pour son fils puisqu’il venait de produire un accident avec la voiture de son employeur alors qu’il se trouvait en état d’ébriété. Toujours selon elle, étant donné la gravité de la détresse de son fils, l’assistance d’un psychiatre était indispensable, or l’agent R.B. avait décidé de faire convoquer un simple médecin urgentiste. La requérante combat la thèse du Gouvernement selon laquelle l’intervention d’un psychiatre n’aurait rien changé à la situation dès lors que son fils était de toute façon déjà mort à l’arrivée du médecin : elle argue à ce propos qu’un psychiatre urgentiste aurait pu donner des instructions précises aux agents de police par téléphone en vue de limiter, voire éliminer le risque de suicide.
53. La requérante soutient également que son fils avait exprimé son intention de se suicider également vis-à-vis du médecin de l’hôpital, quand bien même celui-ci aurait considéré le risque de suicide non aigu. Elle ajoute à cet égard que, après les événements, ce même médecin (P.S.) a déclaré s’être étonné de voir les agents de police partir avec son fils, apparemment en raison de la fin, depuis dix heures du soir, de leur service, avant même la réalisation de tous les examens.
54. La requérante conteste vivement l’argument du Gouvernement selon lequel le suicide n’était pas prévisible, en se fondant à cet égard sur le fait que les agents avaient retiré à son fils les objets, telles les chaussures ou la ceinture, avec lesquels les suicides sont usuellement commis. Elle estime que les agents auraient dû organiser une surveillance permanente de son fils après l’expression clairement formulée, par celui-ci, à plusieurs reprises, de son intention de se suicider, et cela d’autant plus que la surveillance aurait seulement été nécessaire pendant une demi-heure jusqu’à l’arrivée du médecin urgentiste sur les lieux.
55. La requérante soutient que son fils présentait, aux moments pertinents, plusieurs facteurs de risque de suicide et que son intention de se suicider était aggravée par son degré élevé d’alcoolisation et par la menace d’être enfermé seul dans une cellule de police non surveillée. Elle ajoute que, d’après le rapport d’autopsie de l’IRMZ du 29 octobre 2014, dans de telles circonstances, les suicides d’individus en détention étaient fréquents. Elle précise que, selon le même rapport, il aurait mieux valu appeler un psychiatre urgentiste au lieu d’un simple médecin urgentiste. Par conséquent, de l’avis de la requérante, le risque de suicide était clairement identifiable et les agents de police auraient dû prendre au sérieux l’intention de D.F. de se suicider.
56. La requérante allègue également que la manière dont les agents ont géré le cas de son fils était très désorganisée. Elle estime que les questions de savoir quelles informations la centrale de gestion du trafic avait exactement reçues de R.B. et pour quelle raison il n’avait pas été procédé à la convocation d’un psychiatre auraient mérité des clarifications. En outre, la requérante indique que le médecin urgentiste (O.V.) a témoigné qu’il n’était pas au courant des multiples menaces de suicide ni du caractère urgent de la situation. Qui plus est, la requérante trouve étonnant le fait qu’il s’est écoulé presque deux heures entre le moment où son fils a exprimé l’intention de se suicider pour la première fois (autour de 21 heures) et le moment où le médecin urgentiste a été prévenu (autour de 23 heures). Dès lors, les autorités n’auraient pas répondu à leurs obligations, découlant de l’article 2 de la Convention, de gérer la situation du fils de la requérante de manière à éviter un risque pour sa vie.
57. Par ailleurs, la requérante soutient qu’il n’était pas nécessaire d’enfermer son fils dans une cellule au sous-sol. Elle indique à cet égard qu’au moins deux bureaux étaient vides au premier étage du bâtiment, qui, d’ailleurs, aurait disposé de deux toilettes. Elle argue que les agents auraient pu l’amener avec son fils dans l’un des bureaux pour que ce dernier pût se calmer jusqu’à l’arrivée du médecin urgentiste. Or les agents auraient préféré la séparer de son fils en dépit de l’état agité de celui-ci.
58. Quant à l’omission d’organiser une veille permanente, la requérante précise qu’il était impossible à C.R., l’agent en service ce soir-là, de surveiller le détenu tout seul et de s’occuper en même temps des autres tâches lui incombant. Cela étant, il aurait été nécessaire d’assurer une surveillance de D.F. pendant seulement environ une demi‑heure avant l’arrivée du médecin. Or, en dépit de ce laps de temps relativement court, C.R. aurait laissé partir les quatre autres agents, dont les heures de travail auraient déjà été dépassées de deux heures pour deux d’entre eux. Par conséquent, la cellule étant non munie d’un système de vidéosurveillance, un contrôle permanent du détenu n’aurait plus été possible.
59. En outre, la requérante considère comme complètement disproportionnée la soumission de son fils a une fouille corporelle, comprenant un examen rectal. Elle dit que cette mesure, qu’elle qualifie d’humiliation, n’était pas nécessaire car, selon elle, il n’existait aucun risque que son fils eût pu cacher des objets dangereux. Cette manière de procéder aurait encore aggravé l’état de faiblesse et d’agitation de son proche. Le risque que celui‑ci passât à l’acte aurait dès lors été accru.
60. Compte tenu de ce qui précède, la requérante conclut que le suicide de son fils était prévisible et qu’il aurait pu être évité, notamment par l’organisation d’une veille permanente. Dès lors, il y aurait eu violation du droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention.
ii. Le Gouvernement
61. Le Gouvernement concède que les agents de police étaient conscients d’un risque de suicide de D.F., et ce en raison des allusions faites par celui-ci pendant son séjour à l’hôpital. Il ajoute que c’est justement à cause de ces allusions que les agents de police ont fait convoquer un médecin urgentiste en vue d’un examen de l’opportunité, voire de la nécessité, d’un placement à des fins d’assistance. Selon lui, en d’autres termes, et contrairement à ce qui est suggéré par l’état des faits présenté par la requérante, ce n’est qu’à partir de ce moment-là que les agents de police se sont rendu compte du risque, et non pas déjà à leur arrivée sur les lieux de l’accident.
62. Quant à l’authenticité des allusions faites par D.F. et au caractère réel et imminent d’un risque de suicide, le Gouvernement émet quelques doutes, pour les motifs suivants : le médecin P.S., qui avait examiné D.F. à l’hôpital, a répondu à la question de savoir si celui-ci avait manifesté des intentions suicidaires lors de cet examen par la négative ; de même, l’agent de police A.S. a indiqué que D.F. n’avait jamais exprimé d’intentions suicidaires concrètes ; ensuite, la requérante elle-même, qui avait connaissance des problèmes psychiques de son fils, n’a pas jugé le risque de suicide réel et imminent ; en effet, peu avant le suicide, elle a nié, vis-à-vis du médecin urgentiste O.V., l’existence d’une mise en danger de son fils. Selon le Gouvernement, cette appréciation de la situation est confirmée par la circonstance que, après le transfert de son fils dans la cellule, la requérante s’est rendue au domicile de ce dernier pour nourrir ses chats.
63. Le Gouvernement expose également qu’il n’y avait pas d’antécédents suicidaires en l’espèce. À cet égard, il dit que la requérante a indiqué que, jusqu’à ce soir-là, son fils n’avait jamais directement exprimé d’idées suicidaires. Il précise encore que les agents avaient seulement connaissance de ce que le proche de la requérante avait pris des antidépresseurs, et que le caractère « actuel » et la nature de l’état dépressif de D.F. n’étaient pas connus des agents. Il dit aussi que, d’après les déclarations de la requérante, il était question pour son fils de cesser de prendre ces médicaments.
64. En outre, le Gouvernement fait part des éléments suivants : le médecin P.S. a constaté que l’état de D.F. correspondait à l’état que les médecins observaient souvent chez les personnes se trouvant sous l’emprise de l’alcool qui étaient conduites par les agents de police au service des urgences ; de même, le médecin urgentiste O.V. a indiqué qu’il n’était pas rare de voir des personnes se trouvant dans une situation analogue à celle de D.F. exprimer des propos suicidaires ou dire que le monde s’écroulait pour eux ; l’agent de police R.B. a lui aussi déclaré qu’il arrivait régulièrement, en pareil cas, d’entendre les personnes parler de suicide après un accident et, en l’occurrence, dire que la vie n’avait plus de sens ; l’agent R.B. a par ailleurs indiqué qu’il ne pouvait pas s’imaginer que D.F., dans l’état fortement alcoolisé dans lequel il se trouvait, était capable de se suicider. Par conséquent, pour le gouvernement défendeur, l’authenticité et l’imminence des menaces de suicide n’étaient en tout cas pas évidentes.
65. Le Gouvernement soutient également que l’état et le comportement de D.F. étaient variables dans le sens où celui-ci se montrait agité et agressif à certains moments, et calme à d’autres moments. Il précise ce qui suit : la dernière fois que D.F. avait exprimé des intentions suicidaires, c’était à l’entrée de la base routière d’Urdorf, et il n’en avait plus exprimé lors de son transfert dans la cellule ; selon la perception de l’agente de police S.S., au moment de l’échange par interphone, la voix de D.F. était normale et sa voix n’était pas larmoyante ; en revanche, D.F. était fâché et impatient, comme c’était le cas, momentanément, tout au long des différentes phases des événements ayant conduit à son suicide.
66. Le Gouvernement argue que, à la suite des allusions de D.F., les agents de police, ne pouvant pas exclure un risque de suicide, ont immédiatement fait convoquer un médecin urgentiste en vue d’un examen de la nécessité d’un éventuel placement à des fins d’assistance. Il s’agissait, selon le Gouvernement, d’une mesure appropriée et raisonnable.
67. Le Gouvernement conteste l’argument de la requérante selon lequel un psychiatre aurait été plus rapidement sur place qu’un médecin urgentiste, en ce qu’il serait purement spéculatif. Par ailleurs, à ses yeux, le fait qu’un médecin urgentiste, et non pas un psychiatre, a été convoqué ne permet pas de conclure à une violation de leurs obligations par les agents de police, dès lors que les médecins urgentistes peuvent eux aussi prononcer un placement à des fins d’assistance. De plus, les connaissances prétendument insuffisantes du médecin urgentiste dans le domaine de la psychiatrie auraient été sans incidence, dès lors que celui-ci serait arrivé après le suicide de D.F.
68. Le Gouvernement expose également que les agents de police A.S. et R.B., ne pouvant pas exclure un risque de suicide, n’ont pas laissé D.F. repartir, contrairement à leurs intentions initiales, alors que - à ses dires - il aurait pourtant été plus facile pour eux de libérer le proche de la requérante que de prolonger de plus de deux heures leur service, qui aurait dû se terminer ce soir-là à 22 heures. Il ajoute que, bien au contraire, les policiers ont fait convoquer un médecin urgentiste en vue d’un examen de la question d’un placement à des fins d’assistance.
69. Le Gouvernement indique en outre qu’après l’arrivée à la base routière d’Urdorf D.F. s’était montré de plus en plus récalcitrant et que C.R. ne pouvait pas présumer que D.F. attendrait librement l’arrivée du médecin urgentiste. De son avis, l’argument de la requérante selon lequel elle aurait pu attendre avec son fils n’est pas convaincant, étant donné que celui-ci se comportait de manière agressive.
70. Le Gouvernement expose également qu’ensuite A.S. et R.B. avaient effectué une fouille corporelle, comprenant un examen rectal, sur la personne de D.F. et que, dans le cadre de cette fouille, ils avaient retiré à D.F. sa ceinture et ses chaussures et ils s’étaient assurés que ce dernier ne portait pas d’autres objets dangereux sur lui. Pour le Gouvernement, il ne s’agissait donc pas d’une mesure purement humiliante, comme qualifiée par la requérante.
71. Le Gouvernement précise que, après l’enfermement de D.F. dans la cellule, une surveillance temporaire avait été assurée et que D.F. était resté au maximum quarante minutes sans surveillance dans sa cellule. Quant au reproche de la requérante selon lequel, entre 00 h 20 et 00 h 30, C.R. n’avait pas cherché à voir ce que faisait D.F., le Gouvernement fait observer que C.R. avait entendu celui-ci monologuer. Il ajoute que C.R. pouvait partir de l’idée qu’un nouveau contact visuel avec un agent de police aurait été susceptible d’aggraver une fois encore la situation. Il dit enfin que, après l’arrivée du médecin urgentiste O.V. à 00 h 35, C.R. pouvait raisonnablement s’attendre à ce que celui-ci allât rapidement voir D.F. Il estime que, dans les circonstances de l’espèce, une surveillance constante ou la mise en œuvre sur place d’une garde 24 heures sur 24 ne s’imposaient pas.
72. Quant au mode de suicide, le Gouvernement soutient que, dans le cas d’espèce, il n’était pas à prévoir que D.F. attacherait son jean à la grille de ventilation et qu’il pourrait se suicider de cette manière, d’autant plus que, selon lui, la grille de ventilation présentait un maillage à trous très petits et ne paraissait pas être de nature à résister au poids d’un homme de 80 kg. Il dit aussi que l’IRMZ a constaté que D.F. s’était suicidé par pendaison « atypique ». Aussi, pour le Gouvernement, il découle de ce qui précède que les agents de police ont pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, s’imposaient afin de parer au risque de suicide.
b) L’appréciation par la Cour
i. Principes applicables
73. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 134, 25 juin 2019). Cette disposition peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Renolde c. France, no 5608/05, § 80, CEDH 2008 (extraits), Fernandes de Oliveira, précité, § 108, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 136).
74. Dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat qu’un individu donné pût attenter à sa vie (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 69, 6 décembre 2011, et Fernandes de Oliveira, précité, § 110). Pour déterminer l’existence de cette obligation et ainsi établir si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un tel risque pour la vie d’un individu donné, il convient de prendre en compte divers facteurs, que la Cour a jugé pertinents dans sa jurisprudence (Fernandes de Oliveira, précité, § 115, et les références qui y sont citées).
75. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient pallié ce risque (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, et Troubnikov c. Russie, no 49790/99, § 69, 5 juillet 2005). La Cour doit donc rechercher si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat et donc prévenir ce risque en prenant les mesures dont elles disposaient (Fernandes de Oliveira, précité, § 125). Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire (De Donder et De Clippel, précité, § 69, et Fernandes de Oliveira, précité, § 126).
76. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif ; il ne faut en effet pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 90, CEDH 2001‑III, Taïs c. France, no 39922/03, § 97, 1er juin 2006, et Fernandes de Oliveira, précité, § 111).
77. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan, précité, § 91, Younger c. Royaume-Uni (déc.), no 57420/00, CEDH 2003-I, Troubnikov, précité, § 68, et Renolde, précité, § 83). En outre, la Cour réaffirme que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (Fernandes de Oliveira, précité, § 112). À cet égard, les autorités doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné et de façon à diminuer les risques qu’une personne se nuise à elle-même, et ce sans empiéter sur l’autonomie individuelle (voir, mutatis mutandis, Mitić c. Serbie, no 31963/08, § 47, 22 janvier 2013). Des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation sans empiéter sur l’autonomie individuelle. Quant à savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de l’affaire (Keenan, précité, § 92, Younger, décision précitée, Troubnikov, précité, § 70, et Renolde, précité). La Cour a reconnu que des mesures excessivement restrictives pouvaient soulever des problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention (Fernandes de Oliveira, précité, § 112, et Hiller c. Autriche, no 1967/14, § 55, 22 novembre 2016).
78. Enfin, la Cour réaffirme qu’il faut, dans le cas des personnes souffrant de maladies mentales, tenir compte de leur particulière vulnérabilité (Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Keenan, précité, § 111, Renolde, précité, § 84, et Rivière c. France, no 33834/03, § 63, 11 juillet 2006).
ii. Application des principes susmentionnés
80. Cela étant, et à la lumière des principes susmentionnés, la Cour est amenée à examiner deux questions. D’abord, elle devra déterminer si les autorités compétentes savaient ou auraient dû savoir, sur le moment, qu’il existait un risque réel et immédiat de passage à l’acte suicidaire de la part du fils de la requérante et que celui-ci se trouvait dans une situation de vulnérabilité particulière. Dans l’affirmative, elle devra aborder la question de savoir si les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute paré à ce risque.
a) Connaissance par les autorités du risque de suicide et de la vulnérabilité particulière de D.F.
81. En ce qui concerne la question de savoir si les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance sur le moment que D.F. risquait de commettre un tel acte, la Cour rappelle d’emblée qu’il doit s’agir d’un risque certain et immédiat pour la vie (voir, parmi d’autres, Isenc c. France, no 58828/13, § 38, 4 février 2016, et Tanrıbilir, précité, § 72).
82. En l’espèce, la requérante soutient que son fils avait clairement exprimé l’intention de se suicider, aussi bien sur les lieux de l’accident qu’à l’hôpital, vis-à-vis du médecin P.S. Le Gouvernement concède que les agents de police étaient conscients, sur la base des allusions faites par D.F. pendant son séjour à l’hôpital, qu’il existait un risque de suicide de sa part. En revanche, il émet des réserves quant au caractère réel et immédiat d’un tel risque (paragraphe 5 ci-dessus).
83. La Cour rappelle que D.F. avait fait certaines allusions relatives à une intention de se faire du mal déjà sur les lieux de l’accident. Le récit de la conversation entre la requérante et son fils, rapporté ci-avant (paragraphe 6 ci-dessus), a été fourni par le Gouvernement et n’est pas contesté. Il est également établi que, plus tard, à l’hôpital, D.F. avait fait part au médecin P.S. de son intention de se tuer (paragraphe 9 ci-dessus). Toujours à l’hôpital, cette fois au cours de la procédure de prise de sang, D.F. avait fait des allusions, en présence de la requérante, selon lesquelles il avait l’intention de se faire du mal. L’agent de police A.S. avait immédiatement discuté de ces allusions avec la requérante pour prendre des mesures en conséquence (paragraphe 11 ci-dessus). Enfin, arrivé à la base routière, R.B. avait entendu D.F. dire à la requérante qu’il allait avaler « tous les médicaments à la maison » et qu’il ne serait plus là le lendemain (paragraphe 14 ci-dessus).
84. La requérante allègue également que, s’agissant des événements survenus à la base routière, C.R. n’avait pas été informé par A.S. et R.B. des menaces de suicide que D.F. avait exprimées plus tôt. Or, après les événements en question, C.R. a déclaré, lors de son interrogatoire par la police, qu’il avait été informé des menaces suicidaires de D.F. par A.S. ou R.B. par radio. La Cour ne voit aucune raison de douter de la véracité de ces déclarations.
85. Certes, la requérante elle-même, qui avait connaissance des problèmes psychiques de son fils, n’a pas jugé le risque de suicide réel et imminent. En effet, peu avant le suicide, elle a nié, vis-à-vis du médecin urgentiste O.V., l’existence d’une mise en danger de son fils (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour estime néanmoins que cela ne dégageait pas l’État de sa responsabilité d’examiner la crédibilité et la nature sérieuse des menaces exprimées clairement et de manière répétée par le fils de la requérante (voir, mutatis mutandis, Helhal c. France, no 10401/12, § 52, 19 février 2015, et Ouafi c. France (déc.), no 42571/14, § 41, 26 septembre 2017).
86. Par ailleurs, le Gouvernement indique que, après les événements, le médecin de l’hôpital (P.S.) a témoigné que le risque de suicide n’était clairement pas aigu au moment de l’examen médical et que D.F. n’avait pas exprimé d’autres intentions suicidaires ni de concrétisations de passage à l’acte, bien qu’ayant clairement dit, pendant cet examen, qu’il allait se tuer. La Cour estime qu’il ne faut pas donner d’importance excessive à ces observations, rappelant que le médecin P.S. ne disposait pas, sur le moment, de tous les éléments pertinents étant donné qu’il avait été informé de manière incomplète par R.B. et A.S. sur les événements antérieurs, notamment sur l’accident qu’avait subi D.F.
87. La Cour s’interroge également sur la question de savoir si la vulnérabilité particulière de D.F. était discernable par les autorités. Elle estime que D.F. montrait dès le premier contact avec la police un comportement inhabituel, caractérisé par une dépendance émotionnelle de sa mère dans une situation qui lui faisait peur. La Cour rappelle que D.F. avait causé un accident avec une voiture appartenant à son employeur alors qu’il se trouvait en état d’ébriété. De plus, il avait informé le médecin P.S. qu’il avait pris des médicaments antidépresseurs avant l’accident (paragraphe 10 ci-dessus). En outre, la possibilité d’un placement à des fins d’assistance avait été discutée entre A.S. et la requérante (paragraphe 11 ci‑dessus). Enfin, à la base routière, D.F. avait été placé seul dans une cellule, après avoir été soumis à une fouille corporelle, comprenant un examen rectal, considérée comme disproportionnée et humiliante par la requérante (paragraphe 58 ci-dessus). Or, dans son rapport d’autopsie du 29 octobre 2014, l’IRMZ a indiqué que le placement seul dans une cellule individuelle, des pensées suicidaires « actuelles », des tentatives de suicide dans le passé et un « problème d’alcool » étaient des facteurs de risque associés à des suicides en détention et qu’au moins deux de ces facteurs étaient réunis dans le cas de D.F. Par conséquent, la Cour estime que D.F. a développé une angoisse et une incertitude à travers les différentes étapes de la soirée qui devaient être reconnaissables pour les agents de police impliqués dans les événements. Dès lors, ceux-ci savaient ou auraient dû savoir que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, D.F. se trouvait dans une situation de vulnérabilité qui exigeait une attention particulière de la part des autorités.
88. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance, sur le moment, que D.F. risquait de commettre un suicide et qu’il s’agissait d’un risque certain et immédiat pour sa vie. Elle est également d’avis que les autorités disposaient de suffisamment d’éléments pour avoir connaissance de la vulnérabilité particulière du fils de la requérante. Par conséquent, les autorités auraient dû conclure que D.F. avait indéniablement besoin d’une surveillance étroite (voir, mutatis mutandis, Ketreb c. France, no 38447/09, § 83, 19 juillet 2012, et, a contrario, Troubnikov, précité, §§ 73-74).
89. Il reste à examiner la deuxième question, à savoir celle de déterminer si les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute paré à ce risque. La Cour tiendra compte, dans cet examen, de la vulnérabilité particulière de D.F.
b) Omission de prendre les mesures nécessaires pour parer au risque de suicide
90. Devant le Tribunal fédéral, la requérante a formulé toute une série de griefs qui se rapportent aux différents moments de la chronologie des événements qui ont mené au suicide de D.F. Elle a allégué, entre autres, que les agents de police n’avaient pas informé le médecin de l’hôpital des menaces de suicide exprimées par D.F., que ces agents avaient omis d’appeler un psychiatre urgentiste au lieu d’un simple médecin urgentiste, que l’agent C.R. n’avait pas été informé par ses collègues des menaces de suicide exprimées par D.F. auparavant, et que la décision de la séparer de D.F. et d’enfermer celui-ci dans une cellule non surveillée située au sous-sol de la base routière était non nécessaire et complètement disproportionnée, compte tenu de l’état mental fragilisé de son fils.
91. La Cour estime qu’elle peut se limiter à la dernière phase des événements en cause, et donc se cantonner à la question de savoir si, compte tenu de l’état fragilisé et vulnérable de D.F., les autorités ont pu enfermer celui-ci seul dans une cellule non munie d’un système de vidéosurveillance sans engager leur responsabilité sur le terrain de l’article 2 de la Convention.
92. La Cour observe d’emblée que les instances internes ont constaté qu’il n’existait pas d’indices suffisants de la commission d’infractions pénales de la part des agents de police. Pour cette raison, le ministère public a demandé à la Cour suprême cantonale de ne pas autoriser l’ouverture d’une poursuite pénale (paragraphe 31 ci-dessus). Cela étant, la Cour rappelle que l’acquittement au pénal d’un fonctionnaire ne dégage pas nécessairement un État de ses obligations découlant de la Convention. La responsabilité qui lui incombe au titre de celle-ci ressort de ses dispositions, qui doivent être interprétées et appliquées conformément à l’objet et au but de la Convention et à la lumière des principes pertinents du droit international (voir, à ce propos, Hadri-Vionnet c. Suisse, no 55525/00, § 55, 14 février 2008, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, et Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 284, CEDH 2001‑VII (extraits)).
93. La Cour ne méconnaît pas que les agents de police impliqués dans les événements ayant conduit au décès de D.F. ont procédé aux mesures de sécurité et prévention usuelles. Une fois arrivés au sous-sol du bâtiment de la base routière, dans la cellule, les policiers - en l’occurrence R.B., aidé de A.S. et des policiers S.S. et B.B., qui étaient arrivés entre-temps - ont effectué une fouille corporelle et un contrôle des effets personnels de D.F., en retirant, entre autres, ses chaussures, sa ceinture en cuir et une chaînette à l’intéressé, afin qu’il ne disposât plus d’objets au moyen desquels il aurait pu s’étrangler ou se faire du mal d’une quelque autre manière (paragraphe 16 ci-dessus). Par ailleurs, la policière S.S. s’est assurée qu’aucune arme de service appartenant aux policiers qui participaient à l’arrestation de D.F. ne se trouvait dans les environs de la cellule.
94. Le Gouvernement soutient également que, dans le cas d’espèce, il n’était pas à prévoir que D.F. attacherait son jean à la grille de ventilation et qu’il pourrait se suicider de cette manière. Il dit aussi que l’IRMZ a constaté que D.F. s’était suicidé par pendaison « atypique » (paragraphe 28 ci‑dessus).
95. La Cour admet que le fils de la requérante s’est donné la mort de manière inhabituelle. À cet égard, elle rappelle le principe selon lequel il faut interpréter l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre lui-même de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Ketreb, précité, § 72). Elle rappelle aussi ne pas méconnaître l’imprévisibilité du comportement humain (Mikayil Mammadov, précité, § 116, et Keenan, précité, § 90). En l’espèce, le geste anormal de D.F. ne dégage néanmoins pas l’État de son devoir découlant de l’article 2 de la Convention de protéger sa vie, en tant que personne détenue, contre des dangers prévisibles (Keller c. Russie, no 26824/04, § 90, 17 octobre 2013). En outre, la Cour constate qu’il n’est pas contesté entre les parties que D.F. était resté quarante minutes sans surveillance dans sa cellule.
96. Il n’incombe pas à la Cour de dire par quel moyen une surveillance aurait pu être assurée dans le cas d’espèce. La Cour rappelle simplement que, lors de la fouille corporelle de D.F., au moins cinq agents se trouvaient encore sur les lieux. En outre, elle note que, d’après la requérante, il aurait, entre autres, été possible de procéder à la garde de D.F., en sa présence, dans un bureau au premier étage. La Cour constate de plus qu’une piste qui n’a apparemment jamais été poursuivie par les agents de police était celle de transférer D.F. dans un endroit disposant d’une cellule munie d’un système de vidéosurveillance (voir, a contrario, l’affaire Volk c. Slovénie, no 62120/09, §§ 21, 33 et 86, 13 décembre 2012, dans laquelle le proche de la requérante avait été placé dans une cellule dotée d’un tel système après avoir exprimé des menaces de suicide).
97. La Cour ne saurait spéculer sur l’opportunité de ces différentes options. Tout en reconnaissant que les ressources des autorités sont limitées et que celles-ci sont confrontées à des choix opérationnels difficiles à faire en termes de priorités et de ressources (Keenan, précité, § 90), elle rappelle le principe selon lequel il appartient aux États contractants d’organiser leurs services et de former leurs agents de manière à leur permettre de répondre aux exigences de la Convention (voir, par exemple, Hadri-Vionnet, précité, § 56, concernant la gestion du décès d’un proche parent, Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 55, 25 avril 2006, concernant la divulgation d’informations confidentielles, ou encore Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 183, CEDH 2006‑V, et Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999‑V, concernant le respect du délai raisonnable). Selon la Cour, ce qui est valable dans ces domaines-là l’est d’autant plus concernant un droit aussi fondamental que le droit à la vie au sens de l’article 2 de la Convention, pour lequel il convient de faire preuve d’un degré de diligence et de prudence particulièrement élevé.
98. Compte tenu de ce qui précède, et notamment eu égard aux expressions claires et explicites d’intention de suicide de la part de D.F. et à la situation de vulnérabilité particulière de ce dernier, les autorités n’ont pas pu laisser celui-ci seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes sans méconnaître le droit à la vie au sens de l’article 2 (voir notamment, a contrario, l’affaire Ouafi, décision précitée, dans laquelle il n’y avait pas d’expression claire et immédiate d’intention de suicide de la part de l’intéressé). La Cour estime également que les autorités auraient, avec un effort raisonnable et non exorbitant, pu pallier le risque de suicide de D.F., dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. La responsabilité des autorités réside, dans le cas d’espèce, dans le fait d’avoir traité D.F. comme une personne capable de résister au stress et aux pressions subis, sans prêter suffisamment d’attention à sa situation personnelle. Indépendamment de la question de savoir si les agents de police ont agi ou non selon les règles applicables dans une telle situation, en ne reconnaissant D.F. comme personne appelant un traitement particulier, elles ont engagé la responsabilité de leur État en vertu de la Convention. Il s’ensuit que la Cour n’est pas obligée de répondre aux autres allégations formulées par la requérante (paragraphe 89 ci-dessus).
99. Par conséquent, il y a eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.
B. Sur le volet procédural
100. La requérante soutient que les investigations effectuées par les autorités quant à ses allégations n’ont en l’espèce pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.
1. Sur la recevabilité
a) Les thèses des parties
i. Le Gouvernement
101. Le Gouvernement soutient qu’aucun grief tiré d’un non-respect des exigences de l’article 2 de la Convention par l’enquête n’a été formulé devant le Tribunal fédéral au titre du volet procédural de cette disposition. Il dit que la requérante n’a notamment pas allégué que l’enquête menée par les autorités internes n’avait pas été effective. Il ajoute qu’elle n’a pas non plus soutenu que les autorités internes avaient omis de prendre les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Dès lors, le Gouvernement estime que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes et, dès lors, que ce grief devrait être déclaré irrecevable.
ii. La requérante
102. En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement, la requérante soutient qu’elle a, de manière cohérente et constante, soulevé les mêmes arguments devant les instances internes, y compris devant le Tribunal fédéral, lesquels consistaient à dire que les autorités avaient violé leur obligation de prévenir le suicide de son fils en dépit des menaces clairement exprimées par celui‑ci. Elle dit avoir, dans ce contexte, demandé une enquête pénale impartiale et complète en vue d’un examen de la question de savoir si les agents de police avaient respecté leurs devoirs de service, consistant en l’occurrence à assurer la protection de la vie de D.F.
b) L’appréciation par la Cour
103. La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant elle. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 144 et 146, CEDH 2010).
104. La Cour observe que, devant le Tribunal fédéral, la requérante a notamment soutenu, en se référant à la jurisprudence dudit tribunal citée ci‑avant (cf. arrêt du Tribunal fédéral du 23 avril 2014, 1C_633/2013), qu’il existait en l’espèce suffisamment d’éléments indiquant des violations des devoirs de diligence des agents de police impliqués dans les événements ayant mené au suicide de son fils. La requérante a également exposé que ces violations, alléguées par elle, étaient susceptibles d’aller à l’encontre des devoirs de l’État de protéger la vie d’une personne, conformément à l’article 2 de la Convention.
105. Le Tribunal fédéral, quant à lui, a répondu à ces griefs en affirmant que le ministère public compétent (Limmattal/Albis) était une entité suffisamment indépendante de la police et qu’en l’espèce il avait examiné les circonstances ayant entouré le décès de D.F. d’office, de manière rapide et suffisante, tout en arrivant à la conclusion plausible qu’il n’existait pas d’indices suffisants de la commission d’infractions pénales de la part des cinq agents de police impliqués dans les événements ayant mené à la mort de D.F.
106. La Cour conclut, à la lumière de sa jurisprudence (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 43, CEDH 2009), que la doléance portée devant elle ne peut pas être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes étant donné que le Tribunal fédéral s’est prononcé, bien que brièvement, sur le fond du grief tiré d’un défaut d’une enquête effective et impartiale, telle qu’exigée par l’article 2 de la Convention. Dès lors, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
107. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Les thèses des parties
i. La requérante
108. Dans ses observations déposées à la suite de la communication de la présente affaire, la requérante expose en détail le régime de l’autorisation de poursuite pénale. Elle estime que ce régime est contraire à l’article 2 de la Convention. Pour satisfaire à cette disposition, une enquête pénale indépendante aurait en l’espèce dû être menée, par exemple, par un procureur en dehors du canton de Zurich.
109. La requérante indique, plus spécifiquement, que la procédure pénale préliminaire, en tant que telle, n’a pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention dès lors qu’elle a été menée par le procureur du même canton, voire du même rayon (Limmattal/Albis), que celui où étaient en poste les agents de police contre lesquels la plainte pénale était dirigée. Elle ajoute que, par la suite, le ministère public a demandé à la Cour suprême (du même canton) de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête pénale et que cette juridiction a donné une suite favorable à cette demande. La requérante estime, dès lors, qu’une enquête effective conforme à l’article 2 a été rendue impossible. Par conséquent, les agents de police visés par la plainte pénale auraient bénéficié d’une immunité de poursuites.
110. Quant aux faits concrets de la présente affaire, la requérante considère que de multiples incertitudes et contradictions subsistent, qui n’auraient pu faire l’objet d’une enquête effective à cause du refus d’autorisation de poursuite pénale. Selon elle, sont notamment concernées la question de savoir comment les hématomes constatés sur le dos de D.F. avaient été causés, et la question de savoir comment le médecin de l’hôpital (P.S.) a pu déclarer, après les événements, en présence d’un avocat, qu’il n’existait pas de risque imminent de suicide, tout en ayant été confronté, au moment de l’administration des soins à D.F., à des menaces très concrètes de suicide. Pour ces raisons, une enquête effective et complète aurait été nécessaire.
111. Par ailleurs, la requérante allègue que la procédure pénale préliminaire ne garantissait pas le principe de la publicité et la participation adéquate de la victime des éventuelles infractions.
ii. Le Gouvernement
112. Pour le cas où la Cour déciderait de rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement soutient, à titre subsidiaire, que la décision de la Cour suprême cantonale, confirmée par le Tribunal fédéral, de ne pas autoriser l’ouverture d’une poursuite pénale, était uniquement motivée par des considérations de nature pénale, tenant, notamment, à un défaut de soupçons suffisamment graves, et n’était pas la conséquence d’une enquête prétendument lacunaire.
113. Le Gouvernement argue également que, dans le cas d’espèce, le ministère public compétent a examiné le suicide de D.F. d’office et de manière suffisante, que les autorités ont enquêté sur tous les aspects pertinents et que toutes les personnes impliquées ont été interrogées de façon circonstanciée. Il ajoute que, sur mandat du ministère public, il a été procédé à un examen du corps, à une autopsie et à une étude morphométrique, qui ont donné lieu à l’établissement de rapports.
114. Le Gouvernement dit, par ailleurs, que l’enquête a été effectuée de manière rapide dès lors que, la nuit même du décès, le service d’identification judiciaire a été convoqué et a constitué une documentation photographique. Les agents de police directement impliqués auraient été interrogés le lendemain, et les deux médecins, O.V. et P.S., peu après (à savoir les 7 octobre et 24 novembre 2014). De plus, la requérante aurait été associée à la procédure dès le début et dans la mesure nécessaire à la protection de ses intérêts.
115. Pour le Gouvernement, il découle de ce qui précède que les investigations effectuées par les autorités suisses ont satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.
b) L’appréciation par la Cour
i. Principes applicables
116. S’agissant du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose cet article requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009, et Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012). Elle devra permettre aux autorités d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition (De Donder et De Clippel, précité, § 85).
117. Il importe peu à cet égard que des agents de l’État aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les événements ayant abouti au décès en cause (Taner c. Turquie (déc.), no 61020/11, § 53, 9 décembre 2014, et Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005). Cela signifie que l’article 2 exige de mener une forme d’enquête officielle effective même dans le cas où la mort n’est pas le résultat du recours à la force par des agents de l’État, mais où les agents peuvent éventuellement être considérés comme responsables (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, Recueil 1998‑I, § 86, Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV, § 82, et Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, §§ 98-100).
118. Ne joue pas non plus un rôle décisif le fait que les membres de la famille du défunt ou d’autres personnes aient ou non porté officiellement plainte au sujet de la mort auprès des autorités compétentes en matière d’enquête. Le simple fait que les autorités aient été informées du décès donne ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2, de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles il s’est produit (voir, mutatis mutandis, Ergi, précité, § 82, et Yaşa, précité, § 46).
119. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (Taner, décision précitée, § 54).
120. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Taner, décision précitée, § 55, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).
121. Le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 115, CEDH 2001‑III).
123. Par ailleurs, l’article 2 de la Convention ne requiert pas que les personnes et organes en charge de l’enquête disposent d’une indépendance absolue mais plutôt qu’ils soient suffisamment indépendants des personnes et des structures dont la responsabilité est susceptible d’être engagée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 223, et Ramsahai et autres, précité, §§ 343 et 344). Le caractère suffisant du degré d’indépendance s’apprécie au regard de l’ensemble des circonstances, nécessairement particulières, de chaque espèce.
124. Par ailleurs, dans l’affaire Ramsahai et autres (précitée, § 344), la Cour a encore affirmé que les procureurs s’appuient inévitablement sur la police pour obtenir informations et assistance. Cela ne suffit pas en soi pour justifier la conclusion qu’ils manquent d’indépendance à l’égard de la police. Des problèmes peuvent surgir, toutefois, si un procureur a une relation de travail étroite avec un corps de police particulier.
125. La Cour a déjà énoncé que, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’était pas intentionnelle, l’obligation positive de mettre en place « un système judiciaire efficace » n’exigeait pas nécessairement, dans tous les cas, des poursuites pénales, et que pareille obligation pouvait être remplie si des voies de droit civiles, administratives ou même disciplinaires étaient ouvertes aux intéressés (voir, par exemple, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, et Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 90, 94-95, CEDH 2002‑VIII).
126. Il ne faut donc pas déduire de ce qui précède que l’article 2 de la Convention peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (voir, mutatis mutandis, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (voir, mutatis mutandis, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III).
127. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 108, 136-140, 4 mai 2001). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas dont elles se trouvaient saisies à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII).
128. Enfin la Cour estime nécessaire de préciser que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 de la Convention s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi, comme c’est le cas pour l’exigence d’indépendance de l’article 6. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question, dont celle de l’indépendance, doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).
ii. Application des principes susmentionnés
129. La Cour rappelle que la requérante avait conclu, devant le Tribunal fédéral, que les violations, alléguées par elle, des devoirs de diligence des autorités étaient susceptibles d’aller à l’encontre des devoirs de l’État de protéger la vie de son fils, conformément à l’article 2 de la Convention, et que, dès lors, la décision de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête pénale contre les agents de police impliqués dans les événements ayant mené au suicide de D.F. était arbitraire et contraire au droit fédéral, et cela d’autant plus que, s’agissant de la mort d’une personne, l’autorisation de poursuite pénale aurait exigé une probabilité d’une responsabilité pénale moins élevée que celle requise pour des infractions de gravité moindre qu’une infraction « potentiellement sérieuse » (paragraphe 34 ci-dessus).
130. La Cour rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité internationale au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées et appliquées conformément aux objectifs de cet instrument et à la lumière des principes du droit international. Par contre, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001‑III (extraits)).
132. Dès lors, la question qui se pose à la Cour en l’occurrence n’est pas de déterminer si le système en place dans le canton de Zurich - à savoir la conduite d’une enquête préliminaire par le ministère public couplée à une procédure d’autorisation par la Cour suprême cantonale pour le déclenchement d’une procédure pénale complète - est, en théorie, compatible avec l’obligation de mener une enquête effective au sens de l’article 2 de la Convention. En revanche, la Cour doit se demander si le refus d’ouvrir une enquête pénale était adéquat et raisonnable dans le cas d’espèce. Un positionnement à cet égard n’implique aucunement une décision sur la culpabilité, au sens pénal, des agents de police.
133. Les conditions du droit interne et la pratique suivie en la matière forment le point de départ pour l’examen de la Cour. En d’autres termes, celle-ci est amenée à vérifier si les autorités ont respecté leurs propres exigences procédurales dans le cas du décès de D.F. Or, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, il faut disposer « d’indices minimaux » d’un comportement punissable pour l’octroi de l’autorisation (paragraphe 43 ci‑dessus). Selon cette approche, l’autorisation de poursuite pénale nécessite une probabilité d’une responsabilité pénale qui est moins élevée que celle requise pour l’ouverture d’une instruction. Cela vaut d’autant plus pour des infractions graves, et, en particulier, si le jugement pénal porte sur la mort d’une personne (paragraphe 44 ci-dessus), comme c’est le cas en l’espèce.
134. Dans le cadre de l’examen du volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour a conclu que les autorités auraient, avec un effort raisonnable et non exorbitant, pu pallier le risque de suicide de D.F., dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (paragraphe 97 ci-dessus). Eu égard aux expressions claires et explicites d’intention de suicide de la part de D.F. et à la situation de vulnérabilité particulière de ce dernier, les autorités n’ont pas pu laisser celui-ci seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes sans méconnaître le droit à la vie au sens de l’article 2.
135. Par ailleurs, la Cour note que, dans son rapport d’autopsie en date du 29 octobre 2014, l’IRMZ a considéré que le placement seul dans une cellule individuelle, des pensées suicidaires « actuelles », des tentatives de suicide dans le passé et un « problème d’alcool » étaient associés à des suicides en détention. L’IRMZ a estimé qu’au moins deux de ces facteurs de risque étaient réunis dans le cas de D.F. Or, dans leurs décisions respectives, ni la Cour suprême cantonale ni le Tribunal fédéral ne se sont référés, à quelque endroit que ce soit, à ce rapport, et, en particulier, aucune de ces juridictions n’a pris en compte les observations concernant les deux critères qui, selon ledit institut, étaient réunis dans le cas du fils de la requérante.
136. La Cour rappelle, ensuite, que l’institut susmentionné a également indiqué qu’il aurait mieux valu appeler un psychiatre urgentiste au lieu d’un simple médecin urgentiste. Le Tribunal fédéral a rejeté l’argument formulé à ce sujet par la requérante, estimant, de prime abord, que la qualification du médecin urgentiste n’importait pas, étant donné que celui-ci était arrivé après le décès de D.F. La Cour juge assez convaincante la thèse défendue par la requérante selon laquelle un psychiatre urgentiste aurait pu donner des instructions précises aux agents de police par téléphone en vue de limiter, voire éliminer le risque de suicide. À cet égard, le Tribunal fédéral a considéré que l’allégation de la requérante selon laquelle un psychiatre urgentiste aurait pu procéder à un examen complet de la situation était purement hypothétique, et il a précisé que, en tout état de cause, l’argument n’était pas pertinent étant donné que le médecin n’avait pas été convoqué directement par l’agent R.B., mais par la centrale de gestion du trafic de la police cantonale de Zurich. Il a estimé, par conséquent, qu’il n’y avait eu à aucun moment de contact direct entre les agents de police et le médecin urgentiste. La Cour ne saurait souscrire à ce raisonnement, puisque, comme elle l’a déjà dit plus haut, il appartient aux États contractants d’organiser leurs services et de former leurs agents de manière à leur permettre de répondre aux exigences de la Convention (paragraphe 96 ci-dessus).
137. Enfin, la Cour rappelle les termes de l’extrait du compte rendu de la réunion du Conseil d’État du canton de Zurich du 25 mai 2011, concernant les mesures spéciales à prendre en cas de comportement suicidaire. Ce document préconise qu’une personne manifestant des intentions suicidaires soit placée dans une cellule double ou, si les circonstances l’exigent, surveillée constamment. De surcroît, il semble privilégier le recours à un psychiatre urgentiste, même s’il n’exclut pas qu’il soit fait appel à un médecin urgentiste dans certaines circonstances. Sans se prononcer sur la valeur juridique de ce document selon le droit suisse, la Cour observe que ces deux recommandations n’ont pas été suivies dans le cas du fils de la requérante.
138. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue qu’il n’existait pas d’« indices minimaux » d’un comportement punissable de la part des agents impliqués dans les événements ayant mené à la mort de D.F. Eu égard à la valeur fondamentale du droit à la vie dans un État de droit démocratique, le refus des juridictions nationales d’autoriser le déclenchement d’une procédure pénale n’apparaît dès lors ni adéquat ni raisonnable à la lumière du droit et de la pratique internes pertinents.
139. Par conséquent, on ne saurait estimer que la façon dont le système de justice pénale suisse a répondu à l’allégation crédible de violation de l’article 2 de la Convention face à la situation d’un individu ayant exprimé des intentions suicidaires claires et répétées - dénoncée en l’occurrence - a permis d’établir la pleine responsabilité des agents de l’État quant à leur rôle dans les événements en cause. Partant, le système en place n’a en l’espèce pas garanti la mise en œuvre effective des dispositions du droit interne assurant le respect du droit à la vie, en particulier la fonction dissuasive du droit pénal.
140. Il s’ensuit qu’il y a eu également violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention, à raison de l’absence, face à la situation de vulnérabilité particulière du fils de la requérante, d’une protection adéquate « par la loi », propre à sauvegarder le droit à la vie, ainsi qu’à prévenir, à l’avenir, tout agissement similaire mettant la vie en danger.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
141. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
142. La requérante demande 47 214 francs suisses (CHF) pour le dommage matériel qu’elle dit avoir subi à divers titres.
143. Le Gouvernement soutient qu’il n’existe aucun lien de causalité entre certaines des prétentions de la requérante et le constat de violation par la Cour. En revanche, il ne conteste pas l’existence d’un lien de causalité avec une éventuelle violation de l’article 2 de la Convention des frais liés à l’établissement de certains certificats (de décès et d’héritage), à l’enterrement de D.F., aux soins et à la garde des deux chats de celui-ci (soins vétérinaires et pension pendant quelques jours), et à la psychothérapie suivie par la requérante après la mort de son fils. Dès lors, le Gouvernement estime approprié l’octroi d’un montant de 6 811 CHF.
144. La Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel les frais liés à l’établissement de certains certificats (de décès et d’héritage) et à l’enterrement de D.F., ainsi que ceux relatifs à la psychothérapie de la requérante sont une conséquence directe du décès de D.F. et qu’ils sont dès lors dus par la partie défenderesse. Par contre, elle estime que les frais de soins vétérinaires et de pension pour les deux chats ne sont pas suffisamment étayés et, dès lors, ne sont pas dus par le Gouvernement. Par conséquent, la Cour octroie à la requérante la somme de 6 219,55 CHF (soit environ 5 796 euros (EUR)) pour dommage matériel.
145. Au titre du dommage moral qu’elle dit avoir subi, la requérante demande 100 000 CHF.
146. Le Gouvernement considère que, en cas de constat de violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention, l’octroi d’un montant de 20 000 CHF serait approprié. En cas de violation de l’obligation procédurale de cette disposition, l’octroi d’un montant de 5 000 CHF serait approprié.
147. La Cour ne doute pas que le décès de son fils a causé une grande souffrance à la requérante. En même temps, elle relève qu’il n’existait pas d’intention d’entraîner la mort de la part des agents impliqués dans les événements. Constatant qu’est en jeu en l’espèce une violation du devoir de protéger la vie d’autrui et statuant en équité, la Cour octroie à la requérante la somme de 50 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
148. La requérante réclame 7 840 CHF au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 48 600 CHF au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
149. Le Gouvernement considère justifié l’octroi de la somme de 7 840 CHF pour la procédure devant les instances internes.
Par contre, il estime que le montant réclamé pour la procédure devant la Cour est exagéré et que la requérante n’a pas établi la réalité des frais d’avocat. À titre subsidiaire, il considère approprié l’octroi d’un montant de 7 160 CHF pour la procédure devant la Cour (d’où un montant total de 15 000 CHF pour l’ensemble des procédures).
150. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour considère établie la réalité des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne, pour le montant de 7 840 CHF (environ 7 307 EUR), et juge raisonnable la somme de 15 000 EUR pour la procédure menée devant elle. En conséquence, elle estime qu’il convient d’allouer à la requérante un montant total de 22 307 EUR au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
151. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en francs suisses au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 796 EUR (cinq mille sept cent quatre-vingt-seize euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 22 307 EUR (vingt-deux mille trois cent sept euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Paul Lemmens
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
P.L.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS
1. Le présent arrêt concerne un événement tragique : un suicide commis dans une cellule située au sous-sol de la base routière de la police cantonale. Il ne s’agit pas d’une affaire de brutalité policière. La victime était la mauvaise personne au mauvais moment au mauvais endroit.
Je n’ai pas beaucoup de difficultés à souscrire au raisonnement suivi dans l’arrêt pour arriver à un constat de violation du volet matériel de l’article 2. En revanche, ce n’est qu’après des hésitations que je me suis rallié au constat de violation du volet procédural de cet article.
Dans la présente opinion séparée, je voudrais brièvement ajouter quelques réflexions personnelles à l’arrêt.
Sur le volet matériel de l’article 2
2. La majorité se concentre sur la dernière phase des événements en cause, plus particulièrement sur le fait que les policiers ont enfermé D.F. seul dans une cellule non munie d’un système de vidéosurveillance (paragraphe 90 de l’arrêt). À mon avis, les défaillances seraient apparues plus clairement si l’enchaînement des événements avait été pris en compte.
3. Je suis entièrement d’accord avec la description que donne l’arrêt de la victime : dès le premier contact avec la police, D.F. « montrait un comportement inhabituel, caractérisé par une dépendance émotionnelle de sa mère dans une situation qui lui faisait peur » (paragraphe 86 de l’arrêt). Je souscris également au constat selon lequel D.F. se trouvait dans une situation de « vulnérabilité » (ibid.), et même de « vulnérabilité particulière » (paragraphe 87 de l’arrêt).
Or, cette personne vulnérable, anxieuse, a été soumise à une série d’événements qu’elle a dû vivre comme très dérangeants et même menaçants : une interpellation par des policiers après un accident causé en état d’ébriété avec la voiture de son employeur ; la réalisation d’un test d’alcoolémie ; un acheminement à l’hôpital pour un prélèvement de sang et d’urine ; l’annonce d’autres examens médicaux ; une conduite au bureau de police ; un transfert au sous-sol des locaux de police, pour placement dans une cellule ; la soumission à une fouille corporelle invasive et à un rappel violent à l’ordre ; un enfermement seul. Je vois devant moi une personne dont la détresse a dû devenir de plus en plus marquée. À la fin, D.F. s’est trouvé seul, délaissé, et on peut imaginer son désespoir lorsqu’il a demandé où était sa mère (paragraphe 21 de l’arrêt).
4. Pour moi, ce n’est pas tellement le fait que les policiers ont laissé D.F. dans une cellule sans vidéosurveillance qui engendre la responsabilité de l’État. Le cœur du problème est que, tout au long de la soirée, les policiers - qui sans doute n’étaient pas informés au mieux - ont « traité D.F. comme une personne capable de résister au stress et aux pressions subis, sans prêter suffisamment d’attention à sa situation personnelle » (paragraphe 97 de l’arrêt). Au lieu de calmer D.F., ils ont pris des initiatives qui l’ont mis dans un état d’extrême angoisse et d’abandon, où celui-ci n’a plus vu d’issue. Ils n’ont pas reconnu D.F. « comme personne appelant un traitement particulier » (ibid.). Je dirais qu’ils n’ont pas reconnu D.F. dans sa dignité humaine.
Pour moi, c’est donc l’inadaptation du « système » à traiter des personnes comme D.F., dans leur individualité propre, qui fait qu’il y a eu un manque de prévention suffisante de l’issue fatale.
Sur le volet procédural de l’article 2
5. Quant au volet procédural de l’article 2, la Cour constate une violation au motif que le refus des juridictions d’autoriser le déclenchement d’une procédure pénale contre les policiers en cause « n’apparaît ni adéquat ni raisonnable à la lumière du droit et de la pratique internes pertinents » (paragraphe 137 de l’arrêt).
J’ai hésité à suivre mes collègues sur ce point. En effet, la décision de ne pas poursuivre des agents de l’État impliqués dans des événements qui ont abouti à un suicide ne signifie pas automatiquement que l’État a failli à son obligation de donner une réponse judiciaire adéquate et raisonnable à la tragédie en cause (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 269, 30 mars 2016).
6. L’obligation procédurale doit être comprise dans le contexte de l’obligation matérielle de prévenir des suicides de personnes se trouvant sous la responsabilité des autorités publiques. L’obligation d’enquêter doit confirmer l’effet dissuasif que les citoyens peuvent attendre des lois protégeant le droit à la vie. C’est pour cette raison que « les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie », et que « toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion » doit être évitée (paragraphe 126 de l’arrêt).
Or, en l’espèce, il n’est pas question d’une telle apparence de tolérance ou de collusion. Il y a eu une enquête préliminaire, que je qualifierais d’approfondie. Celle-ci a conduit à permettre l’établissement des faits et à déterminer si les policiers impliqués avaient commis des actes répréhensibles ou fait preuve de négligences punissables. Au terme de l’enquête, le ministère public a conclu qu’il n’existait « pas d’indices suffisants de la commission d’infractions pénales de la part des agents de police » (paragraphe 31 de l’arrêt). La Cour suprême cantonale, sur la base des résultats de l’enquête, a ensuite décidé de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites pénales, « pour absence de soupçons d’infractions pénales » (paragraphe 32 de l’arrêt). Le recours contre cette décision a été examiné en détail par le Tribunal fédéral, qui, par un arrêt dûment motivé, a conclu que le refus de l’ouverture de poursuites pénales n’avait pas violé le droit fédéral (paragraphe 38 de l’arrêt).
Eu égard à ce qui précède, je ne considère pas que les autorités compétentes ont manqué à leur obligation de soumettre à un « examen scrupuleux » (voir le paragraphe 126 de l’arrêt), du point de vue du droit pénal, le comportement des agents mis en cause.
7. La raison pour laquelle je me suis néanmoins rallié à l’arrêt tient aux particularités du droit interne.
En vertu du droit zurichois, la Cour suprême cantonale doit autoriser des poursuites pénales contre un fonctionnaire (paragraphe 42 de l’arrêt). Selon le Tribunal fédéral, des « indices minimaux d’un comportement punissable » sont requis pour l’octroi d’une telle autorisation (paragraphe 43 de l’arrêt), mais la « probabilité d’une responsabilité pénale » aux fins de l’autorisation de poursuites « est moins élevée que celle requise pour l’ouverture d’une instruction » (paragraphe 44 de l’arrêt). Ce droit et cette pratique internes sont pour l’arrêt « le point de départ » pour l’examen de la Cour (paragraphe 132 de l’arrêt).
Or, comme il est dit dans l’arrêt, on ne saurait accepter qu’il n’y ait même pas d’« indices minimaux » au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral (paragraphe 137 de l’arrêt). Le constat par la Cour d’une violation du volet matériel de l’article 2 est difficilement conciliable avec la conclusion des juridictions suisses qu’il n’y avait pas d’indices minimaux.
Dans les circonstances particulières de l’affaire, eu égard au système suisse en vigueur, une simple enquête préliminaire n’était pas suffisante pour satisfaire à l’obligation procédurale de l’État. L’article 2 de la Convention exigeait en l’espèce l’ouverture de poursuites pénales, de sorte que les autorités compétentes pussent vérifier si les « indices minimaux », que j’estime présents, pouvaient être transformés en des « indices permettant de présumer l’existence d’infractions » (voir l’article 7 du code de procédure pénale suisse, cité au paragraphe 41 de l’arrêt), justifiant une mise en accusation et, le cas échéant, une condamnation.
Cette conclusion ne doit pas être comprise comme une suggestion que les policiers aient effectivement commis des délits. Comme il est rappelé dans l’arrêt, il n’entre pas dans les attributions de la Cour « de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal » (paragraphe 129 de l’arrêt). Je tiens fermement à ce principe.
8. C’est donc eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire que j’ai souscrit au constat de violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.