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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> RAMAZAN TAS v. TURKEY - 42153/11 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 530 (07 July 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/530.html
Cite as: [2020] ECHR 530, CE:ECHR:2020:0707JUD004215311, ECLI:CE:ECHR:2020:0707JUD004215311

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RAMAZAN TAŞ c. TURQUIE

(Requête no 42153/11)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

7 juillet 2020

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ramazan Taş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Valeriu Griţco, président,
          Arnfinn Bårdsen,
          Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42153/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ramazan Taş (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me E. Şenses, avocat exerçant à Batman. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 26 septembre 2017, les griefs tirés de l’article 6 § 1, 2 et 3 d) ainsi que des articles 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4.  Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1982. Il était détenu à Batman à la date d’introduction de la requête.

6.  Le 21 octobre 2009, soupçonné d’avoir commis les infractions de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste, le requérant fut placé en détention provisoire.

7.  Par un acte d’accusation du 13 novembre 2009, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant des chefs de commissions d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison des actes qu’il aurait commis lors de quatre manifestations organisées à Batman les 30 mars 2006, 10 septembre 2008, 18 octobre 2008 et 28 janvier 2009.

8.  Le 17 juin 2010, la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable des infractions reprochées. Elle condamna l’intéressé à six ans et trois mois d’emprisonnement du chef de commissions d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre en application de l’article 314 § 2 du code pénal (« CP ») par renvoi aux articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, et trois fois à dix mois d’emprisonnement du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

Elle considéra à cet égard que le requérant avait commis l’infraction de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre par sa participation aux manifestations des 30 mars 2006, 10 septembre 2008, 18 octobre 2008 et 28 janvier 2009, qui auraient été organisées à l’appel du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée), et pour avoir fait partie des groupes qui scandaient des slogans en faveur du leader du PKK et brandissaient des pancartes illégales lors de ces manifestations. Elle estima aussi que l’intéressé avait commis trois fois l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison des actes suivants qu’il aurait commis lors des manifestations du 30 mars 2006, du 18 octobre 2008 et du 28 janvier 2009 : applaudir les slogans scandés par d’autres manifestants, faire des signes de victoire, observer une minute de silence pour les membres décédés du PKK et scander des slogans « Öcalan, Öcalan », « Nous renverserons un monde sans Öcalan sur votre tête » et « Vive le président Apo ».

9.  Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises. Il soutint notamment qu’il avait été condamné pour des actes protégés par ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique en faisant référence à cet égard à la jurisprudence de la Cour.

10.  Le 15 mars 2011, la Cour de cassation confirma les condamnations pénales du requérant des chefs de commissions d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste.

11.  Le 22 août 2012, la cour d’assises, saisie d’une demande introduite par le requérant afin de bénéficier de la loi no 6352 entrée en vigueur le 5 juillet 2012, décida de réduire d’un sixième la peine infligée à l’intéressé pour l’infraction de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre en vertu de l’amendement apporté par ladite loi à l’article 220 § 6 du CP (paragraphe 14 ci-dessous) et le condamna finalement à une peine d’emprisonnement de cinq ans deux mois et quinze jours de ce chef. Elle décida par ailleurs de surseoir à l’exécution des peines infligées au requérant pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352 (paragraphe 19 ci-dessous).

12.  Le 7 janvier 2013, l’opposition formée par le requérant contre la décision du 22 août 2012 fut rejetée par une autre chambre de la cour d’assises.

13.  Le 3 mai 2013, après avoir rouvert le dossier dans le cadre d’une révision demandée par le requérant afin de tirer bénéfice des modifications apportées par la loi no 6459 entrée en vigueur le 30 avril 2013, la cour d’assises annula la peine d’emprisonnement de cinq ans, deux mois et quinze jours infligée au requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre, au motif que, en vertu de l’article 7 § 5 de la loi no 3713 tel qu’amendé par l’article 8 § 2 de la loi no 6459 (paragraphe 18 ci-dessous), il n’y avait pas lieu de l’infliger au requérant. Elle ordonna en outre la fin de l’exécution de la peine infligée au requérant.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.    Le code pénal

14.  L’article 220 § 6 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Constitution d’une organisation en vue de commettre des infractions », se lit comme suit après la modification apportée par la loi no 6352 entrée en vigueur 5 juillet 2012 :

« (...)

6)  Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation criminelle sans en être membre est également condamné du chef d’appartenance à une organisation illégale. La peine infligée pour appartenance à une organisation criminelle peut être réduite jusqu’à sa moitié.

(...) »

15.  L’article 314 du CP, intitulé « organisation armée », est ainsi libellé :

« 1)  Quiconque constitue ou dirige une organisation ayant pour objectif de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2)  Tout membre d’une organisation telle que définie au premier paragraphe est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.

3)  Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation ayant pour objectif de commettre des infractions sont également applicables à l’infraction susvisée. »

B.     La loi no 3713

16.  L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, énonçait ce qui suit :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 à 100 millions de livres (...) »

17.  Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait que :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »

18.  Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, l’article 7 de la loi no 3713 est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 2. Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...)

(...)

5.  À ceux qui commettent l’infraction prévue au deuxième alinéa (...) au nom d’une organisation terroriste sans en être membre ne peut être infligée en plus une peine pour l’infraction prévue à l’article 220 § 6 de la loi no 5237. »

C.    La loi no 6352

19.  La loi no 6352, intitulée « Loi portant modification de diverses lois en vue d’optimiser l’efficacité des services judiciaires et la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article premier provisoire, paragraphes 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

20.  Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant allègue que les articles 220 § 6 et 314 § 2 du CP ne sont pas clairs et prévisibles dans leur application par les autorités nationales.

21.  Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte portée à ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique à raison de ses condamnations pénales.

22.  La Cour note qu’en l’espèce, en soumettant les griefs exposés ci‑dessus, le requérant se plaint essentiellement de ses condamnations pénales en raison des actes qu’il avait commis lors de plusieurs manifestations, qui relevaient principalement de l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression. Dès lors, maitresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention.

A.    Sur la recevabilité

23.  Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilités, deux d’entre elles étant tirées du non-épuisement des voies de recours internes et la troisième de l’absence de qualité de victime du requérant. En ce qui concerne la première exception, il expose que les décisions adoptées par la cour d’assises au terme de ses réexamens du dossier du requérant eu égard aux modifications législatives apportées par les lois nos 6352 et 6459 ont été prononcées les 7 janvier et 3 mai 2013, soit après l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, mais que l’intéressé n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours. S’agissant de sa deuxième exception, le Gouvernement soutient que le requérant a toujours contesté avoir commis les actes reprochés et n’a pas soulevé, même en substance, un grief tiré de l’article 10 de la Convention devant les autorités nationales. Il estime par conséquent que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

24.  Pour ce qui est de la troisième exception, le Gouvernement soutient que, compte tenu de la décision de sursis à l’exécution des peines infligées au requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste et de celle d’annulation de la peine infligée à l’intéressé pour commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre, le requérant n’a pas de qualité de victime en l’espèce.

25.  Le requérant conteste les exceptions du Gouvernement. Il soutient que les décisions de réexamen rendues par la cour d’assises ne concernaient pas une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement des peines infligées à l’issue de cette procédure et que la Cour constitutionnelle n’aurait pas examiné ses griefs relatifs à la procédure pénale dans un recours individuel qu’il aurait introduit après lesdites décisions. Il ajoute qu’il a bien invoqué son droit à la liberté d’expression dans le pourvoi en cassation qu’il a formé devant la Cour de cassation.

26.  Le requérant argue en outre que, même si les peines qui lui ont été infligées à l’issue de la procédure pénale ont été suspendues ou annulées, ses condamnations pénales n’ont pas été révoquées et qu’il est resté en prison entre le 21 octobre 2009 et le 3 mai 2013 à raison de cette procédure pénale. Il considère donc avoir toujours le statut de victime à cet égard.

27.  Concernant la première exception du Gouvernement, la Cour relève que la procédure de réexamen prévue par la loi no 6352 ainsi que la révision de la condamnation pénale du requérant effectuée en application de l’article 7 § 5 de la loi no 3713 tel qu’amendé par l’article 8 § 2 de la loi no 6459 ne consistent pas en une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement en un réexamen des peines prononcées à l’issue de cette procédure (voir, mutatis mutandis, Öner et Türk c. Turquie, no 51962/12, § 17, 31 mars 2015). En effet, dans le cadre de ces procédures de révision, la cour d’assises n’a pas réexaminé au fond les éléments constitutifs des infractions reprochées au requérant, mais a seulement statué qu’eu égard aux modifications législatives apportées par les lois nos 6352 et 6459, il convenait de surseoir à l’exécution des peines infligées au requérant pour le chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 11 ci-dessus) et il n’y avait pas lieu d’infliger au requérant une peine pour le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, en l’espèce, les condamnations pénales du requérant étant devenues définitives à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 mars 2011, soit avant l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25‑27, 30 avril 2013), l’intéressé ne pouvait pas saisir cette haute juridiction d’un tel recours et lui présenter ses griefs relatifs à la procédure pénale diligentée contre lui (ibidem). Dès lors, il convient de rejeter cette exception (voir, Zülküf Murat Kahraman, no 65808/10, § 37, 16 juillet 2019).

28.  Pour ce qui est de la deuxième exception, la Cour note que les condamnations du requérant reposent sur les reproches qui lui étaient adressés d’avoir fait partie des groupes qui scandaient des slogans et brandissaient des pancartes, d’avoir scandé certains slogans, d’avoir applaudi des slogans, d’avoir fait des signes de victoire et d’avoir observé une minute de silence avec d’autres manifestants lors de quatre manifestations (paragraphe 8 ci-dessus). Elle estime que pareils actes constituent des formes d’exercice du droit à la liberté d’expression. Elle considère donc qu’indépendamment de la contestation par le requérant des faits qui lui étaient reprochés dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui, il ne fait aucun doute que celles-ci, de par leur objet et leur nature, concernaient l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression et qu’elles impliquaient un débat sur ce point (Nur Radyo Ve Televizyon Yayıncılığı A.Ş. c. Turquie (no 2), no 42284/05, § 34, 12 octobre 2010). Elle note en outre que le requérant a bien présenté un grief relatif à l’atteinte qui aurait été portée à son droit à la liberté d’expression dans son pourvoi en cassation devant la Cour de cassation (paragraphe 9 ci-dessus). Partant, il convient de rejeter cette exception également.

29.  Quant à l’exception relative à la qualité de victime du requérant, la Cour rappelle d’abord avoir déjà estimé que la décision de sursis à l’exécution des peines était inapte à prévenir ou réparer les conséquences préjudiciables de la procédure pénale et de la condamnation directement subies par l’intéressé à raison de l’atteinte portée à sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32‑33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Elle note ensuite qu’après le réexamen du dossier du requérant au regard des amendements opérés par la loi no 6459, la cour d’assises a statué par une décision du 3 mai 2013 qu’il n’y avait pas lieu d’infliger au requérant une peine pour la commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et a annulé la peine précédemment prononcée pour ladite infraction sans avoir toutefois formellement révoqué la condamnation y relative (paragraphe 13 ci-dessus). Elle constate aussi qu’avant la suspension et l’annulation des peines infligées à l’issue de la procédure pénale, le requérant avait déjà purgé une partie de ces peines, puisqu’il est resté détenu pendant environ trois ans, six mois et douze jours entre le 21 octobre 2009 et le 3 mai 2013 (paragraphes 6 et 13 ci-dessus). Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, nonobstant la mesure de sursis à l’exécution des peines infligées au requérant pour le chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste et l’annulation ultérieure de la peine infligée à l’intéressé pour le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre, le requérant peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention à raison des procédures pénales litigieuses (voir, Zülküf Murat Kahraman c. Turquie, précité, §§ 38‑39). Par conséquent, elle rejette aussi l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard.

30.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Arguments des parties

31.  Le requérant soutient que ses condamnations pénales pour des actes, selon lui, non-violents qu’il avait commis lors de quatre manifestations constituent une atteinte grave à son droit à la liberté d’expression.

32.  Réitérant les arguments qu’il a présentés concernant la recevabilité du grief, le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que celle-ci était prévue par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP et l’article 7 § 2 de la loi no 3713, qui selon lui répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard aux actes de violence qui auraient été commis par les manifestants lors de la manifestation du 30 mars 2006 ainsi que les slogans scandés par les manifestants et les actes commis par le requérant lors de trois autres manifestations, lesquels, selon lui, étaient de nature violente, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Existence d’une ingérence

33.  La Cour note que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois (paragraphe 8 ci-dessus), peine réduite par la suite à cinq ans, deux mois et quinze jours d’emprisonnement (paragraphe 11 ci-dessus) et finalement annulée (paragraphe 13 ci-dessus), du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre d’une part, et trois fois à dix mois d’emprisonnement (paragraphe 8 ci-dessus) dont il a été sursis à l’exécution par la suite (paragraphe 11 ci-dessus) du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste d’autre part, en raison des actes suivants qu’il aurait commis lors de quatre manifestations que les autorités estimaient avoir été organisées à l’instigation du PKK : faire partie des groupes qui scandaient des slogans et brandissaient des pancartes, scander certains slogans, applaudir des slogans, faire des signes de victoire et observer une minute de silence avec d’autres manifestants (paragraphe 8 ci-dessus). Elle observe ensuite que l’intéressé a purgé trois ans, six mois et douze jours d’emprisonnement en raison de ces condamnations pénales avant la suspension et l’annulation des peines infligées (paragraphes 6 et 13 ci‑dessus). Elle constate enfin que les actes pour lesquels le requérant a été condamné relevaient de l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle considère dès lors que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de ce droit.

b)      Justification de l’ingérence

34.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

35.  La Cour estime opportun d’examiner la question de la justification de l’ingérence litigieuse séparément et successivement pour la condamnation pénale du requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre d’une part, et pour sa condamnation pénale du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste d’autre part.

i. Sur la condamnation pénale du requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre

36.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant sur le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre était prévue par la loi, plus précisément par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).

 

38.  Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe - à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l’espèce.

39.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

ii. Sur la condamnation pénale du requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste

 

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1, 2 et 3 d) DE LA CONVENTION

41.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint du rejet de ses demandes relatives à l’administration des preuves par la cour d’assises sans une motivation suffisante.

42.  Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant allègue que la manière dont l’article 220 § 6 du CP a été appliqué par les autorités nationales a porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

43.  Invoquant l’article 6 § 3 d) de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir eu la possibilité d’interroger la personne ayant préparé le rapport d’expertise sur lequel la cour d’assises s’est fondée comme un élément de preuve dans son arrêt de condamnation.

44.  Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour l’article 10 de la Convention (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 2 et 3 d) de la Convention (pour une approche similaire, voir l’arrêt Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi en raison de la période qu’il a passée en prison pendant laquelle il n’a pas pu pourvoir aux besoins de sa famille. Il sollicite en outre 30 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande enfin 3 700 EUR pour les frais d’avocat et 235 euros pour divers frais relatifs au suivi de la requête devant la Cour. Il présente à cet égard une convention honoraire d’avocat, conclue entre lui et son avocat, ainsi qu’une feuille de calcul comportant le détail des heures et des montants afférents à chaque tâche que son avocat aurait accomplie ainsi que les frais de photocopie, de poste et de fourniture liés à chaque tâche.

46.  Le Gouvernement soutient que la demande présentée au titre du dommage matériel est non-étayée et excessive. Il argue en outre qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande présentée au titre du dommage moral et la violation alléguée et que cette demande est non-étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour. Il expose enfin que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement à l’appui des frais d’avocat et d’autres frais allégués qu’il considère non-étayés et excessivement élevés.

47.  La Cour rejette la demande relative au dommage matériel, qui n’est nullement étayée. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1 500 EUR à cet égard et l’accorde au requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief tiré de l’article 10 de la Convention recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.      Dit qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la question de la justification de la condamnation pénale du requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 ni sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 et 3 d) de la Convention ;

4.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.      Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                      Valeriu Griţco
  Greffier adjoint                                                                        Président


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